mardi 5 juin 2012

Les Rôles


Ma vie est partie intégrante de ce que j'écris. Tout mon travail a consisté à ce qu'il n'y ait pas de solution de continuité entre ceci et cela. Bien mieux, il faudrait que la vie des lecteurs, une fois qu'ils m'ont lu, paraisse continuer ou creuser mes phrases, être prise entièrement dans les réseaux de mes mots, constituer une couche d'écriture supplémentaire. D'ailleurs je n'ai pas de vie. Je n'ai qu'une biographie.

On peut dire que Renaud Camus a été entendu, et même au-delà de ses vœux ! Ses lecteurs sont bien tels qu'il les désire, et, lisant ce qui précède, on ne sait même pas si la tête leur tourne de le lire, s'ils ne se sentent pas tout de même, au moins par moment, pris dans les congères formidables d'une vie qui ne leur appartient pas, ou plus, ou pas encore, une vie toujours remise au prochain chapitre. 

Si on comprend la farouche volonté de l'écrivain de n'exister qu'à travers ce qu'il écrit ("à travers" ne va pas, ce n'est pas à travers, c'est plus que ça, mais je ne sais pas comment le dire), d'écrire plus qu'il ne vit, ce qui constitue un projet artistique fascinant, évidemment digne d'intérêt et de respect, on comprend beaucoup moins celle de ses lecteurs d'entrer dans ce cercle morbide, et donne encore plus de prix à la phrase de Cioran citée par lui : « Il est incroyable que la perspective d'avoir un biographe n'ait dissuadé personne d'avoir une vie. » (Ce n'est pas seulement d'avoir un biographe, pour un vivant, qui peut le dissuader de persévérer à l'être, mais aussi d'avoir des lecteurs, pour un écrivain, et même pour des lecteurs d'avoir un écrivain à lire…) Quels que soient les buts des artistes et les voies employées par eux pour y arriver, il conviendrait toujours d'éviter de se trouver sur leurs chemins. Personne ne peut supporter qu'on écrive sa vie, et c'est très bien comme ça.

« Pour plus de sûreté, je tiens le rôle moi-même. », dit-il en parlant de la biographie qui s'écrit quoi qu'on fasse, quoi qu'on dise, quoi qu'on veuille. Comment ne pas le comprendre ? Mais les-lecteurs, eux, sont doublement dépossédés de leur vie, en tout cas c'est l'impression que très souvent ils donnent en remontant les pages du livre sur leur dépouille allongée en ces modernes caveaux que sont les blogs et les forums. Je sais bien que ce rapport étrange entre écrivains et lecteurs a toujours existé et existera toujours, mais auparavant on ne l'avait pas sous les yeux. Le savoir, le voir, entendre la musique que cela donne est terriblement déprimant (parfois aussi très drôle, il faut le reconnaître), et donne la plupart du temps envie de fuir. On a envie de leur dire, à ces emphatiques lecteurs : tenez le rôle vous-même, pour plus de sûreté.

Comme les musiciens ont de la chance, eux qui n'ont pas à se justifier auprès de leur public des sons qu'ils produisent, qui n'ont pas à en rendre compte, enfin, si, un peu tout de même, mais qui n'ont pas à expliquer, à s'expliquer sur telle phrase et encore telle autre, à l'infini de l'amour vengeur de leurs auditeurs. Bien sûr, cela n'empêche nullement le malentendu, mais au moins on le connaît bien, celui-là, il fait partie intégrante de l'équation, du rapport entre l'un et l'autre dont on sait depuis Lacan qu'il n'existe pas. Les compositeurs font de l'antique malédiction le fond de leur harmonie, ils y puisent la force de chanter, précisément, car le chant est ce qui en l'homme renonce aux explications. C'est pourquoi les compositeurs sont de si grands penseurs — en leur œuvre —, à qui l'on devrait rendre grâce de leur formidable mutisme, dès que la symphonie se tait.

« Ceux qui me cherchent savent qui j'étais, les autres n'ont pas besoin de le savoir. »