mercredi 1 février 2012

Là : la guerre paisible.


Depuis que Megaupload a fermé, il faut aller en ville pour trouver des filles. Avec le froid qu'il fait et le peu de pulls non troués qu'il nous reste… Aujourd'hui, fiasco complet, il faut bien l'avouer : la première était moche, la deuxième était folle, et la troisième est morte à peine dans l'auto. J'en ai bien aperçu une quatrième qui trainait près d'une maison des jeunes, mais visiblement elle était sourde. Les gens ont terriblement vieilli, depuis la dernière fois que je suis sorti de chez moi. Ils sont tous barbus et enveloppés de torchons. Ils sont maussades. Ils sont laids. Ils ont le regard fuyant et la jambe molle. Leur sang est brûlé d'alcool et leurs paroles inaudibles. Ils avalent les mots sans les mâcher et n'ont aucun souvenir des vieilles phrases. De toute manière, je roule les fenêtres fermées, et dès que je vois quelqu'un traverser la rue, je l'écrase. Ce n'est pas que cela me procure le moindre plaisir, notez-le bien, mais c'est une question d'hygiène de vie. Si on les évite, ils se vengent, tôt ou tard, de ce qu'ils prennent pour de la faiblesse. Il convient de s'en tenir aux règles élémentaires de la vie en société. Les exceptions existent, mais elles doivent le rester.

En ce moment, nous avons quatre présidents de la république, c'est plutôt rare car d'habitude ils sont cinq. Comme les élections se tiennent chaque semaine, personne ne connaît les noms des titulaires de la fonction suprême, et eux-mêmes n'ont pas réellement le temps de s'installer dans leurs meubles. Tout juste s'ils prennent quelques décisions qui leur tenaient à cœur, bien qu'ils sachent parfaitement que leurs successeurs pourront abroger les décrets pris pendant leur mandature, à peine arrivés à l'Élysée. Reconnaissons que cela rend la politique plus légère qu'elle ne le fut jamais. Personne ne s'inquiète vraiment des changements de cap continuels, et, de fait, de cap, il n'y a pas. Les guerres ont disparu de la scène internationale, puisque plus personne ne peut affirmer ce qui serait souhaitable pour un pays ou pour un autre. Il n'est d'ailleurs pas sans exemple qu'un président de la République française soit quelque temps après élu président de la République espagnole, ou tchèque.

Dans un tel contexte, on parvient difficilement à comprendre pourquoi on a décidé de fermer Megaupload, cette société plébiscitée par une grande partie du monde. Même pour le service de l'Élysée, il faut désormais faire venir des jeunes femmes qu'on va chercher dans la rue, comme n'importe qui le fait, comme je l'ai fait aujourd'hui. Le fait que les femmes aient déserté les foyers et se tiennent dorénavant exclusivement dans les lieux publics facilite les choses, bien entendu, mais je trouve que ce n'est pas bon pour le prestige d'un chef d'état que de participer (même par le truchement de son chef de cabinet) à cette pêche miraculeuse. Il est alors soumis aux mêmes aléas que le citoyen de base, et doit souvent se contenter d'une qualité douteuse, pour ne pas parler de l'hygiène et du risque sanitaire. On voit à leur maigreur, quand ils passent à la télévision, que, souvent, ils préfèrent s'abstenir, ce que je peux comprendre. Même si les avantages des présidents sont finalement assez minces, la vie est tout de même plus dure lorsqu'on ne l'est pas, et chacun sait qu'il faut s'économiser, en prévision de l'après présidence.

Je ne possède pas une de ces nouvelles autos qui sont pourvues d'un détecteur de femmes. Leur prix est trop élevé pour moi. Je dois faire avec les seuls sens dont je dispose naturellement : la vue, l'odorat, l'ouïe, plus celui qui a l'air de s'être développé très rapidement chez à peu près tous les hommes, depuis que les femmes sont devenues la seule source de nourriture. Ce sens n'a pas de nom, et certains doutent encore de son existence. Pas moi, en tout cas, et je me félicite d'en avoir hérité aussi rapidement, car je pense que sans lui je serais déjà mort de faim.

Que certains parviennent à consommer des moches, des folles, et même des mortes, voilà qui est pour moi difficile à croire, bien que la rumeur soit insistante. J'envie ceux qui seraient capables de pareils exploits et je regarde les (rares) hommes atteints d'embonpoint que je croise ça et là avec circonspection et curiosité. Je les scrute longuement, comme si cette observation minutieuse allait me révéler leur secret, mais je suis toujours déçu : je ne vois que des gros. Sans doute cachent-ils bien leur jeu.

Il est devenu impossible de se procurer les livres d'Issei Sagawa car dans les premiers temps les gens ne savaient pas trop comment cuisiner la chair humaine. Je ne me rappelle plus comment tout cela a débuté, mais lorsque son nom a commencé à circuler sur Internet, en quelques heures, tout le monde n'a plus parlé que de ça. On raconte que celui qui a lancé le buzz avait vu sur Youtube une vieille publicité pour une chaîne coréenne de restaurants de viande. Quoi qu'il en soit, en quelques semaines, Sagawa est devenu la personne la plus connue et la plus riche au monde. L'émission de télévision "Master Chef Issei", où l'on pouvait voir des cuisiniers amateurs de tous âges essayer les recettes du Japonais, les accommoder selon les pays et les coutumes régionales, a très rapidement battu tous les records d'audience. En Belgique, un grand concours a été lancé, qui récompensait le meilleur "cuisinier" par une semaine à la cour, semaine au cours de laquelle était servi (au déjeuner seulement) des plats dans la confection desquels entreraient des morceaux royaux (on parle d'Astrid et de Mathilde, même si rien n'est confirmé officiellement).

Même si tout cela prend parfois des allures de fêtes (les humains ont bien de la ressource, et la nourriture, quoi qu'on dise, a toujours été, dans toutes les civilisations, une occasion de convivialité), nous vivons des moments très durs. Je ne parle pas des femmes, qui, après tout, ont bien cherché ce qui leur arrive, non, je parle de ce que nous sommes devenus, après des siècles et des siècles d'opulence et d'accumulation, dans tous les domaines : une race de chasseurs inquiets, au front moite et aux mains tremblantes, qui ne savent jamais s'ils pourront manger la semaine prochaine, ou demain, ou ce soir.

Parfois on se prend à jouer avec ses souvenirs. Ce n'est pas recommandé, bien sûr, mais il n'est pas toujours possible de s'en empêcher. Il m'est arrivé récemment, je l'avoue, de me remémorer des instants passés avec des femmes, des instants plein de douceurs, et même de tendresse. C'est difficile à croire pour les plus jeunes, peut-être, mais les femmes n'ont pas toujours été ce gibier indispensable à notre survie. Il fut un temps où elles n'étaient pas indispensables, où on les rencontrait pour passer avec elles des moments agréables, et ces moments pouvaient être considérés comme du luxe. Le luxe, voilà un mot qui n'a plus aucun sens désormais. Tout est gris, sombre, privé de lumière. Les jours sont bas, graves. Nous habitons un hiver perpétuel. Cela fait des années que je n'ai entendu rire personne. Les gens s'économisent, ils ne font que les gestes nécessaires à leur survie. C'est sans doute la raison qui a conduit la parole à se réduire ainsi au strict minimum : on ne se parle plus que pour échanger des biens, des renseignements, des informations, des adresses, sauf à la télévision où elle est au contraire hypertrophiée, envahissante, bien que tout à fait privée de sens. Les plus jeunes d'entre nous, ceux qui n'ont pas connu d'autres temps, allument compulsivement la télévision comme s'ils cherchaient à retrouver une part d'eux-mêmes qui est perdue à tout jamais, comme mus par un instinct immémorial. Ce ne sont pas les divertissements qu'ils cherchent, c'est une parole qui ait un sens autre que purement informatif. Là, dans ces émissions idiotes et bavardes, ils entendent peut-être, au-delà des mots, une sorte de musique qui est comme la trace furtive d'un autre monde. Plus ça parle moins ça dit, la télévision est devenue obreptice : en montrant tout, elle montre surtout que plus rien n'est visible, que plus rien n'est dicible, qu'elle n'est, au sens propre, qu'un écran.

La nuit est aiguë. Depuis que les femmes se mangent, on vit avec la sensation constante d'habiter dans des angles. Peut-être que la disparition du ventre rond des anciennes femmes enceintes y est pour quelques chose. Un artiste contemporain a d'ailleurs fait fortune en exposant des cadavres de femmes enceintes, les corps étant conservés ad infinitum grâce à une résine infiltrée qui leur donne bel aspect (du moins pour autant que nous puissions en juger, n'étant plus guère habitués à voir des femmes autrement que fuyantes et apeurées et très agressives). Le ventre, une fois débarrassé du fœtus et des entrailles, dispose d'une fente munie d'une fermeture éclair, et les spectateurs peuvent y déposer des messages, des lettres dans lesquelles ils laissent libre cours à toutes sortes de désirs inavouables par les temps qui courent. Le gouvernement a décrété que cet artiste était une sorte de génie, et qu'il convenait de le célébrer avec faste. Toutes ses "sculptures", il les appelle des "Là", jouant sans doute par là de l'ambiguité entre la note et l'adverbe de lieu. Là : vous y déposez un message, une note, que personne ne lira jamais. Par ce geste idiot, vous faites le deuil de la Femme et vous entrez dans la peau du Minotaure, vous engrossez (virtuellement) celle avec laquelle vous n'avez plus de commerce sexuel, la sexualité étant désormais considérée comme le plus grand des crimes (on a préféré la vente au ventre), vous faites sonner (et trébucher) la femme, à défaut de la faire jouir, car à l'instant où vous déposez votre missive dans son ventre, se déclenche un cor des Alpes qui vomit son cri inutile. Pourquoi l'artiste a-t-il associé le cor des Alpes au cri que pousse le Minotaure au moment où il va dévorer ses proies ? Personne ne le sait. Peut-être est-ce simplement manque d'imagination. Toujours est-il que nous en sommes .

J'ai lu quelque part que le paradis ressemblait à ça : un perpétuel, fait d'angles aigus, d'où la femme avait été chassée. Le ciel est par dessus le toit, si bleu, si calme