samedi 4 février 2012

Ne pas tourner autour du pot…


Chostakovicth est vraiment un étrange compositeur. On pourrait presque dire que ce n'est pas un compositeur, précisément. Il ne compose pas avec son désir. Il met tout ce qu'il entend, il ne gomme pas, il n'enlève rien, sa musique est du pur entendement, au sens où il se laisse guider par ce qui le traverse, sans surmoi, dirait-on. J'imagine qu'il devait composer très rapidement, car ce qui prend du temps, en général, dans la composition, c'est justement le retrait, l'enlèvement des ordures. Composer, c'est avant tout mettre en perspective, déplacer, emboîter les idées les unes dans les autres, faire entrer le son dans la forme, au besoin par la force. Lui n'a pas le temps (ou pas le désir) de passer le rabot sur la matière accumulée. Ça vient comme ça vient. Il laisse tout, ce qui donne très souvent ces mélodies hérissées de partout, hirsutes, mal coiffées. D'ailleurs il suffit de regarder l'homme Chostakovitch, de voir son visage et son corps, pour comprendre sa musique. Il y a du cahot dans ce personnage, il habite les angles, il est cabossé, je n'aimerais pas avoir un corps comme le sien. C'est sans doute ce qui l'a sauvé. Les Soviétiques ne savaient pas par quel bout le prendre, il n'entrait dans aucune catégorie, un peu comme ces dingues qu'on renonce à sermonner, ce serait peine perdue. Il y a de ces personnages dans la littérature russe, ils fascinent mais on ne s'y frotte guère, dans la vie réelle. Oui, il est bien russe, à sa manière étrange qui dément catégoriquement (en apparence) ce qu'on appelle "l'âme slave".

À chaque fois que j'écoute sa musique, je me dis que c'est catastrophique… Mais génial. Comment cette profondeur terrible, noire, brûlante, arrive-t-elle à percer, sous ce masque grimaçant et désarticulé? Chostakovitch fait partie de ces compositeurs qu'il faut aimer après de longs détours, avant de retourner à la poussière : l'aimer immédiatement serait suspect. On ne peut pas aimer Mozart ET Chostakovitch, tout de même ! Sauf à être fou. Chostakovitch n'a jamais le temps de tourner autour du pot, il y met tout de suite la main, et le corps tout entier, jusqu'à y disparaître.