dimanche 10 septembre 2023

Le Cœur

« Un coeur, c'est peut-être malpropre. C'est de l'ordre de la table d'anatomie et de l'étal de boucher. Je préfère ton corps. »

Je préférerais rester en vie, du moins encore un petit moment, mais je dois admettre que ça dépend un peu de cet organe que Yourcenar trouve malpropre. Je me demande bien de quoi il a l'air, mon cœur, mais je ne suis pas certain d'avoir envie de le voir, de le voir vraiment tel qu'il est, sanguinolent, palpitant et tout sauf littéraire ou romantique. Disons que je suis partagé… Moi aussi je préfère “mon corps” à mes organes. Mais qu'est-ce qu'un corps sans organes ? Ils sont silencieux, la plupart du temps, mais ce silence n'est silence que pour nous. Nous croyons que nos organes ne s'expriment que lors des symptômes parce que notre ouïe physiologique est déficiente, ou plutôt atrophiée à force de ne pas servir. En réalité nos organes font constamment du bruit, ils s'expriment sans cesse, même lorsqu'on dort : ils ne connaissent pas le repos, eux, et quand ils nous réveillent en pleine nuit, affolés, comme il m'arrive en ce moment, c'est qu'il y a urgence, et qu'ils ne parviennent plus à faire leur travail sans émettre des signaux qui effraient, c'est-à-dire des bruits qui dépassent le bruit courant auquel nous sommes habitués. 

Oh, je ne lui en veux pas du tout, à mon cœur. C'est tout de même extraordinaire qu'il ait réussi à tenir jusque là, avec toutes les émotions que nous avons traversées, lui et moi. Non, c'est un bon cœur, que j'ai là, et solide, et fidèle ! Et je ne dis pas ça pour ne pas le vexer, croyez-le, je le pense vraiment. Je pourrais dire la même chose de mon pancréas, de mon foie, de ma rate, et même de mes intestins, que j'ai longtemps soumis à rude épreuve. 

Il se trouve que mes relations avec les médecins sont devenues difficiles, car je vois bien qu'il n'y aucun dialogue possible avec eux. Ils n'écoutent que dans la mesure où nous leur fournissons les éléments dont ils ont l'habitude, éléments qui leur permettent d'appliquer les protocoles qu'ils connaissent et dont ils pensent qu'ils sont les seuls à pouvoir soigner. Je ne vois plus du tout les choses ainsi. Je ne crois plus du tout à cette médecine symptomatique, même si, bien sûr, il m'arrive — dans l'urgence — d'y avoir recours, faute de mieux. Rassurez-vous, je ne vais pas ici vous infliger mes vues sur la médecine et la maladie, bien que le sujet me passionne, car je sais trop bien que personne n'a envie de me lire à ce sujet. C'est dommage, mais tant pis pour vous ; vous ne savez pas ce que vous perdez. Mais comment fait-on, donc, quand on a besoin de spécialistes (et c'est bien le problème, justement !) dont on sait à l'avance que la majeure partie de notre échange sera un dialogue de sourds ? Ils savent et nous ne savons rien, ils soignent et nous souffrons, ce sont les termes du contrat, qui les rend aveugles et sourds. On ne peut pas tout à fait s'en passer, néanmoins, alors il faut se faire violence et leur donner des gages de la soumission aveugle dont ils ont l'habitude, sinon ils vous montrent la sortie ou la pendule.

Je vais donc aller consulter un cardiologue, puisque mon cœur s'est permis de parler un peu haut. Ça paraît simple, n'est-ce pas ? C'est l'organe qui dicte sa loi, paraît-il, et qui nous impose d'oublier le corps et la vie qui le justifie et l'informe. C'est une vue bien simpliste, bien primaire, mais il va falloir faire semblant d'y croire — du moins pour l'heure. Il faut s'infiltrer dans les failles des croyances des autres, si l'on veut résister à la négation. 

***

Eh bien les choses se sont précipitées, et, comme toujours, m'ont démontré que nous ne sommes pas maîtres du jeu. Je suis enfin chez moi, j'écoute le trio opus 8 de Brahms (opus 8 comme le 8 septembre) et je fonds en larmes. Hier, j'ai craint de ne jamais revoir cette maison, de ne plus pouvoir écouter cette musique, de mourir au milieu des bips des appareils de surveillance médicaux et des voix des infirmiers. Oh, tout le monde a été bien gentil, je n'ai pas à me plaindre. À commencer par les pompiers, charmants comme toujours, qui sont arrivés très vite, en vingt minutes à peine, ce qui fait que j'étais tout juste prêt à monter dans leur véhicule quand j'ai entendu la sirène. Deux hommes, très beaux, la quarantaine, très sympathiques, et un plus jeune, qui devait avoir vingt-cinq ans, et qui n'avait son diplôme que depuis le mois de juin. « Vous voulez plus de clim ? » Non, non, tout va très bien, Monsieur le marquis.

Depuis une semaine, je suis constamment aux bords des larmes. Les quatre crises que j'ai faites (cinq, avec celle que j'ai faite aux urgences (juste pour leur montrer que ce n'était pas de la blague)), dont une violente et surtout très longue (plus de trois heures !) m'ont je crois beaucoup fragilisé. Hélène n'avait pas de croissants, ce matin, dommage, pour une fois que j'en avais envie, et besoin… Je me sens comme un survivant — et c'est bon de survivre (c'est peut-être la seule vie réelle). Quand je sors de l'hôpital, ou même seulement d'un examen médical, j'ai toujours envie de croissants. J'ai beaucoup de chance : je pouvais parler un peu par SMS avec Vincent, qui ne se doute pas à quel point était importante pour moi cette présence, tout au long de la très longue soirée. J'ai eu également deux coups de fil qui furent un baume. Et j'avais aussi Barrès et Chateaubriand ; il ne m'a manqué qu'un cahier et un stylo. 

Ma fierté est d'avoir été admis aux urgences de l'hôpital d'Alès à 17h56, l'heure Mozart ! Il n'y pas de hasards, jamais. Il n'y a que des signes. 

La manière dont Julius Katchen ouvre la voie, dans le premier mouvement de l'opus 8… On pourrait mourir, après ça ! Ce thème, si simple, si beau et surtout si tendre ; d'une tendresse inconcevable… J'ai entendu le son de mon cœur, le cardiologue a pratiqué une longue, très longue échographie, j'étais heureux que mon cœur soit l'objet de tant d'attention, je l'avoue. Je trouve qu'il le mérite, lui qui bat pour moi en silence plus de 100 000 fois par jour sans jamais se plaindre. Nous étions deux à l'observer, à l'écouter, nous étions deux à parler de lui, à le considérer, à tenter de le comprendre. Il y aura d'autres examens, plus « invasifs », on aura peut-être d'autres images, d'autres sons. Qui est le maître ? Ni lui ni moi. La vie qui nous traverse sans explications.

Je lis à l'instant cette phrase de Kierkegaard, que je ne connaissais pas : « Penser est une chose, exister dans ce qu'on pense est autre chose. » Je pourrais faire graver cette phrase sur ma tombe, si ce n'était pas un peu prétentieux. C'est tout ce que je crois, en tout cas. Exister dans ce qu'on pense, exister dans ce qu'on joue, exister dans ce qu'on écrit, exister dans l'amour : c'est le vrai défi, et peut-être le seul. S'il existe une occurrence de l'authenticité, c'est-à-dire de la vérité incarnée, c'est bien celle-là. Je lisais il y a peu, je ne sais où, quelqu'un qui opposait platement le « comprendre » et le « croire ». Il n'y a rien de plus faux, pour moi. Si l'on n'a pas compris cela, on n'a pas compris grand-chose. L'angoisse humaine essentielle tient tout entière ici : il est impossible et néfaste de séparer la croyance de la connaissance. C'est toute l'erreur du drôle de scientisme actuel qui nous gouverne. Pour savoir, il faut savoir que l'on croit. Aucune connaissance n'échappe à la croyance, et si elle le prétend, elle est une croyance redoublée, durcie, de la même manière qu'un athée est toujours un super-croyant. Tout savoir doit être repris dans sa dimension de foi et de conviction. La fidélité au vivant ne se laisse pas perdre par les faits bruts (c'est-à-dire l'observation), la simplicité ne peut être que renversée par la pensée et le sujet. La croyance est le contraire du dogme. Exister dans ce qu'on pense est la chose la plus difficile qui soit, mais c'est aussi une liberté. Quand j'écoute Brahms, je suis au contact de cette liberté-là, immédiatement — je l'entends, je la ressens au plus profond de moi. 

Couloir, de six heures à sept heures, puis seul dans un réduit délabré, avec un électrocardiogramme. Dommage, je ne peux plus observer les infirmières et les malades. Tout le monde ici est très gentil. On se croirait presque dans le monde d'avant, si l'on n'apercevait pas quelques signes, par-ci par-là, qui viennent jeter une ombre au tableau, et on les connaît bien, ces signes. Parmi eux, les tatouages, l'accent, quelques éclats de voix, et les quelques éléments visibles de la vêture qui insistent sous la blouse et les pantalons blancs réglementaires. Il ne fait pas chaud, je suis torse nu, avec des fils et des tuyaux partout. J'hésite à appeler, comme le médecin me l'a prescrit, parce que je sens bien que je suis en train de refaire une crise, la deuxième de la journée. Si j'appelle, si je leur parle de la crise, ils vont me garder plus longtemps, faire plus d'examens. Une deuxième prise de sang, pour commencer. Je pèse le pour et le contre, et finalement j'appelle, à 19h23. Direction la salle de déchocage, dans laquelle je me trouve avec un voisin de lit, dont je ne vois que les pieds et une partie des jambes. En revanche, j'entends beaucoup sa voix, car il est souvent au téléphone. Il dit : « Oui oui oui » et « Non non non non non », toujours par salves de trois et cinq. Il a une voix plutôt sympathique, quoique un peu étouffée, ronde, alourdie, avec un fort accent du Gard. Dans la pièce, quatre type de bips différents, qu'on peut classer en deux catégories. De très jolis bips, discrets, bref, sobres, qui ressemblent aux cris de ces animaux nocturnes qu'on entend parfois la nuit, à la campagne, et qui ont tant de charme et d'élégance dans leur simplicité essentielle. Et puis deux autres bips, beaucoup plus criards, de type “klaxon”, mais qui forment avec les premiers une jolie polyrythmie que je trouve rassurante (je pense à Steve Reich et je brode mentalement sur eux). Nous avons chacun les nôtres, visiblement, deux pour moi et deux pour mon voisin, et ils se répondent d'une admirable manière, qu'on croirait composée. J'aime ces bruits, ils me portent, ils me guident au travers du temps qui passe. Surveillance ECG et nouvelle prise de sang, donc, par le jeune Arnaud, ultra tatoué, gentil, mais maladroit. Il doit s'y reprendre à trois fois pour me piquer et me fait très mal ; je crois qu'il touche un nerf puisque la piqure qu'il me fait dans le pli du coude m'envoie une violente décharge électrique dans le poignet. Je lui dis mais il s'en fout. Je ne lui en veux même pas : le sang des non-vaccinés répugne visiblement à couler à la vue de tous. Piqué aux deux bras et mains, il ne restera bientôt plus que les jambes…

Vers dix heures, j'ai la visite du cardiologue. Ô surprise ! Moi qui ne l'attendais pas avant minuit… Et en plus je passe avant mon voisin de chambre qui était là avant moi. J'ignore pourquoi. Il n'est pas content et je le comprends. Le Dr Assad, décontracté mais pas complètement, petit, large, costaud, très bronzé et très poilu mais dégarni, souriant, parle un français approximatif et un peu hésitant, mais il est loquace et veut se faire comprendre. Ça tombe bien, j'ai beaucoup de questions. Il s'excuse même de me poser les mêmes que le médecin qui m'a accueilli plus tôt ! Mais avec lui, je vois bien que mes réponses sont prises beaucoup plus au sérieux (mais avec plus de légèreté, car il n'a pas la même responsabilité que le médecin qui a décidé de mon admission), et qu'il peut même s'engager un semblant de dialogue entre nous, même s'il n'entend pas tout ce que je dis. Disons qu'il entend 60% de mes paroles, ce qui est déjà énorme. Je pense au mot « cordial », un de mes mots favoris. Ce médecin cordial me parle de mon cœur, le sujet l'intéresse, moi aussi ; il ne manquerait plus que nous buvions un cordial tous les deux et que nous jouions un trio pour piano et cordes de Brahms.

Il m'explique ce qu'est un infarctus. La fenêtre des six heures. Je pense à mon médecin traitant qui en trois jours n'a pas été foutu de me rappeler et de me trouver un cardiologue (comme il me l'avait pourtant promis), prévenu qu'il était de mes crises inquiétantes… (« Chuis débordé, chuis débordé, qu'est-ce que vous voulez que j'vous dise ! ») Et R. qui me dit : « Ne dérange pas ton médecin traitant avec ça ! » Ils ont beaucoup d'humour, ces médecins. On les dérange quand on leur demande de faire leur métier. Vous me direz, c'est de plus en plus difficile, de les déranger, justement, puisqu'ils nous expliquent sur leurs répondeurs qu'il ne sert à rien de leur laisser des messages, et que nous tombons sur la messagerie 48 fois sur 50. Comme ça les choses sont claires. En tout cas, le Samu n'a pas hésité une seconde, lui, avant de m'envoyer les pompiers. Avec le Dr Assad, je parle de mon flutter, des vingt années qui se sont écoulées en sa compagnie, de l'absence de traitement (de mon fait) et de l'opération qui fut un échec. Il voit très bien de quoi je parle. Il me dit que la vision qu'on a du flutter aujourd'hui n'est pas la même que celle qu'on avait en 2003, et je comprends mieux de quoi il s'agit. Il me parle des examens que je vais devoir faire très vite s'il me laisse sortir aujourd'hui. Évidemment, je ne le contredis pas. Il est hors de question que je reste à l'hôpital : c'est ma grande terreur. J'aime bien voir ce qui se passe à l'hôpital, ça m'intéresse énormément, mais y être pensionnaire, c'est autre chose. Je veux rester un explorateur, un espion, un touriste à la rigueur. Quoi qu'il en soit, ce cardiologue aura passé une grande partie du temps de notre discussion à me demander si je marchais, et combien d'heures et de kilomètres par jour. Il a eu l'air de trouver que l'essentiel du traitement se trouvait là, et je ne peux que le rejoindre. La marche remet les organes à leur place, c'est-à-dire qu'elle les soumet à la loi du corps, qui lui-même est soumis à la loi du vivant, qui ne se laisse pas impunément diviser. Les bêtabloquants et les anti-coagulants, on verra ça plus tard, ma petite dame…

J'ai donc retrouvé mes figues, mon jardin, Carl Philipp Emanuel Bach, la nuit fraîche et les belles heures ordinaires, l'aimable et profond mutisme de la société à mon égard ; je suis rentré avec une infinie gratitude dans mon point d'orgue, je peux à nouveau oublier les tatouages, l'accent du Gard, tous ces corps qui se croisent, qui savent précisément ce qu'ils ont à faire, tenus qu'ils sont par un arrangement dont la finalité leur échappe complètement mais dont ils auraient le plus grand mal à se passer sans devenir des bêtes sauvages. 

Mon roman s'intitule "Théorie". Le sujet de mon roman, c'est de faire l'hypothèse d'une vie, c'est d'en écrire la théorie, mais à la manière dont un aveugle entre dans la nuit et s'en distingue. Même s'il est vivant, surtout s'il est vivant, il ne connaît pas l'histoire de sa propre vie. Il ne peut qu'en faire l'hypothèse, en passant d'un événement à un autre, d'une parole à une autre, comme la boule de flipper qui rebondit d'un champignon à l'autre, et qui essaie de se relancer, sans cesse, de se reprendre, le plus longtemps possible, mais qui sait qu'elle finira par être avalée par le trou en forme de sexe féminin (une vulve dont les nymphes essaient de nous sauver de la chute), au bas du tableau, au bas d'un chapitre. Une théorie est une proposition de sens, bien entendu, mais c'est aussi une suite, une délégation, une file de personnages qui se succèdent, les uns à la suite des autres, sans forcément se connaître. Ils sont tous là, à leur place, c'est tout ce qu'on peut dire. Il convient de les écouter, de les observer, de les suivre dans leurs déplacements un peu fous, un peu désordonnés, mais toujours inéluctables et nécessaires, fatals. La théorie d'une vie, c'est une anti-histoire, ou c'est l'histoire en train de s'écrire, du point de vue du flipper

Je ne cesse de me demander ce qu'est la vie, ce que c'est que de vivre et d'être vivant, et il m'est impossible, de plus en plus, de séparer ces questions de ce qui se passe à l'intérieur de mon propre corps, ce corps que très longtemps j'ai ignoré et méprisé sciemment, me croyant par là plus intelligent que ceux que je voyais en faire grand cas autour de moi. J'ai très longtemps cru que mépriser le corps était la seule manière de glorifier l'esprit, et même d'y avoir accès. Il est un peu tard pour le regretter, bien sûr, je n'ai plus que le choix (sic) d'accepter ce que mon esprit a fait de mon corps durant les quarante dernières années. Ici je suis, là je mourrai, avec la vie qui persiste à trouver des regards en moi, à consolider les quelques étais qu'elle a dû dresser elle-même à mon insu et souvent contre moi. Je vois tout cela avec un mélange de tristesse, de soulagement, de reconnaissance, de honte et même de joie devant l'ingéniosité invraisemblable du vivant qui ne nous en veut même pas de notre bêtise. L'arrogance qui fut la mienne est instructive et cocasse, j'en accepte les conséquences. 

« L’indifférence aux souffrances qu’on cause est la forme terrible et permanente de la cruauté », écrit Proust, mais je comprends aujourd'hui que la cruauté est d'abord et avant tout dirigée contre nous ; on pourrait dire que les autres ne sont que des victimes collatérales. Nous sommes inattentifs au chant de nos organes comme nous sommes sourds aux corps de ceux que nous croisons, car nous savons instinctivement que leur chair est une réplique de la nôtre, une réponse possible aux questions que le destin biologique nous pose sans cesse, et qui nous terrorisent. La cruauté est fille de l'indifférence, et il faut prendre ce mot dans son sens littéral : ne pas savoir faire de différences, ne pas distinguer, ne pas discerner entre ce qui doit nous nourrir et ce qui nous traversera sans être assimilé. La cruauté est fille de l'indiscipline, de la mollesse spirituelle, de la paresse. La plupart des gens font le mal par paresse, ce qui s'entend immédiatement dans leurs phrases. C'est pourquoi il faut être attentif non à ce qui est dit, mais à la manière dont c'est exprimé. Avec nous aussi, nous avons un dialogue dont il paraît essentiel de ne pas négliger la forme. Les mauvaises habitudes sont vite prises. Là aussi nous obéissons à des lois inconnues ou musicales, et les cœurs paresseux ont vite fait de se tarir, croyant préserver le peu de sève qu'il sécrètent. 

L'hôpital, j'en ai vu les coulisses quand nous étions amoureux, Raphaële et moi, il y a vingt ans. Je l'ai vu et traversé la nuit, je suis passé par les chambres de garde, les douches, le lit des médecins, les couloirs déserts, les réfectoires silencieux, les portes dérobées, et même les fenêtres, pieds nus, évitant les infirmières comme un voleur évite les gardiens de nuit dans un musée déserté, étouffant des fous-rires et le bruit de nos pas. Imaginons un instant un hôpital peuplé seulement de machines dont le seul bruit rendrait le lieu vivant. Quelle féérie ! Quelle prodigieuse salle de concert ! J'imagine Mozart, Bach, Stravinsky, seuls dans l'obscurité, parlant à voix basse, devant un corps allongé sur une table d'opération : c'est Brahms, qui est le patient somnolent. On voit son gros ventre et sa barbe, il parle dans son demi-sommeil. Les trois compères ont du mal à ne pas rire. Ils regardent les écrans et font des supputations loufoques. Le cœur ? Le foie ? Les intestins ? Le pancréas ? Chacun y va de sa théorie. Les chiffres défilent, on les défend comme on peut, sans y croire, mais avec toute la componction nécessaire, jusqu'à ce qu'éclate le rire en clef de sol de Mozart. Les deux compères font semblant de le gronder. Brahms suffoque aussi bien qu'il le peut, avec un sens du rythme accompli. « Ramuz nous manque », dit Stravinsky. Et Mozart fait entrer sa cousine, peu vêtue. On voit le vieux Bach qui note quelque chose dans un carnet, sans paraître troublé par Anna-Maria qui se dandine comme une strip-teaseuse perdue dans les marais, la main devant ses petits seins. Le Dr Assad, en maillot de bain, se penche sur Brahms, il tient dans sa main droite une baguette de chef d'orchestre et un métronome dans sa main gauche. « C'est pas avec ça que vous allez réussir votre coronarographie, Docteur ! » lui lance le vieux Brahms hilare. On comprend qu'Anna-Maria est l'assistante du cardiologue. Elle sent la crème solaire et chante un fado avec une voix rauque. Bach referme son carnet et parle à l'oreille de Stravinsky qui est consterné par le spectacle. Diaghilev nous manque ! « Il n'y en a plus pour longtemps », dit Mozart. Raphaële entre en trombe, furieuse, et disperse tout le monde, vieux garnements punis qui retournent se coucher. Disjoncteur. Tango Lent.

« Nous étions entre nous, jadis. Quand nous parlions de musique, quand nous parlions de littérature, nous n'avions besoin ni d'interprètes ni de sociologues ni de thérapeutes. C'était reposant. » La fatigue est arrivée avec les cultures. Tant qu'elle était au singulier, nous pouvions penser à autre chose, goûter la baignade dans les rivières corses, les citronnades et la légèreté, le tennis. Nos corps s'invitaient naturellement au concert général, les angles étaient doux, on avait peur pour rire car le monde avait les dimensions de nos bras ouverts. Nous avions bien entendu parler du souffle au cœur, mais c'était à cause de Laurent et Clara Chevalier, la belle Léa Massari. « Tu n'as pas bonne mine. Je t'ai connue en meilleure forme. » « Je ne comprenais pas ce qu'il voulait, mais je l'ai trouvé très beau. » « Tu crois que c'est une conversation normale entre une mère et son fils ? » « L'aventurière, m'appelait ta tante ! » « Il était fou de moi. » « Il m'en voulait presque de lui avoir cédé si facilement. » « Tu sais, mon père adorait la valse. » Voilà le genre d'échanges qui avaient lieu dans un monde sans islam, sans réseaux sociaux, sans pédagos, sans fact-checking, un monde dans lequel nous nous contentions du lac d'Annecy et de celui du Bourget, d'Yves Nat et de l'accent espagnol, du désespoir de Gabrielle Russier et de l'humour de Fernand Reynaud, de la figure étrange et cocasse d'Henri Krasucki qui nous semblait une possible émanation du démon. Quand nous avions envie de pleurer, nous mettions la Troisième de Brahms sur le tourne-disque, ou nous pensions à la fille Sassi dans les bras d'un autre. Le père avait peur de l'infarctus, il est mort d'un accident de voiture. Lui aussi adorait la valse. La mère préférait le tango. Rester en vie ? Oui, mais pour quelle vie ? 

Survivre n'est pas du tout sous-vivre, je viens de le comprendre ; c'est même la meilleure manière de vivre. Revenir chez soi suffit. À soi. Exister dans son propre souffle, se tenir sans réserve à son propre désir. L'exaltation la plus douce et la plus profonde, la plus large, c'est le retour. Le départ n'excite que les enfants gâtés ou négligents, inconsistants. Rester éveillé, la nuit, en écoutant le silence de la chambre, débranché du monde et des mesures, du calcul et du diagnostic, est une volupté presque insoutenable quand on comprend qu'on en avait perdu le droit, et quand notre propre corps n'est plus qu'à nous. « Je suis chez moi ! » Il y a ce soin que nous sommes seuls à pouvoir nous prodiguer (ou la mère), cette caresse mentale qui ne peut provenir que de nous et d'une mémoire complètement singulière, irréductiblement distinguée du bruit de fond humain et de ses fausses promesses. Vous avez un défibrillateur ? Non, j'ai le premier trio de Brahms. Vous avez un souffle au cœur ? Oui, j'ai du silence plein la bouche, et des soupirs en veux-tu en voilà. Faudra que ça cesse ! Oh, ne vous inquiétez pas, personne ne sera moins soupirant que nous, penchés sans prudence sur le vide. 

Les oreillettes s'affolent et les ventricules trinquent mais tout cela n'est rien du tout. C'est seulement l'occasion de faire des phrases qui amènent enfin du côté de l'origine. Sang et sens coulent dans la même direction, on ne peut rien là contre. Il faut en profiter pour essayer de faire des progrès dans le domaine du rythme et de l'écoute. Tous les musiciens le savent : la première chose est d'être bien accordé. Un instrument désaccordé ne sert à rien, car les sons eux aussi ont des lois qu'on ne peut ignorer sans mettre en péril le sens. L'harmonie des organes, ce sont les résonances et les sympathies qu'ils suscitent dans le dialogue qu'ils entretiennent entre eux. L'indifférence est mortelle. Aucun d'entre eux ne travaille solitairement, ce que les spécialistes font semblant de comprendre. Un cœur, ce n'est pas malpropre, et ce n'est pas de l'ordre de la table d'anatomie ou de l'étal du boucher, un cœur, c'est le rythme et l'harmonie du sens qui bat. Le cœur est la chaconne intime, la basse continue de l'individu qui n'est pas partagé, qui est impartageable — indivis. « C'est la mesure consolée. »