dimanche 3 septembre 2023

Elegant people


On est toujours furieux contre ceux qui nous likent et nous complimentent. Ce n'est jamais le bon texte, qu'ils aiment, ces idiots. Écrire, c'est d'abord écrire contre ses admirateurs, qu'on a envie d'insulter sans oser le faire. Aimer une femme, c'est pareil. Ce n'est jamais ce qu'il faudrait aimer, qu'on aime, en elle. On est tenté de l'injurier, pour ça. 

Quand je serai mort, certains vont me manquer. Je les verrai se débattre avec la vie, de là-haut, et je ne pourrai plus les engueuler, pas les prévenir, ils n'entendront rien, ne comprendront rien. Ça doit être très frustrant, d'être mort, tout de même. Mais je fais semblant d'oublier qu'il en allait exactement de même du temps que j'étais vivant. J'en viens à douter : peut-être ne l'ai-je jamais été, vivant. De là vient sans doute que personne ne me prend au sérieux.

Le visage de Wayne Shorter me bouleverse. Pas seulement son visage, mais tout son corps et son inscription dans la vie, l'angle qu'il fait avec elle. Je l'aime, ce type. J'aurais voulu être alcoolique avec lui. J'aurais voulu porter ses saxophones, lui préparer à manger, réserver ses places dans les avions, j'aurais voulu qu'il me parle, après les concerts — j'aurais tout noté. Je me serais fait le plus discret possible. J'aurais été son secrétaire et son huissier, son factotum, sa gouvernante, son messager et son garde du corps. Je crois que j'aurais été très heureux. Dès que je songe à cela me reviennent en mémoire les quelques jours que j'avais passés à Thônes, en Haute-Savoie, en compagnie de l'X-Tet de Jean-Marc Boutin. Les voir vivre, les voir répéter, les écouter parler après ou avant les répétitions, faire la vaisselle en compagnie d'Yvon, le trompettiste, ce grand saucisson d'Yvon, aller avec eux dans la salle de répétition et me faire tout petit, tout cela m'a plu énormément, j'aurais pu vivre comme ça cent ans, sans lassitude, au pays du reblochon, sous les montagnes.

La vie sans ces musiciens-là n'a pas beaucoup d'intérêt. J'ai passé la nuit à noter tout ce que j'entendais, dans un documentaire passionnant qui est consacré à Wayne Shorter. C'est de loin le meilleur texte qui me soit passé sous les doigts. Pas un mot de moi. Je vais continuer. J'ai déposé un tweet, l'autre jour, qui disait : « La meilleure part de ce que j'écris, c'est toujours ce que je n'écris pas. » Évidemment, personne n'a compris. Ils pensent que c'est de la provocation, de la modestie, ou même de la fausse modestie, alors que c'est la stricte vérité, dite très simplement. Le meilleur de ce que j'écris, c'est toujours ce que je n'écris pas moi-même. Il y a bien assez de phrases dans l'univers, ce n'est pas la peine d'en ajouter. Il suffit de se baisser, d'en ramasser quelques unes, de les mettre sur la page et de les voir se réveiller d'un long sommeil. C'est un miracle, à chaque fois. Je crois que cette chose me vient de la musique, de la musique et de la radio, des voix du dimanche matin à la maison, et aussi, bien sûr, de la forme de mon esprit, de cet esprit d'enfant qui ne m'a jamais quitté. J'ouvrais grand mes oreilles, et je ne comprenais pas ce que j'entendais, mais je suis resté avec toutes ces phrases et ces mots et ces sons qui n'ont parfois pris sens que des décennies plus tard, qui ont beaucoup tardé à se fixer. Personne ne m'a expliqué, ce fut la grande chance de ma vie. Je suis resté un parfait idiot jusqu'à aujourd'hui. J'entends et je ne comprends pas. Mon cerveau n'est pas vraiment connecté à mes oreilles, ou alors le câblage est étrange, fait en dépit du bon sens. Mon disque « Double silence plein la bouche », c'est ça : j'ai fait des paragraphes avec les phrases, les sons et les musiques qui sont passés entre mes oreilles. J'ai noté. Pour voir ce que ça dit. C'est toujours là que je suis le meilleur — quand je ne comprends pas. Dès que j'ai compris, je deviens lourd, plat, ennuyeux — comme je dois l'être en écrivant ce que j'écris ce matin. J'aime bien comprendre, j'aime bien expliquer, mais ce côté-là de moi-même est médiocre, je le traîne sur le dos comme un vieux cartable trop rempli. Ma vie aurait dû être celle d'un copiste : je crois que noter c'est le grand art. L'originalité, je laisse ça à d'autres qui croient avoir quelque chose à dire. Je n'aurais jamais fait que bafouiller. J'aurais écrit des bafouilles, pour tenter de séduire (ça n'a jamais marché), et ce bafouillage me revient aujourd'hui comme un rêve qu'on a oublié au réveil et dont la reprise, au sein d'un autre rêve, nous émerveille par sa fraicheur et sa force innocentes.

La radio aura joué un rôle essentiel. Je l'ai tellement écoutée. Ce manque d'images m'a nourri pour mille ans. J'ai dormi avec elle, j'ai pensé avec elle, j'ai écrit avec elle. Les voix de la radio se sont déposées le long de mes artères, elles en ont contrepointé la vie solitaire, les voix et le sang et le son, c'est un tissu inoubliable et précieux qui tapisse ma mémoire. Quand on écoute la radio, on est toujours dans l'utérus du Temps, à l'abri, dans l'avant-vie, l'esprit peut se déployer tout à son aise, il est bien au chaud, nourri-logé, on laisse les péripéties à l'extérieur, on aura bien le temps, plus tard, de croiser les emmerdeurs et tous ceux qui vont nous expliquer la vie et le sens des choses. L'Harmonie, c'est le sens des oreilles. La liberté profonde mêlée au silence.

Donc je note ce que j'entends, et que, très souvent, je n'entends pas. Ça s'assemble avec ce que j'écris et que je ne comprends pas non plus, et de ces deux incompréhensions multipliées naissent des phrases et des harmonies beaucoup plus intéressantes et riches que tout ce que j'aurais pu inventer. Je suis un enfant de la musique concrète, moi. La musique concrète, c'est un art d'enfant qui place des sons les uns à côté des autres et qui s'émerveille. Le monde est si beau, quand on le regarde sans savoir. L'enfant entend des mots, les répète et voit dans le regard de ses parents ce que ces mots produisent. C'est le sens qui s'élabore, brique par brique, le sens qui sort du son et qui y retourne, en un va-et-vient bancal et sans fin : la poésie se tient discrètement dans ces parages. Les empreintes de pas sur le sol conduisent les enfants à la joie. D'autres sont passés par là. La grande euphorie de la vieillesse, c'est de retrouver le goût de l'enfance à travers les sensations qu'on ressuscite par maladresse. Si je n'avais pas écouté ESP et Nefertiti quand j'avais dix-sept ans, je serais devenu ingénieur ou cantonnier, peut-être même ministre ! Le désastre est toujours plus proche qu'on le croie. C'est de le frôler qui nous rend heureux. On se sent des ailes. Personne ne sait quel héros je suis… 

La seule loi qui ne souffre pas d'exceptions c'est celle qui affirme que personne ne peut nous entendre, et c'est très heureux car sinon nul ne nous aimerait. On le sait bien, quand on écoute sa propre voix enregistrée : ce n'est pas la vraie, et nos interlocuteurs n'ont que celle-là à se mettre sous la dent. 

La voix de Wayne Shorter me ravit autant que son corps. Il faudrait un livre pour raconter son passage du saxophone ténor au saxophone soprano, la tension ascendante ; la vie en si bémol. Je pourrais consacrer la vie qui me reste à écrire sur le sujet, mais il y a ce scandale et cette douleur que je ressens à “la fin” de Weather Report, à la manière dont l'arrivée du génial Jaco Pastorius a fini par en chasser Wayne Shorter. La jeunesse est une belle saloperie ! L'âme et le combustible de Weather Report, c'était l'opposition de Joe Zawinul et de Wayne Shorter, et même si Pastorius était deux niveaux au-dessus de tous les bassistes qui se sont succédés là, il a fait éclater le groupe, qui se mettait à jouer trop fort, et pour des teenagers qui voulaient danser. J'en veux à Zawinul d'avoir laissé faire ça. 

Autour de Wayne Shorter, les corps disparaissaient les uns après les autres (sa fille, son frère, sa mère, sa femme) comme si l'on voulait l'inciter à suivre ce chemin, alors qu'il avait, lui, accueilli les autres, et les avait chéris et réconfortés. Il faut imaginer la douleur qui l'a traversé le 17 juillet 1996, à Rome, quand l'avion de la TWA 800 qui transportait sa femme et sa nièce a explosé en vol, lui qui avait déjà été meurtri, ô combien, par la mort de sa fille Iska en 1983, suite à une saloperie de vaccination. Il y a ce morceau, de Weather Report, Elegant People. Wayne Shorter, c'est l'élégance de la douleur enfermée à double tour dans sa chambre d'hôtel, qui récite des sutras au matin avec la gueule de bois. Ana Maria se faisait un telle joie de faire connaître Rome à leur nièce Dalila, qui était peintre. « Tu sais, cet hiver a été long, mais j'ai l'impression que le printemps est revenu dans ma vie », « Rome, ce sera un peu ça », c'est ce qu'elle a dit peu de temps avant d'exploser en vol, à seize kilomètres de Long Island. Et aussi : « je passerai ma prochaine vie avec toi. ». On demande à Shorter de décrire sa femme en un seul mot, et il ne trouve rien d'autre que : « Top » ! Ana Maria était le sommet de ce qu'il pouvait attendre. Au sommet, elle y est restée. Et lui en bas, entre deux concerts. Elle avait arrêté de boire : la vraie vie pouvait enfin reprendre son cours… Le vol qu'elles devaient prendre a été annulé, et tous les passagers ont été redistribués sur un autre vol : « TWA huit-zéro-zéro, si vous m'entendez, répondez… » Elle se trouvait au siège 01-9. Wayne a ouvert la porte au lever du soleil et a dit : « Rob, dis-moi tout. » Rob Griffin dira : « J'ai vu plus de lui ce jour-là que je n'ai jamais revu depuis, au moment où je lui ai annoncé qu'Ana Maria venait de mourir dans un accident d'avion. J'ai vu qui était vraiment Wayne Shorter. » La tournée a été annulée. Sa femme lui avait dit : « Je mourrai avant toi, je ne veux pas être veuve. Tu auras la force de me survivre. » Et lui, il passa son temps à consoler les autres… « Nous devons trouver la constante qui est en nous, car elle attend qu'on la découvre. » Herbie Hancock, son meilleur ami, disait de lui : « J'ai l'impression qu'il est le vieux sage, et moi l'étudiant. » Un critique leur avait dit méchamment : « Vous ne vous renouvelez pas, vous ne faites que des variations, vous remaquillez vos compositions. » Wayne Shorter lui répondit : « Non, on les démaquille. » Et quand il raconte ça, il a l'air d'un vieux pharaon qui aime faire des blagues avant de retourner dans son sarcophage. Il est indestructible parce qu'il sait ce qui l'attend. 

Maintenant qu'il est mort, je peux bien le dire, je peux bien emprunter des phrases et des musiques qui me le feront rencontrer, je peux bien avouer qu'il ne me manque pas du tout, parce qu'il est plus là que jamais, celui dont j'écoute le son et le phrasé avec cette admiration mêlée de tristesse qui vient d'une joie supérieure et sacrée. C'est un autre corps que le mien avec lequel je chevauche la vie qui reste, un autre visage, une autre voix, une allégresse étrange et troublante qui me fait sortir de moi et me regarder de plus haut. Je me démaquille en présence de vieux compagnons.