dimanche 24 septembre 2023

Faussaire de soi-même

 

J'ai retrouvé cette citation sur ma page Facebook, à la date du 19 septembre 2020 : « L'amour est ce qui nous oblige le plus en art, en raison de l’étendue des possibilités qu’il nous y ouvre. » Comme à mon habitude, je n'ai pas donné le nom de son auteur. Google ne la trouve nulle part, mais je sais que ce n'est pas un critère suffisant pour corroborer la thèse séduisante qui voudrait qu'elle soit de moi. Je suis sans doute nul “en internet”… mais je sais aussi qu'il m'arrive fréquemment, pour brouiller les pistes, de mettre entre guillemets des phrases miennes. Je n'ai donc aucune idée de l'origine de cette phrase et il me semble que cela constitue un excellent point de départ pour un texte qui ignore de quoi il va parler. (Si l'auteur passe par là, qu'il n'hésite surtout pas à me faire un procès. Il est grand temps que le faussaire soit démasqué.) 

« “Je ne sais que crier” est-il écrit sur sa tombe. » Ça aussi ça me plaît bien. Est-ce de moi ? Qu'est-ce que j'ai voulu dire ? Heureusement, je ne le sais plus. Il n'y a rien de plus précieux que ces phrases que l'on ne comprend pas. Hier ou avant-hier, quelqu'un faisait remarquer sur Facebook qu'il n'était pas en mesure de savoir ce que je voulais signifier par : « Je me demande bien comment j'ai fait, jadis, pour aimer la musique. » J'ai beaucoup ri, je l'avoue. Ils veulent tout comprendre et ne veulent rien savoir. L'état second, l'état tierce sont les états les plus intéressants, quand on écrit, ces états sur lesquels on se retourne en vain, sans parvenir à faire coïncider le corps d'aujourd'hui et celui d'hier. Je ne sais que crier, penché sur ma tombe, dans laquelle toute la musique que j'ai aimée est enfouie. Des noms, des dieux, des silences, et la Cantate Liebster Gott, wenn werd ich sterben. L'amour est ce qui nous oblige le plus quand on se sent à l'étroit en soi-même. Si j'ai aimé la musique, c'est que toutes les larmes qu'elle contient sont les miennes. Quand vais-je mourir ? Mon Dieu en ses voyelles lumineuses me montre la voie : les noms tournent dans la nuit, portés par le vent de l'esprit. Mon corps est ailleurs qu'en moi-même, depuis toujours. J'en perçois les échos disséminés dans l'obscurité. L'art est peu de choses, comparé au Mystère ; il ne sait que nous en donner un reflet. Nos cris et nos désirs tournent court. Nous voulons comprendre, pas savoir. Entendez-vous ces notes en pointillés, rémanences légères, qui vont par vingt-quatre, Mi, Fa, Do, Si, d'abord à cheval sur la mesure, puis dans la mesure, qui se répètent comme les impulsions électriques qui viennent à la cime des arbres après la pluie. Savoir quoi ? Quand nous allons mourir, quand nous allons entrer tout entier dans le Mystère. Dieu ne nous envoie pas un SMS pour nous prévenir ? C'est que je voudrais sauver mon âme, moi. Tous ces visages croisés, chéris, haïs, ignorés, les emportons-nous dans la forêt immense qui sera notre demeure pour l'éternité ? Quelque chose est déjà là, que nous ne savons pas lire. Des fils se tissent déjà, à notre insu, et cela depuis la naissance. Nous allons devoir apprendre une autre langue, le corps va éclater et se reconstituer, hors du temps. Il est bien question de savoir qui a prononcé telle ou telle parole ! Nous saurons tout, alors, et ce qui est inconnaissable, surtout. Toutes les phrases reviendront en une apocalypse parfaite, chacune à sa place, tous les chants seront reliés en un contrepoint grandiose et infini, chaque voix sera parfaitement intelligible, claire, et il nous sera difficile de concevoir que nous avons pu errer si longtemps dans les ténèbres et le deuil. Les tombeaux sont des seuils où nous laissons nos larmes. Le désir sans limite a son pays. 

Je suis le faussaire de moi-même. Je regarde mon électrocardiogramme comme la preuve de l'imposture. Tout cela vit sans moi. Quelque chose est déjà là, que je n'ai pas su entendre. Où se trouve l'origine ? La première impulsion ? La raison ? Où circulent les phrases que je n'ai pas pu prononcer ? Quel est le nœud d'où sont partis tous les désirs, celui où ils reviennent se reposer ? L'onde première et celle qui n'a pas de fin sont-elles une seule et la même ? Où se trouve la source du sens ? Je suis plus vieux que les astres. Une ombre gigantesque est sur mes talons, je marche en avant d'elle pour qu'elle ne m'écrase pas. « Cette autre musique aux mains brûlantes, aux yeux fermés, souriant d'un sourire las, le cœur gonflé de soupirs, rêvant de la mort qui délivre… » 

Quand je pense au cœur, je pense au chœur. STAB (soprano, ténor, alto, basse), oreillettes, ventricules. Quatre cavités, quatre voix, quatre plages de fréquences en harmonie. Les chambres du cœur. Le secret est dans le rythme. Mais le chef d'orchestre ? Crista terminalis… Pourquoi la vibration plutôt que le repos ? Pourquoi la vie plutôt que la mort ? Le Désir, toujours. Dieu (ou le Principe) c'est le Désir sans fin. Je ferme les yeux et je sens le soleil sur ma peau. Se fondre dans la paix de la Terre : c'est elle qui respire en moi. Le rythme à trois temps, qui me soulève dans la joie, avec ce tact et cette précision dont on reconnaît l'allure, divine — la voix descend jusqu'au fond des organes, les nourrit, les caresse, répare. Une grande paix nous traverse et nous soigne. C'est le Temps qui sourit. 

Écoute ! serait le seul conseil que je donnerais à mon fils, si j'en avais un. Qu'il ait des gestes élégants et des verbes habités en serait la conséquence, une présence naturelle, harmonique et libre. L'oreillette primitive apparaît dès le stade le plus précoce de la morphogenèse cardiaque, c'est-à-dire entre le 22ème et 24ème jour de vie intra-utérine. Le cœur écoute ! Je me demande bien comment j'ai fait, jadis, pour aimer la musique. Ce qu'ils appellent musique. Les sons inhabités, chargés de mauvaise graisse et de sucres industriels. Je me demande bien comment j'ai fait pour aimer la musique dans un monde qui la hait, pourquoi ce goût m'a accompagné jusqu'en une époque où il est devenu étranger, tout juste toléré comme une lubie un peu malsaine qu'on pardonne à des handicapés, un dévergondage social : la musique d'autres temps que le nôtre, d'autres cultures que la nôtre, la musique et les partitions, cette langue étrangère, gorgée de siècles et de pensée, plus intime que la langue maternelle. Là aussi la substance est passée de l'oreille au ventre sans qu'on en soit prévenu. 

Il faudrait faire tomber les noms qui sont attachés aux mots, les précipiter dans l'oubli, et redonner ainsi aux phrases des allures de jeunes filles farouches. Quel était mon corps, hier, et en suis-je vraiment sorti aujourd'hui ? Chaque matin au réveil, nous tombons en un clin d'œil d'un corps dans l'autre, sans avoir le temps d'y croire, en une modulation impensée et subtile. C'est peut-être cela, qu'il faut écrire. La mue. La voix de l'inconnu en nous, de celui qui n'a pas de nom et qui paraît quand nous oublions d'être celui que nous croyons être. Mais ce serait sans doute trop cruel…

Les phrases des autres, nous les avalons sans mâcher, comme des gloutons mal élevés. Ce sont parfois des clefs qui ouvrent des portes dérobées, et parfois des murs sur lesquels nous venons nous cogner. Je suis plein de bleus à l'esprit, j'ai l'air d'un clown furieux qui a perdu sa canne blanche, et je dois rester cloîtré chez moi quand je sors d'une lecture qui a laissé une série d'hématomes d'encre derrière elle, mais il m'arrive de les confondre avec ceux que mes propres phrases ont causés.