samedi 23 septembre 2023

Le nœud sinusal

 


Il semble que j'entre dans le dur (de mes relations avec la Faculté). À mon avis, ça ne va pas aller en s'arrangeant. Je crois savoir comment tout ça va finir. Il arrivera un moment où il me faudra ne compter que sur moi : M'en remettre à Dieu, en d'autres mots. C'est assez angoissant, mais c'est aussi très intéressant. — Ma foi sera mise à rude épreuve, sans doute. 

Peut-on vivre réellement en se disant qu'on joue sa vie à pile ou face, je veux dire vivre pleinement, en continuant de faire ce pour quoi on est en vie ? Cette question m'angoisse un peu. Mais d'autres avant moi ont vécu ce genre de situations, qu'on pourrait qualifier de banales. La question, ou plutôt l'inconnue est ma force vitale. Je vois bien à quelle vitesse je suis capable de m'effondrer, en ce moment… Ici aussi il y a matière à penser, et donc à écrire.

La nuit a été particulièrement éprouvante. Des cauchemars horribles m'ont mis face au Mal majuscule dans ce qu'il peut avoir de plus intraitable. Ma mère était au centre du rêve : je craignais qu'on lui fasse du mal — qu'on la torture, pour être précis (et le rêve était malheureusement très réaliste). La douleur que j'en ressentais était inimaginable, intolérable, et le sentiment de mon impuissance pire encore. J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps, et le petit matin a été atroce, comme après une guerre sans quartier. Comme par hasard, j'ai découvert en me levant une énorme fuite d'eau dans la maison, fuite d'eau qui sans doute court depuis des semaines ! Un bruit constant, du côté de la buanderie : et moi qui croyais que c'était le vieux frigo qui en était la cause… C'était le bruit de l'eau dans les tuyaux, eau qui se déversait à pleins tubes dans l'appentis, là où a été installé récemment un nouveau chauffe-eau. 

Il faudrait que je parvienne à noter ce que j'ai retenu de ma conversation avec le cardiologue, durant le rendez-vous que j'ai eu avec lui à l'hôpital à trois heures, il y a quelques instants, mais mon pauvre cerveau est à moitié paralysé. Il s'est conduit comme une brute sournoise et de mauvaise humeur, se braquant à la moindre interrogation ou au moindre étonnement de ma part. C'est comme s'il lisait en moi : comme s'il avait compris (mais c'est impossible, car j'ai été finalement très complaisant et même docile (il faut entrer dans la tactique)) que j'aurai beaucoup de réserves quant aux traitements qu'il allait me prescrire. Mais pour l'instant, nous n'en sommes pas là. Il le dit lui-même : « Pas de diagnostic, pas de traitement ». Mais pourquoi ne veut-il plus faire de « test d'effort », pourquoi ne pense-t-il plus que la coronarographie est indispensable, comme il avait l'air de le croire vendredi dernier aux urgences ? Mystère. D'après ce que je crois comprendre, il veut d'abord éliminer la possibilité du flutter. Moi, très franchement, je n'y crois plus beaucoup, à ce flutter. Si flutter il y avait encore, on l'aurait vu sur le tracé de l'électrocardiogramme, puisque j'ai fait une crise aux urgences (la deuxième de la journée), sous surveillance, celle-là. Mais surtout, pourquoi la disparition de tout symptôme durant deux ans ? Voilà une question qui me semble bougrement intéressante, puisque ces deux années correspondent à un changement radical d'hygiène de vie… et qui bien sûr n'a pas intéressé du tout mon cardiologue (le contraire m'eût étonné). J'imagine que pour un médecin, et plus encore pour un spécialiste, une « maladie » ne peut pas disparaître spontanément, c'est impossible : les maladies qui disparaissent spontanément sont pour eux… des erreurs de diagnostic. On le voit bien dans l'oncologie. Ce qu'ils ne connaissent pas n'existe pas, ne peut tout simplement pas exister. Ils voient un quart de la route (et je suis gentil, en parlant de quart), et affirment que rien ne peut survenir dans les trois autres quarts, qu'ils refusent de considérer. Il faut oser appeler les choses par leur nom : c'est la bêtise qui est ici à l'œuvre. La bêtise et l'arrogance. Et j'ajouterais la paresse. Pourquoi s'embêter à aller voir ailleurs, puisqu'ils sont censés avoir appris l'essentiel de ce qu'il y a à savoir ? Leur vérité est largement une vérité de cancre, mais si jamais vous osez dire ça, ou même sembler le croire, vous êtes mort, car ils sont aussi très susceptibles et volontiers rancuniers avec ceux qui menacent ne serait-ce que la centième partie de leur pouvoir, pouvoir qui est d'abord et avant tout un pouvoir symbolique. Mon cardiologue aime jouer à un petit jeu qui semble beaucoup l'amuser : il vous demande si vous savez ce qu'est telle ou telle affection, tel détail anatomique, pour le plaisir de vous montrer qu'en réalité vous ne le savez pas du tout. Ma foi, je crois modérément à ses dons de pédagogue, celui-là.

Je vais mieux, ce soir, et c'est essentiellement dû à mon ami Dominique L., urgentiste retraité de la Timone, à Marseille, qui a très bien compris de quoi je parlais, en plus de me donner des pistes sérieuses d'investigations, pistes que je n'osais même pas aborder avec le cardiologue. Comme toujours, le dialogue est essentiel, dans le soin. J'entrevois enfin une autre issue possible à la crise : le paysage se débouche un peu, et ça fait beaucoup de bien. Il est en outre tout à fait d'accord avec ce que j'écris plus haut : ces nouveaux médecins ont un champ de vision extrêmement étroit, et refusent obstinément d'en sortir. Je respire un peu, et, n'était la fuite d'eau et une sciatique très douloureuse, je serais presque serein, ce soir. 

Vincent m'écrit ceci, que je crois très juste : « N’oubliez pas une chose non plus : les médecins se vexent dès qu’on leur pose une question à laquelle ils ne savent pas répondre, et le cachent plus ou moins adroitement, c’est-à-dire avec plus ou moins d’amabilité, selon leur intelligence. La bêtise des étudiants en médecine m’a toujours paru visible sans qu’on ait besoin de les approcher de trop près. Aux terrasses des cafés parisiens, de loin, on les reconnaît à leurs gestes et leurs façons de vieux collégiens dans des corps de jeunes adultes. Mon idée, quand j’avais 25 ans, était que ces étudiants travaillent trop depuis toujours. Ils deviennent médecins sans avoir jamais vécu. D’où leur air de savants nigauds et inquiétants tout juste sortis de leurs couches, qu’ils gardent parfois jusqu’à un âge avancé. » Il faudrait parler sérieusement, un jour, des études de médecine, il faudrait que quelqu'un se dévoue pour jeter enfin un regard critique et général sur ce processus si particulier : comment un savoir technique s'articule à cet art si délicat, qui demande tant de doigté et de finesse, le soin.

Inépuisable sujet que celui de la médecine moderne dans sa phase tardive. La plupart des gens ne réalisent pas du tout dans quoi nous avons mis les pieds depuis une vingtaine d'années. C'est allé très vite, et ça ira encore plus vite, précisément parce que le processus se déroule dans une indifférence ou au minimum une incompréhension totales de ce qui est en train de se mettre en place. La cohérence avec les autres démolitions en cours est stupéfiante et c'est peut-être pour cette raison qu'on peut ne rien distinguer. Que ce soit l'École, les administrations, la manière de s'alimenter, la culture et l'agriculture, l'esthétique, les mœurs, le tissu humain, la langue, tout est pris dans un mouvement si homogène qu'il semble parfaitement coordonné, même si les vitesses peuvent différer quelque peu selon les secteurs ; l'effondrement est aujourd'hui unanime et convergent, et il faut être soit complètement aveugle soit complètement demeuré pour ne pas apercevoir le panorama qui a les dimensions et la densité d'une super-montagne. Les portes s'ouvrent sur un paysage grandiose qui certainement doit exalter les fervents aliénés qui pensent que c'est la seule manière de sauver le monde. Abandonner et saccager tout ce qui faisait la richesse et la valeur d'une civilisation qui a tout de même donné de beaux fruits, pour quoi, pour quels résultats, pour quels bénéfices ? Moins de CO2 et plus d'égalité. Quel bilan !

La débilité naturelle a fait un pacte tactique moins paradoxal qu'il n'y paraît avec l'intelligence artificielle : ces deux-là ont chacune besoin de l'autre, elles se tiennent par la barbichette. À chaque fois que j'entends dire que c'est Macron (ou Biden, ou Trudeau, ou Ursula von der Leyen) le problème, je me demande si ceux qui affirment cela sont sérieux ou s'ils se moquent de moi. Comment peut-on penser sérieusement que remplacer un pion par un autre pion changera quoi que ce soit au Mécanisme dont nous sommes les jouets ahuris ou consternés. C'est précisément cette illusion-là qui permet au processus de se dérouler sans anicroches (changer pour que rien ne change). À cet égard, l'accession au pouvoir de Giorgia Meloni est parfaitement révélatrice, s'il en était besoin. Vous voulez vraiment mettre un visage sur le Mal ? Je vous propose François, l'homme en blanc, le Liquidateur. Regardez attentivement son visage, et vous verrez distinctement la passion noire de la liquidation. Il est venu pour défaire, l'anti-pape. Et ce n'est pas une question d'intelligence, pour le coup. Le remplacement de Benoît XVI par François est le coup de maître qui a permis à la civilisation (la nôtre) de se suicider en gardant ses habits et ses noms. Qui n'a pas perçu, dès l'origine, la brutalité inouïe de ce personnage ne voit rien, ne comprend rien. 

Il faut mettre le mot « suicider » entre guillemets, bien sûr, car il ne s'agit pas d'un suicide équitable. Certains seront suicidés plus vite et plus fort que d'autres, et plus durablement. Le nouveau modèle se veut La Solution au capitalisme en décomposition, et il reprend les traits saillants de tous les systèmes qui ont failli jusqu'alors : communisme, capitalisme, fascisme, démocratie représentative, et j'ose ajouter nazisme, en une synthèse audacieuse et technocentrée. Masques sur masques… Vous en ôtez un, un autre apparaît, sans fin. Tournez manèges ! Ce qui est certain, c'est que les bénéficiaires seront très peu nombreux. On les reconnaît déjà ; ils ne sont presque plus humains, et leur inhumanité perce l'écorce en maintes circonstances. On le sait mais on n'ose pas le penser. Comme ils ne sont plus humains, ils s'accommodent très bien de la sauvagerie qui ne demande qu'à remplir les espaces laissés vacants par la décomposition en cours, et qui n'est pas du tout un défaut, ou un accident. Elle est aussi nécessaire que les gardes rouges l'étaient pendant la Révolution culturelle. La peur, qu'elle soit sociale, politique, sanitaire, administrative ou privée, est aujourd'hui omniprésente, et c'est pas du tout un hasard. Regardez autour de vous. Même dans l'intimité. L'abolition des frontières et des séparations de toute sorte terrorise, mais c'est une terreur douce, silencieuse, c'est un cauchemar indicible et lent. Tout le monde se tient à carreau, y compris de sexe à sexe. La peur est devenue un principe, une modalité existentielle qui a trouvé dans les écrans et les masques des figures performatives. Elle s'auto-entretient et se diffuse par capillarité signalétique. Elle dispose partout ses symboles et ses totems en les faisant passer pour des protections hygiéniques, qu'elle nomme Sécurité. Comme il ne reste plus que ça, on a envie d'y croire. Sinon le fond se montre brutalement et nous aveugle. Et chacun de se dire : tant que j'échappe à la sanction (qui ressemble à l'accident à s'y méprendre), tout va bien. Essayons de durer encore un peu ! 

En écrivant ces lignes, j'écoute Nuages, de Claude Debussy, la première pièce de ses Nocturnes, parce que je veux pouvoir sentir physiquement qu'un autre monde a existé, que je l'ai connu, que je n'ai pas rêvé. C'est ma manière de rester en vie. La seule que je connaisse. Mais déjà ce monde-là paraît si lointain, si nu, si fragile, qu'on doit plisser les yeux pour en discerner les contours. On le voit à travers les quelques larmes qui nous restent. Nos yeux rougis nous brûlent et l'air qu'on respire est trop chiche. Chaque atome de vie nous semble un corps perdu qui erre lamentablement à travers l'espace ivre de silence et de solitude. N'existe-t-on plus qu'en nos mémoires, elles aussi fragmentées, exsangues, déchues, comme des nuages qui se déchirent et passent sans interruption de forme en forme ? Dans ce vide formidable on cherche une ébauche de baiser mais les bouches sont des gouffres sans fond et sans limites. Nous sommes à bout… Seul un dieu pourrait encore nous sauver et nous indiquer notre place. Mais en aurait-il envie ? Si l'Être a besoin de l'homme pour se manifester, Dieu, lui, peut ne jamais se montrer, et pourtant être, sans fin. 

***

Je voulais parler du soin et je me suis égaré en chemin. Mais peut-être pas tant que ça. Sur le relevé de mon holter, je vois des pauses. Sont-elles respiratoires, ou cardiaques, je l'ignore, mais ce sont des pauses. Comment reprocher à son cœur de faire des pauses, ici ou là ? Il n'a pas droit au silence, peut-être ? Il ne peut pas être beethovénien, le cœur, ni webernien ? On exige qu'il joue du tambour nuit et jour ? Il est condamné au Boléro ? Il est insomniaque ? Mais je viens d'apprendre une nouvelle extraordinaire : le 13 septembre dernier, à cinq heures quarante neuf du matin, je suis mort et j'ai ressuscité quatre minutes plus tard. Tout cela sans l'aide de personne… Ah, j'aurais au moins réussi ça, dans ma vie ! La seule chose que je regrette est de n'avoir aucun souvenir de ces quatre minutes passées là-bas, ailleurs. Et après ça on me dit casanier…

« Le rythme cardiaque normal est commandé par une formation spécifique située dans l’oreillette droite : le nœud sinusal. Le nœud sinusal est doué d’automatisme et peut engendrer spontanément, grâce à des propriétés électriques bien identifiées, des impulsions qui sont à la source du battement cardiaque. La fréquence de production des impulsions détermine celle du rythme normal dit sinusal. En fait, l’activité propre du nœud sinusal est en permanence modulée par des neurotransmetteurs émanant de systèmes cholinergiques et adrénergiques. De telles influences s’exercent en permanence par le jeu d’interactions complexes dont l’effet résultant sur le nœud sinusal produit la fréquence cardiaque observée. La modulation nerveuse a pour effet d’adapter la fréquence cardiaque, et par conséquent le débit sanguin, aux besoins métaboliques des tissus. Elle constitue un facteur d’homéostasie. Si la bradycardie du sommeil est associée à une forme d’hibernation, à l’opposé l’activité diurne et l’effort, en stimulant la libération de catécholamines, produisent une augmentation salutaire de la fréquence cardiaque. Le rythme sinusal normal est aussi un déterminant essentiel de la qualité de vie. »