La journée commence. C'est le moment (il n'y en a pas d'autre). Tous les chemins s'ouvrent, comme la main. La vie peut advenir.
À la fois terrifié et heureux. C'est l'enfance qui refuse de nous quitter. L'enfance de l'art, l'enfance de la vie, l'enfance de l'amour. Celle du monde.
Les rêves sont encore là. Toscanini fait répéter l'orchestre, on l'entend crier, on jubile. Ildiko était chez elle, me recevait gentiment. J'étais celui que je devais être, avant l'éveil. Le journée est ouverte comme un sexe de femme, je sens la vie qui tressaille en moi. J'entends tout. Je jubile.
On ne sait quel chemin prendre : tant de merveilleux possibles s'offrent à nous. Böhm, Karajan, Bernstein ? Tant de voix. J'ai rêvé de Jacques. J'ai entendu sa voix. Nous avons joué ensemble.
Prendre une partition d'orchestre ? Mettre les mains sur le clavier ? Et la poésie, alors ? Et Joyce ? Et Freud ? Et le soleil au jardin ? Étendre la lessive. Et le café. Et les lettres en retard. Chanter. La première note doit être longue. On aime tellement les colères de Toscanini qu'on pourrait nous croire nostalgique. Bruno Walter parle à « Mr Bloom » : « Je vais vous dire ce qu'on va faire ». Je fais une césure.
Tant de chemins qu'on laissera. Qu'on a laissés. Plus de violoncelles et basses. La journée commence, à nouveau, de nouveau. Mozart et Bach, comme toujours. Y a-t-il une autre vie ? Nous allons répéter.
Nous allons reprendre. Nous allons parcourir l'alphabet, la gamme, les jours de la semaine, les mois et les heures, le cœur va battre plus vite, se calmer, le sang va se fluidifier ou s'épaissir, les humeurs vont circuler ou revenir à leur point de départ. Rossini le vif. L'Italie. « Vous pensez faire ça les doigts dans le nez ? Vous n'êtes pas à la hauteur. » Verdi. Il fait toutes les voix. C'est mieux qu'avec les chanteurs. Toute la musique est là, en un seul corps. Répéter encore.
Les amis, les amours, les stances et les après-midis. Composer. Réciter. Bénir le lieu et l'heure. Admirer. Pleurer. C'est tout un. Demander, demander encore, implorer, hurler, maudire et trépigner. L'Italie, toujours. « Si je me mets à parler, ça va être l'orage, l'orage terrible ! » Léger, plus léger ! Répéter encore. Reprendreencore. Revenir. Le temps se creuse. Nous sommes au cœur de la musique, les civilisations peuvent s'écrouler. Sans moi. Priez pour que je me taise !
La dévoyée. Toutes les femmes le sont. Tous les hommes les regardent sans comprendre. Ils ne peuvent que chanter, danser, pleurer, maudire et trépigner. Personne ne se comprend. Tout le monde parle à tort et à travers. Les paroles se croisent comme les corps et les humeurs. Quelle musique ! Drame madré. La ruse et la folie. Les heures troubles. Écrire, mais à qui ?
Tout recommence, chaque jour, chaque matin. Il faut faire comme si la vie nous avait attendus pour se déployer, pour s'ouvrir comme une rose de printemps. « Un dì, quando le veneri il tempo avrà fugate… »
« Qual turbamento ! A chi scrivevi ? » À toi ! (Je fais une césure.)
J'avais besoin de larmes. Des masques viendront plus tard animer la fête. Tous les hommes sont dévoyés. Les femmes les regardent sans comprendre car elles oublient ce qu'elles sont à l'instant même où elles le sont. Tous ils oublient ce qu'ils sont et ce qu'ils ont été. C'est vrai ! C'est vrai !
Qui, de ton cœur, effaça la mémoire ? Pourquoi n'as-tu pas écrit au moment où il le fallait ? Pourquoi as-tu laissé passer l'heure ? Pourquoi as-tu oublié le soleil natal et les planètes qui te souriaient ? Pourquoi ces larmes emportent-elles tout, et même leurs traces ? « Avrem lieta di maschere la notte… » Dans la main de chacun nous lisons l'avenir. La journée peut commencer. Comme le premier mouvement de la Neuvième.
Dans la main de chacun se trouvent les heures à venir. Ouvre la main, sois un peu confiant. Mon ami est bohémien : il sait que mon soleil est un cheval fou. Je m'allonge et je laisse le ciel parcourir tous les chemins en moi, jusqu'au délire. J'avais besoin de plus de larmes encore. Pourquoi suis-je venu, imprudent ? Grand Dieu, ayez pitié de moi ! On jubile. Un son juteux… Prenez votre temps !
La journée commence. Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre ? Un signe d'autrefois, une voix éteinte, un parfum vif et fruité qui remonte de la blanche agonie. La Messe de l'homme armé, mâle, en larmes. Prenez votre temps ! Le vôtre ! Pas celui du voisin. Tout recommence, chaque jour, chaque matin, un nouvel accord avec le monde, majeur, mineur, augmenté ou diminué. Le corps, le temps et le divin mêlés inextricablement : superposition de l'amour et de l'oubli. C'est la poésie des siècles. Tous les chemins sont ouverts. La vie peut advenir. Neuve. Encore et encore.
« Le jour viendra pourtant où tu sauras et tu reconnaîtras comme je t'aimais. Que Dieu te préserve alors des remords, moi, dans la tombe encore, je t'aimerai. »
Les écrivains sont ceux qui ne veulent pas laisser perdre ce qui les traverse. Il n'y a pas d'autres moyens que la note, le croquis, la fiche et la fidélité. Croquer. Inscrire. Écrire. Garder. Noter. Tenir ensemble. Ne jamais digérer. Un signe d'autrefois, un signe du moment, l'exil inutile, le chant qui sans espoir se délivre, transparent et profond comme la tombe. « Donne-moi un peu d'eau. Regarde s'il fait encore jour. »
Au réveil, nous entendons les voix qui nous parviennent du bas de la maison. Le père, la mère, les frères, la sœur. La musique et les odeurs. La journée a commencé sans nous. Prélude. Nous avons dormi tranquillement. Tout est neuf. Lumineux. Va chercher mes cahiers, je veux écrire. Garder. Ne pas oublier. Dans le lit il fait toutes les voix. Il bat la mesure. Il se prend pour Toscanini. Chanter avec l'orchestre, quelle joie folle, quelle folie joyeuse ! Stringendo ! On presse, toutes les cordes et tous les cœurs vibrent à la fois. C'est la vie à son meilleur. Des notes courtes et légères ! Le lit est un vaisseau vaste et profond, la vie est à trois temps, le vent nous rafraîchit, nous délivre de l'effroi. Si tu veux nous nous aimerons avec tes lèvres sans le dire. Du sol monte toute la sève, les sopranos, les ténors, les barytons, les cordes sous le givre, les vents du lointain, le premier hautbois, je vais vous dire, je fais une césure, à qui écrivez-vous ? Vous êtes troublée ! Votre visage est si beau quand vous écoutez Mozart : vous pouvez jouer forte, mais seulement pendant une mesure ! Chantez ! Plus ! L'enfance ne vous quittera plus, voyez-vous. Ayez confiance. C'est à toi que j'écris.
Le père debout, silencieux, au studio, regarde par la fenêtre. Il nous a entendu entrer mais ne se retourne pas. C'est la dernière fois que nous le voyons. C'est aussi la dernière fois que nous voyons la France, mais ça on l'ignore, à ce moment-là. « Plus fort, les percussions ! — Mais, Maître, nous n'avons rien à jouer, ici ! — Ah bon ? Alors faites-le plus fort ! »
Le basson comme du Bartok électrifié, comme si Eric Dolphy était assis au fond de la salle à écouter du Scriabine. Il fait toutes les voix en restant silencieux, c'est plus prudent. Le grand corps un peu cartonnier de Furtwängler qui agite ses bras longs comme les branches d'un saule. Vous n'êtes pas ensemble ? Mais c'est très bien ! C'est exactement ce qu'il faut. Oui, oui, c'est à vous que je parle, mais surtout n'écoutez pas ce que je dis. Imaginez seulement que vous faites l'amour à votre femme et tout ira bien.
Je n'arrive pas à choisir. La journée qui commence, c'est le comble du réel qui m'ouvre en deux comme un livre trop souvent relu. Mes reliures craquent. Je me dissous, je m'égare, je m'éparpille, je m'affole, je m'arrête, au bord, je manque de m'évanouir quand le monde tombe sur moi et manque de m'étouffer. Mais c'est une joie pure et qui ne s'use pas. Ça va s'arrêter un jour ? C'est vrai ? Je ne vous crois pas. Impossible. Chaque jour qui commence c'est la vie qui recommence, et le temps, Amour et Mort indistincts, dans l'excès. J'ai tenté d'apprendre, mais je ne retiens pas, la vie me traverse et me fuit, je n'ai que quelques notes, quelques fragments disjoints et intraduisibles, toujours en train de se désagréger, de se contredire, de se maudire. Le dévoiement est ma seule loi, le dérèglement ma seule morale. C'est sans doute pourquoi j'aime tant écouter les répétitions d'orchestre : je vois un autre monde que le mien. Je vois l'accord, la construction, l'artisanat, la patience, le métier, le dialogue, quand je suis dans le da capo perpétuel et le soliloque, dans l'idiotie. Je bats la mesure, mais personne ne regarde mes gestes. J'ai un don pour ça, croyez-moi ; je devrais commencer à m'y faire. Ma joie, c'est l'idiotie. Je n'y peux rien. J'entends très bien ce que personne n'entend, mais je ne comprends rien à ce que vous entendez. Et c'est comme ça depuis l'enfance. Grand arpège de harpe… Phrase plaintive à l'alto… Mon vaisseau se brise contre un rocher invisible. Je sais qu'il est là mais je ne le vois pas.
Nous ne sommes pas dans un scherzo mais ça y ressemble tellement ! Il suffit de si peu pour que le fantastique nous masque la réalité. La farce est constamment sur le point de percer l'épiderme, comme un bouton de fièvre. Les trompettes jouent faux et personne ne semble s'en apercevoir. Ils disent : « C'est joli ! » Oui, c'est joli, mais c'est faux. Quand on dit cela, de nos jours, on voit bien que plus personne n'en a cure. Chacun sa vérité, chacun sa variété, chacun sa musique. Le boucan l'emportera toujours au pays des épais. Une musique enlevée, légère comme de la dentelle, vive et élégante, ça leur écorche les oreilles. Entrata di Alfredo.
C'est à toi que j'écris, à toi. Et tu ne me lis pas. On n'écrit jamais qu'à la seule personne qui n'a aucune intention de nous lire. La musique et les odeurs, elle s'en fiche pas mal !
Tout le monde connaît le mystérieux commencement de la neuvième symphonie de Beethoven. Je parle de l'introduction du premier mouvement : cette quinte à vide (la-mi) tenue pendant seize mesures, sur laquelle vient se poser le premier thème en ré mineur, un arpège fortissimo descendant par paliers (deux notes, toujours). Tonalité incertaine. Le thème sort du brouillard comme s'il se secouait et se libérait d'un songe, d'une autre vie ; il semble se débarrasser (en un grand crescendo) de la quinte (la et mi) qui appartient à une autre tonalité. Deux mondes glissent l'un sur l'autre, qui s'échangent leur peau et leurs parfums. C'est ça, le matin. Et la voix de Toscanini, et toutes les voix de mon enfance se pressent comme à une fête galante. Fièvre et allégresse. Dans une autre vie je serai italien (mais toujours homme). On ne se lasse pas de la douleur.
J'ai mis mon cul au soleil et le soleil m'a dit : « Qui desiata giungi ! » Moi aussi, moi aussi, si vous saviez ! Je ne croyais plus cela possible. Je n'ai pas pu refuser votre charmante invitation ! Encore un peu et on se laisserait presque convaincre qu'on peut à nouveau tomber amoureux…
Répétons !