dimanche 5 mars 2023

Wayne Shorter


 

Il suffit d'écrire l'adverbe « avant » pour que s'engouffre à sa suite une quantité vertigineuse de choses, gracieuses et un peu effrayantes, que nous ne soupçonnions pas l'instant d'avant. Il faudrait toujours faire suivre ce mot de trois points de suspension qui permettraient aux choses dont je parle de venir se ranger sagement sous son autorité, sans nous entraîner vers l'angoisse et l'oubli. Bien entendu, c'est d'abord en nous que ces choses viennent se presser, mais la langue et la musique les accueillent avec plus de naturel que nous. La nuit dans les jardins d'Espagne, un nombre considérable de faits, de détails, d'événements, de sujets, de gestes, d'actions, de phénomènes et de sensations proposent à celui qui veille et se tient dans l'instant une partition complexe et prodigieuse qui en fait à la fois une vigie et un cobaye. Être témoin, voilà en quoi consiste l'essentiel de ce qui nous pousse à écrire : ramasser en nous ce qui n'est pas resté accroché à « l'avant », qui n'est pas tombé dans la nuit profonde du sens. 

Clara m'envoie des photos de ses seins gonflés de lait. Vincent va déboucher sa baignoire. La pompe à chaleur fait un raffut insupportable. J'attends une carte postale parfumée. La musique m'a épuisé, la peinture aussi. Cela va sans doute être le cas aussi de la littérature. Que me restera-t-il ? Je dois écrire à Guillaume, que je n'ai pas vu depuis vingt-trois ans, et qui sans doute n'attend rien de moi. J'ai mis trop de moutarde dans mon steak tartare. Wayne Shorter est mort il y a deux jours. Wayne Shorter, c'est l'« avant » par excellence. Si je m'avise de tirer les fils qui me relient à ce musicien, une énorme partie de ma vie vient se mettre sous l'ombre portée de cet homme, et cette vie se met à fondre sous mes yeux, comme le fait paraît-il la banquise : le temps se disloque et se déglingue en moi ; tout se ramollit ; j'essaie d'attraper et de retenir quelques morceaux au passage. 

Le jour de sa mort, je suis allé me promener avec quelques disques du deuxième quintet de Miles (E.S.P.SorcererMiles SmileMiles in the skiWater BabiesNefertiti…), la plus belle époque de Miles Davis. Wayne Shorter n'est pas pour rien dans cette réussite, c'est le moins qu'on puisse dire. Et d'ailleurs, Miles l'a su avant même de l'engager (« Et tout de suite, la musique a pris. Avoir Wayne me comblait, parce que je savais qu'avec lui on allait faire de la grande musique. C'est ce qui est arrivé, très vite. »). Cela ne faisait aucun doute dans son esprit. Les individus qui composent ce quintet sont tous à leur manière des géants. Herbie Hancock n'a jamais été meilleur que dans cette formation. Ron Carter est parfait, dans son élégante sagesse, sobre et sûre. J'ai toujours considéré Tony Williams comme un génie (et pas seulement du rythme) ; c'est lui qui ordonnance la matière sonore, qui lui donne sa forme et son allure. Avec un autre que lui, ce quintet serait sans doute excellent mais n'aurait pas ce qui a fait que jamais plus on n'entendra pareille musique. Il crée entre les musiciens une texture sonore qui leur permet de ne jamais être en défaut. Là encore, Miles le savait parfaitement. L'équilibre qui s'entend dans cette décennie est pur miracle, car c'est un équilibre qui jamais n'empêche l'inspiration et la grâce et la liberté. J'avais toujours pensé (à tort) que John Coltrane et Wayne Shorter appartenaient à des générations différentes, que Coltrane était nettement plus âgé. En réalité, il n'y a que sept ans d'écart entre eux, et ils étaient amis. Pourtant, ces deux saxophonistes (qui tous les deux jouaient du ténor et du soprano) sont bien aux antipodes l'un de l'autre. Passer de l'un à l'autre a été pour Miles une révélation. Kind of Blue est évidemment l'un des plus beaux disques de jazz qui existent (en grande partie grâce à Bill Evans), mais je ne crois pas que plusieurs Kind of Blue auraient été possibles. Le moment de grâce absolue qui fut possible en 1959 était une parenthèse fragile, hors du temps, alors que le deuxième quintet a permis une musique qui s'est développée durant une décennie avec une évidence incomparable, et qui a permis tout naturellement la transition vers le Miles électrifié des années 70, dont Wayne Shorter a été l'un des centres névralgiques. Si le génie de Coltrane sautait littéralement aux oreilles (il était pure matière), celui de Shorter est plus discret. Son jeu, d'une extrême concentration, à la fois tranchant et d'une douceur terrible, avait une élégance inouïe, qui lui permettait de ne jamais avoir à crier pour s'imposer, et son inspiration harmonico-mélodique était si cohérente avec celle d'Herbie Hancock qu'on avait souvent l'impression qu'il s'agissait d'un seul et même musicien. (Un thème comme Iris semble donner en quelques notes un concentré merveilleux de la forme de pensée harmonique qui structurait les improvisations de Wayne Shorter. Et ne parlons même pas d'ESP ou de Nefertiti…) Il a offert à Miles Davis un champ d'action et d'imagination presque infini. On comprend l'excitation de ce dernier ! Le génie de Miles, c'est banal de le dire mais c'est vrai, aura été de s'entourer de musiciens qui ont su indiquer les chemins qu'il désirait emprunter. Un des thèmes du premier des disques de ce quintet (E.S.P., 1965), Mood, de Ron Carter, est à cet égard saisissant. Le morceau est lent, à trois temps, et l'on entend le saxophoniste qui improvise une sorte de contrechamp décalé, très doux, comme murmuré, qui offre à la trompette de Miles un écrin soyeux semblant s'étendre et contaminer toute la musique, la liquéfier. Il joue derrière, et quand la trompette se tait, il passe devant, sans que la forme et le fond aient changé : il portait déjà en lui le principe et la substance et il a seulement attendu que vienne le moment de la révélation. Tout se fait naturellement, sans violence. On retrouvera ce type de morceaux une dizaine d'années plus tard dans le Miles électrique et binaire

Wayne Shorter est mort au même âge que ma mère : 89 ans. Je peux donc imaginer un peu ce que ceux qui l'ont côtoyé à la fin ont vu. Il avait énormément grossi, mais il restera pour moi le prince des saxophonistes, un élégant parmi les élégants, dont la musique, racée, précise et discrètement nostalgique, était tout sauf obèse : un orfèvre jamais banal ni m'as-tu-vu. 

« E.S.P. » signifiait Extra Sensoriel Perception (c'est ainsi qu'on parlait, dans ces années-là). Miles Davis s'en croyait doté, et Wayne Shorter a composé ce thème pour lui rendre hommage. Le fait est que la communication musicale est exceptionnelle, dans ce quintet. Les musiciens n'avaient quasiment plus besoin de partitions, ou ils utilisaient des bouts de partitions sur lesquelles il n'y avait pas grand-chose d'écrit. Je pense que cette faculté est venue du be-bop. Les jazzmen de cette époque avaient tellement joué sur des harmonies complexes et rapides qu'ils ont fini par développer une oreille harmonique très fine et quasiment infaillible. Sur la lancée, cette oreille leur a permis de jouer ensemble d'une manière qu'il est difficile de comprendre de l'extérieur. Miles Davis a exploité cette faculté d'une manière particulièrement intelligente et sensible, et l'a amenée à un niveau supérieur. C'est une des raisons qui rendent cette musique si excitante. Les musiciens de ce quintet jouent très ensemble dans un temps qui est multiple, et dans des harmonies qui sont multiples (cette musique s'est élaborée en un temps où l'harmonie en tierces et l'harmonie en quartes se sont rencontrées ; le thème d'ESP en est un exemple frappant et presque caricatural). 

Avant, c'est avant. Mais avant, c'est aussi après, et même pendant. Nous vivons sans en être conscients en des temps multiples, nous existons en une sorte de contrepoint temporel infini, de fugue perpétuelle dont les antécédents et conséquents jouent avec nos nerfs, notre mémoire et nos croyances. Il faut avoir vécu longtemps pour commencer à seulement l'apercevoir. Le temps se défait peu à peu de sa fausse évidence ; sa simplicité n'était qu'un reflet de nos limites. Nous pensions nous mouvoir sur une seule voie, en une seule direction, nous pensions avoir laissé en route tous les chemins de traverse que nous avons croisés, et l'avant, et ils sont toujours là, méconnaissables parfois mais actifs et brûlants dès que nous mettons à notre insu un pied sur leur territoire. Tous les embranchements se signalent de nouveau à nous sans que nous soyons en mesure de le prévoir, et nous prenons ces signaux pour de simples réminiscences alors qu'ils sont la trace d'une autre vie, silencieuse, qui jamais ne nous a abandonnés. 

Souvent, lorsque j'écoute de la musique, de la musique que je connais depuis quarante, cinquante ans, ou plus, je sens se déplier devant moi une partition que je ne sais pas déchiffrer, alors même qu'elle devrait m'être la plus familière. Alors je regarde autour de moi, j'observe les visages qui m'entourent, et j'essaie de savoir s'ils entendent ce que j'entends. Parfois même je pose des questions, questions que, bien sûr, personne ne comprend. Et je dois rentrer en moi pour constater que je suis seul, que j'habite un monde désolé dont je suis le seul survivant. La musique est toujours là, elle n'a pas changé, mais je ne peux en parler avec personne. Je ne sais même plus si c'est douloureux ou non. Il y a tellement longtemps que je suis seul que je ne saurais sans doute plus exister autrement. On peut toujours écrire, et ainsi se donner l'illusion qu'on est entendu, voire compris, mais on sait qu'il n'en est rien, et que rien ne pourra jamais combler la distance infranchissable qui nous sépare de l'intelligence de l'autre. C'est tout à fait comme si nos sens n'avaient pas été imaginés par le même constructeur. 

L'amour a fui, quand il nous a vu ; et on peut le comprendre — il était bien le seul à croire qu'il existe une réalité commune. Quel malheur que de l'avoir effrayé ! Il tenait tout le mécanisme, et le temps qui va avec. La musique nous a donné un temps l'illusion qu'il était possible de lui trouver un substitut — on a même pensé qu'il s'agissait d'une seule et même matière. Mais il faut une grande force de caractère pour y croire encore, après toutes les catastrophes qu'il a provoquées. Car si la musique était de même nature que l'amour, comment se fait-il qu'elle parvienne encore à ce degré de réalité, elle, qu'elle s'incarne avec cette puissance ? C'est la Chance, que nous aurions dû aimer, plutôt que des femmes.