Si j'avais quelques millions d'euros devant moi, ou à côté de moi, ou sous mon matelas, je partirais, sans doute, et je tâcherais de me confectionner une demeure imprenable et non contaminée par les miasmes acides du monde en décomposition qui frappe à la porte à chaque heure de la journée, et surtout de la nuit.
Malheureusement (ou heureusement, peut-être) ce n'est pas le cas. Ça m'évite d'avoir à abandonner quoi que ce soit, à part moi-même, et ça m'évite de croire qu'on peut oublier le chagrin d'être chassé de son propre pays.
Notre mémoire est seule garante de ce que l'on a perdu car plus personne ne nous écoute, si l'on tente de décrire le monde qu'on a connu. C'est peut-être ça, le Nirvana : ne pas pouvoir partager ses souvenirs, être si seul en notre solitude que les autres nous apparaissent le plus souvent comme des figurants maladroits inventés pour les besoins de la cause.
Partir, c'est déjà fait, en un sens. Avant la mort, nous sommes déjà morts à la vie. C'est très sensible, pour tous ceux qui avaient avec l'existence un rapport autre qu'utilitaire, prenant en considération les siècles qui les avaient précédés, et les paysages, et la beauté des femmes, et la poésie. Ici, l'ici et maintenant de notre ancien pays et de notre ancien peuple, on s'y noie peu à peu, on y disparaît chaque jour un peu plus, sans que personne ne semble s'en émouvoir. Nous sommes cet Ulysse fatigué qui tente de rentrer chez lui et à qui personne n'ose dire que sa patrie n'existe plus, et surtout, ce qui est pire, que le vocable "patrie" n'a plus de sens. Chez lui, c'est la tombe, mais une tombe sans repos ni délivrance, une tombe creusée dans le nulle part vertigineux des mondes perdus.
Nous sommes donc partis en restant, nous avons disparu en étant au centre du tableau, mais c'est un tableau dont nous ne comprenons plus le sens, qui ne s'adresse pas à nous, dont les couleurs sont des hurlements contre notre espérance. Nous serons peut-être les premiers à expérimenter la mort symbolique à l'intérieur d'un corps dont toutes les cellules continuent à vivre, situation exactement inverse à celle de ceux dont le corps est à l'arrêt et dont l'esprit s'acharne à maintenir : ce corps que ne nous pouvons quitter nous a mené à une impasse — les choses n'étaient pas prévues ainsi, on ne nous a pas mis au monde pour cela. La mélancolie n'est plus un état moral, ou même psychologique, c'est un temple sans murs et sans issue. Nous n'avons plus rien à dissimuler parce que nous sommes invisibles : l'inexistence sans fin est pire que le trépas. Ce n'est certes pas la fin des temps, mais c'est la fin de notre temps. L'Histoire a décidé de se passer de nous.
Finalement, c'est peut-être une chance, ce qui nous arrive. Il aurait été dommage de mourir comme nous étions nés, en croyant à la permanence des choses et des êtres, en croyant que la paix et le bonheur nous étaient dus, naturellement, du simple fait que nous étions nés d'un père et d'une mère aimants, dans un pays qui fut doux à vivre.