Le moi lacté.
Sophie, en slip, ses cheveux noirs déployés au maximum, le pied sur la chaise, la tête renversée en arrière. Elle sourit de tout son corps, en mangeant ses corn flakes, elle a encore ses lunettes, pas encore ses lentilles.
Sarah est déjà habillée, elle a déjà ses lentilles, elle est concentrée sur son bol, le corps ramassé, tassé en avant. Elle porte les cuillères de corn flakes à la bouche dans un enchaînement rapide, presque ininterrompu, le visage tendu. On dirait qu’elle ne respire pas. La tâche l’occupe entièrement. La cigarette qui fume dans le cendrier posé à côté de son bol a l’air, seule, de pouvoir distraire Sarah de son occupation, pour un bref instant. Elle la prend, de la main droite, tire une bouffée, regarde devant elle, tire une deuxième bouffée, plus courte, et repose sa cigarette en détournant légèrement son regard, ses yeux se plissant en un sourire. Mais déjà elle a repris sa cuillère, et le rythme des bouchées me semble encore s’accélérer. Je pense, en la voyant manger ainsi, à sa manière de me parler, au téléphone, ses phrases, enchaînées sans presque reprendre son souffle, et ses fréquents : « Ne raccroche pas ! »
Sophie, elle, me parle, en prenant son petit-déjeuner ; il n’est là que pour accompagner cette parole. Elle ne fume pas, elle est toute dans sa présence à moi, elle minaude, elle s’assure que je suis bien là, à côté d’elle, que je la regarde, que c’est bien elle qui est à côté de moi, elle rit à gorge déployée, en me montrant ses seins dont elle est si fière. Elle me dit, attends, je vais te faire ton jus de pamplemousse, elle adore s’occuper de tout, qu’est-ce que tu veux comme musique, le trio de Cosi ? Et elle se met à chanter, prenant une voix enfantine et perverse. Ses grands airs de femme du monde, elle les garde pour le dehors, elle fait tout à fait la différence entre tous les mondes qu’elle traverse avec brio. Ce qui l’intéresse, dans son intimité avec moi, c’est ce qu’elle nomme « discuter avec toi ». Quand elle est aux toilettes, elle m’appelle : « Doudi, tu viens discuter avec moi ? » (Elle est souvent constipée, donc ces conversations-là ne sont pas des brèves de comptoir...) Sophie est là, près de moi, en tout cas elle fait tout pour m’en donner l’impression. « Je m’ennuie, sans toi. »
Sarah a toujours l’air d’apparaître. Elle ne fait aucun effort pour être là, elle sait d’instinct qu’elle va ressurgir, comme une source fraîche, cachée un instant sous la terre. Sa fraîcheur est éternelle. Sans doute ne sait-elle pas qui elle était, hier encore.
« Tu te rends compte, Doudi, que lorsqu’on voyage en train, on passe toujours exactement au même endroit, au centimètre près ! Tu peux faire le voyage cent fois, eh bien, tu repasseras toujours sur le même bout de terre, tu n’en dévies pas d’un pouce. Tu ne trouves pas ça incroyable ? Même à la maison, dans notre appartement qui n’est pourtant pas bien grand, on ne fait jamais exactement le même trajet ! Chaque jour, chaque heure, on fait des variations autour d’un thème, tu trouves pas ? » Elle mord dans mon croissant, puis m’embrasse le ventre : « Miam, miam, je peux te manger, Doudi, non ? Laisse-toi faire, hein, sinon tu sais ce qui t’attend ! » et elle me montre son petit doigt d’un air entendu...
Sarah n’a pas de théories sur la forme de ses crottes ou le bruit de ses pets, non, disons que, par certains côtés, elle est moins poétique que Sophie, ou plus désinvolte... Mais tout de même, si j’ai moins ri avec elle, je pouvais cependant, interrompant l’office religieux de ses corn flakes du matin, tremper tout à coup ma queue dans son bol de lait, elle levait alors les yeux vers moi, souriante mais n’ayant nullement l’air surprise, et se mettait à me sucer avec la même application qu’elle avait mis à mâcher ses pétales de maïs. Elle avalait mon foutre tout aussi naturellement qu’elle avait pris son petit déjeuner ; pour un peu, on se disait qu’il en fait partie. Elle s’est simplement allumé une autre cigarette, est allée se servir un verre d’eau, et s’est rassise près de moi avec un grand sourire : la journée pouvait commencer.
Sarah, mon amour, j’ai toujours envie de te DÉVISAGER ! De t’arracher le visage ? Non, de rester là, dans son surgissement. Tu m’énerves quand tu me parles d’authenticité ; je suis désolé que tu me serves ce discours à la con ; mais à vrai dire peu importe. La plupart des gens parle ce langage, et, comme une forêt est dévastée par une tempête, on est effaré de voir ce désastre de bêtise, mais enfin, c’est la vie, c’est la saison, passons ! De ce désastre chez toi, je ne retiens pas les arbres cassés, les troncs saccagés, mais le vent, la puissance de ce vide qui te traverse tout à coup lorsque tu apparais dans ce monde déserté, sidéré de sa propre immobilité, de son propre mutisme ! À qui en parler, en effet, et de quoi, surtout, lorsque la seule évidence (et c’est bien « d’évider » qu’il s’agit !) est de se sentir exister, encore et encore ? « Tout ce qui vit est mort » me dit-elle avec un clin d’œil...
« Pourquoi me fais-tu un clin d’œil ?
— Egon Schiele, mon petit chéri... »
Je la vois attraper la grosse boîte noire de son violoncelle, elle approche sa tête de la mienne, et me dit, à voix basse : « Je t’aime, salaud ! »
Elle dévale l’escalier.