dimanche 20 mai 2018

Oubliez-moi !



Sur un brancard dans un couloir. Ça ne semble choquer personne. Je suis un patient comme les autres. J'ai mal, mais je sais que ça ne sert à rien d'appeler à l'aide. Attendre, il faut attendre, c'est tout. La douleur est là depuis trois heures et demie du matin, ça paraît très long. Il doit être huit heures. 

Enfin, un médecin arrive, m'ausculte, m'interroge. Prise de sang, glycémie, tension, électrocardiogramme, analyse d'urine, puis perfusion. Au bout de trois quarts d'heure la douleur se calme un peu, ça devient supportable. J'essaie de dormir en mettant mon bras gauche sur mes yeux, car la lumière est éblouissante. Impossible : les infirmières se parlent d'un bout à l'autre du couloir, se racontent des blagues, leur week-end, interpellent joyeusement les patients, tout ça d'une voix puissante, criarde, affirmative.

Des médecins passent, mâchant du chewing-gum, l'air décontracté. Ils blaguent avec les infirmières. Même monde. 

De cette matinée à l'hôpital, je ne retiens qu'une chose : tout le monde parle très fort, surtout les infirmières, qui se comportent exactement comme elles le feraient dans la rue, avec leurs copines.

Ne croyez pas que j'en aie après les infirmières. Les infirmières ne sont pas en cause. Elles se comportent exactement comme tout le monde. Elles se comportent comme les médecins, qui ne sont plus que des infirmières avec des diplômes et des voitures de luxe ; elles se comportent comme les ministres, elles se comportent comme des professeurs, elles se comportent comme des secrétaires, comme des journalistes, comme des coiffeuses, comme des sportifs, comme des acteurs : elles se comportent comme les membres éminents de la petite-bourgeoisie, qu'elles sont – ni plus ni moins. Et, en régime petit-bourgeois, on parle fort, on claque des talons, on claque les portes, et on agit au travail comme on agit chez soi, on parle comme on a envie de parler, on ne connaît qu'un seul régime de parole : le sien. En régime petit-bourgeois, on s'affirme, on s'exprime, on s'extériorise, on s'éclate. On blague. Et surtout, surtout, on traîne partout avec soi le bruit de son être. On a l'impression que sans ce bruit, sans cette rumeur, sans ces cris, sans ce raffut, le petit-bourgeois cesse d'exister. Quand il a une mobylette, il doit faire entendre sa mobylette, ou son scooter, mais quand il a une voiture, il doit aussi la faire entendre, par exemple en mettant la musique très fort, fenêtres ouvertes. Quand une femme se parfume, elle doit aussi montrer qu'elle se parfume, en exagérant les doses. C'est la même chose. Tout se passe comme si, pour avoir la sensation d'exister, dans ce monde où plus rien n'a d'existence, il fallait constamment augmenter les doses, surenchérir, souligner, hurler.

Tous ces signes qui sont émis pour montrer qu'on existe beaucoup montrent qu'on n'existe que très peu. Dans ma jeunesse, on parlait des gens distingués, on nous disait qu'il fallait les imiter. Qu'était-ce donc, une personne distinguée ? C'était justement quelqu'un qui ne se faisait pas remarquer. La discrétion était la vertu suprême. Parler bas, ne pas déranger, ne pas gêner, ne pas être trop là, rester en retrait, c'était précisément se distinguer du vulgaire. La distinction consistait avant tout à se faire oublier.

Se faire oublier ? Vous n'y pensez pas ! C'est le cauchemar du petit-bourgeois qui va répétant, comme Jacques Dutronc : « Et moi et moi et moi ! » Facebook, c'est la vitrine parfaite de la petite-bourgeoisie. On appelait ça des "m'as-tu-vu", dans ma jeunesse. Se faire remarquer, c'était le vice du plouc, ou du dandy, mais les dandys sont souvent des ploucs au second degré. Le selfie, c'est l'apothéose du plouc m'as tu vu. Telle qui se fait prendre en photo à Cannes, ou en compagnie de célébrités, ou dans des lieux prestigieux, aurait paru d'une vulgarité insupportable dans les années 70. Aujourd'hui elle est acclamée, tout le monde viendra lui dire comme elle est belle, distinguée, élégante, déposera des petits cœurs sous sa photo, lèvera un pouce bleu, au minimum. Les pouces bleus sont les signes par lesquels la petite-bourgeoisie régnante se compte et s'admire.

« C'qui compte, c'est la visibilité. » C'est comme ça que les dir-com parlent, c'est comme ça que tous les intelligents vous guident dans la vie, vous, le pecnaud qui ne sait pas y faire. « T'es pas visible, t'existes pas. Point barre. » On voit d'où vient la nouvelle loi, la loi unique : de la publicité. Avec Mitterrand sont venus les pubards. L'image a remplacé le texte, la bédé la littérature, le cinéma la culture, les hors-sol les Français, Angot Yourcenar, McCarthy Rodin. Toute une sous-culture est sortie de terre, en quarante ans, et a déraciné les vieilles statues qui hantaient encore vaguement les Français. Vous parlez aujourd'hui de Malraux, de Levi-Strauss, de Mauriac, de Montherlant, de Gide, et vous voyez le regard de vos interlocuteurs se tourner vers le plus proche écran, pour y trouver enfin un peu de vie.

Vers un écran ou vers Cannes, mais c'est la même chose. L'écran, c'est le principe et le tabernacle de la petite-bourgeoisie.