mercredi 30 mai 2018

Petit portrait en prose (15)


J'ai oublié son nom de famille mais son prénom était Franck. Nous étions partis ensemble, à seize ans, pour faire un sorte de tour d'Europe, en train, avec la carte Interrail. Ça rassurait ma mère que je ne parte pas seul, mais nous nous sommes très vite séparés. Puceaux tous les deux. 

Peu de temps après notre retour, Franck est venu me voir : il avait des questions à me poser. Puceau, je ne l'étais plus, et il avait besoin de consignes techniques assez précises. Ça le tracassait beaucoup, de devoir toucher le sexe d'une femme, et, plus encore, d'y toucher avec la bouche. J'étais l'expert. On a parlé sécrétions, odeurs, matières, stratégies, et je le regardais se tortiller sur son siège, de plus en plus mal à l'aise. Ça ne lui semblait tout simplement pas possible de faire certaines choses ; il voulait vérifier que quelqu'un les avais faites, ces choses, et y avait survécu. J'étais ce quelqu'un. Nous cherchions nos mots soigneusement, comme si ces mots étaient aussi dangereux que les choses qu'ils désignaient. On marchait sur des œufs huileux, dans une grotte sombre du plafond de laquelle des stalactites de glaires manquaient à tout instant de nous inonder le crâne et de nous couler dans le dos. Franck, lui, c'était un moderne, il aurait voulu qu'au lit avec une fille, tout se passe en mode automatique, que son engin se trouve emboîté correctement et proprement, et qu'on puisse tranquillement passer à autre chose. 

Comme l'heure du dîner approchait, ma mère a demandé à Franck s'il voulait rester avec nous, mais il a décliné. On sentait qu'il était pressé de se tirer de là. Il lui fallait un peu de temps pour digérer. Les huitres, ce serait pour une autre fois.