vendredi 11 mai 2018

A rose is a rose…



En regardant Prénom Carmen, de Godard, j'ai eu l'idée de faire jouer Au clair de la lune (ou autre chose du même ordre), à mes jeunes élèves, en distribuant les do, les ré, et les mi sur toute l'étendue du clavier, un peu comme on le fait dans la musique dodécaphonique. Je me demande si un enfant de trois ans reconnaît Au clair de la lune, quand le do est séparé du ré par trois ou quatre octaves.*  Ces do de registres différents ne sont des notes identiques que si on les rapporte à un système qui partitionne l'espace sonore, qui le strie, qui en transpose une séquence étroite (de do à si), un dodécaphone à laquelle le système tonal se rapporte tout entier, ce qu'on nomme le total chromatique : les douze couleurs que peuvent prendre les notes de la musique occidentale. (Le mot « identiques » que j'emploie juste avant est ici à prendre au sens de "qui donne une identité" à la note – qui lui donne un rang, une couleur, un nom –, et pas de "semblables". Le nom des notes, dans le sytème tonal, c'est l'adjectivation des hauteurs.) Le clavier instrumental fonctionne comme une spirale mise à plat. Chaque note revient sept fois (pour le piano) à l'identique, mais à un autre niveau de la spirale. Pourrait-on alors parler de bathomologie sonore ?

Les notes sont comme les noms. Chaque personne, pour être distinguée, située, est dotée d'un prénom et d'un patronyme. Son vrai nom est la rencontre, le croisement, de ces deux ordres, de ces deux vecteurs : un ordre vertical (le patronyme) et un ordre horizontal (le prénom), de la même manière que la longitude et la latitude permettent de situer un lieu sur le globe terrestre, de lui donner une adresse. Une note en tant que telle n'est pas suffisamment caractérisée : elle n'est qu'un "patronyme". Son "prénom" (un de ses prénoms, pour être plus exact), c'est son rang dans l'espace sonore – ce qu'on nomme sa hauteur, dans le dialecte musical.

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Je me suis demandé en quoi consisterait une expérience équivalente à celle dont je parle plus haut, dans l'ordre de la langue ; par exemple, avec un poème très connu. Serait-ce quelque chose de cet ordre ?

Gît plat dos souteneurs le ça j'aurais si long.
En grès meule ô terroirs en sombre à des milans,
Revers, le millet fou te grossit de romans.

Je viens de faire l'expérience. J'ai fait entendre les trois "vers" précédents à quelqu'un qui a une excellente oreille poétique : il a immédiatement reconnu le poème de Baudelaire dont a été tiré cette chose étrange que j'ai obtenue en "décalant" d'un ou plusieurs rangs les sons de ces mots, comme je l'explique plus haut dans "l'expérience Au clair de la lune". 

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,

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(*) Cela revient à se poser la question suivante : est-ce qu'un do est un do ? Pour n'importe quel musicien, la question ne se pose pas : un do est un do est un do… Un do3 et un do6 sont tous les deux des do. Mais pour un non-musicien : est-ce qu'un do est "la même chose" qu'un autre do ? Ou, pour le dire autrement, que deux do soient dans un rapport de fréquences simple (1/2) signifie-t-il pour autant qu'ils sont équivalents ? On va me répondre que dans le système tonal, la réponse est oui. En est-on si sûr ? (Nous disons que ces deux do sont "la même note", parce que nous nous situons implicitement dans le système tonal, mais, dans le système dodécaphonique, par exemple, est-ce que ces deux do sont équivalents ?) Si l'on s'adresse à quelqu'un qui a l'oreille formée, c'est évident, mais si l'on fait entendre deux do, séparés de quatre octaves, par exemple, à un jeune enfant, est-ce qu'il va affirmer que « c'est la même note » ? (Cela revient peut-être aussi à se demander ce que c'est que "la même chose", mais je ne m'aventurerai pas jusque là.)