lundi 30 juin 2014

Joseph Stalin (1)


Je m'appelle Joseph Stalin. Stalin, comme Melun, pas comme praline. Je sais ce que vous allez dire. Mes parents n'ont pas assez réfléchi, ils sont inconscients, etc. Je vous arrête tout de suite. Mes parents ont parfaitement réfléchi à ce qu'ils faisaient, et je leur rends grâce de m'avoir prénommé Joseph. Et puis, ne commencez pas à juger et à pérorer avant de savoir. Mon père se nommait Adolf Hitler. Vous imaginez un "Joseph Hitler" ? J'aurais eu des soucis, à l'école. Non, ce Joseph Stalin, c'est un coup de génie, vraiment ! Qui aurait l'idée de me chercher noise au sujet du nazisme et toutes ces calembredaines, avec un nom comme le mien ? Imaginez un peu le sacrifice de mon père. Tout le monde n'est pas capable d'une pareille générosité, laissez-moi vous le dire ! Et puis, le jour où je veux changer de sexe, je n'ai que trois lettres à ajouter à mon nom : Joséphine Stalin. Pour ma part, je ne vois que des avantages au nom que mes parents m'ont choisi. Bien entendu, on pourrait se poser la question de savoir comment il se fait que mon père se soit nommé Adolf Hitler. Là-dessus, j'avoue manquer un peu d'informations. À mon avis, il se serait nommé Léon Boutanche, ou bien Albert Dubranleau, ou même, tenez, Franz Kafka, les choses auraient été bien différentes. Mais si, je vous assure ! Essayez donc d'ouvrir un camp de concentration au nom d'Albert Dubranleau, vous allez voir la tête du personnel. Non, il faut se rendre à l'évidence : Hitler ne pouvait s'appeler qu'Hitler, et moi je ne peux m'appeler que Joseph Stalin. On ne peut pas aller contre ça. « Bonjour, je m'appelle Albert Dubranleau et je voudrais ouvrir un camp de concentration. » Oui, oui, c'est ça, et moi je suis Joséphine Baker et je vends des bananes…

Quand j'ai épousé Josépha, elle m'a dit que la moustache m'allait bien. Moi je lui ai répondu  : « Josépha, comment le sais-tu, puisque je n'ai jamais porté la moustache ? » Mais vous savez comment sont les femmes : elle n'en a pas démordu. La moustache m'allait bien, il n'y avait pas à sortir de là. Je me suis donc laissé pousser la moustache, et, ma foi, Josépha n'avait pas tort. Avec cet attribut, j'ai un petit côté, comment dire, enfin je suis assez viril, et il suffit que je fronce le sourcil pour que les enfants filent droit. C'est un avantage considérable, de nos jours. Le petit dernier, Benito, est très joueur. Il aime couper l'arrivée du gaz et me dire, avec ses grands yeux si sérieux : « Monsieur mon Papa, on va avoir du retard. Je vous rappelle qu'on a un planning très serré, pour les hamburgers du week-end. » Et tout le monde d'éclater de rire ! Joséphine, sa grande sœur, elle, est plus réservée. Mais c'est une excellente pâtissière.

Mon pote Paul, celui avec qui j'ai fait les quatre cents coups, dans ma jeunesse, s'est lancé dans la boulangerie. Il a ouvert des succursales au Cambodge, ça marche très fort, là-bas, la boulangerie française. Joséphine a d'ailleurs été y faire un stage l'été dernier. Elle nous en est revenue enchantée. Comme c'est un pays chaud, elle a pu laisser libre court à sa passion du nudisme. Il paraît qu'elle a beaucoup de succès, quand elle pétrit la pâte en (très) petite tenue. On va peut-être aller y faire un tour un de ces jours. Paul insiste pour nous montrer ses installations. Josépha, elle est un peu réservée, pour dire le vrai. Elle trouve que mon pote est assez communiste sur les bords. Moi, franchement, je m'en fous. L'essentiel c'est de réussir dans la vie. Après, qu'on soye communiste, socialiste ou mou du manche, moi, je dis que ça regarde personne. C'est comme la religion c'est trucs-là. Et puis regardez tous les ennuis qu'il a eu, mon pater. Ça vaut pas le coup. J'ai pas envie qu'on m'assassine, ni qu'on emmerde Benito à l'école. Chez les Stalin, on sait se tenir. Stalin est maître chez soi, mais à part ça, calmos. On va pas refaire le grand Reich ou la grande Russie ou l'Empire ou quoi ou qu'est-ce. Non, d'ailleurs je le dis souvent à Paul, je lui fais comme ça : « Mon pote, essaie donc pas de les éduquer, tes clients, là. Pourvu qu'ils achètent tes miches et tes saint-honoré, le reste, hein, c'est d'la politique, et la politique, c'est comme l'amour, garde-le à la maison, si tu peux : dès que ça sort en ville, ça finit toujours par coûter un max. La fournée c'est la fournée. Point barre. Y a pas à sortir de là. Sauf si tu cherches les ennuis. » Mais bon, c'est un malin, mon pote Paul. Maintenant qu'il a épousé Carla Del Ponte, il est à l'abri. En tout cas c'est ce qu'il croit. Je serais plus tranquille s'il avait épousé Alessandra mais c'est pas son avis. Pourtant, moi, Alessandra, je la trouvais plutôt gironde. Je crois que c'est la Suisse qui le rassure, et puis il aime bien la fondue. Del Ponte, c'est bien français, comme nom, je trouve. De ce point de vue là, je peux pas lui donner tort, à Paul. On sent bien qu'elle est d'ici, cette Carla là. Pas comme l'autre qui couinait à l'Élysée en se chatouillant les cordes, qu'elle avait rares.

Pour revenir à Papa, c'était un chic type. Socialiste, progressiste, il avait des idées très généreuses et tout. Quand il était petit (c'est maman qui m'a raconté) il disait : « Moi, plus tard, je veux devenir nègre. » Ah bon qu'on lui répondait ; ça c'est une drôle d'idée mon gars, ben pourquoi tu veux devenir nègre, Adolf ? Et là il se lançait dans une grande défense de l'Afrique et tout, qu'ils avaient tout compris, les Africains, qu'ils étaient des rois et des princes, qu'il fallait remonter aux pharaons, et que la couleur noire était ce qui se faisait de mieux, enfin, on pouvait plus l'arrêter à ce qui paraît. Bon, j'ai pas compris tout l'enchaînement, et je parie que maman non plus, mais en tout cas tout est parti de là, ça c'est sûr. Y aurait aussi une histoire de tisane de queues de cerises, à ce qu'y paraît, mais faut pas me demander d'expliquer, la vie est parfois tordue comme la main d'un dupuytreneux, c'est tout ce que j'en ai retenu. Et là, je sais de quoi je parle.

(…)