lundi 21 avril 2014

Sonatines


La Sonatine. Celle de Ravel. Par Claude Helffer. Cela doit bien faire quarante ans que je n'ai pas écouté ce disque, sans doute plus encore. Je l'ai retrouvé tout à l'heure sur Youtube. Merveille de la mémoire à long terme. J'ai reconnu Claude Helffer. Ce que j'ai reconnu ? Aucune idée, mais la magie opère encore, c'est un fait. Je tente de retrouver la voix (le son de la voix) de mon père, et je n'y parviens pas. C'est si loin. Quand je vois des photographies de Bill Evans et de Jascha Heifetz, en revanche, je le retrouve, je veux dire, son visage, son corps — et même son odeur. Ce mélange si particulier de raideur et de drôlerie, de brutalité et de douceur, la courbure, la pliure de son corps, sa timidité alliée à son autorité naturelle. Mes morceaux préférés, alors, étaient cette sonatine, le Menuet antique, et les Miroirs. J'aime beaucoup les sonatines, en général. Celle de Sibélius, par exemple, et celle de Bartok. De la musique pour timides. Pas du genre à vouloir jouer l'opus 110 encore jeune, on regardait cette partition sans la comprendre, et ne parlons même pas de l'opus 111. Mais Ravel a toujours été proche, si proche, si amical, si familier ! Lui aussi, maintenant que j'y pense, avait quelque chose du père. Debussy, c'était l'exotique, l'incompréhensible, celui qu'il fallait apprendre à aimer, en le jouant. Tout le contraire de Ravel. 

On avait entendu Helffer jouer l'opus 110, à la chapelle de la Sorbonne. Il avait également joué une pièce de Manoury, tout jeune alors, et peut-être Bouchourechlief, mais je n'en suis pas certain. J'étais seul, et, pour la première fois, je me suis surpris à penser que je pouvais comprendre Beethoven. Oh, de manière bien timide, bien partielle, très maladroite, mais ce fut un événement capital. Quand j'ai parlé de ce récital à Carlos, il m'a dit qu'Helffer était très mauvais. Oui, mais l'opus 110 ? Je ne pouvais pas lui parler de Ravel, ni de mon père. C'était lui, mon père. 

Cela me donne à penser qu'alors nous allions au concert pour apprendre. Pas tellement pour le plaisir, même s'il y en avait évidemment beaucoup. D'abord apprendre ; on verrait ensuite pour le reste. 

Quand le Feu follet est sorti au cinéma, j'avais sept ans. Je ne l'ai évidemment pas vu à cette époque-là. Mais ma sœur aînée, elle, l'avait vu, et s'est mise à jouer les Gnossiennes et les Gymnopédies de Satie. J'ai donc joué moi aussi les Gnossiennes et les Gymnopédies. On n'imagine pas, il est impossible d'imaginer, aujourd'hui, à quel point cette musique nous semblait étrange ! Et je ne parle pas seulement de l'absence de barres de mesure. Je n'avais pas encore été mis en contact avec la musique de la seconde école de Vienne, ni même avec Bartok. Quand je pense que Boulez avait déjà composé sa deuxième sonate, et que mon père grommelait quand on essayait de lui faire écouter Mahler… 

Dans le fond, il me faut bien admettre, même si je n'ai pas énormément d'estime pour la musique d'Erik Satie, qu'elle fut au minimum une des portes d'entrée dans celle de Debussy. Je pense par exemple aux Canopes, du deuxième Livre des Préludes. J'ai sans doute eu tort de tant mépriser Satie. Sa musique fait partie de ces musiques qui sont indissociables d'une époque, d'une société, de mouvements artistiques, et c'est en pénétrant ces milieux qu'on se met à entendre les grands compositeurs (dans lesquels je ne peux décidément pas le ranger) avec une oreille plus intelligente, plus reliée et plus "historique", et sans doute moins exclusivement musicale. Après avoir banni cette musique, je la redonne à jouer à quelques élèves. Quelle est la part de nostalgie, quelle est la part de pédagogie, quelle est celle de la démagogie, je ne sais, mais c'est en revenant sur ses pas, c'est en "avançant vers le fond", qu'on découvre encore du neuf, en soi. Et l'on ne peut rien transmettre si l'on ne découvre pas du neuf en soi, de ça je suis convaincu. La fidélité à l'enfance n'est pas une manière de rester le même, pas du tout, c'est au contraire la chance maintenue vive de chaque jour trouver une nouvelle porte à ouvrir, et ainsi de se poster sur le chemin de l'étranger qui nous habite.