samedi 26 avril 2014

Leur morale et la nôtre


Je n'ai aucune imagination. Je m'asseois au bord d'un lac, je vois de l'eau, des cygnes, des barques. Je regarde un tableau, je vois de la peinture, des couleurs, des formes. Je regarde une femme nue, allongée sur un lit, je vois un ventre, des bras, des jambes, un épiderme, des poils, des cheveux. Je regarde la télé, je vois des images, des gens qui parlent, d'autres qui marchent. Je regarde le mur de ma chambre, je vois un mur. Je regarde un crucifix, je vois une croix, un personnage, du bois. Je regarde un visage, je vois un nez, des yeux, des oreilles, des joues, un menton, des cheveux, encore. Je regarde dans le canon de ce revolver, je ne vois rien qu'un trou sombre. Je regarde mes mains, je vois des mains, avec des doigts, des ongles, des paumes, des lignes de la main, de la chair, des plis, ça brille un peu, c'est tout, je vois un auriculaire, un annulaire, un majeur, un index, un pouce, et c'est tout. Je regarde en moi, je ne vois rien, je n'entends rien. Je regarde le miroir, je vois un être sans imagination en train de me regarder, et je sais qu'il s'agit de moi. De quoi ai-je peur ? D'être immobilisé, soit maladie soit enlèvement, ne plus pouvoir bouger, devoir supporter le même panorama durant de longues heures, durant des jours et peut-être des mois. Un être sans imagination est très facilement prisonnier de lui-même, quand la vie ne se charge pas de lui fournir des distractions. Il n'est pas besoin que ces distractions soient de bonne qualité, il suffit qu'elles présentent des différences entre elles, des différences suffisamment évidentes pour que l'être sans imagination les perçoivent nettement, sans effort. Jamais on ne devrait rester immobile. L'immobilité est un vice. Le mouvement seul est moral. Regardez les chats, ces êtres vicieux, qui passent le plus clair de leur temps immobiles… Combien il convient de s'en méfier ! La preuve n'est plus à faire : un chat qui dort et c'est toute votre vie qui est suspendue à un fil. Chacun sait cela. Les six chaises Louis XV en bois ciré qui se trouvent dans la salle-à-manger connaissent bien le problème du chat qui dort, elles. Elles doivent supporter ça sans broncher, sans se plaindre. Parfois, je m'asseois dans la salle-à-manger et je regarde ces six chaises Louis XV avec une grande sympathie. J'essaie de m'imaginer à leur place, mais je n'y arrive pas. Je ne sais donc pas ce qu'elles ressentent, mais tout de même, une certaine tristesse émane de leur ensemble, une tristesse d'objets, c'est indéniable. Alors je leur parle, et je me lève, et je les déplace. Je dispose la chaise numéro 1 à la place de la numéro 2 et la numéro 2 à la place de la numéro 1. Et je me demande si c'est mieux ainsi. Mais aussitôt, je fais de même avec la numéro 3 que je dispose à la place de la numéro 4, laquelle prend la place de la numéro 3. Cela peut durer une heure et demie ; mais cela ne m'apaise pas. Je ne sais pas si elles sont mieux dans la disposition nouvelle que dans l'ancienne, et comme rien ne les distingue les unes des autres, je suis incapable de tirer la moindre conclusion de ce jeu absurde. Au moins, cela oblige le chat à aller dormir ailleurs que sur l'une des ces chaises. Hier, j'ai décidé de nommer la chaise numéro 1 "Isabelle", et la chaise numéro 2 "Carlo". Je croyais que cela me simplifierait la vie, et qu'ainsi ces deux chaises acquerraient une identité plus facilement identifiable. Mais on ne peut pas compter sur les objets, ils ne jouent pas le jeu. Ils aiment l'immobilité, quoi qu'on en pense. Alors j'ai dit : « Isabelle, veux-tu aller à la place de Carlo ? Qu'en penses-tu ? » Comme Isabelle ne répondait rien, j'ai posé la question à Carlo : « Carlo, est-ce que cela te plairait d'occuper la place d'Isabelle ? Dis-moi. » Lui non plus n'a pas répondu, ce qui m'a mis un peu en colère, mais je me suis fait une raison : les objets sont des cons ingrats. On essaie d'améliorer leur ordinaire, et voilà comment ils nous remercient. Michel Legrand, par exemple, est un objet pour lequel j'ai le plus grand mépris. Il restera Michel Legrand pour l'éternité, du moins pour son éternité à lui, avant de disparaître dans les flammes de l'enfer. D'ailleurs, je n'essaierai même pas de lui proposer de changer de place : sa place, je crois qu'il la mérite amplement. La mienne aussi, sans doute que je la mérite. Je ne sais pas, puisque je ne peux pas me voir autrement que je ne suis, c'est-à-dire un homme normal n'ayant aucune imagination. Isabelle et Carlo n'ont pas plus d'imagination que moi, mais on peut leur pardonner facilement, car personne ne demande à une chaise d'avoir de l'imagination. Carlo et Isabelle sont dociles. Ils supportent très bien que n'importe qui s'asseoit sur eux. Petit derrière pointu, gros derrière large et mol, fondement fondant ou cul serré, on dirait qu'ils ne font pas la différence. Même le chat ne semble pas les déranger. L'autre jour c'était Octavie. Je l'ai bien observée, Octavie, et je suis sûr qu'elle avait choisi Carlo exprès. Elle bougeait son derrière d'une manière louche, sans raison véritable. Tout son corps était parfaitement immobile, sauf ses fesses ! Puis elle a vu que je l'observais et elle s'est figée ; elle m'a fait pitié. Je l'avais invitée parce qu'elle non plus n'a aucune imagination. Pour ça nous nous entendons bien. Je lui ai servi du thé, nous avons mangé des gâteaux secs, et nous avons un peu discuté de l'actualité. Nous étions d'accord sur tout. À un moment, je lui ai demandé si elle voulait écouter un disque de Michel Legrand. J'avais préparé le disque et l'avais posé non loin de nous, de façon à ce qu'elle voie la pochette, sur laquelle on reconnaissait Michel Legrand. Elle a souri, a rougi, et m'a dit : « Je ne préférerais pas. » Je lui ai dit que j'étais soulagé par sa réponse et je lui ai versé à nouveau un peu de thé chaud. Elle m'a demandé si les chaises étaient bien de style Louis XV et je lui ai répondu qu'elle avait raison, et je lui ai demandé si elles étaient à son goût. « Oh, oui, c'est parfait. D'ailleurs, j'ai les mêmes à la maison. » m'a-t-elle répondu. Elle m'a alors demandé pourquoi le revolver était là, et je lui ai répondu que c'était à cause du chat. « Je comprends… » m'a-t-elle répondu. Le chat était justement en train de passer près de nous, la queue dressée, se frottant aux montants de la table. Octavie regarda le chat qui lui rendit son regard. « Il paraît que les chats ont une imagination débridée ! » me dit-elle à mi-voix. Puis, sans mot dire, elle empoigna le revolver et tua le chat, d'une seule balle entre les deux yeux. « Ça ne vous dérange pas ? », fit-elle. Je secouai la tête d'un air encourageant. On sentait l'odeur de poudre et j'ai sonné la bonne pour qu'elle vienne nettoyer. Octavie a croqué dans un gâteau sec et j'ai aperçu ses dents très blanches. Je marchais autour de la table en fumant une cigarette, pendant que la bonne passait la serpillère avec un soupir désagréable. Alors Octavie se leva et alla à la fenêtre ; elle semblait absorbée dans la contemplation de ce qu'elle voyait. Quand la bonne fut repartie, je rejoignis Octavie à la fenêtre, et nous nous mîmes à regarder de concert, sans dire un mot. Je sentais dans mon dos les six chaises Louis XV immobiles et silencieuses, et je posai mon bras autour de ses épaules. Nous étions comme deux objets abandonnés, face au paysage qui ne nous disait rien. J'eus vaguement envie de pleurer.