samedi 19 avril 2014

Blancheur


Maurice Ronet, on dirait toujours qu'il sort du lit, ou qu'il vient de passer une nuit blanche. Même s'il a dormi douze heures, sont inscrits sur son visage les stigmates d'une vie déréglée, de l'alcool, de la cigarette, du jeu, et des femmes. « La vérité : que vous êtes tout à fait guéri. » 

Qu'elles sont belles, ces images du commencement du Feu follet ! Les visages de Léna Skerla et de Ronet, sans musique — « Alain regardait Lydia avec acharnement. » C'est notre regard à nous qui s'acharne, par le truchement de celui de Louis Malle, sur ces deux personnages, sur leurs visages, sur la peau de leurs visages, bouche, narines, menton, grains de beauté, cils, sourcils, « comme une couleuvre entre deux cailloux », et cette blancheur de l'épiderme, ce temps qui ne passe pas, l'oreille d'Alain qui vient s'aligner sur les lèvres de Lydia, son nez à elle, la petite clef de fa de la narine gauche, les rides aux coins de la bouche, il est couché sur elle, il la regarde, il s'acharne à la re-garder. « Pauvre Alain… Comme vous êtes mal ! » Les hommes sont toujours mal, ils se tiennent toujours dans une position inconfortable vis à vis des femmes, puisqu'ils veulent les regarder, avec acharnement, qu'ils essaient de comprendre ce qu'ils voient, et qu'ils n'y parviennent pas. Leur regard essaie d'entrer, mais il n'y pas d'entrée. Alors ils regardent, et regardent encore, espérant un miracle, une porte qui s'ouvrirait, un signe, quelque chose qui leur dirait : « Allez, viens, c'est par là que tu peux m'atteindre. » Tout ce qu'ils voient, c'est eux-mêmes en train de regarder, avec ce regard de fou, ou d'idiot, derrière un miroir trouble… Il ne la quitte pas des yeux, comme si sans son regard à lui elle cesserait d'exister, ce qui est d'une certaine manière la pure vérité. « Il y avait longtemps. » Et : « Je m'en veux. » La Gymnopédie de Satie, au moment où il la touche. « Souriez-moi, Alain. C'était très bien. Je suis contente. » Et toujours cette blancheur de la peau, comme du plâtre. Ils fument des Kent. Ce "je suis contente", pour le remercier de jouer le jeu, de ne pas désirer plus que ce qu'elle peut donner, c'est-à-dire son image, son masque, sa peau, ce temps alenti, sa voix. Son petit homme a joué selon les règles qu'elle a fixées, elle le félicite, elle est contente, elle est contentée. Alors elle le regarde aussi, dans un mirage de réciprocité tendre, c'est une merveille, et, dans cet échange de regards perdus, l'homme se sent gonflé de tout son pouvoir, comme l'enfant regardé, enfin, par la mère. Et il se sent l'égal de la femme, de celle qu'il prend pour une femme, d'une femme qui serait le pendant de l'homme qu'il est. Ils fument, tous les deux, comme deux camarades qu'ils ne sont pas du tout. Et ils se sourient, et il est guéri. Pour l'instant, il est guéri.