mardi 22 avril 2014

Juan (2)


— Un enregistrement ? Oui, c'est bien possible. Tous les Espagnols jouent de la guitare.
— Où l'avez-vous entendu ?
— Chez une amie.
— Quelle amie ?
— Une fille qui s'appelait… Tania, je sais plus… Un nom russe. La dernière descendante de Gengis Khan… Tu te souviens du nom de Tania ?
— Fedin.
— C'est ça : Tania Fedin.
— Où habite-t-elle ?
— Dans le quartier… Autour de l'Odéon, mais je ne sais pas trop où. Tu sais ?
— Pourquoi tu fais semblant de ne plus me connaître ?
— Je ne vous connais pas.
— Ah… Dégueulasse ! Vous croyez que Juan a du talent ?
— On le dit.
— Il n'en avait pas l'air. Plutôt le genre maudit. Les gens qui mettent leur génie dans leur vie… Son gros boulot, ça consistait à s'asseoir, là où vous êtes, rester des heures, sans desserrer les dents, à regarder les gens passer. Surtout les filles. Quand il voyait un type qui ne lui revenait pas, il allait lui casser la gueule. Il y a peu, il a fait quinze jours de taule, pour ça, pour avoir démoli un type, en le traitant d'espion, de fasciste. 
— D'espion ?
— Oui. Vous y croyez aussi ? Oh, si ça peut vous faire plaisir…C'est tout ce que je sais, et ça m'a toujours suffi. 
— Je m'en souviens, fort bien. Et croyez-moi, c'était assez mauvais. De la merde, croyez-moi, de la merde ! 
— Mais de quoi parle-t-il ?
— De l'enregistrement.
— D'ailleurs, il doit être perdu. Juan détruisait tout ce qu'il faisait. Une sorte d'obsession du néant.
— Et le néant, ça te connaît.
— Je regrette de ne pouvoir vous aider.
— Tu as vu ce ton !
— J'ai vu ce con, oui.
— C'est un don, chez lui.
— Il est très bon, en effet.
— Fasciste !
— Mais non, voyons, au fond, c'est juste un non sur pattes. 
— Quel est son nom ?
— Je ne sais pas. Tout le monde l'appelle le Docteur.
— Espion.
— C'est beau, la jeunesse, la naïveté, l'enthousiasme.
— Tout pourrait peut-être s'arranger ?
— Ah vous croyez ?
— Juan, lui, n'y croyait pas.
— Terry ?
— Quoi, Terry, quoi, laissez-la tranquille à la fin !
— Sa voix…
— Eh bien quoi ?
— Non, rien.
— Inutile de chercher davantage. Vous ne trouverez rien.
— T'es pas un peu folle ? Tu te rends compte de ce qu'il a pu penser de toi ?
— Il cache quelque chose. Il se méfiait de moi. J'étais sûr qu'il allait téléphoner à quelqu'un. 
— Téléphoner à qui ? Pourquoi ?
— Je ne sais pas. 
— T'exagères un peu, non ? Tes enfantillages finiront par nous attirer des ennuis. 
— Mes enfantillages me regardent.
— Moi aussi.
— Vous vouliez voir Philippe ?
— Oui, vous savez si…
— Non, je ne sais pas où il est.
— Mais il va revenir ?
— Oh, sans doute !
— Vous voulez que je lui dise quelque chose ?
— Non, il faudrait que je le voie.
— Venez l'attendre chez moi. Venez !
— Le Docteur n'est pas là ?
— Mais non voyons !
— Pourquoi de la merde ?
— Pardon ?
— Pourquoi le Docteur parle-t-il comme ça ?
— Ah, le Docteur… Il a l'air de vous faire peur.
— Un peu, oui.
— Vous êtes ridicule.
— Je sais.
—Philippe, lui, ne le craint pas.
— Ah ?
—