mardi 29 avril 2014

Sauvés…


L'espoir d'être sauvé. D'être encore une fois baptisé dans la lumière… Chaque mot compte. Sauvé. Encore une fois. Lumière. Espoir. Baptême. Être. Sauvé… Comprends-tu ce que cela signifie ? Apothéose. Ça n'existe nulle part ailleurs. « J'ai un corps qui subit le monde ». 

On naît pour être sauvé. Uniquement pour ça : être sauvé. Passer de la nuit au jour. Les mains sont friables, malheureuses, maladroites… Mais ce sont les nôtres. 

Il y a une vingtaine d'années de ça, j'ai vu Jean-Paul II à la télévision et ce jour-là j'ai compris de quoi il était question. Un corps habité, c'est tellement rare. La grâce, chez un homme, ça arrive tous les cent ans — ou mille ans ! J'ai su immédiatement que c'était un saint. Pas un saint homme, non, mais un saint.

Il faisait bien l'amour, il avait deux millions devant lui, il pensait garder la femme. Comment en aurait-il été autrement ? Il ne savait pas qu'en une vie on vit plusieurs vies

Ce qui vient après la fin… C'est le commencement. C'est le Temps. Il roulait à tombeau ouvert, et, seul dans la petite auto, il écoutait le Tombeau de Couperin. Baptisé dans la lumière… Seul contre tous, puisque tu m'as quitté. 

Forlane… Si j'avais une fille, là, aujourd'hui, si une femme venait accoucher chez moi d'une fille qui serait la mienne, je l'appellerais Forlane. Heureusement, cela n'arrivera pas. Sauvé. 

« Mais si on s'écoute… alors on ne fait pas de musique. » C'est une étudiante de Celibidache qui prononce ces paroles. Et le Maître : « Je me suis donné un mal de chien, j'ai enseigné durant quarante ans. Pas un seul bon élève ! » Pas un seul… On aurait pu, pourtant ! Qu'est-ce qui manque, qu'est-ce qui empêche ceux qui viennent voir un professeur de réellement apprendre, de comprendre ? Qu'est-ce qui les retient, exactement ? Pourquoi ne veulent-ils pas entendre, ni écouter ? C'est à devenir fou, parfois.

C'est toujours par la comparaison qu'on descend profondément dans la compréhension d'une œuvre mais ce n'est jamais par la comparaison qu'on comprend une œuvre.

Dans le Feu follet, il y a cette scène où Alain essaie d'expliquer que s'il s'est couché sur la tombe du Soldat inconnu, c'est seulement parce qu'il était fin saoul, et pas pour prouver (ou exprimer) quoi que ce soit. Mais c'est trop difficile à croire, ou à penser, pour les âmes simples qui ne supportent pas qu'on n'agisse pas POUR ou CONTRE quelque chose, avec une idée en tête. Avoir une idée en tête, quelle humiliation ! En réalité, ces gens-là, les militants de l'idée-en-tête, n'en ont qu'une seule, d'idée en tête, et ne supportent pas qu'on puisse en avoir deux, ou trois, ou plus… Aymeric Caron est un fameux exemple de ces militants de l'idée-en-tête.

La Paresse, toujours là, en embuscade. La grande ennemie de l'art. J'écoute les deux Danses pour harpe et orchestre de Debussy. Il aurait pu se passer d'écrire ça. On pourrait se passer de les écouter, d'ouvrir la partition. Bien sûr qu'on pourrait. Si l'on s'écoute… Celibidache explique qu'au commencement et à la fin nous nous trouvons au même endroit. On a changé mais on se trouve au même endroit : ce serait ça, la musique. Au commencement / à la fin… Le Temps : vivre à tombeau ouvert. La mère apprend à l'enfant à lasser ses souliers : tu vois, tu fais une boucle, comme ça. Allez, va, maintenant. Je te jette dans la vie, j'ouvre mon tombeau, pour toi ; pour toi, j'ouvre mon ventre, à travers moi, tu passes, et je passe, aussi. Les femmes disparaissent par où elles arrivent, et les hommes restent seuls devant ce mystère : c'est la raison pour laquelle ils se mettent à la musique, qui est la seule réponse supportable à cette incompréhensible disparition.

Face au silence — terrifiant mais intelligent — de Dieu, seule la musique est en mesure de nous donner une idée de ce qui nous sauvera. Et non seulement elle nous en donne une idée mais elle est aussi le mode d'emploi : La Fin et le Commencement se trouvent là, au creux de l'oreille, au même endroit, et à l'envers. Comment puis-je changer instantanément, sans bouger, sans déplacer ce corps étrange qui est le mien ? Plusieurs vies sont là, dans la sonorité, dans le présent. C'est le Contrepoint de la lumière et retour.

Ce n'est évidemment pas un hasard si le plus grand musicien de tous les temps a si bien parlé de la Résurrection. Vous voulez voir et entendre le tombeau s'ouvrir ? C'est très simple : écoutez la Saint-Matthieu. Vous serez à la fois dedans et dehors, vous serez à la fois présent et passé, de chair et de son. Surtout, vous aurez la possibilité d'être tout près de Jésus.

Elle s'appelle Véra, elle a seize ans. Blonde aux yeux bleus, cheveux courts, translucide, ravissante et amoureuse. Elle ne sait pas qu'il est mort. Il voulait lui laisser son dessin de Beuys, mais eux ont décidé que sa chevalière ce serait aussi bien pour elle. Il faut toujours se méfier de ceux qui restent. Les vivants décident pour les morts, c'est en cela que la vie est abjecte. Je suis toujours extrêmement frappé de voir avec quelle brutalité tranquille les survivants (car ils ne sont que des morts en sursis) s'arrogent le droit de rompre la parole qui court à travers les corps, qui les troue, les entoure et les dépasse dans l'éternité du Verbe qui n'appartient pas aux survivants. Les morts ne sont pas plus morts que nous, nous ne sommes pas moins morts qu'eux, mais personne ne veut entendre parler de sa propre mort, et la brutalité du survivant provient de l'effroi de celui qui reconnaît à travers la dalle du tombeau fraîchement scellée l'image de son origine. Ce qui vient après la fin c'est le recommencement ; les yeux grand ouverts.

Si l'on s'écoute on ferme les yeux. Garder les yeux ouverts, voilà la seule véritable injonction faite aux hommes. Veiller. Voir. Dire n'est pas indispensable, au contraire de voir et d'entendre. Pierre, Jacques et Jean s'endorment, de tristesse, dit-on. La communion (la sympathie) impossible, refusée au moment où elle est le plus nécessaire. La désunion de la mort est toujours en activité. Le Christ sue "des caillots de sang", et, malgré cela, la tentation est plus forte que la compassion. Le sort du monde se joue à chaque fois que les yeux se ferment. Quand je lis la Bible, ce qui me frappe d'abord est toujours ce silence de mort. Les paroles prononcées le sont dans une chambre sourde. Nul bruit alentour, nulle musique, la parole tombe dans un puits insondable, immense. Jésus vient et revient et trouve ses disciples endormis. « Leurs yeux s'étaient appesantis. » Dans le sommeil, nous sommes tous des étrangers les uns aux autres, car le sommeil est le lieu des distances infinies : les rivières, les frontières, les montagnes sont franchies et les liens défaits. Mais le sommeil c'est aussi le sommeil de la mort, bien sûr. L'abandon. Curieuse amphibologie de ce mot en français… Entre confiance et oubli.

Lisant un bon livre, je retrouve cette sensation régulièrement oubliée : la singulière laideur des phrases dans le commencement. Je suis un débutant perpétuel, c'est ma manière de lire, donc de lier entre eux des ouvrages que je ne comprends pas mais qui me donnent l'impression qu'un peu plus de vie prend forme à l'intérieur de moi. Avant que le livre (et l'auteur) me prenne et me guide, cette langue me dé-plaît, elle est trop singulière pour le besoin qui est le mien de trouver une demeure. Je suis étranger chez moi.

« Elle portait un germe de luxure qui n'avait pas pu s'épanouir et qui remuait dans sa cervelle comme une graine morte. » C'est curieux comme les femmes sont étrangères à elles-mêmes, comme elles laissent volontiers dormir les choses en elles, parfois très longtemps, jusqu'à la déflagration incommensurable. Elles marchent sur de frêles planches suspendues au-dessus du vide, entre abandon et oubli, sans avoir semble-t-il de direction, sans connaître la destination à laquelle leurs pas s'attachent comme malgré elles, certaines qu'elles seront pourtant sauvées par leur désir, même et surtout si celui-ci leur est inconnu. « Un goût lointain mais lancinant. »