vendredi 21 septembre 2012

Vacances. Onze anus à Tora-Bora (2)


On peut encore entendre des tirs sporadiques d'armes automatiques. Nous sommes privés d'électricité quatre heures chaque jour. À intervalles plus ou moins réguliers, toute la grotte est secouée et il faut ôter la poussière qui tombe d'on ne sait où. J'entends André qui chante sous sa douche, il a une belle voix de baryton Martin. Au dîner, hier soir, l'atmosphère était très joyeuse. Nicole nous a lu son testament, pour lequel nous l'avons tous complimentée. Elle ne se fait aucune illusion mais son moral est impeccable.  Tous ont encore soit de la famille soit des amis, ce qui fait une énorme différence. Comme nous sommes dix, désormais, il a été décidé que la nuit prochaine, nous dormirions en couples. Pourquoi pas ? 

Il n'y a rien de pire que le contretemps. Je veux dire agir, parler, à contretemps. Ne pas comprendre qu'il y a un temps pour chaque chose, qu'une même chose dite à onze heures du matin n'a pas le sens qu'elle prendra à quatre heures de l'après-midi me paraît être une véritable faute morale. Des erreurs de ce genre ont presque toujours des conséquences incalculables, que ce soit dans la vie quotidienne ou dans la musique. Et quand je dis "incalculable", c'est bien le mot exact. Les fautes de rythme entraînent toujours un chaos dont il est impossible de mesurer la portée, car elles font entrer le Temps dans la partie en cours, et le Temps (brut) dépasse de toute part la psychologie et les possibilités du calcul humain. Les rapports humains consistent le plus souvent en un calcul à court terme, dans un temps relatif, un temps psychologique. On prévoit à peu près, à quelques jours, quelques semaines. On sait d'expérience que telle parole, tel acte, telle prise de position, va engendrer telle configuration, telle situation, aura tel résultat. Vivre consiste principalement à connaître ces rails sur lesquels on avance, et à s'autoriser quelques infimes variations autour de l'axe que nous avons fait nôtre, notre signature, notre physionomie. L'homme est dans la passacaille. Ceux qui ont des velléités d'agir sur le long terme, dont les thèmes dépassent les douze mesures, et adoptent des carrures asymétriques, ou dont les symétries défient le sens commun, ne se révèlent que sur une durée trop longue pour être immédiatement perceptibles, ceux-là prennent des risques considérables. Et le premier de ces risques est celui qui consiste à ne pas être compris, ce qui a toujours des conséquences dramatiques. 

Heureusement, il existe les points d'orgue. Les points d'orgue sont des trous dans la trame par lesquels s'évacue la répétition et le ressassement, dont les amis sont les trouffions chargés de nous ramener encore et encore dans le passage, qui sont censés nous interdire la sortie de route, qui nous ramènent sans cesse à ce nous sommes censés être. Nous sommes pauvres (ou riches) à la mesure même de la longueur de la corde qui nous relie à ces sentinelles impitoyables. Pendus à leur loi, nous sommes à la merci d'une rupture de l'élastique qui nous laissera choir dans le néant. La résistance plus ou moins grande de la chaîne fait toute la différence entre point d'orgue et point d'arrêt.