L'inflation livresque et ses lecteurs fantômes, pour ne pas parler de l'alliance nouvelle entre la page et l'écran, la page devenue écran et le livre démultiplié, dématérialisé en image infinie, ne doivent pas faire illusion : la temporalité subjective donnée par la lecture, cette victoire sur le temps aussi puissante que l'amour, ce questionnement du monde à partir d'une position quasi autistique, la lecture comme art du temps et musicalité de la solitude, tout cela est aujourd'hui à peu près moribond ; et c'est à partir du moment où, pour une somme modique, sinon gratuitement, la totalité de la bibliothèque et de l'art est immédiatement accessible, que son universalité nous apparaît dans une extraordinaire fragilité qui fait peser sur elle un soupçon d'obsolescence et dont la googuelisation, comme la wikipédisation, ne donne plus, pour s'en tenir à la littérature, qu'une pratique citationnelle : quelque chose de découpé et recollé de manière plus ou moins ludique dans un corpus aussi flasque qu'illimité, confié à une mémoire artificielle — une totalité électronique désormais perceptible comme accomplissement historique et fin de civilisation, avec tous les signes d'une décadence : illettrisme, analphabétisme, déculturation, haine du savoir, de la pureté, de la grandeur, de l'unité, de l'autorité, selon cette évidence paradoxale que plus la civilisation est avancée, plus se multiplient les signes de sa décadence, seule demeurant l'idée de transcendance ; une transcendance néanmoins tributaire de la transparence obscurantiste du Spectacle, et dont la littérature porte la trace en son défaut de langue : sa dès-historisation, sa paupérisation, son insignifiance, probablement sa fin.
(Richard Millet, Langue fantôme, suivi de Éloge littéraire d'Anders Breivik)
Il y a beaucoup plus que cela dans ce livre passionnant, mais rien que ce passage suffirait à renvoyer nos andouilles pressées de monter sur leurs bidets au silence dont ils n'auraient jamais dû sortir. Je l'ai déjà écrit ici-même à de nombreuses reprises : nous sommes à un moment charnière, celui où, pour ceux qui écrivent, le temps de l'écriture est désormais infiniment plus important que celui de la lecture. Je ne sais si cette bascule est sans retour, mais elle porte à l'évidence un sens très profond, dont les conséquences seront gigantesques, et sans doute durables : ce divorce d'entre lecture et écriture produit une famille humaine recomposée selon un paradigme entièrement neuf, la garde du Monde étant dorénavant laissée aux enfants. C'est de cette manière que je comprends la phrase célèbre de Jaime Semprun : « La question n'est pas de savoir quel monde nous allons laisser à nos enfants, mais à quels enfants nous allons laisser le monde. »