dimanche 30 novembre 2025

Les tiroirs de Georges de La Fuly

 

Je ne comprends pas les écrivains en panne. Il suffit d’ouvrir un livre, n’importe lequel, pour trouver matière à écrire. « Rien de ce qui est idiot ne manque d’intérêt à mes yeux. » D’après Bernard Tapie, dormir huit heures par nuit, c’est « perdre un tiers de sa vie ». C’est complètement idiot ! La vie nous offre des situations, quelques odeurs, des couleurs, mais les idées et ce qui les fait germer en nous, ou plutôt fleurir, c’est dans les livres, que ça se trouve, c’est de la théorie, ou du récit avec un peu de grammaire. Les phrases viennent des phrases, et l’existence arrimée aux heures ne fait souvent que retarder l’idée, la mettre en couveuse, ou l’envoyer sur de fausses pistes, entre deux congères. Banalité est une cheffe de gare sourcilleuse. L’inspiration ne vient à l’homme que s’il s’en sert. L’inspiration, c’est le sommeil, le somme, l’absence préméditée à l’Événement, le soleil qui ne se lève plus, l’attention précise aux pages qui s’ouvrent et aux nuages qui se referment, aux draps froissés, au temps qui prend son temps en dépit de la réalité et du décor général des corps. La lecture est interrompue par la lecture ; et ça recommence. Ouvrir le livre, même sans lire, c’est vivre, c’est se coucher entre deux belles phrases dodues, encore chaudes, dans une chambre d’hôtel à Athènes, dont on perçoit la respiration, lourde ou ténue, tranquille ou affolée, qu’on a déshabillées par inadvertance ou par désespoir, qu’on va faire saigner en les ouvrant par le milieu. L’inspiration c’est le vol, le viol, la grivèlerie en ondes alpha, la main dans la culotte des Lettres. Et la mort qui insiste appuie sur l’absence, en fait sortir des idées qui ne nous appartiennent pas. Tant pis, tant mieux ! Beautés vieillissantes qui remuent dans leur tombeau aromal, comme dirait l’autre, celui qui a la clef et qui tient les livres de comptes. Prenez votre ticket. Tout est là. N’allez pas mendier l’imagination. Ouvrez vos yeux et vos oreilles, ça suffit. C’est chez les autres, qu’on respire, soyez l’ami-de-la-fente. Du pli, de la pliure. De la sueur. Du soleil sur la peau. 

Fais-moi encore la lecture, s’il te plaît. Vas-tu me dénoncer ? Vais-je te dénoncer post-mortem ? Je n’ai pas encore ouvert tes cahiers, tu écrivais si petit, c’est si difficile à déchiffrer, et il y en a tellement. Tu dors depuis longtemps, plus de vingt ans déjà, c’est mon rêve, de dormir si longtemps. Oserai-je te réveiller ? Tu te rappelles qu’on avait froid, dans la grande maison. Tu lisais tout ce que je te rapportais de Paris, même des choses, vraiment, j’ai un peu honte de t’avoir fait lire ça. Mais non. Tu t’en es remise, finalement… Ah, vous dirai-je maman !

À chaque fois que je me demande ce que c’est que l’inspiration, je pense à la sonate pour flûte, alto et harpe de Debussy, mais je pense aussi, eh oui, à Michel Portal l’ondiniste, qui vient de fêter ses 90 ans, le même jour qu’Helmut Lachenmann. En 1972, à Châteauvallon, le Michel Portal Unit nous donnait une éclatante définition de l’inspiration, une définition que personne alors n’était sans doute en mesure de comprendre, mais qui prenait l’aspect de la virulence, virulence d’une extrême séduction. Ça a laissé des traces. Des échos. 90 ans !!! Comment est-ce possible ? On en est là, vraiment ? Né le lendemain du 26, comme l’autre, qui m’a envoyé un mail d’une froideur antarctique. Je vais l’encadrer : « Bises. » Comment font tous ces vieux qui font semblant de trouver le monde beau, ou même seulement normal, qui parlent cette langue qui nous donnent envie de les faire cuire à gros bouillons avec un bouquet garni. Comment y arrivent-ils ? Ils la mettent où, la morale, exactement ? Dans quelle pièce de la maison ? Les chiottes, la buanderie, la cave, ils la collent entre le placo et le tableau de Picabia ? Ça a de la ressource, quand-même, dans le grand âge ! La frousse d’être seul, isolé, renié, oui, certainement ; mais il n’y a pas que ça. « Toi, tu es un voyou magnifique ! » disait Boulez à Portal. Le réchauffement-personnel, vous connaissez ? Je peux coacher, pour les affamés de fuel ou de thune. Huit ans d’expérience. Trucs & astuces de La Fuly, des caleçons à la douche froide. Aus der Tiefe, rufe ich, Herr, zu dir ! Aspirateur en main. 

« On ne prend pas plus de place que ça. On peut nous ranger comme des chaussures, ou nous expédier comme des salades. » Si vous voulez mon avis, ils feraient mieux d’anticiper un peu, les ravis de la cloche. Tout a commencé par un spectacle obscène et tout finit par un frigidaire débranché. Même les salades sont mieux traitées que nous. Ce que je voulais dire, c’est que la plupart des gens n’imaginent pas le courage qu’il faut pour mépriser (ou haïr) de manière conséquente (je ne veux pas dire “importante”, hein !). Faire du mal (voire le mal), ce n’est pas donné à tout le monde. Sur le moment, dans la chaleur de l’action ou de la réaction, chacun se sent capable d’enfoncer une épée dans le premier ventre mou qui passe dans la chambre, mais c’est juste après, que l’histoire véritable commence. On se dit toujours qu’on aura le temps de ne pas y penser, mais ce n’est pas comme ça que ça marche. Dejarme solo ! Oui, mais c’est pas possible, ça… 99,99 % des gens manquent du courage d’un Francis Heaulme ou d’un Fourniret. Il faut avoir le métabolisme qui soutient le mal, qui lui permet de durer, de remplir les espaces intracellulaires, il faut croire autrement, et ce n’est pas anodin. Il faut fabriquer une réalité alternative, il faut de l’imagination, et peut-être même des dons de poète, allez savoir. Vivre en anaérobie, ça demande des poumons et des reins d’athlète, on supporte la ville, au-dessus de soi, avec ses squares, ses balançoires et ses bordels, avec ses clubs de sport et ses logements sociaux, avec les défilés de la LFI et les éborgnés, entre deux bulletins météo et trois discours présidentiels, le pays les yeux bandés, et Julien Grok qui déblatère à tout va sans que personne le contredise. On se retourne, si on est assez souple, on aperçoit l’année 95, par exemple, et on a une crise de larmes comme une ado contrariée qui ne sait pas pourquoi elle saigne. Les histoires de tueurs en série, c’était le bon temps : de la littérature à l’estomac populaire. Le Brady était encore un cinéma porno, le plus fascinant de tous, le plus glauque. C’était avant la chute de la maison Vallet. 

Il paraît que j’ai des obsessions et que je saute d’une idée à l’autre comme un dément. C’est ça, qui fait un bide. Ça et autre chose. Je démens. C’est donc interdit, d’inventer, contrairement à ce qu'on nous serine toute la journée, c’est interdit de vouloir inventer de nouvelles formes, de faire autre chose, de ne pas refaire ? Il faut qu’on y croie, il faut que le lecteur se sente impliqué dans l’histoire, que ça le prenne aux tripes, qu’il tourne les pages, il est là pour ça, le lecteur, il a payé, enfin, pas toujours, et de moins en moins, j’en sais quelque chose, puisque je lis des romans que je n’ai pas achetés, et peut-être même des romans que personne n’a écrits. Ils en ont après ce qu’ils nomment « l’expérimentation littéraire », les lèvres leur en tombent, ils voient ça comme un déchet de vieux crétins attardés qui n’ont pas pris le bon tournant ; ils n’utilisent pas Waze. Non, non, non, donnez-nous des histoires ! Ça doit concurrencer Fentlix sinon à quoi bon ? Entre Wikipedia et Grok, vous avez tout ; sinon, c’qui faut, c’est ressusciter Balzac ou Flaubert, remettre la Machine en route, oublier le sinistre XXe siècle, franchir les gouffres sombres à pas de géant, le bonheur numérique n’attendra pas éternellement. La littérature sera augmentée ou ne sera pas. Attention ! À gauche, le cratère Roth, à droite, le cratère Muray, ça canarde sec, et tout le monde est plus ou moins estropié, c’est les grandes orgues de Joseph qui sonnent l’Apocalypse, une apocalypse en do majeur tout hérissée de bons sentiments qui collent aux doigts. « Bises ! ». « Bisous ! » « Coucou ! » 

Regardez-moi, bordel, je suis gentil, j’ai de l’humour, je ne ferais pas de mal à un trans, je dis bonjour aux dames, j’ai même passé mon Contrôle Technique avec succès, qu’est-ce qu’il vous faut de plus, que je téléphone à Augustin, que je like Nabe, que je transitionne, que je dénonce ma grande sœur, que je parte à Gaza ? Mes obsessions ? Qui vous a parlé de ça ? C’est moi ? Ah, oui, c’est possible, j’ai oublié. J’oublie beaucoup, c’est mon nouveau dada. « Cœur avec les doigts ! » « Love ! » Je ne ferai pas de mal à une bouche, vous le savez bien, pourtant. Plus assez d’énergie pour ça, pas assez de foi en soi, de confiance en l’avenir, d’étourderie, comme on disait au collège. « Votre fils est très dissipé ! » Pourtant pas méchant, plutôt bon élève jusqu’ à la quatrième, où le choc avec la Femme, les filles (mixité chérie), l’a complètement sorti de ses gonds, l’a dévergondé à donf. Il a eu du mal à s’en remettre, le poussin à sa maman. 

En panne de quoi ? D’idées, de sujets, de forme(s), de personnages, de situations ? D’angoisse ? De titre ? Je suis en train de lire ma propre vie dans un livre non publié, ça fait drôle. C’est un livre qui raconte la panne. La panne des pannes. Le coup de la panne généralisée. La panne élevée au rang de bijoux de famille. Il était normal que je finisse par là où j’ai commencé ; comme tout le monde, vous me direz. Mais pour l’instant, la panne, devant l’écran ou la feuille, je ne vois pas du tout à quoi elle pourrait ressembler. Ne plus bander ? Vous me parlez chinois. C’est un livre tu sors de lui des chapelets de nichons et de culs, vue imprenable. C’est déjà ça. Ramuz voyait ça autrement, mais l’histoire du violon qui guérit est bien vue. C’est la vérité vraie. J’ai péché. Là aussi, comme tout le monde, mais la différence, c’est que moi j’aimais et j’aimerais me confesser. Oh oui ! La disparition des confessionnaux est l’un de ces événements capitaux de l’histoire humaine dont personne ne parle, étrangement. Les répercussions de cette abolition sont énormes, gigantesques, mais chut, pas un mot là-dessus. C’est ailleurs qu’il faut regarder. Les sociologues sont formels. Aucun intérêt. On se guérit avec du Xanax ou du Brintellix, désormais, le violon a fini sa course dans un supermarché sur la rocade est d’Alès, près du rayon toiles cirées. Je vous dis tout. Même ce que vous n’espérez pas. N’importe quel livre ouvert vous plonge dans le péché et la volupté d’un super-monde inconnu. C’est chimique. Vous ne le savez pas, mais ça va remonter le long de votre système lymphatique, le son va se propager dans vos organes, les faire vibrer, les tenir en alerte, va échauffer la viande, et tout ce monde souterrain va se mettre à parler dans la-langue-qui-n’existe-pas, celle d’avant les mots et la syntaxe, un rythme ni binaire ni ternaire ni lunaire, un rythme impossible à dire, à faire entrer dans une mesure, mais un rythme tellement essentiel qu’il communique avec celui de la Terre et du Temps. La grande histoire du Corps ne vous a pas encore été racontée. C’est le dégel de la Vérité, il faut vous préparer. Elle vous mordra les fesses comme les cochons corses rencontrés sur une plage de nudistes. Ça va prendre du temps, mais vous saurez tout. C’est le Camp des seins qui entonne son hymne à la joie, ça coule de source, ça gicle comme du volcan qui s’éveille. Ô mamelons, aréoles et glandes, vous n’êtes que la partie émergée de la grande distribution de nourriture aux sans-abris en hypothermie que nous sommes, hypermarché planétaire et féminin qui joue sur la corde de sol et nous fait pleurer de reconnaissance. Le Nichon bénit ses sujets avec tranquillité et noblesse. Nous, les bégayeurs obsédés, nous ouvrons grand nos babines pour recevoir le nectar nourricier, cette musique laiteuse que plus personne n’espérait depuis la Dixième symphonie de Gustav Mahler ou le Miserere d’Allegri. Se confesser sur les seins d’une femme, vous l’avez oublié, vous êtes programmé pour l’oublier, mais vous en rêvez chaque nuit depuis cinquante ans. Tout le monde confond aréole et auréole. C’est normal. C’est un petit chapeau qui tient chaud quand on perdu ses cheveux. Sorte de kippa d’avant les lamentations. Bien avant ! Une cible où pointent toutes nos flèches, un coussin doux où nos prunelles se reposent du désir éternel, un vitrail qui rétablit dans leur dignité les spaghetti trop cuits abandonnés aux pieds de la Déesse. Elles nous rangent comme des salades dans le bac à légumes. Nous aurions voulu être Sade, nous ne sommes que des légumes d’hiver entre leurs cuisses. Carottes, salsifis, céleris électriques, ampoules qui n’éclairent que les entrailles, trompettes bouchées, bourrasques obsolescentes qui hurlent dans les cavernes glaciales. Elles riraient, si elles savaient. Elles savent, oui, je sais bien. Mais on est bien élevé, on fait comme si, elles et nous. Comme si la panne était impossible. Comme si l’inspiration était un combustible d’origine non-fossile, atomique, cosmique. Le mouvement perpétuel, la Grâce sans origine ni fin, sans raison humaine. Calmez-vous, ça va aller. 

Les cinémas porno sont désormais dans la chambre à coucher, ou même au poignet de Monsieur et Madame. Le confort, toujours ! Le confort nous a tués et va nous surtuer ! L’homme n’a pas été construit pour vivre à 20°, il n’est pas fait pour se faire livrer la nourriture à domicile, pour porter des baskets et des joggings toute l’année, pour scroller de A à Z en écoutant Jean Le Gall parler de littérature, pour dialoguer avec des influenceurs, il n’est pas fait pour aimer tout le monde, pour choisir sur catalogue le genre de nichons qu’il veut tripoter, c’est de la folie, il lui faut planter, chasser, guerroyer, se confesser, prendre, voler, rêver et cueillir. Mais c’est pisser dans un violon que de rappeler ça, je sais. Mes Obsessions… « À quel moment de cette journée animée et difficile Sabbath avait-il oublié la présence de la petite culotte dans sa poche ? » Je me souviens que tout avait commencé par là. J’avais demandé sur Facebook aux femmes qui passaient par là de me dire ce qu’il y avait dans leurs tiroirs, c’était il y a dix ans, ou presque. Quel succès ! Je n’aurais pas cru ça si facile. Elles sont venues boire à l’oasis, à tour de rôle, un peu méfiantes d’abord, puis de plus en plus confiantes, il y a même eu de la concurrence. Les tiroirs de Georges de La Fuly… Inventaire avant décharge. Surprises et consternations garanties. Hoquets des familles. Perplexité offusquée. Épouvante ? Je pourrais écrire une encyclopédie de la petite culotte féminine. Un de mes sujets de prédilection. Après la mort des gens, il faudrait récrire leur vie en fonction de ce qu’on trouve dans leurs tiroirs, une vie à rebrousse-poil, une vie amorale, mais bien réelle, sans tous les ornements entassés soigneusement par le défunt du temps de sa splendeur. Un contre-catalogue, une manufacture secrète et déployée au grand jour, plis sur plis, enveloppes ouvertes et récits secondaires dans les contre-allées de l’exiguïté. Une sorte d’autopsie matérielle, pas tellement moins dégoûtante que l’autre, mais tout de même plus drôle, sorte de contrepoint qui se révèle comme l’encre sympathique le fait d’un message sur un papier vierge. 

« Elle n’est pas pensée, car elle mélange tout, saute des étapes, ressasse au contraire, noue, colle, s’amuse à des fulgurances comme à d’interminables sur-place et à des récurrences gâteuses. » On dirait Isabelle qui parle de ce que j’écris. Et ce fut écrit avant-hier. Comme c’est amusant ! On emprunte aux autres des phrases, des phases, des sentiments, des désirs, des visages, des gestes, des portions de corps ou d’histoires, et on reconstruit ailleurs, dans un ordre différent, dans une langue autre, dans un autre plan, une autre végétation, d’autres “valeurs”, et le monde continue de tourner, les nuages passent, s’effilochent comme ils l’ont toujours fait, les canons de beauté se contredisent allégrement, les modes succèdent aux modes, il n’y a que la mort pour être fidèlement au rendez-vous, toujours semblable, toujours jeune. J’aime les secrétaires à cause de leurs tiroirs ; on peut même y ranger des phrases, des odeurs, des choses dont on a oublié à quoi elles avaient servi, et dans lesquels d’autres que nous rangeront d’autres objets, d’autres lettres, d’autres signes et indices qu’ils oublieront aussi. Celui que m’a offert Tante Glyne m’est très précieux. Je pense souvent que la maison est organisée autour de lui. Petite caverne de bois précieux fermée qui se montre sans qu’on la voie, car on ne voit que l’enveloppe, le meuble, comme la peau de la femme cache et rassemble ses organes et ses pensées. 

J’allais vous parler de Gérard Marais et de Jacques Rondreux, de Jeff Sicard et de Michel Gladieux, et aussi du Dharma Quintet mais quelque chose me dit que tout le monde s’en fout. Vous avez tort, mais je n’y peux rien. C’est vous les plus forts. Je vais aller refermer mes tiroirs et boire un peu de bouillon d’os pour me réchauffer. 

dimanche 23 novembre 2025

Flonflon


Écrire, c’est dépenser un argent qu’on n’a pas. Cette phrase m’a réveillé à trois heures du matin. Est-ce qu’on pourrait dormir tranquille, bordel ? Sans être emmerdé par des phrases, des idées à la con, des choses ridicules dont la cervelle facilement impressionnable se dit immédiatement : Ça, il-faut-le-noter. Le noter ? Pour quoi faire, Albert ? Pour s’en débarrasser, Roger. Ces pensées m’encombrent ! Une fois écrites, je peux les oublier. 

56 cantates composées à Leipzig sur des mélodies de chorals luthériens. 19 concerts sur six ans. Ça vient de Genève, donc de l’enfance. Gli Angeli, les anges… L’âge de l’ange. Ce quintette m’encombre. Céline-inouïe, Thérèse-oubliée, Benny Sluchin, Thierry Madiot, Sophie-à-la-fenêtre, rendre clair, dit Patrice Jean, c’est tout ce qui compte. On en apprend tous les jours, Seymour. Ils savent. Nous pas. À quand la délivrance, Constance ? Il faudrait toujours écrire en compagnie de Bach, ça calme les ardeurs créatrices, les fièvres géniales qui poussent comme des furoncles à trois heures du matin et nous empêchent de nous asseoir à plat sur notre cul. Dès qu’on a la sensation d’inventer quelque chose, on sent la figure de Jean-Sébastien qui nous regarde depuis l’ombre profonde avec un sourire apitoyé. Il ne se moque même pas. Il est d’une patience vertigineuse. Il en a tellement entendu, depuis 1750. J’ai presque terminé mon recueil de poésie, j’attends une postface. Près de 500 pages de poésie ! Au fou ! Je pourrai en vendre dix-neuf exemplaires, peut-être. De quoi est morte sa première femme ?

De toute façon, l’argent, on n’en a pas. On n’en a jamais vraiment eu. Sauf, peut-être, très brièvement, quand on s’est installé ici en 2006. Il aurait fallu s’arrêter et réfléchir, se poser un instant, mais on a cru qu’on était dans une descente, et qu’il fallait courir le plus vite possible pour ne pas se casser la figure. On avait au cou une pancarte qui disait très clairement : VIE DE MERDE, mais de là où on était il était impossible de lire ce qui était inscrit sur le carton d’invitation. Tout le monde le voyait, sauf nous. C’est ça, les drôles de gueules qu’ils tiraient, et qu’on ne comprenait pas, bien sûr. C’est toujours cette même scène où on est sur un terrain de rugby avec un short prince-de-galles. Ou alors quand on arrive à Saint-Michel, interne en troisième. On ne comprend pas du tout les règles du jeu, alors ça les fait marrer, bien sûr. Ils sont tous au courant, sauf moi. Me surnomment Flonflon ! Ils savent tous de qui il s’agit, sauf moi. Je n’ai jamais entendu parler de ça. Même aujourd’hui je ne sais pas à quoi ressemblait ce Flonflon télévisuel. Interne ! Ah, les salauds ! J’avais sacrément déconné en quatrième à Rumilly, pour que mes parents m’infligent ça. Je n’aurais jamais cru. Du dimanche soir au samedi à midi chez les curés, dans des dortoirs à quarante, ou plus, quel changement, quelle merveilleuse punition ! Le collège était très nettement divisé en deux mondes, au bout d’Annecy, vers le cimetière de Loverchy, du côté des jardins ouvriers. Les Grands et les Petits. La troisième, c’est chez les Petits. Comme je suis resté deux ans là-bas, j’ai connu le régime des Grands. Et là, tout a changé. De Gaulle est mort, le Père aussi, enfin tout est parti en testicule. La France nous disait adieu, mais on n’entendait pas, tout occupé qu’on était à se branler dans les collines. Elle parlait bas, la France. La seconde, c’était l’Amérique. L’Autodiscipline… Bonjour Stephan MacLeod ! Bonjour Mark Eaton, Philippe Gaucher, Jimi Hendrix, Alfred Jarry, Goethe. Les petites culottes et les soutien-gorge des filles, surtout. Interne ! Je n’en reviens toujours pas, de Saint-Michel, j’y suis encore. Mais où vont-ils chercher toutes leurs histoires de « maltraitance sexuelle » chez-les-cathos ? Pas une seule fois je n’ai, de près ou de loin, eu connaissance de ce genre de choses, là où je me trouvais. La seule maltraitance que j’ai connue, c’est le réfectoire. Tout le monde avait l’air de trouver plus ou moins normal d’avaler cette nourriture infecte. Là aussi il a fallu faire semblant, mais on avait quand-même l’air un peu paumé. Joue-nous du piano, Flonflon. Mais non, vous êtes fous, ou quoi ! 

J’en ai rencontré, des anges. Comme tous les cons, je n’ai pas fait attention. Je les ai laissés glisser sur moi, autour de moi, j’ai senti leur frôlement, j’ai souri d’aise, mais je n’ai pas compris, je n’ai pas fait attention. C’était presque banal, pour des andouilles de mon genre. Je devrais les citer, donner leurs noms, mais personne ne me croirait, je passerais encore pour un dingue un peu neuneu, boomer jouisseur germé dès l’adolescence. Christine m’avait dit ça, très tôt, alors qu’elle me caressait les cheveux dans la voiture : « Tu es un jouisseur. » J’avais pris ça pour un compliment. Les caresses, je ne voyais pas ce qu’il pouvait exister de mieux, dans la vie. Faire attention, c’est la seule morale. Je préfère nettement l’attention à la volonté. Évidemment, ce n’est pas très rentable, mais on ne s’en rend compte qu’à la toute fin de sa vie. Caresser, être caressé, agrandir le temps, le développer, comme on développe une pellicule photographique, comme on fait le point sur un détail que personne n’a remarqué, qui n’existe que pour nous. Le détail, l’exception à la règle, la contradiction, l’interpolation infinie en échos qui nous plonge dans la présence jusqu’au vertige. Mes trois Christine du commencement ont été des anges, chacune bien spécialisée dans le lancement de la fusée sexuelle à post-combustion. Il faudra que je leur édifie un tombeau à chacune, c’est bien le moins. 

Les très longues séances dans la 2CV, vers le Pont-des-Îles, dans la clandestinité, avec une femme plus âgée qui me montrait le mystère en acte(s). La gentillesse, la bonne humeur, et un peu de perversion, aucun homme ne résiste à ça. Ni à une belle chatte offerte en tout bien tout déshonneur. Le joli dévergondage savant, à poils et à sueur. Aucune maltraitance, bande de cons, bien au contraire. L’entrée dans la chair et dans le roman, mais ils ne peuvent pas comprendre. On parle à des sourds. Le contenu des tiroirs, plus tard des sacs-à-main. Les secrets. Les images. Les odeurs. Les pleurs. Et la douleur, la douleur qui très vite nous prévient qu’on touche à quelque chose de sacré et d’incompréhensible. Elle est là, entre nous, on doit passer par-dessus pour se toucher, pour se renifler, c’est elle qui donne des couleurs à la scène, aux baisers, aux caresses, c’est elle qu’on sent, quand on reprend son souffle, c’est elle qui rend l’échange précieux et indéchiffrable, et c’est elle encore qui reviendra nous mordre quand tout sera oublié, ou qu’on pensera pouvoir mépriser ces émois de jeunesse, ces heures lentes, marécageuses et grandioses, ces heures écarquillées, ouvertes. Ce qui me frappe, maintenant que j’y pense, c’est le temps, le temps infini, sans limites, qu’on prenait, alors, pour se découvrir, se parler, se toucher. On faisait de la Parole et du Regard une cathédrale, en Savoie ou ailleurs, Paris et province. Je ne sais pas si on s’aimait, mais on faisait attention. On regardait, on sentait, on lisait, on écoutait, avec une sorte de terreur sacrée, on était toujours plus bas que l’objet aimé ou désiré, qui se tenait dans une lumière inviolable. Ceux qui, aujourd’hui, interprètent le monde avec deux ou trois idées simples (l’emprise, etc.), qui jugent du passé avec les normes du présent, nous font rire, mais c’est un rire amer, car on est incapable de leur expliquer de quoi il retourne, de quel monde on vient. Notre impuissance répond à leur impuissance. On ne se comprend plus. Plus du tout. Opposition de phase et de phrases. Ils siègent dans une cour qui juge de tout comme si le temps n’existait pas, n’avait jamais existé, comme s’ils se situaient en un point absolu, hors les siècles, ils ont perdu tout sens du relatif, de l’éternelle transformation, des cycles, des retours, des reprises et de la complémentarité, ils ne savent plus que l’on ne pense pas seul, jamais, que penser, c’est mettre en mouvement la relation qu’on a avec l’autre, l’autre dans toutes ses dimensions, humaine, temporelle, historique, charnelle, intellectuelle, générationnelle, que c’est entretenir un dialogue avec ses propres limites, avec le doute, avec l’inconnaissable et l’immaîtrisable, donc avec la mort comme variation sans commencement ni fin. « Pour juger du passé, il aurait fallu y vivre ; pour le condamner, il faudrait ne rien lui devoir. » Je lui dois tout, à ce passé. Vous entendez, bande de sourdingues ? Tout. 

« Liebster Gott, wenn werd ich sterben ? » Quand, comment ? Où irai-je, après ? « Où sont les autres ? — Ils sont là. — Non, reprit Sabbath une fois seul. Ils se sont tous enfuis. » Je vois bien que je suis seul, ne me racontez pas d’histoires ! À ma gauche, la nuit, à ma droite, la nuit, la nuit devant, la nuit derrière, au-dessus et au-dessous, la nuit infinie. J’entends très distinctement les vingt-quatre notes répétées de la flûte, glas rapide, clou précis, oiseau posé sur la branche de l’éternité, qui creuse un puits sans fond en moi. Aïe ! Laisse-moi n’être que moi, je n’ai pas plus d’ambition ; l’Éternité me fait frémir. Pourquoi me crucifier, moi qui ne suis rien ? Je monte et je descends dans les arpèges de la chair pourrissante : aucune issue visible. Les portes se ferment les unes après les autres. Je crie mais personne n’entend. Je me déguise. Il me voit tout de même, me reconnaît malgré mes grimaces et mes changements de costume. Mentir est toujours possible, bien sûr, mais ça ne prend pas, et l’on comprend trop tard que c’était ainsi depuis l’origine. On a cru berner, mais on restait à visage découvert, ou pire, nu comme un vers de mirliton crié par-dessus les éoliennes. Jésus est d’une patience, tout de même…

De toute façon, l’existence est à découvert, quoi qu’on fasse. On a dilapidé le peu qu’on possédait, très tôt, très vite. Ça nous brûlait les doigts. « Le moment venu, il s’occuperait des tiroirs et des placards. » Angoisse, vanité, effroi, remords, jalousie, la mémoire place les affects dans des boîtes désordonnées qu’on ouvre dans le sommeil et les rêves, qu’on referme précipitamment, au réveil, c’est sournois, c’est merveilleux, c’est effrayant. Les doigts nous brûlent comme si on avait touché les parois brûlantes de notre prison. Je plains beaucoup ceux qui ne sont jamais entrés dans un confessionnal ou dans un bordel. On tremble… 

Je reporte à plus tard. Des semaines et des semaines que je n’écris pas ce que je dois écrire. Que je parle d’autre chose. C’est une méthode ? C’est la peur ? La folie ? Comment savoir… Plus confiance en moi. « Ils étaient assis à la table de la cuisine, une belle table, grands carreaux ivoire de faïence italienne, avec une bordure de carreaux ornés de fruits et de légumes peints à la main. Michelle, la femme de Norman, dormait dans leur chambre à coucher, et les deux vieux amis, assis l'un en face de l'autre, parlaient à voix basse de la nuit où… » Ça parle du trésor des rêves déjà satisfaits. C’est un trésor, ça ? On peut l’amasser, ce trésor, on peut le garder avec soi ? Vraiment ? Il aurait fallu m’apprendre à faire ça, Maman. Tu ne m’as pas appris. Maintenant que j’y pense, c’est vrai, il existe de ces gens qui le montrent, qui l’exposent, ce trésor, soit sur leur corps soit chez eux, là où ils disposent d’un temps qui n’appartient qu’à eux, ils ont cette allure qui dit : Regardez comme je suis riche de tout ce que j’ai amassé, que j’ai su conserver et faire fructifier. Ils habitent dans un verger, et leur seule présence nous désigne de beaux arbres pleins de fruits que nous voudrions goûter, mais on sait bien que c’est interdit. Leurs yeux nous le rappellent, au cas où une tentation naïve nous entraînerait trop loin. Les vieux amis… Je n’ai pas de vieux amis. Il fallait planter plus tôt. Il fallait prévoir. Il fallait une méthode. Une stratégie. Sortir un instant de l’enchantement présent. Arrêter de lui bouffer la chatte, par exemple. Mais nous avions la tête pleine de sanglots et de caresses pas digérées. La nuit où… Il y en a eu, de ces nuits où… D’où provenait cette confiance aveugle en la vie ? Jouant la fugue en mi bémol mineur du premier livre du Clavier bien tempéré, on mettait nos pas dans ses pas, et on croyait qu’il n’y avait pas à s’en faire. Ça avançait tout seul. Le calcul avait été fait par un autre que nous, et bien mieux que nous ne saurions jamais ! C’est peut-être ça, qu’on appelle prier. Ces nuits où deux corps prennent le temps de prier ensemble, où voie et voix se confondent. C’était un trésor, ça aussi, mais un trésor qui ne s’amasse pas, qui ne reste pas, qui ne s’amoncelle pas comme un tas de charbon, ou à la banque. Les sons s’évanouissent, comme les gestes, comme la présence… Ce n’est pas par hasard qu’on appelle ça “une fugue”. Faire une fugue, c’était à la mode, dans mon enfance, mais je ne l’ai jamais fait, contrairement à mon frère Emmanuel, qui était parti à Paris, très jeune, avec la guitare qu’il avait fauché à sa mère, et avait dormi dans la rue, jusqu’à ce qu’une pute le recueille. J’ai envié cette vie. Je l’ai vaguement copiée. Mal. 

Elle me disait : « Aie confiance ! ». Même si je ricanais, pour avoir l’air d’un dur à cuire, je faisais confiance, oui, sans m’en vanter, dans son dos. J’avais la musique, et je croyais que c’était suffisant. Tout le monde cherche un rempart suffisamment solide pour contenir le flot des larmes qui n’attend qu’un moment d’inattention pour tout submerger, pour tout emporter, pour effacer les quelques traces qu’on a cru laisser dans le sable. Alors on écrit, pour se venger, pour amasser d’une autre manière. Mais la parole s’enfuit, elle aussi, on la cherche, dans les coins sombres, dans les retards, dans les contrejours, elle nous file entre les doigts, elle nous trompe avec le premier venu, cette salope, c’est sa nature, il ne sert à rien de lui faire des reproches. Elle nous demande d’avoir confiance et nous trahit immédiatement, sans aucune gêne. Comme une femme mariée qui reproche à son amant de la tromper alors qu’elle trompe son mari sans même sembler s’en souvenir. 

Rendre clair, qu’il dit, l’autre… Il dit aussi, j’ai cru l’entendre, que faire des aphorismes, c’est facile. Si tu le dis, mon Kiki… Ils commencent sérieusement à me faire suer, tous ces gens qui nous expliquent ce que doit être la littérature aujourd’hui. À droite, à gauche, au centre et aux-extrêmes, les clans s’affrontent et se méprisent, ils « flinguent » habile, « snipeurs » intelligents dont chacun sait où il « se situe », chacun portant le drapeau qui convient, chacun « dénonçant », personne ne semblant se rendre compte qu’il ne fait que répéter comme un perroquet les « bonnes idées », jouer du gros tambour qu’ils se partagent à tour de rôle comme on se partage une soupe chaude et réconfortante autour d’une table de cuisine. Mais laissons à la sympathie le temps de revenir parmi nous. Il se pourrait qu’elle nous laisse entrevoir d’autres idées, d’autres manières, ou d’autres postures. Les deux vieux amis sont assis face à face, à la cuisine, pendant que l’épouse dort. L’un d’eux est un raté. L’autre un réussisseur. L’un d’eux est un rateur, l’autre un réussi. Échanges… Économie… Passage et repassage des anges… Des accords et désaccords… 

J’ai de plus en plus de mal avec les croyants qui se croient incroyants. Les athées, par exemple, me semblent des rêveurs inconsistants, et surtout d’incroyables croyants qui s’ignorent, sans doute les plus fervents, les plus acharnés et les plus intolérants. Je ne crois pas à un monde sans religion, ça n’existe pas. Dès qu’une religion s’efface, une autre prend la place, je ne suis pas le premier à le dire, et nous sommes aux premières loges pour le vérifier, ici et maintenant. C’est comme ça, l’Humain. Chacun veut être « fidèle à lui-même », c’est-à-dire à la croyance qu’il pense, seul dans son coin, pour la première fois (qu’il invente la pensée, en quelque sorte), qu’il ne croit pas, alors qu’il s’effondre sur lui-même, littéralement, dès que la pensée, le goût et l’opinion des autres font défaut, cessent de le relier au bon discours, nourriture plus essentielle que l’oxygène qu’il respire. Parler, seulement parler, est devenu une activité presque impossible. Suspecte. Chaque parole étant prise dans un discours pris lui-même dans un pouvoir qui essaie d’annuler celui d’en face, de le réduire, d’en faire de la charpie idéologique, de l’exterminer par le rire ou le sarcasme, par le savoir, qui, aujourd’hui, est très souvent nommé Science, bien ridiculement. J’en parlais l’autre jour avec ChatGPT qui a reconnu bien volontiers (il suffit de lui poser les bonnes questions) que les affirmations souvent péremptoires des IA ne valent pas tripette, et que, la plupart du temps, quand elles ne savent pas, elles inventent, tout simplement. Savoir dire : « Je ne sais pas » n’est pas inscrit dans le patrimoine génétique de ces mille-feuilles pensants. Dans ce domaine, Grok est un champion, pris maintes fois la main dans le pot de confiture, et sur des sujets ou en des domaines où l’incertitude n’est pas permise. En cela, elles sont, les intelligences artificielles, très semblables aux humains qui les ont conçues, ce qui n’est guère surprenant. Tout plutôt que d’avouer qu’on ne sait pas, qu’on doute, qu’on n’a pas d’opinion (le plâtre de l’opinion, qui colmate les trous, qui reporte les angoisses (et la liberté) à une date ultérieure). Elles aussi dépensent un argent qu’elles ne possèdent pas ; elles écrivent au kilomètre. Tout est remis en circulation, les couches s’empilent sur les couches, se mélangent, et plus rien n’est distinguable, plus rien n’est premier. Les discours ne répondent plus aux discours, ils sont devenus indiscernables, leurs contours sont si plastiques qu’ils peuvent épouser toutes les vérités simultanément, tellement qu’il semble devenu impossible de distinguer ce qu’on appelait autrefois premier et second degrés, et tous les autres degrés à la suite évidemment (d’où, sans doute, l’apparition de ces misérables smileys, grimaces rassurantes qui ne résolvent rien du tout, qui ne font qu’ajouter du malentendu au malentendu). Un discours n’est plus qu’une information parmi d’autres informations. Que faut-il faire ? S’y résoudre et épouser les nouvelles formes, ou résister (croire résister) et parler l’ancienne langue ? Je choisis de ne pas choisir, de tenter, sans doute vainement, de n’être nulle part, de ne pas laisser prendre la Vérité, avec son grand V de Voleuse, mais, ce faisant, je me condamne certainement à ne pas être compris, et donc à souffrir — et aussi à encourir des reproches pas toujours immérités mais toujours pénibles en ce qu’ils révèlent une lecture pauvre, aplatie, couillonne. Le sens s’est depuis longtemps métastasé, nous sommes obligés d’en convenir. Il attaque tous les organes de la parole à la fois, d’où une certaine panique, quand on essaie de savoir de quoi l’on parle — et à qui. Le fantoche a pris du galon, et souvent, parlant avec un interlocuteur, on a la sensation de parler avec un autre que lui-même qui répond à un autre que nous-mêmes. Quel est ce langage, se dit-on à part soi ? Ça ressemble à la langue qu’on nous a apprise, on reconnaît les mots, mais quelque chose nous dit que c’en est une autre, qui se fait passer pour elle, qui la singe. Doit-on poursuivre, faire comme si de rien n’était ? Tirer la sonnette d’alarme  et sauter du train ? Se barbouiller à plaisir du jus qui coule d’entre les mots ? Coupez-la moi, si vous en êtes capable ! « Non. Non. N'attendons pas. Je ne suis pas éternel. J'aurai soixante-dix ans après-demain. Et tu auras laissé passer ta chance de nous montrer combien tu es courageuse. Coupe-la-moi. Coupe-la moi, Roseanna. Choisis une nuit, n'importe laquelle. Coupe-la-moi. Si tu en es capable. » Arrête de faire tous ces gestes en parlant, tu as l’air d’une youtubeuse ! Vas-y, prends le couteau, et bouge tes mains pour quelque chose de tangible, enfin. Comme dans l’Empire des sens, tu te souviens ?

Où trouve-t-on encore des fêtes galantes ? Dans quel pays, dans quel ordre du monde ces choses existent-elles encore ? Vous le savez, vous ? Où ai-je mis la description que j’avais rédigée il y a vingt-cinq ans, je m’en souviens parfaitement, du contenu du sac de Sarah ? C’était la seule chose à faire, je l’avais bien compris, alors, il fallait seulement noter ce qu’on voyait, sans plus, sans faire des phrases. Sabbath cherche des photos, des culottes, des bas, tout ce qui a touché, cerné ou laissé voir ce corps, l’a épousé, ce qui peut le faire bander, c’est-à-dire exister encore un peu. Il sait, lui, il a compris, que c’est la seule chose véritablement innocente. Après, « Terminado, comme disaient les putes dans leur langage lapidaire en vous basculant sur le lit dans la demi-seconde qui suivait l'éjaculation. » Ça ne va pas plus loin. On sait à quoi s’en tenir. Quelques expériences et puis c’est tout… Chaque homme a déjà entendu au moins une fois cette phrase dite avec mépris par une femme : « Vous, les mecs, vous pensez avec votre bite. » On ne prétend pas le contraire, Cocotte. Est-ce si idiot, de penser avec sa bite ? Tu es perdu ? Pas du tout ! Tu as un GPS entre les cuisses. Il faut bien quelque chose qui indique le Nord, et j’ai l’impression que cette chose ne se trompe pas souvent. C’est seulement qu’il ne faut pas lui demander des considérations sur la caverne de Platon ou la cuisson à la vapeur douce. « Vous êtes arrivé dans… 293 poils. » Être pendu par la bite devant les bureaux d’une association féministe va bientôt devenir un motif de fierté qu’on pourra revendiquer dans l’Au-delà, j’en suis convaincu. Il suffit d’attendre un peu. « Qui aurait cru que le vieil homme ait encore tant de sang en lui ? » 

Je suis un gros tas de merde !, pourrait s’écrier tout écribouilleur, même sanctifié par le malheur, assis sur son texte frémissant de cadavres puants. Je dépense. Je repense. Je trépense. Je viole tout ce qui passe à ma portée, tout ce que je touche, tout ce qui sort de moi est saturé d’excréments violentés, c’est la vérité. Je voulais écrire « je vole », mais j’ai écrit violer, et c’est mieux. Au moins quand on viole, on s’intéresse à nous. Violet comme un mauvais roman. Ah non, c’est vrai, ça je n’y touche pas, c’est pour les vrais écrivains, ceux qui inventent. Violée comme une mauvaise romance dans laquelle Gabin est remplacé par Jean-Paul Rouve. 

Le Promenoir des deux amants. Si j’avais le choix, je supprimerais tout le reste d’un trait de plume et je me tiendrais là, avec eux, « auprès de cette grotte sombre », car « je tremble en voyant [son] visage ». Ah, ça vous étonne, hein ! Le vieux sentimental n’a pas dit son dernier mot. De l’opus 2 à l’opus 111, on en voit, du pays ! On en verse, des larmes. On en comprend, des choses… 

« Pendant que son bain coulait dans la jolie salle de bains de jeune fille, tout en rose et blanc, contiguë à la chambre de Deborah, Sabbath s'intéressa au contenu, en désordre, des deux tiroirs placés sous le lavabo – lotions, laits, pilules, poudres, pots de chez Body Shop, solution pour lentilles de contact, tampons, vernis à ongles, dissolvant... Même en fouillant dans tout ce qui traînait au fond de chacun des tiroirs, il ne trouva pas la moindre photo – ni même de cachette renfermant un trésor –, du genre de celles que Drenka avait trouvées parmi les affaires de Silvija au cours de l'avant-dernier été de sa vie. Seul élément un peu prometteur, un tube de lubrifiant vaginal entièrement replié sur lui-même et presque vide. Il enleva le capuchon pour déposer dans la paume de sa main une petite noisette de cette pommade qu'il écrasa entre le pouce et le majeur, et pendant qu'il l'étalait entre ses doigts, il se remémora toutes sortes de choses qui concernaient Drenka. Il revissa le capuchon et déposa le tube sur la tablette carrelée du lavabo afin de procéder plus tard à quelques expériences. »

Ce qu’il y a de bien, avec Yohann, c’est que je peux lui envoyer des photos des seins de Lexy. Il comprend. Pas besoin de s’expliquer. « Une petite poignée d’années dans un conte de fées, et le reste un pur gâchis. » Je ne suis plus dans le conte de fées, lui oui. Mais nous voyons des choses que les autres ne voient pas. Je le sens. Olivier Causte a écrit cette très belle phrase, qui me hante : « Ce monde défiguré, c'est tout ce qu'il nous reste pour nous souvenir, pour concevoir les lieux où sont passés nos pères. » Ce ne sont pas seulement nos pères, qui sont passés par là, mais nos mères et nos petites amies, nos cousins, nos oncles et leurs amis, les grands-parents, les chiens. Il est plus jeune que moi, mais moi aussi je dois faire un effort pour regarder ce que j’ai manqué, pour le voir, plutôt, pour le voir avec des yeux vivants, pour voir la vie qui a laissé des traces sur des photographies ou dans des histoires racontées, ou même seulement devinées, des histoires qu’on n’a pas eu besoin de nous raconter, des histoires ou de l’histoire qui se lisaient sur les traits de ceux qu’on côtoyait lors d’un repas ou d’une après-midi au jardin, qui portaient tout un monde qu’on croyait disparu, englouti, parfois nié, replié sur lui-même, mais dont on sentait, sans y penser, toute la substance et les reflets se déposer entre eux et nous, comme un voile discret. 

Le plus drôle, quand on écrit, c’est de partir loin, très loin du sujet, sans qu’il soit possible de prévoir comment on va revenir ; si même c’est envisageable. Plus la distance est grande, plus la jouissance augmente. « Tristesse, lumière, prostate. » C’est même plus que s’éloigner du sujet, le sujet, c’est de le pulvériser, c’est de faire comme s’il n’avait jamais existé, c’est prendre le texte par le milieu au lieu de le prendre par le début, c’est de rebrousser chemin tout en avançant, c’est ça, que je trouve excitant. Mais le lecteur ? Tu y penses, au lecteur ? Le serial-lecteur qui va demander des comptes. N’as-tu pas passé un contrat avec ce malade, avec le clochard vindicatif qui met sa casquette sous ton nez en faisant tinter les pièces de monnaie qu’il attend de toi. La Vérité. Tu lui a promis la Vérité ! Et l’Invention ! Et la Fantaisie ! Et la Confidence ! Et la Forme ! Et la Nouveauté ! Et la déesse Imagination, alors, tu l’oublies ? Fais gaffe, mon Vieux, il a peut-être un couteau dans la poche de son veston en laine polaire ! Tu n’es pas libre, mon Coco ! Pas du tout ! Foutaise, que tout cela… Tu dois t’inscrire dans le grand Fleuve des Lettres, Patrice Jean l’a dit, gardant un œil sur les compteurs de la Morale et du gaz, de la République et du Vivr’Ensemble, de la Phrase déposée à Sèvres et passée au Contrôle Technique. Tu dépenses ? Tu payes ! La littérature c’est du commerce porté à ébullition, chauffé à blanc par la Séduction et l’Anti-Réalité. Roman, roman, Roman, Histoire, histoire, Histoire, faut croire à tout ça, communier et se repentir, appeler Untel, lui rappeler que tu existes, lui parler de ta bonne volonté légendaire, de ton Enthousiasme. Laisse tomber les sous-vêtements de Deborah ou d’Isabelle, ça ne te mènera à rien. Pioche dans le Tableau des Éléments littéraires que tout le monde connaît par cœur, ne dérive pas, ne lâche pas la bride, fais confiance au mouvement, prends position, pas de faute de carre, tu peux hurler, si tu en as envie, mais hurler avec la meute, pas tout seul ; c’est très impoli de hurler tout seul dans son coin, et ça ne sert à rien. Tu effraies les dames et puis c’est tout. Fais-toi couler un bain chaud et lis tes contemporains. Prends exemple. Regarde le travail. Le métier. Les sujets, on y revient. Poutine, Salaud ! Tu as regardé Zemmour-Glucksmann ? Dis-nous ce qu’il faut en penser. Et du Renflement brun aussi, tu peux parler, c’est bien, ça. Le Glucksmann, on l’a connu quand il avait deux mois, dans son berceau, à Savoisy, en Bourgogne. Sa mère, Fanfan, le couvait du regard, elle savait déjà qu’il passerait à la télé. Avec le père on parlait de Wagner et on jouait au ping-pong. Tout ira bien. Tout n’est qu’innocence, enfantillage et pureté. Le seul souci, c’est de parvenir à dompter sa bite et de bien parler aux IA, les IAnonymes. De se faire comprendre. Vincent, dans son mirador, est encore plus sexy que Fanfan. Nous avons échoué parce que nous ne sommes pas allés assez loin. Aller trop loin, c’est la seule manière de réussir. L’humilité est une lâcheté. Le scrupule est un handicap impitoyable. Espèce d’enculé de scrupule ! Le four de la cuisine se met en marche tout seul. Les casseroles dansent. L’alarme en panne depuis trois ans joue la Marche nuptiale de Mendelssohn. Je cuisine au gaz comme d’autres cuisinent au beurre. À huit heures moins quatre, j’imagine Renaud Camus dans la salle des pierres qui demande à Pierre de tourner le bouton, pas de jazz le dimanche matin, merde ! Le plus drôle est que je fais la même chose au même moment. Corinne, tu nous emmerdes ! Ça repartait. Ça reparlait. Les appels de tous les continents, de tous les incontinents, mes frères, mes cousins, mes voisins. Arthrose et amertume. Froid et noirceur. Repasser sous les quinze degrés est toujours un moment difficile, chaque année en automne. Mais on s’y fait. Cette année, c’est vite tombé à onze, dans la chambre, comme ça, au moins, pas d’hésitation, la caillante est officielle et c’est elle qui fait la loi, hiver ou pas hiver. Flonflon s’harnache, comme disait ma mère. On va passer le col, fémur et utérus se tirent la bourre. Encore un, depuis 56. Avec Bach et ses fugues. Avec toutes les sonates de Beethoven écoutées dans la journée, grand bol de soupe tenant au corps, bouillon de larmes bien gras. Le couvert est dressé. À table !

Il a l’œil ! Il les voit ! Pour ça, on l’admire. Voir ceux qui voient. On n’est pas nombreux. Sa Fanfan est magnifique. Sexy comme on n’avait pas vu depuis une éternité. Il y a les femmes qu’on est fier de montrer aux autres, qu’on sort, qui nous augmentent socialement et narcissiquement, un peu bêtement, puis il y a l’autre catégorie de femmes, celles qu’on rentre, celles de la chambre, celles dont on voit immédiatement ce qui brûle en elles, ce qui va nous brûler. Ça ne se discute pas. Ce parfum puissant qui leur sort des tripes, même en photo, on le reconnaît immédiatement. J’ai toujours préféré celles-là. Voir l’animal, en elles. Moi aussi, j’ai su voir ça, je crois bien ; j’en suis même sûr. Le plus beau, dans une femme, c’est son corps. Je parle du corps qu’elle porte sur sa figure, celui qu’elle ne peut pas cacher, nue même quand elle habillée. C’est le premier véhicule. Celui de la race, en quelque sorte. Celui de la biologie, je ne sais pas. Le corps chimique. Celui qui se résume dans la chatte, dans la chaudière, au centre de la Terre, qui monte aux extrémités ; sa propriétaire ne peut rien contre ça, elle ne peut pas arrêter cette lave. Ça peut se déposer n’importe où, ça luit dans la nuit. C’est radioactif. Ça fait peur, aussi… Alors on dit, ouais, elle est pas terrible, elle a des défauts mais elle a du charme. Tu parles ! Défauts de quoi ? Je me souviens de cette femme, qui était ma dernière élève du mardi, le soir, au conservatoire, en banlieue. J’avais bien vu, qu’elle était amoureuse de moi, impossible de l’ignorer. À partir d’une certaine heure, c’était l’horreur, parce qu’il n’y avait plus qu’un train toutes les heures, pour rentrer à Paris. Donc je faisais très attention à ne pas trop faire durer le cours. Ce soir-là, évidemment, je suis arrivé trop tard à la gare, même si elle m’y avait conduit en voiture. Alors, plutôt que me laisser seul comme un con sur ce quai de gare sinistre, elle m’a invité chez elle. J’ai tout de suite compris de quoi il retournait, bien sûr, mais ma hantise de rester seul dans le froid m’a incité à accepter son invitation. Il y avait une grande poupée au plein milieu du lit, dans sa chambre, comme ça se faisait parfois à l’époque, dans certains milieux. Il a fallu choisir. En fait, je me la serais volontiers tapée, elle était très sexy, très mon genre, d’une certaine manière entre les draps, ça bouillonnait entre ses cuisses et ça lui remontait aux tempes en gros silences poisseux. Mais elle n’était pas jolie. Je veux dire pas jolie à montrer aux amis, pas jolie pour le regard périphérique, pour ce regard qu’on partage avec les siens. Un peu grosse, un peu lourde. Un peu vulgaire. Oui. Je suis resté sur la pointe des pieds, sur le bord d’une fesse, pendant trois-quarts d’heure, et elle n’a pas osé me sauter dessus. Je m’en suis toujours voulu. Je me suis trouvé très con. Ce n’est pas moi, qui ne la désirais pas, c’est mon surmoi social, c’est ma petite vanité à la con qui se serait trouvée malmenée par le regard de mes proches. Tant pis pour moi ; elle avait manifestement des trésors desquels je me suis privé bêtement. Elle n’aurait pas été désirée par les autres, soit. Peut-être. On aurait peut-être souri, autour de moi, j’aurais vu ce sourire, bien sûr, mais ce que j’ai manqué était beaucoup plus précieux, si vous voulez mon avis. Le désir est impartageable, toujours, quand il est vrai. Il y a les femmes dont on a immédiatement envie de leur bouffer la chatte, et il y a les femmes qu’on a envie de montrer aux autres. C’est comme ça. On passe sa vie à avoir le cul entre deux weltanschauung(s), et un beau jour, on se dit immanquablement qu’on a tout foiré. Tout ! Tout, oui, parce que c’est pareil en art, figurez-vous ! On n’a pas osé aller trop loin. On se sentait surveillé, jugé, catalogué. Là, c’est plutôt le regard familial, qui est en cause, mais c’est la même chose, finalement. Le bon goût. « Elle a du chien, cette femme ! » Oui, oui, d’accord, mais je préfère qu’elle soit une chienne, à tout prendre. Ce qui se passe dans la chambre à coucher est mille fois plus important que ce qui se passe quand on franchit ces murs, et le fait qu’on ne puisse expliquer ça à personne est une preuve supplémentaire que c’est bien ça qui compte. À partir du moment où vous êtes capables d’expliquer aux autres ce qui vous attire chez une femme, vous partagez ce qui vous attire en elle avec le commun, et ce désir est un désir de second ordre, car le commun grignote vos pulsions, les arrondit, les rend acceptables, dicibles. Pardon, René Girard, je vous admire beaucoup, mais votre théorie a des limites. La tyrannie du désir est une des choses les plus merveilleuses qui soient. C’est contre elle qu’on édifie tout ce qu’on fait dans une vie, c’est parce qu’elle est indépassable qu’on tente de se dépasser, encore et encore, jusqu’à la panne finale. Vous, les mecs, vous pensez avec votre bite… Et vous, Mesdames, avec quoi pensez-vous que vous pensez ? Avec votre intelligence ? Avec votre sensibilité ? Avec votre éducation ? Avec votre bonté ? Vous pouvez me le redire sans rire, en me regardant dans les yeux ? Tout le monde oublie, ou feint d’oublier, qu’il pense avec son corps, avec sa chimie, avec ses organes, qu’il ne peut pas se dissocier de cette chose qui a sa vie propre, ses raisons, ses lois, dont la vie insatiable ne nous a pas attendus, sera toujours devant nous, plus loin, à la fois inaccessible et première. Chose, oui, parfaitement… « Chose » car on ne sait pas de quoi on parle. Pour savoir, il faudrait être capable de s’en séparer. Même un quart d’heure. 

Flonflon n’a jamais su, on doit l’admettre. Il se console en avouant ses péchés. Il regrette beaucoup les confessionnaux. Se séparer de lui-même, pourtant, il essaie souvent. Pas trop du genre à se complaire en sa propre compagnie, non. Il n’aime rien tant que de s’abandonner contre les flancs tièdes d’un corps désiré et si possible désirant, une autre que lui. Ce sont ses anges, à qui il se confie volontiers, et même trop, sans doute. Il n’aime pas du tout être abandonné, ça non, mais il aime s’abandonner, ça oui. Rien de plus voluptueux que l’abandon, rien de plus doux. « J’ai toujours été intact de Dieu », dit Prévert. Quel bel imbécile ! Quelle somptueuse prétention ! Comment ces gens-là savent-ils de quoi il retourne ? Avec qui dialoguent-ils au juste ? Avec eux-mêmes ? Hier, j’écoutais Carrère chez Finkielkraut, et, malgré leur intelligence, leur culture, leur esprit, malgré le fait qu’ils m’ont intéressé, beaucoup, et qu’ils ont du talent, je les ai trouvés très-bêtes, car ils savent. Ils se meuvent à l’intérieur d’un cercle dont ils ne sortent pas, et toute leur intelligence, toute leur culture, tous leurs talents ne leur permettent pas, ou plus, de sortir de ce cercle dont ils n’aperçoivent pas les murailles. C’est étrange. Face à eux, il est à peu près certain que je ne trouverais pas les mots qui conviennent, qu’ils m’écraseraient de leur savoir, même sans le vouloir, même gentiment… mais je ne suis pas convaincu, mais alors pas du tout. Ils croient qu’on peut ne pas croire. Ils croient qu’on croit après, alors qu’on croit avant. Ils croient que le monde est déchiffrable sans croyance, et cette croyance les aveugle. Ils sont à l’intérieur (comme nous tous) et se croient à l’extérieur. Et tout à coup, il arrive qu’on se dise : Mais, si tout repose sur une erreur d’interprétation, ou de perspective, aussi fondamentale que celle-ci, que vaut le reste ? Même pour voir un brin d’herbe, il faut commencer par croire qu’on le voit. Même pour désirer, il faut croire au désir. Même quand, comme moi, on y croit très fort, rien ne vient nous assurer de la réalité de ce désir. Si je n’écrivais pas ces phrases, aimerais-je seulement les femmes, leurs seins, leurs culs et leurs chattes plus que la blanquette de veau et le sommeil ? Pourquoi celle-ci plutôt que celle-là ? Pourquoi est-ce que je me crois obligé d’affirmer que j’aime telle odeur alors que je déteste cette autre ? Je le sais bien, pourtant, que les choses écrites cessent d’être vraies — que la vérité n’est pas ponctuelle, ou plutôt qu’elle n’est pas à l’heure de notre vie. Elle sont vraies sur le papier, oui, dans la pensée, oui, mais elles ont perdu la vie, elles sont arrêtées. Stoppées. Crues. Séparées de leur enveloppe vitale, parce que la vie nous traverse — nous ne sommes pas à son origine.

Ces pensées m’encombrent. Maintenant, elles sont ici. On espère toujours se débarrasser, comme j’aimerais me débarrasser de mes encombrants, comme ils disent à la mairie. Bois, feuilles, machins, papiers, sentiments, ronces, envies, douleurs, talons de chèques. Tout sauf les souvenirs et quelques phrases. Les voix qui les ont prononcées… Les anges… Et ma couverture chauffante. Personne ne dort dans ma chambre. Ni Drenka, ni personne.

samedi 22 novembre 2025

Photogénie électorale


« Voilà qui est élégamment exprimé. »


Vous êtes plutôt immanent, ou plutôt transcendant, vous ? De Michou Pectorian, on pourrait dire qu’il est les deux à la fois. Il est évidemment immanent, puisqu’il porte en lui-même tout ce dont il a besoin pour briller de mille feux, mais son immanence est transcendante, car elle ne peut lui venir que d’un sur-monde auquel nous n’aurons jamais accès. 

Il aurait fallu qu’un Roland Barthes se penche sur cette mythologie en actes, à côté du catch et de la DS, mais aussi de la dégaine de l’Abbé Pierre, et, bien sûr, de l’acteur d’Harcourt. Dans le fond, presque toutes les mythologies de Barthes semblent nous parler de Michou Pectorian : « Lhomme-jet », « Bichon chez les nègres », « Conjugales », « La littérature selon Minon Drouet », « Le visage de Garbo », « Le cerveau d’Einstein », « L’Écrivain en vacances », « Publicité de la profondeur (savon et détergents) », « Le strip-tease », « Le mythe de la qualité », « Critique muette et aveugle », « Opéra et tragédie », et enfin « Photogénie électorale ».

C’est comme si Barthes avait pressenti dès 1957 l’émergence parmi les Français du XXIe siècle d’un type d’homme dont les signes et les verbes iraient puiser leurs sucs et leurs formes dans le grand réservoir de tout ce dont jusque là les Français avaient plus ou moins honte, qu’ils tentaient de dissimuler à la vue de leurs concitoyens. La surprise, évidemment, est l’unanime admiration dont jouit un Michou Pectorian aujourd’hui sur un réseau social comme Facebook. Mais est-ce vraiment une surprise ? 

Je reconnais que je l’évite le plus possible, c’est une question d’hygiène, mais je suis tombé il y a peu sur l’un de ses morceaux de bravoure typiques, sur l’un de ces pavés qu’on sent coulés dans la masse du pectorianisme le plus authentique. Je n’ai pas su résister à la tentation. Je me suis mis à tourner autour de l’objet dans le sens contraire des aiguilles d’une montre comme les musulmans tournent autour de la Kaaba lors du rituel du tawaf, cherchant la lumière et l’oxygène, une raison de vivre ou la sortie des enfers. La chose brillait de mille feux, et des centaines de paires d’yeux étaient braqués sur elle, qui commençait même à disparaître sous un monceau de likes, des centaines de commentaires la sanctifiaient en l’augmentant et presque autant de partages lui conféraient l’aura suave de la sainteté et la lueur de la Vérité révélée. Dans le grand mur anonyme de Facebook, un cratère… À des kilomètres à la ronde, on sentait encore le souffle de la déflagration et un silence religieux planait au-dessus des âmes rendues muettes par le miracle de la prose pectoriane. Regarder Pectorian en face, c’est comme fixer le soleil, c’est comme se trouver à Katmandou, sous la gigantesque masse de l’Hymalaya. 

Mais dans le fond, Pectorian n’est que le symptôme, rien de plus. Il n’existe que par ricochet, c’est un mur plat qui ne fait que renvoyer les ondes qu’il reçoit. Il « prend la lumière », comme on le dit d’une actrice qui est photogénique, il sait se mettre sous la caméra, de manière à ce que celle-là ne puisse l’ignorer, qu’elle tourne son gros œil de machine vers cet amas de particules qui s’agitent en tous sens, qui font se trémousser les photons comme si on les menaçait de mort. 

Quand on a enfin le courage d’aller prendre connaissance des phrases de Pectorian, si tant est qu’on puisse nommer cela ainsi, et qu’on se demande ce que cela signifie, on est effaré par ce qu’on lit, bien sûr, effaré, un peu dégoûté par la laideur de la langue, un peu révolté par tant de bêtise, tant de platitude et d’arrogance, un peu amusé, aussi, par les très nombreuses impasses du sens, par la syntaxe psychotique et cacophonique, par le vocabulaire immaîtrisé, médusé devant le spectacle donné par cette langue à la fois prétentieuse, poseuse, adolescente, ridicule, épaisse, maladroite et finalement grotesque qui ne démontre qu’une chose : qu’elle ne sait pas ce qu’elle dit mais qu'elle se trouve belle. Mais si Pectorian écrit sans savoir de quoi il parle, et sans savoir comment le dire, comment se fait-il alors que tant et tant de passants s’inclinent, font des signes de la main, envoient des baisers, des fleurs, des pièces d’or, se signent, et mettent un genou à terre, qu’ils semblent se reconnaître dans les signes barbouillés sur le mur ? Tout ce qu’on vient de voir et de dire ne les gêne pas ? Non, non, pas du tout, au contraire, ils en redemandent, ils battent des mains, ils applaudissent, font des cœurs avec les doigts, se prennent dans les bras les uns les autres avec émotion, un grand sourire de connivence planté dans leur face, avant de retourner disserter sur le Beau, le Bien, la Morale, l’Esprit, l’Excellence, l’Élégance, la Délicatesse, la Cité, etc. 

C’est donc nous, qui ne comprenons rien, nous qui ne savons pas lire, nous qui passons sans aucun doute à côté de la Beauté et de la Vérité sans les reconnaître. Tout le monde — le tout le monde de Facebook —, et parmi ceux-là, le gratin de ces salons électroniques, l’élite, ne peut pas se tromper, c’est impossible ! 

Oh, je sais bien ce qu’on me rétorquera, allez. T’es jaloux de ne pas avoir autant de likes ? C’est ça ? Il ne servirait à rien que je démente, car cette explication arrange tout le monde. Sinon, pourquoi s’agacer de ce qu’un « post » Facebook qu’on juge insupportable ait un succès qu’on juge déraisonnable ? N’est-ce pas toujours le cas, même pour ceux qu’on a rédigés soi-même ? On le sait bien, que la platitude, la balourdise, le convenu, la médiocrité et la bien-pensance sont les meilleures garanties du succès public. Il n’y a rien là de neuf. En effet, rien d’étonnant, mais c’est plus fort que nous, certains jours, on explose pour quelque chose qui doit sembler anodin à nos amis, parce qu’on juge que le niveau d’obscénité a été pulvérisé, ou, comme le dirait mon ami Serge, qu’à force de forcer c’est forcément forcé que ça force, et qu’on se sente à l’étroit dans notre salopette. Demain, on n’y pensera plus, heureusement, mais sur l’instant, on a besoin de marquer le coup. Ça ne va pas plus loin que ça. 

dimanche 9 novembre 2025

Sacrifice [journal]

 


Une adorable lectrice (si, si, ça existe) m’a envoyé par la poste (la poste ! Vous savez, cette chose qui existait dans les temps anciens du vieux pays disparu…) les Contes de diamant auxquels je faisais allusion dans le texte précédent. Merveille, que de retrouver cet album d’enfance publié aux éditions Hatier, dont les histoires étaient écrites par Alice Coléno et illustrées par Françoise Bertier. Mes souvenirs avaient assez largement transformé l’argument du conte, comme il arrive presque toujours, mais en revanche, les illustrations me sont revenues immédiatement, comme si je les avais vues la veille. Françoise Bertier était, je crois, une amie de la famille, du côté de ma tante Glyne et de ma mère, et cette dernière avait une passion pour ces contes, qui je l’ai appris depuis font partie d’une tétralogie : Les Contes de Vermeil, les Contes de Cristal, les Contes de Diamant et les Contes d’Émeraude. C’était un beau pays, qui permettait à des auteurs ne portant pas encore cette lourde et redondante voyelle terminale d’imaginer de telles histoires. Une France encore très largement et très profondément catholique (le Caribou rose est évidemment christique), une France où chacun était à sa place, car c’est de la confusion et de l’indistinction que naît la violence. 

En fait, de caribous roses il n’y a pas, ou pas vraiment, bien que le conte porte ce titre. Il s’agit d’une créature magique, qui change de couleur selon ses émotions — chose somme toute assez banale. Le sang de notre corps raconte ce qui n’est pas notre corps. Une créature qui souffre pour les autres, oui, ça c’est bien de la magie, ou de la folie, vu d’ici, mais cette magie est à l’origine du monde qui était le mien, à la fin des années 50. Si l’on ne comprend pas ça, on ne comprend rien. Se sacrifier n’était pas encore action ridicule et signe de folie. La magie, c’est de retrouver son enfance, ou, plutôt, de comprendre qu’elle avait toujours été là, à couvert, qu’elle nous a attendus patiemment pour nous ramener à la maison. 

J’allais entamer le troisième paragraphe de ce texte quand une petite main d’enfant m’a tapé sur l’épaule. « Pourquoi écris-tu ? » Je n’ai pas su répondre. Il me tend un de ces petits couteaux corses très élégants qu’on appelle des vendettas. Je le reconnais, ce couteau. C’est Tante Glyne qui me l’avait offert lors d’une de nos expéditions en amoureux dans son île, quand j’avais dix ans. Elle avait laisser couler l’eau du bain et avait inondé l’hôtel des parents qui se trouvait près du marché d’Ajaccio, ça sentait le poisson frais. « J’écris avec un stylo-plume Waterman blanc, ou avec un ordinateur. » Il me regarde en souriant et insiste pour que je prenne la vendetta. « Mais je ne peux pas écrire avec ça ! » À son regard, je comprends que c’est ce que je dois faire. Il sait que je vais le sacrifier et ne semble pas avoir peur. Je lui fais écouter le Kyrie eleison de la Messe en si. Le parfum de la mère flotte autour de nous. Inondation des larmes. Lame, vermeil, cristal, diamant, émeraude, neige, sable, sang, blancheur, mer, ombre. Il ferme les yeux, m’attire à lui avec une force que je n’aurais pu imaginer. Je suis couché. J’essaie de me réveiller, j’y mets toutes mes forces mais quelque chose me retient cloué au lit, des liens invisibles d’une puissance incommensurable. Je pointe un pistolet au dessus de ma tête, j’ai le doigt sur la gâchette, à moitié enfoncée, mais l’ennemi est invisible ; je sais pourtant qu’il est là, au-dessus de moi. J’entends le Gloria de la Messe. Les trompettes, les timbales. Pourquoi me ment-elle ? À quoi bon, puisque je sais, puisque je vois et entends. Je réussis enfin à sortir du sommeil, au prix d’un effort gigantesque. J’y ai mis toutes mes forces. Il fait froid. Le quartz rose brille dans l’obscurité. Je sens le souffle chaud des caribous, je sens la pulsation du sang dans mes veines, j’ai des plaques rouges sur le corps et des décharges électriques dans les jambes. Je reprends un Stilnox. 

lundi 3 novembre 2025

Les caribous roses



Tout est trop long. La vie est trop longue, l’année, le mois, la nuit et la journée sont trop longs, le livre que je vais écrire ; même cette phrase est trop longue. Chacun des textes que j’écris est trop long. Même les fragments ont perdu les concours du fragment, ils ont pris l’eau, ils sont boursouflés, leurs parois s’effritent ou s’effondrent, elles rejoignent leurs sœurs délavées et digérées depuis longtemps par d’autres que nous. L’informe gagne toujours. C’est même la vie qui veut ça, ce n’est que de cette manière qu’elle peut perdurer. Elle nous regarde de loin, depuis les bords du fleuve du Temps. Nous passons, elle reste. Nous étions ; elle est.


L’attente de la mort, de l’amour, de la paix, c’est trop long. Attendre, c’est toujours entrer dans le « trop long », c’est toujours désespérer (il, elle ne viendra plus). C’est pénétrer dans cette zone de la vie qui s’appelle « trop tard ». Il y a ceux qui savent vivre à l’heure, qui sont tout-un dans leur temps, qui l’épousent, qui lui sont fidèles jusqu’à la mort, et il y a les en-retard/en-avance, comme moi, ceux qui ne coïncident pas, les oubliés de la concordance des temps, qui vivent leur enfance à soixante-dix ans et qui ont été vieux à quinze ans. La durée est un poison qu’ils avalent en le prenant pour un élixir qui leur fait confondre instant et éternité. Sur ma tombe, il serait écrit : « Point d’orgue », ou bien : « Tacet ». 


On ne sait plus quand ça commence, quand ça finit. Auto mal réglée, dont le moteur tourne trop vite ou pas assez vite, qui menace de caler à chaque montée, je dyslexise mes changements de directions, je provoque des incidents, peut-être des drames que je ne vois pas, on va m’enlever le permis, c’est sûr. Point par point, la phrase s’efface. C’est une course entre elle et moi : arriver au point, vite, avant la disparition, l’évanouissement. Je veux encore voir le prochain carrefour. Mes phrases sont des comprimés effervescents jetés dans un puits sans fond. Quelqu’un a mal à la tête ? Mes pensées ont des trous que je comble avec des mots, petits, gros, malingres, usés, retournés comme des gants. Mes grands mots ont des trous dans lesquels j’essaie de m’infiltrer comme je peux, mais la plupart ne veulent pas de moi, ils sont déjà plein des autres ; obèses, ils ont le teint vitreux et jaunasse de ceux qui ont trop profité de la vie, qui sont fatigués d’avoir trop parlé sans être écoutés. 


Elle ne viendra pas, elle ne viendra plus, c’est trop tard. Aurait-elle encore la force ? A-t-elle encore suffisamment d’ouïe pour seulement entendre que je l’appelle ? La seule promesse, c’est : « Il n’y a rien qui tienne ses promesses ». Rien ni personne. Autant parler à sa tombe, c’est bien la seule oreille dont la patience est sans défaut. Moi qui m’étais promis au monde, sortant de mon cirque profond et glacé, j’avance au pas des cueilleuses de lentisques, au bord du précipice, et je ne vois rien sur quoi appuyer mon bras, sinon cette grande brêle toujours là quand on l’espère ailleurs : Absence. Absence, sœur au cœur vide, aux grand bras maigres faits de courants d’air durcis, là-bas, vers l’église, qu’on va retrouver faute de mieux, avec laquelle on paie tribut au désespoir qui nous suit à la trace autant qu’il nous devance.


J’entends vaguement une voix venue de loin, qui chante « Tout gai ! », sur les batteries du piano, mais c’est si bref qu’on pense avoir rêvé. J’avais accompagné une soprano, une Chinoise dont j’aimais beaucoup la voix, dans les Cinq chansons populaire grecques de Maurice Ravel, et j’avais choisi un Steinway au clavier léger, si léger qu’un rien suffisait pour que la touche s’enfonce. Dans la quatrième pièce, la Chanson des cueilleuses de lentisques, ma veste a effleuré le clavier et a produit une fausse note. Comme il y a très peu de notes, dans cette musique, des notes éloignées les unes des autres, et beaucoup d’espace résonant, l’erreur s’est entendue très distinctement comme fausse-note, à ma grande honte. Ça m’a troublé, je m’en suis voulu, mais finalement, cette fausse note sortie de nulle part (et qui n’était pas produite par mes mains) était merveilleusement à sa place, et quand j’ai récouté le concert qui avait été enregistré, il m'a paru que l’intervention de ma veste avait été un coup de génie (que Ravel me pardonne). Bien sûr, on n’est pas là pour se faire remarquer, quand on interprète la musique d’un compositeur, mais il y a toujours de ces minuscules fissures par lesquelles le corps trouve le chemin de l’imprévu, du non-écrit, et se dresse entre le soi et le moi, entre la durée de la musique et l’instant du ça et du là. L’accident fait partie du trajet, qui annonce l’Accident terminal et y prépare. Quoi qu’on fasse, tout est toujours déjà là, même l’impensable. 


Je suis au lit, assis, la mère qu’on ne voit pas, à côté, son bras sur le montant du petit lit qui jouxte le sien. J’ai un grand livre ouvert sous les yeux et une mèche de cheveux bouclés qui me barre le front. Sur la page de droite, une illustration, sur la page de gauche, du texte. J’ai l’air heureux. Je souris. Toute la joie de ma vie est là, concentrée en une seule image. Il ne peut rien m’arriver, dans ce temps-là, dans ce temps immobile et silencieux qui diffuse jusqu’à moi par une voie secrète la présence parfaite qui inonde la pièce dans laquelle nous nous tenons, ma mère et moi. J’y suis. Ici et là-bas, dans le même temps. Rien d’autre ne compte. Maman, le livre, le lit, la chambre, les tons de gris et d’argent, le silence, l’heure qui ne passe pas, qui ne passera jamais. Je pense que nous étions alors au-dessus de la pharmacie, pas encore dans la nouvelle maison de la Fuly. Je ne suis sûr de rien, mais je pense à un livre, un livre magique qui résume toute mon enfance, un livre que j’adorais. La musique que j’entends, en regardant cette image, c’est la Chanson triste, de Duparc, dans sa version soprano et piano (Margaret Price et James Lockhart, idéalement) : Un enveloppement d’une douceur infinie, d’une profondeur telle que le moi se dissout en lui-même, sans avoir besoin d’image, sans se heurter à des limites. Je ne sais plus comment s’appelait ce livre, peut-être n’a-t-il jamais existé, mais j’ai envie de le nommer La Forêt de cristal. C’est l’histoire d’une horde de caribous, de caribous roses, qui sont prisonniers d’un cirque glaciaire très profond (mais qui, contrairement à un cirque glaciaire, serait circulaire), dont il leur est impossible de s’échapper, jusqu’à ce que les mâles adultes décident de se battre entre eux afin de perdre leurs bois, dont ils feront une sorte d’échelle gigantesque et merveilleuse accolée à la paroi, qui permettra à tous les caribous de grimper et de sortir enfin de la nasse. Dans mon souvenir, les parois de ce cirque sont d’énormes cristaux allongés de glace tranchante, reflétant le rose des animaux et le bleu du ciel inaccessible. 


Je voudrais retrouver ce livre, ces bêtes, cet instant, la glace tranchante et le ciel de la Haute-Savoie. Je voudrais retrouver la grâce et la présence. Non pas la jouissance ou le plaisir, mais le comblement. La paix. Pouvoir et savoir les dire en trois lignes, sans emphase ni métaphore. L’exaucement. L’enchantement. Le grand calme de la joie paisible, sans aucune hystérie, sans démonstration, sans effets, sans extérieur et sans mots, ou au moins sans discours. Tacet ! Juste la chaleur d’une main et la confiance absolue, infinie. J’ai encore ta voix, heureusement. L’instant où l’âme nue n’est pas effrayée par le monde et ceux qui le peuplent, où elle peut être là, simplement vivante, sans exigence autre que la paix et la douceur. 

vendredi 17 octobre 2025

Cadeau [Journal]


Le beau cadeau que m'a fait Renaud Camus, hier, cette photographie merveilleuse, généreuse et drôle, où on le voit lire Comme dirait l’autre dans la posture de qui est stupéfait par ce qu’il lit (ou voit ?), bouche grande ouverte. Il est peu de gens aussi généreux que cet homme. En tout cas, moi je n’en connais pas beaucoup. Que peut-il avoir à gagner, quel profit à me lire et à parler de moi sur les réseaux sociaux, à montrer qu’il me lit ? Rien du tout, évidemment. Et moi je ne sais même pas comment remercier, car, remerciant, j’aurais trop l’air de vouloir l’encourager à continuer. Alors j’empile maladresse sur maladresse, comme toujours. En cette matière, j’excelle. (Je lis ceci, dans le journal de Cioran, qui me correspond parfaitement : « J’ai un courage négatif, un courage dirigé contre moi-même. J’ai orienté ma vie hors du sens qu’elle m’a prescrit. J’ai invalidé mon avenir. ») 

Feuilletant son journal présent (celui de Camus), en cours d’écriture, je me disais hier que quelqu’un devrait s’atteler à la tâche de rassembler les pages qu’il a écrites, depuis quelques mois, quelques années, sur sa santé, sur la médecine, sur ce que c’est qu’un corps qui vieillit, qui souffre, et qui me semblent passionnantes. Ça ferait un opuscule extraordinaire. Du moins à mon goût. 

« J’ai une immense avance sur la mort. » C’est tout à fait l’impression que j’ai. J’ai l’intuition de la mort, depuis toujours, je la sens en moi, autour de moi, partout. Je suis son avancement avec une sorte d’extase que je n’ose penser, encore moins expliquer. C’est sûrement ce qui me rend repoussant. Et aussi, toujours chez Cioran : « Si Dieu pouvait imaginer quel poids représente pour moi le moindre acte, il succomberait à la miséricorde ou me céderait sa place. » Le moindre acte… Et parfois la moindre pensée… Tout cela me dégoûte. On écoute le « Herr, unser Herrscher », le chœur introductif de la passion selon saint Jean, encore et encore, et ça suffit bien, non ? Rien ne va nulle part, jamais… « Écartelé entre la hargne et l’effroi. » Sollers avait utilisé cette page de Bach dans l’un de ses romans, je ne sais plus lequel. Ma machine à laver est en panne. Il faudrait pouvoir tout jeter, d’un seul coup, se débarrasser de tout. Plus rien ! Allez, encore ceci : « J’aurais mené à bien un dixième de mes projets que je serais de loin l’auteur le plus fécond qui fut jamais. »

Je pense à une chose qui me fait beaucoup rire. Ce que j’écris, ça ressemble très fort à un : « Je viens de mourir. » ressassé et chanté dans toutes les tonalités. 

mercredi 15 octobre 2025

Je hais la nuit

 


JE HAIS LA NUIT ! 

Je ne vois aucune bonne raison pour que cette pourriture me fasse tellement souffrir, je suis désolé. C’est de la torture, et je croyais que la torture était interdite par la loi. Le pire est peut-être que cette forme de torture ne laisse aucune trace, ce qui suffirait à prouver ses mauvaises intentions. Dès que le jour revient, celui qui a été torturé durant huit heures avec une violence indicible n’a même pas la ressource de les raconter, de les dénoncer (la nuit et la torture). S’il fait mine de vouloir mettre des mots sur les souffrances endurées, tout le monde — tout le monde y compris lui-même, c’est ça le pire ! — trouvera qu’il n’y rien là de si terrible, qu’il exagère. Bande de cons. Venez prendre ma place une nuit, et on en reparlera…

Tout avait pourtant bien commencé, et même très bien, ce qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Je m’étais couché tôt, complètement épuisé par la nuit d’insomnie presque complète de la veille, et mon seul repas de la journée m’avait mis dans un état de torpeur que j’aime et qui me rassure. En général, je m’endors très rapidement, quand il en va ainsi. On a les joies qu’on peut. Mais, prudent, et aussi parce que je commence à avoir une certaine expérience, j’avais tout de même pris un somnifère ; et même deux. Voilà, me suis-je dit, ainsi je verrouille : pas question de se réveiller dans une heure et demie, tout va bien se passer, pour une fois, et demain matin je pourrai enfin me lever tôt et avoir une journée digne de ce nom. Bordel  de Dieu !

Quelques heures plus tard (il devait être onze heures et demie), j’étais éveillé par la douleur. Douleur au dos que je connais tellement bien, depuis des années que nous nous fréquentons, elle et moi, qu’elle ne m’effraie plus. C’est une vieille copine, un peu con, un peu pénible, mais on se supporte ; on doit avoir des trucs en commun. Une douleur au dos, vous me direz, ce n’est rien, ou pas grand-chose. On trouve une position dans laquelle elle ne peut plus pousser son fameux contre-ut, et on se rendort à l’aide des somnifères qui appuient sur les tempes de toutes les forces de leur sale chimie. On en profite tout de même pour aller pisser, après avoir réussi tant bien que mal à se mettre debout (c’est le plus dur, il y a ces instants de panique où l’on n’y parvient même plus, il faut ruser et ne pas s’affoler, surtout), en respectant le temps de sécurité, une fois assis (si par hasard on se lève trop vite, on peut se casser la gueule, et alors là…), on bute sur une paire de chaussures qui n’aurait jamais dû se trouver là, mais ce n’est rien, on ne gueule même pas, pour essayer de ne pas trop se réveiller, et on va vider à fond cette vessie sans fond qui a réinventé le mouvement perpétuel. [Merde, quand je pense que je suis en train d’écrire ça, avec tout ce que j’ai à faire, avec toutes les misérables urgences de ma vie, ça me met encore plus en rogne.] 

Le pire, vous savez ce que c’est, le pire ? Le pire, c’est qu’il fait beau, le lendemain matin ! Et ce beau temps vous est un reproche supplémentaire. Tu aurais dû te lever plus tôt, pour en profiter — et ce beau temps, en soi, est la preuve qu’il ne s’est rien passé durant la nuit qui vient de s’écouler. Rien du tout. Voilà ce que disent le ciel bleu et la douceur du mois d’octobre. T’as rêvé, mon pauvre ami… Tout est fait pour vous mettre le nez dans cette contradiction existentielle majeure : de quoi te plains-tu, EXACTEMENT ? Vas-y, explique-nous, on aimerait comprendre ; on est tout ouïe. Prends ton temps. Avec le chantage supplémentaire du Monde qui ne cesse de vous seriner (ça sort de l’oreiller comme un transistor qu’on aurait oublié là depuis l’adolescence) : « Tu es au courant qu’il se passe des choses terribles, dans le Monde [oui, il parle de lui à la troisième personne, ce con], tu es au courant qu’il y a des guerres, des génocides, des famines, des otages qui attendent leur libération, des vieux qui, à l’instant même où tu te plains, sont par-terre, sur un carrelage glacé, à greloter, à se pisser dessus, seuls et sans possibilité d’appeler à l’aide (le téléphone est loin, à l’étage au-dessous), qu’il y a des enfants qui sont en train de lutter contre un cancer à l’Institut Gustave Roussy, seuls avec un clown taré qui essaie de les faire rire ? Et le Grand Remplacement, tu y penses, au Grand Remplacement ? Qu’est-ce que vous voulez qu’on réponde à ça ? Qu’est-ce que vous voulez qu’on essaie d’aligner des phrases pour parler d’une douleur que personne ne va vouloir comprendre, qui va même irriter le lecteur, on le sait ? ALERTE RADOTAGE ! Il fait beau, et tu te plains ? Tu n’as pas honte ? Si, bien sûr que j’ai honte, qu’est-ce que vous croyez. J’ai honte mais ma honte est nulle :elle n’empêche absolument rien, ma honte, elle ne tient pas ma terreur à distance, peut-être même, allez savoir, qu’elles sont complices l’une de l’autre, ces salopes, ça ne m’étonnerait pas plus que ça. Allons, il fait beau ! Le Ciel t’exauce et tu l’insultes au lieu d’exulter ! As-tu froid, la journée ? Non. As-tu faim ? Non. Alors ? Alors ??? Merde, à la fin, je le savais, que c’était une mauvaise idée de commencer à écrire sur la nuit. (Je ne résiste jamais aux mauvaises idées, c’est mon seul talent.) Elle est en train de se foutre de moi, et de me dire : « Profite, mon petit vieux, profite bien des quelques heures de jour pendant lesquelles tu peux écrire tout ce que tu veux sur moi, vas-y, pérore, geins, vide ton sac, fais le malin, parce que je ne vais pas te rater. » Et je vois bien que cette garce accélère le temps, qu’elle réduit encore le peu d’heures qui me séparent d’elle, de ce soir. Elle a hâte de me retrouver, cette gaupe. Elle accélère le temps, vous savez comment ? C’est tout simple : elle me pousse à écrire, cette vicieuse, ce qui me laissera encore moins de temps pour faire ce que j’ai à faire et qui augmentera d’autant ma culpabilité, qui ne demande que ça. Ah oui, je ne vous ai pas encore parlé d’elle, de Culpabilité, mais c’est la troisième salope de l’histoire. Elles s’entendent à merveille, Nuit, Torture et Culpabilité, pour me bousiller le peu de vie qui me reste. Putain que je les hais, ces trois là. 

JE HAIS LA NUIT ! Je hais la nuit, et pourtant je passe mes journées à l’attendre. Est-ce le signe que je suis cinglé ? Qui attend son bourreau avec impatience ? Qui ? Chaque jour j’attends la délivrance, tout en sachant que cette délivrance va me déchiqueter un peu plus. J’attends la nuit parce que je fuis le jour et j’attends le jour parce que je fuis la nuit. Alors quoi ? Je hais la nuit, et pourtant elle m’est terriblement nécessaire, puisque c’est la nuit que je rêve. Je ne sais pas ce que sont les rêves diurnes, moi. Je n’ai jamais compris ces gens qui « rêvent » les yeux ouverts, qui « rêvassent », durant la journée, en tirant sur leur clope. Je ne sais même pas ce que ça signifie. Rien que ce mot atroce de « rêvasser » dit bien, je trouve, toute l’horreur de cette pratique. La voilà, la seule Délivrance que je connaisse : le Rêve. Dans la hiérarchie vitale (éthique ?) de Georges de La Fuly, le Rêve est tout en haut. Mais le vrai ! Pas la rêverie. Le vrai rêve, celui qui nous surprend radicalement, l’autre vie, quoi, celui dans lequel on ne se reconnaît pas, celui dans lequel on reconnaît les êtres sans les reconnaître, celui dans lequel on va à Paris, en train, habillé d’un seul slip blanc immaculé et bouffant. C’est bien Untel, aucun doute, et pourtant c’est tout sauf lui. La langue de Patricia. Les fesses de Chloé. Je ne suis pas « dans la lune », moi, jamais. Je l’ai peut-être été dans mon enfance, mais ce temps-là est révolu, oublié, c’est comme s’il n’avait jamais existé. Je suis sous les ordres du soleil et de la nuit, alternativement, comme une pauvre fleur qui n’a pas voix au chapitre. Je mendie du soleil, et plus je demande au soleil de me réparer, de me réconforter, de me consoler, de me tenir droit, sifflotant, plus son absence me torture durant les heures d’ouverture de la sombre pute qui lui fait face, sans doute par une loi d’équilibre naturel que j’ignore. 

La nuit passée, comme souvent, je me suis trouvé à un carrefour, le carrefour qui rend fou. Devant, tout droit, la route de la douleur, à droite la veille, lumière allumée, mais pour quoi faire (lire est trop douloureux pour mes yeux, et, surtout ça me réveille encore plus) et à gauche, le sommeil, mon amour. Je voulais aller à gauche, évidemment, je ne suis pas maso. Mais j’étais déjà au maximum de la chimie, continuer dans cette voie aurait pu avoir des conséquences encore plus néfastes que la torture en cours, aurait pu ajouter à la torture sans la tenir vraiment à distance, seulement en l’aménageant quelques heures pour qu’elle revienne encore plus hargneuse, plus tard, mieux armée. (Je n’ai strictement rien contre le suicide, au contraire, mais je ne veux pas d’un demi suicide qui me laisserait débile et paralysé, voire pire. J’en ai déjà raté deux, je ne veux plus faire n’importe quoi.) C’est pourtant ce que j’ai fait, parce qu’arrivé à un certain seuil, la peur panique de la folie est la plus forte, en tout cas chez moi. J’oubliais, dans les solutions pratiques auxquelles on a recourt en désespoir de cause : les tranquillisants… Ô, ce mot… (Moi qui m’étais fait une spécialité de mépriser ces machins et de les déconseiller à tout le monde, je suis en passe de devenir un spécialiste, un maître-queue de la Benzo, le sommelier-chef du Xanax ou du Lexo, indémodables grands crus.) C’est pas de la nouvelle cuisine, que je fais, durant ces moments de terreur, c’est de la bonne vieille tambouille paysanne, où l’on ne rechigne jamais aux mélanges, de la grosse soupe improvisée dans laquelle on met tous les restes, à la bonne franquette, au fourzitou des familles, sans s’essayer au chef-d’œuvre. Les tranquillisants, je préfère de loin ce terme à ceux qui ont cours aujourd’hui, ce sont les épices qui relèvent un peu le ragoût qui a tendance à lasser, ou sembler fadasse. Du moins c’est ce dont on se persuade à quatre heures du matin, après avoir épuisé les autres solutions — et c’est bien d’épuisement qu’il s’agit.

Je sais qu’un jour je ne supporterai plus les tortures de la Nuit, et je redoute les moyens que j’emploierai pour y mettre un terme, parce dans ces moments-là, on n’a plus vraiment le sang-froid nécessaire, on ne choisit pas. Je hais la nuit, je hais le beau temps. Je me hais de haïr la nuit et le beau temps. Je me hais d’être en train d’écrire.