dimanche 13 juillet 2025

Vivr'ensemble ou vivre ensemble, l'impossible solitude


 

« Avec chaque idée qui naît en nous, quelque chose en nous pourrit. »

Il y a de ces mots ou expressions qu'on invente pour célébrer la disparition de ce qu'ils voudraient signifier. Mais le vivre-ensemble, c'est pire que ça, c'est une idée d'une perversion inouïe, quand on y pense. Vous vous forcez à vivre avec celui qui vous martyrise, vous, dans votre vie privée, en pensant que ça va vous grandir ou vous donner une plus haute dimension humaine ? Non, bien sûr, vous laissez ça à votre voisin, qui vous supporte. C'est "mortification", le vrai nom de cette chose, mais sans le bénéfice spirituel que ce mot impliquait aux temps chrétiens. « Les gens sont portés à justifier les affronts dont ils ne se vengent pas » écrit Guy Debord dans son magnifique In girum imus nocte et consumimur igni. Ça nous rappelle quelque chose de récent…

Avec le recul que nous avons aujourd'hui, on sait qu'il s'agit d'une idée de garde-chiourme vicelard qui se réjouit en secret de la violence et du malheur qu'elle va inévitablement favoriser. Quand Roland Barthes employait cette expression, dans son cours au Collège de France en 76-77, elle avait par la force des choses un tout autre sens, puisque ce qui rend impossible cet heureux vivre ensemble aujourd'hui n'existait pas encore. Il use d'un terme intéressant, « idiorrythmie », mot emprunté au vocabulaire des monastères. Le mot sert de fil conducteur à l’exploitation systématique d’un désir (ou d'un fantasme) : le rêve d’une vie à la fois solitaire et collective, d’une mesure (au sens musical et moral) heureuse où s’harmonisent le rythme de l’individu et celui de la communauté — s'harmonisent ou du moins ne se contrarient pas, c'est déjà bien. Car le but ultime de la vie en société est bien de préserver la solitude de chacun ; tout “l'art social”, l'urbanité, cet urbanisme des corps, est dans la manière subtilement contradictoire et approximative qui permet cet équilibre forcément précaire. « La civilisation a été inventée pour que demeure possible la solitude » est l'une de ces phrases (Éloge du paraître) qui m'ont immédiatement rendu Renaud Camus indispensable. L'idiorrythmie, c'est la possibilité pour chacun d'aller à son propre rythme, même au sein d'un groupe, d'être garanti dans le degré de solitude qu'il s'est choisi. « Esthétique de la solitude ? Mais c'est un pléonasme » écrit le même Camus, dans le beau livre qui porte ce titre. L'esthétique ne résiste pas longtemps au collectif, on le sait, elle est même le caillou dans la chaussure qui le fait boiter, ou éructer. Il y a donc la Règle, d'un côté, et l'Exception, de l'autre, le Tempo (général) et le Rubato (singulier). La Règle doit permettre l'Exception, le Tempo général doit accueillir le Rubato, la Loi doit garantir la Liberté, ce qu'elle ne peut jamais tout à fait comprendre. Aujourd'hui, ce n'est plus d'idiorrythmie, qu'il s'agit, mais du rythme tyrannique de l'Idiot institutionnel (et international). À un moment de l'histoire (1876), Freud avait vingt ans, Nietzsche trente-deux ans, Mallarmé trente-quatre et Marx cinquante-six ans. Eux aussi ont vécu ensemble, dans une mesure temporelle, mais ils ne se sont pas gênés, car ils ont partagé un lieu inexistant, le genre de lieu qui fait du bien à la solitude et à la pensée. Ce qu'il faut, c'est savoir que les autres existent, pouvoir les lire, les écouter, les appeler au téléphone, éventuellement boire un verre en leur compagnie, pas forcément habiter le même appartement ni partager leur couche. Ce qu'il faut, c'est pouvoir couper la communication quand on le désire. Ce qu'il faut, c'est le retrait paisible, la retraite choisie. Une imposition minimale. Tout le contraire du contrat que nous n'avons jamais signé. La civilité française permettait la solitude et la compagnie, l'incivilité post-française impose à la fois la promiscuité et l'isolement délétère.

« C’est la culture, désormais, quand elle voit une œuvre d’art, qui sort son revolver et gueule Plus jamais ça ! » (Pascal Adam) Comme dirait Godard, l'Art c'est l'Exception et la Culture c'est la Règle. Pas étonnant qu'on n'ait plus que ce mot de « culture » à la bouche, de nos jours. Vous connaissez quelque chose qui n'est pas de la « culture », vous ? Même en allant faire vos courses au Carrefour Contact du bout de la rue, vous avez toutes les chances qu'il soit question de culture, à un moment ou à un autre, entre deux concombres et trois canettes de bière. La règle est partout, et vos voisins se chargeront de vous la faire respecter, si vous vous sentez une âme d'exception. Je pense à cette pauvre infirmière dénoncée par ses collègues, durant l'atroce période de la Covidiase. Sept ans de prison et 750 000 euros d'amende, qu'on lui a mis sous le nez, parce qu'elle avait fait des faux passes. Mise à pied sur le champ, quarante-huit heures de garde-à-vue. Ici, la justice ne rigole pas, et elle est même d'une rare célérité. Pas de tribunaux surchargés, pas de délais absurdes, sauf quand il s'est agi pour elle de faire appel, bien sûr. Le vivre-ensemble avec ces salopards, elle l'a vécu dans sa chair, cette pauvre mère de famille moins conne et plus courageuse que les autres. On ne te rate pas, dès que tu sors du troupeau, sois tranquille, tous les œilletons sont braqués sur toi et ne te lâchent plus : correspondance tracée, téléphone sur écoute, mails et messageries électroniques aussi, ça se connecte de partout, toutes les fripouilles très légales se régalent. 

« C'est porter atteinte à une idée que de l'approfondir : c'est lui ôter le charme, voire la vie... » Le vivre-ensemble était une belle idée qu'il aurait fallu laisser en paix ; toutes les idées ne sont pas faites pour passer de l'obscurité à la lumière. C'est ce qu'on a d'ailleurs fait aux temps où sa réalité se mesurait à l'absence de mots pour la dire. Toutes ces expressions vicieuses nous abordent avec le sourire de celui qui va nous entuber avec la bonne conscience du truand qui a revêtu l'aube blanche du débile de service. En des temps normaux, on l'aurait évité ou ridiculisé, on se serait moqué de lui ou on l'aurait roué de coups, mais aujourd'hui on lui colle une couronne de gloire sur le crâne et on en fait un exemple qu'on promène dans la cité sur un char fleuri. Nos prêchi-prêcheurs ont tous des diplômes de sociologues, et ces curetons avantagés par l'université et la télé sont nettement plus arrogants que les anciens car leur audience est multipliée par cent — ils ignorent les frontières et les classes. Ces fumiers ont une haine chevillée au corps de la solitude et du singulier, donc de l'art : il n'y a qu'à voir la manière dont un Jack Lang a célébré la musique, pour comprendre qu'il lui voue une haine imprescriptible. Ce malfaiteur endimanché a ridiculisé la musique pour un siècle, et il ne faudrait pas lui en vouloir ? (Je me lève, j'allume la radio, et je tombe sur le Parrain (comme l'appelle Philippe Muray) qui vante sa fête de la musique ! Et la journaliste d'en redemander, gourmande ! Si c'est pas de la synchronicité asymptomatique, ça…) 

Le Vivr'ensemble réel, pas l'idée, cette perpétuelle hésitation entre inondation et incendie.… Le vivr'ensemble a trucidé le vivre-ensemble, la musique (réelle) a éviscéré la musique, la culture (réelle) a suicidé la culture et conduit les gens cultivés aux cavernes et au silence, aux chuchotements inquiets de ceux qui savent que leur langue est proscrite, surveillée, qu'elle hèle les tourmenteurs, leur indique l'endroit où enfoncer la lame. 

Il y a du sang dans l'ensemble ; dès que s'ouvre une fenêtre sur le monde, on en goûte la saveur âcre. Ce vivre-en-sang semble vouloir notre peau, nos demeures et nos sens en alerte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C'est épuisant, surtout parce qu'il est interdit d'en faire état. Les évidences niées sont des substances toxiques qui nous empoisonnent à petit feu. Quand un corps ne peut évacuer ses excréments, il périt, empoisonné. Pour voir, il faut haïr, au moins un peu. 

Madame pète (tout est dans le titre)

 


À M. Vincent Castagno, pourvoyeur


Neuf-cent-soixante-quinze mots, temps de lecture 5 minutes et trente secondes. 

La Vita Nova n'attend pas ! Dès ses débuts, Blaise Cendrars annonçait « trente-trois volumes en préparation ». Plus modeste que Cendrars — et le nombre 33, après tout, n'est qu'un multiple très-catholique de 11 — il me serait possible d'en annoncer le tiers ; je crois que je ne serais pas très loin de la vérité. La vraie question est plutôt de savoir quel livre est impossible. À cela je répondrai : celui qu'on me demande. (C'est bien ce qui m'inquiète, mais il ne faut pas en parler, du moins pas ici.) « Je pourrais donner des titres. À quoi bon, j’en oublie et j’en invente tous les jours, de même que tous les jours je mène un roman à bout et en amorce mille autres qui m’obsèdent durant des années et prolifèrent dans tous les sens ou se dégonflent et crèvent sur le coup et se vident de toute substance. » Le titre des livres pourrait suffire. Une fois qu'on a trouvé le titre, on a le sentiment que la messe est dite. Développer ? Quelle barbe ! C'est une concession insupportable faite au lecteur, qui a toujours besoin qu'on lui explique, qu'on montre et démontre, qu'on insiste — en un mot, qu'on l'attende, alors qu'on est déjà ailleurs depuis longtemps. Si un lecteur existe, c'est qu'il croit. S'il ne croit pas, il ne lit pas. Et s'il croit, il est donc inutile d'écrire ; cela ne fera qu'ajouter un poids inutile à sa foi, la dévaluera, la fragilisera et la rendra prosaïque, indexée sur une matière forcément décevante. Qui a besoin de preuves ? Les livres désirés, ébauchés, avortés, oubliés, même, ne sont-ils pas nécessairement supérieurs en qualité à la plate énonciation qui répond à la demande, aux pages ajoutées aux pages parce qu'il faudrait dire quelque chose ? Donnons un exemple, pour que les sceptiques voient qu'on ne plaisante pas. “Madame pète” est l'un de ces livres qu'il a fallu ne pas écrire, dont le titre suffit, et qui, si j'en avais rédigé les cent-onze pages, aurait immanquablement déçu. Je me rappelle les années 90, où je fréquentais beaucoup les sites informatiques dans l'espoir de comprendre un peu les techniques dont je pensais avoir besoin pour des choses qui aujourd'hui n'intéressent plus personne. Nous posions énormément de questions. Il n'y avait même que ça, des questions. Très souvent, le sous-titre du message était « tout est dans le titre », ce qui n'empêchait nullement le questionneur de développer abondamment, et très souvent d'une manière qui rendait la question incompréhensible. Nous avions pitié de ces questionneurs bavards et confus, mais il ne fallait pas le montrer, il fallait répondre en laissant croire que nous avions compris la question, que nous étions en mesure de lui apporter une solution. Imaginez le temps gagné, l'énergie économisée, la paix intérieure et la clarté mentale épargnées, s'il s'était cantonné au titre de sa question ! D'où les multiples « C'est trop long ! » indignés qui répondent à nos pauvres textes dont 99% des mots sont en effet superflus. Mon royaume pour un titre ! « Cet acide borique est alors titré par la soude et la phénolphtaléine comme indicateur en présence de polyalcools comme le glycérol ou le mannitol. » Le titre est tout. Es ist genug. Ne dit-on pas : à quel titre désirez-vous me voir ? Le titre est le royaume. Ils veulent à tout prix une recette pour obturer l’angoisse de notre trop fréquente inefficacité thérapeutique, car, oui, nous sommes inefficaces, il faut le reconnaître : ce qu'ils attendent de nous est impossible ; nous ne les guérirons pas. Emmanuel Macron l'a bien montré : l'essentiel est d'avoir un projet et des croyants. Le reste suivra. Quel qu'en soit le prix. 

Il est regrettable que l'assassinat soit interdit. Je pense qu'il réglerait beaucoup de problèmes artistiques et littéraires insolubles d'une manière élégante mais il faut faire avec cet interdit. L'Œuvre est toujours à venir. Nihil nisi propositum. Et si l'œuvre est toujours à venir, c'est que nous n'atteindrons jamais le lieu où elle est pleinement réalisée. J'ai de grands desseins, mais elle a de très beaux seins. Entre les deux, mon cœur ne balance pas. Il y en a qui disent : « Je serai Chateaubriand ou rien », quand d'autres comprennent que rien contient tout, depuis toujours, y compris Chateaubriand et Roland Barthes. Ma femme est inconnue, soit, (mais) il est inutile que je vous le prouve : elle est plus que Chateaubriand et Roland Barthes réunis. Elle seule peut susciter des titres parfaits, qui disent tout sans le dire. Le désir d'écrire est bien plus précieux que les pages écrites. Mon cœur est immobile. Les romans se dégonflent et se vident de toute substance, c'est à cela que j'assiste, médusé, dans une impuissance jouissive. J'avais non-écrit, dans le temps, un petit roman intitulé « Tais-toi, je t'en prie », titre adorable que j'avais volé à Raymond Carver. Il ne l'a jamais su et personne ne l'a jamais lu. C'était au temps où je fréquentais V. J'avais tout le temps envie de la faire taire, par tous les moyens, y compris le meurtre. Je lui dois beaucoup, c'est maintenant que je m'en aperçois, car cette injonction, c'est désormais à moi que je la formule, par un curieux retournement du désir. Faire l'amour à une femme, n'est-ce pas la manière élégante et détournée que l'homme a trouvée pour la faire taire au moins quelques instants ? Le livre impossible est comme la femme, il faut soit le tuer, soit le faire taire en le baisant. Il va crier, certes, mais ce cri ne ressemble pas à sa parole, il en est même l'exact contraire, et c'est tout ce qu'on lui demande. Le cri d'un livre, c'est son titre. Quant à la prolifération…

mercredi 9 juillet 2025

Égaliser ou harmoniser (variations sur l'égalité)



Il y a un mois environ, j'ai décidé de rouvrir les commentaires sur ce blog. Curieusement (ou non), personne jusque là ne s'y risquait. Le premier à ouvrir le bal, sous un texte publié récemment ("Les rêves Dupont") fut cette andouille de "Fredi Maque", un blogueur laborieusement insignifiant (c'est un exploit, je sais) qui naguère barbotait piteusement dans les eaux de Didier Goux. Voici de quelle manière l'Auguste vint se signaler à notre admiration.

Évidemment, ça n'incite guère à renouveler l'expérience. Mais dans le fond, c'est surtout une confirmation éclatante et assez comique de mon intuition de toujours : les "commentaires", sur un blog (qui en sont très rarement, il faut bien le dire) sont essentiellement un dépotoir où ceux qui passent par là s'autorisent à venir déposer leurs crachats dans l'urne réservée à cet usage. Il est très rare qu'elle serve à autre chose, qu'ils disent autre chose. Moins les bavardpassants ont quelque chose à dire, plus ils tiennent à l'exprimer haut et fort, c'est une loi qui ne souffre pas d'exception. L'égalité de principe qui prévaut partout de nos jours les assure de ce droit qu'ils jugent imprescriptible. Moins ils savent lire, plus ils voudront donner des leçons d'écriture, de morale, de bienséance, de musique, que sais-je encore. — d'humour, ah oui, d'humour ! Les vrais lecteurs, eux, se taisent. Ils savent combien il est difficile de trouver le ton juste, les mots à la fois singuliers et pertinents qui pourraient sinon apporter quelque chose au texte écrit par autrui, du moins lui répondre autrement que par une paraphrase, un hors-sujet navrant ou une pitrerie consternante, l'enfermer dans une univocité épaisse, le réduire, dans tous les cas. Les commentaires, comme dans la cuisine, ça consiste d'abord à faire réduire l'aliment de départ. Je l'ai souvent constaté : la plupart du temps ils dégradent ce qu'ils commentent, par un étrange phénomène de contamination à rebours. Tout se passe comme si l'on voulait que du texte originel il ne reste pratiquement rien, ou seulement une version triviale ou médiocre qui n'aurait jamais dû passer la rampe. Certaines questions intéressantes deviennent bêtes dès qu'on les associe avec certaines réponses, même justes, même argumentées. Et inversement, certaines évidences ne sont vraies que parce que la question de leur justesse n'est pas posée correctement. Nous en faisons tous l'expérience sur les réseaux sociaux où quelques écrivains courageux (ou inconscients) nous font l'honneur de nous montrer en quelque sorte leurs brouillons, ou d'improviser en temps réel, ce qui est toujours extrêmement périlleux. Combien de fois avons-nous réagi à leurs publications pour regretter immédiatement les quelques mots imprudemment déposés, tant il est difficile de dialoguer avec un écrivain. Les phrases des uns et des autres ne se tiennent pas dans la même temporalité, elles n'ont pas la même dynamique, ni les mêmes résonances ; celles de l'écrivain s'adossent par définition à un corpus, connu ou fantasmé, accompli ou en cours d'élaboration, qu'elles tirent à leur suite comme une ombre gigantesque sans laquelle elles sont exsangues et sans saveur. C'est le grand Gómez Dávila qui en parle le mieux et de la manière la plus condensée, quand il écrit qu'il faut à la littérature des lecteurs qui savent écrire. (On peut discuter à perte de vue de la qualité d'une lecture, mais il est bien plus simple de juger d'un écrit, au moins sur le plan de la composition et du respect (non, pas du respect, mais de la connaissance) de la langue, qui sont tout de même des préalables importants à notre désir éventuel d'en prendre connaissance.) 

« Écrire rappelle les détournements de mineurs ; il n’y a pas une idée qui soit à maturité au moment qu’on la fixe. » Ceux qui commentent les phrases d'un écrivain veulent penser qu'ils commentent des phrases qui sont arrivées à maturité, des phrases qui délivrent une vérité absolue, intemporelle, qui ne se retourne jamais sur elle-même, qui reste vraie hors du texte dans lequel ces propositions sont prises, des phrases qu'on pourrait donc retirer du texte qui les a vues naître et qui conserveraient leur vérité, leur réalité, des phrases qui seraient seulement les parties d'un énoncé dogmatique en cours. La maturité (au sens employé par Aragon plus haut) d'un texte est une question vertigineuse. Croit-on qu'elle est indiscutable qu'on s'aperçoit, reprenant le même texte des années plus tard, que son index n'était pas là où on le croyait, ou qu'il s'est déplacé silencieusement en l'absence de notre regard. Nous avons changé, entre temps, nous avons lu d'autres textes du même auteur, ou d'autres auteurs, qui nous contraignent à lire les mêmes phrases différemment, quand nous les pensions fixées définitivement là où nous les avions laissées. Les idées ont un vie, des vies, parallèles à la nôtre. Elles se régénèrent ou dégénèrent, se simplifient ou se complexifient selon des modes toujours surprenants car pris dans les résonances qui croisent entre la réalité et l'écrit, la pensée et l'acte de fixer ses pensées, de les arrêter à un moment qui en général s'impose à nous plus que nous ne le choisissons. 

Tout cela évidemment nous éloigne un peu du « On s'en fout, de tes pollutions nocturnes, imbécile ! », mais pas tant que ça, finalement. De quoi l'écrivain a-t-il « le droit » de parler ? À partir de quel moment sa liberté peut-elle entrer en concurrence avec celle du lecteur ? On me dira évidemment que nul n'a forcé Fredi Maque à venir perdre son temps à lire ce qui s'écrit ici, mais ce n'est peut-être pas un argument suffisant pour condamner son mouvement d'humeur. « Il a bien le droit de… », après tout. Qu'est-ce qui est interdit, sur Internet, ou plutôt, chez moi, ici, sur ce blog ? Je pourrais évidemment répondre : de venir me faire chier, mais c'est un peu court. De venir exposer sa bêtise serait déjà plus juste. Il existe tant d'endroits, pour cela, qu'il me paraît un peu étrange de choisir mon blog pour s'appliquer à ce genre de démonstration. Il a le droit ? Le droit de quoi ? J'écrirais volontiers de fermer sa gueule, si j'étais « rude », comme disent les Anglais. Il a le droit d'être lui-même, oui, on en revient toujours là, finalement, l'être soi-même qui dit tellement plus que ce que ses thuriféraires imaginent, qui parle une langue que celui-ci n'entend pas mais que nous comprenons très bien. 

Ce qui est interdit sur Internet ? J'aurais tendance à répondre : la finesse, l'esprit, et tout ce qui rend possible ces deux qualités, dont, en tout premier lieu, l'Attention et le Regard. Ce que l'on observe sur les réseaux sociaux nous conforte jour après jour dans la conviction que les internautes, les posteurs (ah, que ce terme de “post”, ni anglais ni français, m'agace !) sont des imposteurs en cela que leur religion leur interdit essentiellement trois choses : Lire, Voir et Écouter, trois activités qui rendent possible la conversation. Le NPL, le NPV et le NPE sont les trois piliers énervés (au sens propre) de la société numérique qui rendent 98% des commentaires (il faut vraiment trouver un autre mot que celui-là, qui ne convient pas) si pénibles, si prévisibles, si inutiles et surtout si fatigants, puisqu'ils se déversent sans discontinuer sur l'écran. 

Ce qui est fortement recommandé sur Internet ? L'Obscène. Là, il n'y a pas à réfléchir, ni à hésiter. L'obscénité est ce qui se porte le mieux, et de très loin ; on pourrait dire sans crainte de se tromper que c'est la baguette-sous-le-bras de l'internaute contemporain, le post-Français, donc. Oh, je ne pense pas à l'obscénité dont parle Elle ou Télérama ou les ligues de Pondeuses assermentées qui tirent des bords sur Internet, bien sûr, celle-là ne me dérange pas beaucoup, sauf dans sa prétention hégémonique et son conformisme de cadavre : elle est bien repérée, bien corsetée dans son utilitarisme médico-social, ce n'est pas elle qui risquerait de provoquer une levée du coma civilisationnel. Non, je parle de l'Obscénité avec un grand o (pour moi), l'obscénité de tous les discours qui ont trop raison (comme dit Renaud Camus), qui mettent perpétuellement en scène l'Indiscutable et qui élèvent la Platitude au rang d'un art sacré, tous ces discours qui tirent à boulet rouge sur le moindre écart, sur la moindre déviance réelle, qui chassent en meutes le caillou dans le gros-sabot de l'Évidence et du Partagé. L'obscène, c'est la profération qui coïncide exagérément avec l'attente (connue ou supposée, parfois espérée) du récepteur. Le Trop-Vrai, c'est la braguette ouverte du néo-citoyen, non, c'est pire que ça, c'est la main sur le magot au moment-même où l'aïeul trépasse au motif qu'il n'aurait pas été si convenable que ça, lui, ce fourbe. Tous ces gens qui se mettent en scène en train de bien-penser, d'avoir les bonnes convictions au bon moment, de se montrer sous leur meilleur jour moral, d'adhérer (comme ils aiment dire) à la bonne éthique, de faire-partie du bon camp, de s'échauffer l'irréprochable asticot, de se polir le républicanisme de pointe (ou son envers), c'est absolument répugnant, ça donne envie de passer un week-end avec le diable ou de gifler sa grand-mère. On parle souvent de « bien-pensance », et c'est justifié, mais on pourrait assez justement l'écrire : « bien-pansance », tellement ceux qui y ont facilement recours ont toujours l'air d'avoir la panse en avant des mots, qui les écrase. Je ne sais pas très bien où ils placent la pudeur, ceux dont je parle, mais certainement pas au même endroit que moi. 

On en voit passer, dans les commentaires, de ces esprits qui arrêtent net leur réflexion dès qu'ils aperçoivent le mur de l'idéologie devant lequel ils se prosternent avec toute la componction et la hargne nécessaires. Et parfois, ce ne sont même pas les hauts remparts de l'idéologie, qui leur courbent l'échine, mais le petit muret de la très banale conscience de classe qui les intimide. L'idéologie peut avoir ses grandeurs (et ses folies, certes), mais le sentiment d'appartenance, l'auto-inclusivisme pathologique mène droit à la tétraplégie spirituelle — ce que d'autres que nous, avant nous, ont appelé la Lourdeur, mais c'est une lourdeur qui est très admise et même fortement recommandée. Cette lourdeur n'a qu'un but véritable : vous faire taire. Comment[vous-faire]taire. Ceux qui ne parlent pas ne veulent pas que vous parliez ; ou, du moins, exigent de choisir les sujets dont vous aurez éventuellement le droit de traiter.

Si l'on voulait réduire ces constats et ces remarques à un seul terme, une seule idée, un seul principe, je crois que je choisirais : Égalité. C'est bien l'égalité qui est au départ de tous ces comportements, l'égalité introduite là où elle n'a que faire, là où elle ne peut qu'écraser tout ce qu'elle touche de son obèse présence. Je pense à ces machines qu'on voyait, dans mon enfance, dans les rues et routes de Haute-Savoie, et qui servaient à égaliser l'asphalte, à aplanir la chaussée. Je les aimais, ces lourdes machines qui étaient laissées longtemps à l'abandon, sur le bord des routes, entre deux tâches, car à l'époque il ne serait venu à l'esprit de personne de les voler. Je ne sais quel est leur nom, mais elles ont l'avantage d'évoquer à la fois l'aplanissement, l'aplatissement, et la lourdeur. Il y a deux opérations distinctes et complémentaires, qu'on doit effectuer pour régler le clavier d'un piano : l'égalisation et l'harmonisation. Il faut que les quatre-vingt-huit touches soient égales, dans leurs poids, dans leurs enfoncements, dans leur réponse au toucher (vitesse et répétition), c'est la première exigence, mais c'est insuffisant, il faut également les harmoniser, leur donner une personnalité, une cohérence, en agissant principalement sur le feutre des têtes de marteaux, donc sur le timbre. Ces deux opérations demandent un savoir-faire de haut niveau et une longue expérience, ainsi qu'une bonne oreille, contrairement aux rouleaux de mon enfance qui égalisent tout sur leur passage. Certains commentaires (très rares) sont comme l'égalisation et l'harmonisation du technicien qui règle un piano, quand d'autres écrabrouillent tout sur leur passage. 

dimanche 6 juillet 2025

1h08, le pantographe

 


On ne m'ôtera pas de l'idée que les rêves sont la meilleure part d'une vie d'homme. La nuit a été riche en événements. Mais oh ! Calmons-nous un peu. La fin du monde est pour demain, ça nous laisse encore un peu de temps. Brouillards… Il y a toujours un moment où arrivent les quintes, chez Debussy. On les attend. 

Ce matin, les préludes, le deuxième cahier. La terrasse des audiences au clair de lune, un de mes préférés. Ce bruit inouï, à 1h08 du matin, qui me réveille en sursaut ! Que faire ? Lénine rêvait-il ? 

J'ai cassé ma lampe de chevet, la Maglite rouge que j'ai toujours près de moi dans la nuit ne fonctionne plus, j'ai dû aller chercher la noire, plus longue, en bas, celle que Guy avait réparée. 

La température est redescendue à 25° au salon (à 6h59), parce que j'avais ouvert en grand la porte-fenêtre à cinq heures. Je me suis rendormi ensuite. Je n'avais pas eu ma ration de rêves. Pas de plus grande frustration…

Je n'ai aucune imagination. Les fées sont d'exquises danseuses. Hier, je ne pouvais plus ouvrir le moindre de mes textes avec OpenOffice. Grok m'a dépanné. Avec compétence, patience, et même, dirais-je, gentillesse

Qu'on ne commence une lettre par « je », je le sais depuis l'enfance, mais j'y parviens toujours difficilement, à chaque fois je m'en étonne et souvent je néglige la règle. Je, je, et encore je. C'est pas joli joli, mais qu'y puis-je si je suis je, trop je, jusque dans mes rêves. Presque chaque nuit je rêve de Sarah, en ce moment. Camus dort dans les arbres. La machine à écrire de papa était verte. Le silence du dimanche matin me sauve.

J'ai enfin fait un modèle de page dans OpenOffice, ce qui m'évite d'avoir à refaire chaque fois les mêmes réglages (marges, saut de paragraphe, interlignage, police, etc.). J'ai trouvé la première phrase de mon livre : « J'ai eu raison de les aimer — toutes. » Jacques, aussi, est très présent, en ce moment, et Paco. « Ah oui ! », c'est ce qui revient le plus souvent dans mes soliloques. Ah oui, j'y pense ! Hier-soir, Vincent m'envoie And The Sun whose rays, et je ne sais même plus de quoi il s'agit, alors que j'adore cette petite merveille jouée (inventée) par Keith Jarrett.

Ce bruit ! Inouï, au sens propre, terrifiant ! Je suis resté longtemps immobile, assis au bord du lit, ne sachant pas quoi faire. Il est arrivé crescendo (mais un crescendo rapide, abrupt), est monté à un niveau de puissance incroyable, presque assourdissant, puis a disparu en queue de poisson. Je me suis levé, me suis approché de la fenêtre, effrayé, je n'ai rien vu. Je n'ai surtout rien compris. Je ne vois pas ce qui pourrait produire un bruit pareil. 

Tiens, j'avais toujours cru que Canope était « Canopes », au pluriel. 

Un bruit de feuilles mortes écrasées, broyées, oui, c'est assez proche de ça, mais jamais les quelques feuilles mortes qui se trouvent au jardin n'auraient pu produire un son d'une telle puissance. Néanmoins, j'ai longuement inspecté le jardin avec la Maglite. Rien. Je n'ai rien vu. Aucun animal, et de toute façon, il aurait fallu qu'il soit énorme. Au moins un sanglier, mais un sanglier ne serait pas resté sur place et aurait produit d'autres sons que ceux que j'ai entendus. Au début, quand la chose m'a réveillé, j'ai cru entendre le craquement sec de la foudre, oui, c'est la première idée qui m'est venue, j'ai regardé le ciel en pensant voir des éclairs, mais le ciel est resté muet, d'un noir obstiné. Il arrive en effet que la foudre qui claque le fasse un peu de cette manière, en un étagement de sons rythmés qui se superposent de façon géométrique, comme si les bruits suivaient le trajet en dent de scie de l'énergie électrique. Ç'aurait pu être ça, du point de vue de l'intensité sonore qui se libère très rapidement et de manière toujours surprenante (elle veut nous effrayer) ; j'aime beaucoup ces sons. Ce n'était pas ça. Ni feuilles mortes broyées par un animal ni foudre… Alors quoi ? J'hésite à téléphoner à mes voisins pour savoir s'ils ont entendu la même chose que moi. Je vais passer pour un fou. De toute façon ils dorment avec des boules Quiès et la fenêtre fermée. Ce qui était sidérant, dans ce son, c'est sa forme. Sa rapide montée en puissance, puis sa fin brusque. Quelque chose de très musical, de très beethovénien, qui remuait dans la nuit.

Que s'est-il passé dans le monde à 1h08 ? Si l'on pouvait savoir… Il y a forcément un lieu dans le vaste monde où il s'est passé quelque chose d'extraordinaire, au même moment — c'est ma conviction. Quelque chose d'inouï. Ces sons qui ne sont pas au catalogue m'impressionnent toujours beaucoup. En 95, lors du tremblement de terre, en Haute-Savoie, au milieu de la nuit, c'est ce qui m'avait le plus frappé, ce son et ce silence qui n'existaient pas, que je ne connaissais pas, qui n'appartenaient pas au monde. Anne-Sophie était montée me rejoindre dans la chambre du haut, tremblante, en petite culotte. Nous partions pour la Corse au matin. 5,5 sur l'échelle de Jacob, pardon, de Richter. 

Dans mes rêves, Sarah (avec un h, comme dirait Kundera à Sarah Knafo) est souvent en train de dormir dans des endroits improbables. C'est une squatteuse nocturne que je vais rejoindre avec un mélange de joie sexuelle et d'appréhension, car elle est toujours un peu étrange, un peu grunge, marginale et muette. Que pense-t-elle ? Elle n'a jamais son violoncelle avec elle.

Le début des tierces alternées, une improvisation, par groupes de quatre, comme se cherchant, puis le tapis soyeux et rapide qui se déroule comme dans un songe où l'on possède un corps subtil, souple, furtif. Debussy est un maître des rêves. 

Le bruit que j'ai entendu est l'écho d'une lointaine tragédie. Un grand pantographe l'a dessiné ici et maintenant. Il a traversé l'espace à la vitesse de la lumière, comme un renvoi, comme un signe, à l'échelle, il rétablit l'équilibre, sans doute. Feuilles mortes est le deuxième prélude du Deuxième cahier. Cet accord, l'accord initial, d'une matité géniale, que j'ai souvent employé dans mes pièces électroacoustiques, comme un punctum sans profondeur, comme la pointe du rêve qui vient ouvrir notre corps par le milieu, ouvrir un rêve dans le rêve, faire résonner un organe interne, le mettre en lumière, en exergue, le faire advenir à la conscience, ouvrir d'autres yeux en nous… Je ne peux imaginer la vie sans Debussy. Elle serait fanée, il lui manquerait une dimension, une dimension « à côté ». L'échelle de Richter et son homard. Les parapluies de Satie, not de Cherbourg. Les poignets de force de Czyffra. Les briquets précieux de maman, les boucles de cheveux de Jérôme. Autumn Leaves, ce standard que j'ai longtemps détesté et que j'aime aujourd'hui par-dessus tout. La trajectoire d'une vie passe par tant d'étapes qui semblent hasardeuses, par tant de sons et d'odeurs, de corps, de pages et de lits profonds, de grimaces, de revirements, de replis, d'élans brisés, de sarcasmes doux, de nécessaires oublis, de frayeurs : la somme de ces lieux communs nous aveugle souvent de trop d'évidence, alors nous la rejetons dans la marge infinie qui tapisse notre âme. C'est un feu d'artifice de sens, sans le son, qui s'imprime sous nos paupières collées par l'habitude. 

Le triton comme un empêcheur de rêver en rond. Le douzième prélude, avec ses pointes sèches (ré-la bémol) qui se détachent de la petite machinerie tourbillonnante en sextolets (notes blanches à la main gauche, notes noires à la main droite), virus excités par une ascèse méticuleuse, les mains se superposent, c'était le prélude favori de Carlos, qu'il jouait volontiers en bis. Zimerman le joue sans pédale (tout le contraire d'Arrau, qui patauge dans une flaque d'eau), ça crépite, ça va prendre feu : Feux d'artifices. Le glissando après la note la plus grave du piano, poisseux et foudroyant, qui ouvre une brèche dans la matière pour que le silence puisse revenir dans le noir du ciel. Si l'on écoute ce prélude tout bas, le début est un acouphène lancinant duquel se détachent des interjections : le piano est en train de nous faire une scène, ma parole ! C'est sa parole contre la nôtre. On grimpe à l'échelle à toute vitesse : que va-t-on trouver là-haut ? Un oiseau d'or et d'ébène pris dans une gaine d'aération. Tout le clavier est requis, de bas en haut et de haut en bas. Plus le temps de tergiverser. 

Il faut regarder les choses en face. Sans Debussy, sans Albeniz, nous n'avons pas de réalité, notre petit monde s'effondre à la vitesse d'un bruit nocturne. J'ai eu raison de les aimer, toutes. Oh oui, même les cinglées, même les inconsistantes, même les imbéciles, même les hystériques, même les ridicules. Elles sont encore là, dans nos fascias. Les fées sont d'exquises danseuses. Croyez-moi !

Qu'est-ce qui nous réveille ? Le bruit que fait le monde, ailleurs, et qui nous rejoint en traversant le temps et la matière, comme une ondine indifférente et fulgurante. Edward La Vine — eccentric — jouait du piano avec ses orteils (la partition est gravée en 1913). 

dimanche 29 juin 2025

Chacun voit minuit à sa porte


("Opérer la rumeur")


Avez-vous un objectif ? Il m'arrive d'en avoir, mais il ne reste mon objectif que durant un quart d'heure, jusqu'à ce qu'un autre, plus séduisant, passe à portée de pensée. J'en rêve, oui, c'est un fantasme, d'avoir un objectif — un projet, comme disent les petits directeurs établis —, de savoir où je vais, de ne pas dévier, de ne pas quitter le chemin, l'idée, la voix et le vêtement qui l'accompagne ; un fantasme et une utopie, mais pas plus, et de moins en moins. 

Ça clignote de partout. Toutes les onze secondes, une fenêtre (un œilleton, une porte, un couloir, un chemin, une autoroute), une meurtrière s'ouvre sur un monde ignoré jusque là avec un bonheur insu. Le "connaître" du monde numérique (son "savoir", qui n'est que de l'information éparpillée, jetée aux quatre vents) est une immense entreprise de détournement de l'être Le soi retourne à la matière informe qui l'a fait naître avec une sorte de joie mauvaise, on ne peut même pas dire sauvage, car le sauvage a sa noblesse. La vie fuit par ces trous, par ces fenêtres, de ces liens, de ces rebonds incessants qui nous renvoient d'une information à l'autre, d'une image à l'autre, d'une nouvelle à l'autre, jusqu'à en perdre la tête et le sens — c'est-à-dire la direction que nous avions choisie et la concentration nécessaire à l'individu, celui qui ne se divise pas. 

De plus en plus j'écris trois ou quatre textes à la fois, en parallèle. N'est-ce pas le signe indiscutable de la folie ? (Je pense au mot “savoir”, à la fois verbe et substantif. Il a refusé de choisir, celui-là, et nous offre par là quelque chose de merveilleux, qui, semble-t-il, n'a pas de nom.) J'ai peut-être capitulé : Sachant l'obstacle trop haut, on choisit de le contourner ou de l'ignorer. Ne sachant écrire une mélodie simple et convaincante, on bricole un palimpseste cubiste qui s'effondre du même mouvement qu'il s'ébauche, on effiloche à plaisir les contrepoints et l'on fait l'indifférent devant les cadences impassibles qui restent dans l'ombre, attendant leur heure. Dans ma fragile citadelle, je suis tout sauf serein. Faudrait-il le cacher ? À d'autres époques, il le fallait, si l'on voulait faire une œuvre. Ce n'est plus le cas. Là aussi la distance avec soi-même s'est réduite comme peau de chagrin, nous ne sommes plus que lui, sans la peau. On ne se cache plus derrière une forme ; du moins le croit-on, le proclame-t-on avec une candeur suspecte. 

L'image de la meurtrière me semble la plus évocatrice, la plus parlante à rebours, et comme telle la moins juste. Elle nous dit que nous avons cessé de nous prémunir contre l'information (les fameuses nouvelles qui sont les drones sans-gênes de la rumeur) qui nous inonde à chaque instant. Il faudrait reconstruire des châteaux forts, mais en nous, remonter les ponts-levis. Il faudrait réduire les dimensions des fenêtres, et, surtout, ne pas leur octroyer cette faculté mortelle de laisser passer le réel et ses images dans les deux sens. Recréer de la distance, cette distance qui est abolie par la vitesse en expansion infinie et la familiarité, par l'idéologie du sympa et la technologie. Meurtris du matin au soir par le monde qui déferle sur nous, nous avons les chairs à vif et notre âme rétrécit jusqu'à se nécroser. Le pire étant que chacun se croit le seul vrai et authentique relais, indispensable, indemne de corruption, celui qu'on doit écouter sous peine de mourir idiot. 

***

La complexité est séduisante mais on s'y épuise vite quand elle n'est pas garantie par une simplicité supérieure. J'aime le contrepoint, j'aime la variation infinie, mais n'est-ce pas seulement en raison d'une faiblesse de mon esprit qui est incapable de se fixer, de se canaliser, de se concentrer ? De couper dans la masse, de tailler dans la matière, « senza pietà », comme le disait Bruno Maderna à ses étudiants.

J'en reviens toujours à cette scène primitive, qui m'a beaucoup appris. C'était dans les années 90 du siècle précédent, durant lesquelles je travaillais beaucoup avec des machines (synthétiseurs, échantillonneurs, séquenceurs (l'équivalent de nos traitements de texte), processeurs “d'effets”, logiciels de traitement du son, etc.). Les capacités de plus en plus importantes des disques durs alliées à la rapidité de plus en plus grande des processeurs ont fait que nous avons eu accès, tout d'un coup, à un nombre vertigineux de sons, d'objets et de matières sonores, de textures… Durant un moment assez bref, ce fut l'euphorie. Enfin, nous sortions de la rusticité qui jusque là était l'apanage “naturel” de ces engins, enfin nous avions le Choix, nous nous sentions libres ! Mais très vite j'ai compris dans quelle illusion nous étions entraînés. Plus nous avions le choix, plus les possibilités étaient grandes, plus la composition se révélait difficile, longue, laborieuse, incertaine et arbitraire, hors de portée de nos sens, finalement, alors que c'est tout le contraire qui nous était promis. Une frontière avait été franchie sans que nous nous en soyons aperçus. Cette frontière, c'est celle du nombre. Toujours, il arrive qu'au-delà d'une certaine quantité, d'une certaine accumulation, les choses changent de nature (tout en gardant leur nom et souvent leur cadre théorique). Mais on ne peut pas le prévoir avant d'avoir dépassé cette limite. C'est toujours a posteriori qu'on se rend compte de l'escroquerie. C'est pourquoi les débuts sont toujours enthousiasmants, comme les révolutions, mais mènent invariablement au désastre, que le plus devient moins, à notre grand étonnement naïf. La limitation était notre chance. L'illimité sera notre enfer. Imaginez seulement un alphabet de trente mille signes. Eh bien Internet, qui n'est vraiment entré dans nos vies qu'après le moment dont je parle ici, c'est un alphabet de trois millions de lettres. Qui peut prétendre parler cette langue ? Qui en a même la plus petite idée ? C'est ce qui a prolétarisé les usagers, ceux que nous côtoyons quotidiennement et que nous prenons pour des interlocuteurs. Ils ont bien vu que la langue ne leur appartenait plus, qu'elle s'éloignait d'eux à grande vitesse, comme un mirage fond à mesure qu'on tente de l'approcher. La plupart en ont entendu parler, c'est tout. On leur a raconté des histoires à son sujet, des histoires abstraites ou féeriques et qui ne les retiennent pas, dont ils s'échappent sans même y penser ; ils en voient des traces, parfois, au détour d'une phrase, d'un film ou d'une publicité, mais ça ne va pas au-delà. Ils en ont pris leur parti, avec un art consommé de l'amnésie consentante. Les nouveaux prolétaires ne sont pas forcément des gens désargentés, ce sont avant tout des individus qui ont perdu leur langue (et la maitrise d'une discipline, d'une technique). Ça s'entend. Personne ne peut cacher ça. « La décadence d'une littérature commence quand ses lecteurs ne savent pas écrire » notait le grand Dávila. Je me demande bien ce qu'il écrirait aujourd'hui… « On parle à présent d’interdire l’apprentissage de la lecture avant l’âge de sept ans, parce qu’il est injuste envers les enfants qui ne peuvent en bénéficier, et creuse les inégalités. » La prolétarisation est toujours la conséquence de la dépossession d'un langage, d'une langue, d'un savoir-faire et de la vertu qui l'accompagnait. Les outils informatiques, calculatrices, ordinateurs, smartphones, ne sont pas différents en cela des machines-outils de jadis. Le savoir-faire manuel fragmenté, décomposé, redistribué, machinisé, externalisé, a privé les ouvriers et les artisans de leur techniques, de leur art, et souvent de leur être — les a prolétarisés. Le Numérique est en train de faire la même chose avec l'instrument le plus intime, le plus essentiel et le plus universel qui soit, la langue commune. Si l'on résume les choses un peu brutalement : la communication est en train de tuer la communication, puisque le monde numérique est organisé autour d'une Communication géante, universelle et incessante. C'est le jour où l'on a eu l'idée de relier les ordinateurs entre eux, que la bombe a explosé silencieusement. « Monades disloquées, nous voici à la fin des tristesses prudentes et des anomalies prévues : plus d'un signe annonce l'hégémonie du délire. » On les a reliés et ils nous ont déliés, ces cubes de silicium cernés de ventilateurs. Il suffit d'inverser deux lettres pour que délier devienne délire. Une fois dépassées les anomalies prévues est venue l'heure des anomalies imprévisibles et incontrôlables, de l'hégémonie du délire. Qui ne le sent pas, qui ne le ressent pas dans sa propre chair, ce délire incessant qui nous submerge, qui nous réveille le matin et nous empêche de nous endormir le soir ? 

***

Ces gens qui vibrionnent de douleur et irradient de compassion pour les malheurs et les injustices qui touchent leurs frères-en-humanité situés à l'autre bout de la terre me font toujours songer à la merveilleuse description de Mme Verdurin, dans Le Temps retrouvé : « Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait, et donnant des pichenettes à son journal pour qu’il pût se tenir grand ouvert sans qu’elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait : “Quelle horreur ! Cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies.” Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l’air qui surnageait sur sa figure, amené là probablement par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d’une douce satisfaction. » Je n'arrive pas à les prendre au sérieux. Leur compassion sonne faux. Elle est avant tout dirigée vers eux-mêmes, vers le sentiment qu'ils ont pour eux-mêmes. Oh, ils sont sincères, dans leur insincérité, je n'en doute pas. Ils se sont forgé une petite religion à laquelle ils s'agrippent comme un naufragé à sa planche de bois. Ce qu'ils nomment « humanité » est le reflet amplifié de ce qu'ils aperçoivent dans leur miroir : c'est eux-mêmes, un eux-mêmes multiplié, diffracté à l'infini, adouci et poli par l'effroi de l'inconnu réel qu'ils tiennent ainsi à distance. 

« Au rebours des plaisirs, les douleurs ne conduisent pas à la satiété. Il n'est point de lépreux blasé. » Il existe plusieurs degrés de la douleur, il serait plus juste de dire plusieurs états (comme l'eau se présente sous trois états, solide, liquide, gazeux). On ne la reconnaît pas toujours, surtout quand elle nous est transmise, si peu que ce soit, par contagion, quand nous l'apercevons dans la prunelle qui nous regarde. « Bien avant que physique et psychologie fussent nées, la douleur désintégrait la matière, et le chagrin, l'âme. » On l'oublie, on veut l'oublier. « Nous souffrons : le monde extérieur commence à exister... ; nous souffrons trop : il s'évanouit. La douleur ne le suscite que pour en démasquer l'irréalité. » Jusqu'à quel degré le monde extérieur existe-t-il en nous ? La plupart des gens ne se posent pas la question. Ils le voient comme une réalité intangible et indiscutable que pas un instant ils ne songent à remettre en cause. 

Quand Mme Verdurin lit son journal en trempant ses croissants dans le café au lait du matin, elle peut encore tenir les catastrophes à distance (celles-ci se trouvent uniquement dans le journal qu'elle tient ouvert devant elle), c'est ce qui lui permet de mimer sans dommages réels la douleur de la tragédie réduite au milliardième, de la scénariser habilement en son petit théâtre privé. Ça ne prête pas à conséquences. Il lui suffira de fermer son journal pour que la tragédie s'en retourne au néant de l'image qu'elle avait quitté un court instant pour distraire la migraineuse. Nos journaux à nous ne se referment plus, jamais. Personne n'éteint la lumière, la scène est toujours éclairée a giorno, même en pleine nuit. La distance entre le monde et nous a été réduite à rien : nous sommes le monde, dans le monde numérique. Les nombres ont remplacé les lettres, les données ont remplacé le savoir, les mesures ont remplacé la mesure. Un match de foot à Paris ou à Berlin, et un petit village dans la Creuse entre en transe. 

La vieillesse n'a pas que des inconvénients, elle nous fait comprendre que l'oubli rend heureux. Plus les semaines passent, moins il nous semble grave d'oublier, de ne pas être au courant, à la page, sur le pont où versent les tempêtes ; ce sont les coulisses et les sacristies ombreuses, qui nous semblent désirables, pas les scènes et les autels, pas les soleils hurlants qui arrosent nos nerfs d'acide. La tristesse prudente veut ralentir ; ce n'est pas une défaillance, c'est la vie qui se rebelle contre l'invivable, contre les délirants perfusés à l'Aktu. 

Je ne sais pas si le monde numérique est intrinsèquement bête, mais il flatte indubitablement la bêtise, une bêtise grégaire d'où la violence n'est jamais absente, surtout quand les mots lui servent de maquillage. Il m'arrive de penser que le mot « génocide » à été inventé moins pour décrire une réalité atroce (pour empêcher qu'elle se reproduise) que pour rendre perméable les esprits à l'air du temps, à ce qui se passe « de l'autre côté de la rivière », qu'il sert avant tout à nous interdire de vivre à une échelle humaine, qu'il a rendu possible l'effraction permanente du quant-à-soi qui caractérise ce début de XXIe siècle, qui ne cesse de vous faire comprendre que vos portes, vos paupières et vos serrures n'ont plus aucune efficience, qu'il s'agit seulement d'un reste, d'une survivance folklorique du monde disparu qu'on vous laisse pour vous consoler et vous rassurer à peu de frais. Certains mots sont des voies d'accès à notre for intérieur. Le contrôle tout relatif que nous pouvions avoir sur nous-mêmes se situe désormais à l'extérieur de nous. Ces mots sont des clefs capables d'ouvrir à tout moment le noyau intime et d'extraire (comme on extrait une vieille dent de sagesse) tous les secrets qui nous constituaient. Nina Ricci crée son parfum l'Air du temps en 1958, au moment où de Gaulle revient au pouvoir avec la cinquième République. On était encore très loin de l'hégémonie du délire, mais les conditions pour qu'il advienne étaient déjà là. Il suffirait d'amplifier, d'accélérer, d'aller plus loin, toujours plus loin et plus vite. L'air du temps n'aurait bientôt plus de frontières et l'idée même de frontière deviendrait bientôt immorale ou incompréhensible, puis criminelle. On n'en manque pas, d'air du temps, c'est au contraire son excès qui nous étouffe, et que ça sente la même chose partout. Comment avoir des sens vifs et sensibles lorsque les stimuli ne cessent jamais ?

C'est chaque jour qu'un Lusitania fait naufrage dans notre chambre à coucher. Il faudrait des milliers de croissants pour éviter la migraine universelle avec laquelle on se réveille le matin. Les jours ne sont plus des jours, puisqu'ils se répètent à l'identique, qu'ils bégaient que la Troisième Guerre mondiale est pour demain matin, que l'Événement va se produire, sans voir qu'il s'est déjà produit depuis longtemps, mais pas sous la forme que nous avions appris à repérer. Chacun voit minuit à sa porte. Les catalogues sont toujours, par définition, des catalogues de choses connues, répertoriées, qui ne peuvent donc comprendre l'Événement, celui dont personne ne connaît encore la physionomie et la grammaire. Ils voient si bien le même qu'ils ne verront jamais l'autre, ce qui n'a pas encore été décrit ou écrit.

vendredi 27 juin 2025

N'écris pas !

 

Je dois être le seul écrivain au monde qui, chaque jour, se dit : « Surtout, n'écris pas, aujourd'hui ! »

mercredi 25 juin 2025

Pieds


 

Il est possible que les cinéphiles présents ici me démentent (je ne suis pas du tout cinéphile, moi), mais je crois avoir remarqué que dans tous les films de Quentin Tarentino il y a un plan, au moins un, qui montre longuement les pieds d'une ou de plusieurs filles. Il se débrouille toujours pour montrer les pieds de ses actrices, et j'aime beaucoup ce moment. Je pourrais même affirmer que je l'attends, comme on attend LE MOMENT d'une histoire. 

J'aime les fétichistes, en règle générale. Je les comprends, et je crois qu'ils sont à peu près les seuls à aimer réellement la femme (ou l'homme) qu'ils ont en face d'eux. Comment pourrait-on aimer quelqu'un si l'on n'aime pas certains détails (certains morceaux (oui, je sais, dit comme ça, c'est moins sexy)) de son corps, qu'on ne s'est jamais attardé, appesanti, sur ces parties du tout. 

Les détails sont plus importants que la totalité, que l'ensemble, c'est ce que dit implicitement le fétichiste. Le fétichiste n'est pas idiot pour autant, il sait bien que ces parties n'ont de valeur qu'en raison du tout, il le comprend, mais, c'est plus fort que lui, la célébration — car c'est bien de cela qu'il s'agit — d'un élément lui semble plus importante, plus urgente qu'un sentiment général qui le ramènera toujours un peu au commun, et surtout, à l'autre, à celui qu'il n'est pas, à cet autre qui ne comprendra jamais qu'il soit attiré par cette femme-là (par cet homme-là) — qui, en somme, n'a rien de si extraordinaire. Ce n'est pas l'extraordinaire, que recherche le fétichiste, c'est le singulier, c'est le privé. Le fétichiste s'attarde sur chaque note de la partition, sur chaque lettre du mot, il s'y enfonce et s'y noie : il aime la noyade dans la matière, en toute connaissance de cause.

Les non-fétichistes sont assez prétentieux ; ils voudraient nous faire croire qu'ils aiment « un être » (cette chose que personne n'a jamais vue), et surtout que cet amour-là est le seul qui soit digne d'être connu et partagé, moyennant quoi, ils passent à côté de la personne réelle, concrète, individuelle. En refusant de la morceler, ils en font une entité abstraite qui n'a plus de saveur. 

Pourquoi les pieds ? Celui qui avoue (et exhibe, comme Tarentino) son fétichisme du pied féminin se protège. Je crois que le fétiche est toujours le fétiche d'autre chose, par un système de glissements, de passages plus ou moins cachés, de renvois secrets, d'associations imprononçables, Il montre les pieds parce qu'on peut montrer les pieds d'une fille, dans un film, sans que le film soit immédiatement marqué au fer rouge de la pornographie ou de la maladie mentale. Il dit moins pour qu'on imagine plus. Les pieds d'une femme, c'est précisément ce qui peut s'exhiber publiquement sans qu'on parle de provocation ou d'attentat à la pudeur. Si Tarentino montrait longuement dans ses films des sexes féminins, par exemple, on ne verrait plus ses films, on ne verrait plus que ça, l'obscène découpé et affiché rendrait tout le reste insignifiant, et c'est ce qu'il ne veut pas, parce qu'il a une haute idée du cinéma. Ces plans, qui semblent toujours étranges, car un peu inutiles (mais c'est justement ce qui les rend merveilleux, hors cadre), sont sa manière à lui de célébrer ce qui, dans le cinéma, n'est pas du cinéma. 

Tout cela me fait penser au mi dièse du concerto pour piano en la majeur de Mozart (« le plus parfait », selon Messiaen), dans le début du second mouvement, ce mi dièse qui semble s'extraire du thème, se poser, avec une délicatesse et un moelleux toujours bouleversants, comme suspendu, dans le grave, si éloigné de toutes les autres notes de la texture sonore du thème qu'il semble ne pas appartenir au même monde, qu'il sort du cadre. J'ai toujours l'impression, quand j'entends cette note, détachée sans l'être, suspendue et profonde, que Mozart n'a écrit ce passage que pour elle, que le reste du thème n'est qu'un prétexte — admirable, certes — qu'il a composé (posé autour) pour mettre cette note-là en exergue, et tout l'art du pianiste est de la faire attendre un peu, de la détacher du reste, sans pour autant qu'il s'agisse d'un « geste », ni que cela ressemble à une affectation, sans que cela ne brise la ligne mélodico-harmonique. Pour moi, Mozart, ici, célèbrequelque chose qui doit rester secret et qui certainement le restera. Il y a du « tact », dans cet exergue discret, du toucher, du goûter et de la mesure, et bien sûr du rythme (c'est presque le son sourd d'une pulsation cardiaque, qu'on entend), il y a l'irruption dans la musique de quelque chose qui n'est pas la musique. Il y a du privé qui affleure, et c'est ce qui me trouble tant. Le corps de l'autre fait irruption, comme un fantôme ou un fantasme. Si vous ne vous êtes jamais appesanti, j'insiste sur ce mot, sur le son (ou le silence) que produit le corps de l'autre, sur son rythme singulier, comment pouvez-vous affirmer que vous le connaissez ?

mardi 24 juin 2025

Surmoi et putréfaction


« Paris est une ville irrécupérable », peut-on lire ici ou là, après les beaux exploits de la fête de la musique. Ils ont attendu 2025 pour s'en rendre compte ?

J'en suis parti en 2002, et l'on pouvait déjà sentir très clairement, à ce moment-là, ce que cette ville allait devenir. Pourquoi Paris ferait-elle exception, pourquoi cette ville échapperait-elle au cloaque qu'est devenue la France ? Il faut être très enrhumé pour ne pas sentir l'odeur de putréfaction qui se dégage de ce pays. Les choses suivent leur cours et s'accélèrent : cette accélération est sans doute le seul paramètre qu'il était difficile d'estimer correctement il y a vingt-trois ans. Mais il ne sert à rien de parler de ces choses. Les uns les voient et comprennent très bien de quoi nous parlons, les autres non, qui se trouvent très bien dans cette ville et dans ce nouveau pays. Grand bien leur fasse. Qu'ils profitent de ce monde qui moi me fait horreur. Je leur laisse volontiers. Très à propos, Bernard Cavanna écrit d'ailleurs ceci en réponse à ce que j'écris plus haut : « On peut être certes zémourien et sympathique et cultivé mais je préfère largement rester avec mes nègres, mes juifs et bougnoules. Avec eux, je me sens bien et pleinement en France. » Il dit aussi que « Paris reste une ville bouillonnante ».

Ce qui a disparu et qui est la cause de la fureur désespérée qui s'empare de notre monde, c'est le surmoi. Partout je sens son absence. Je la sens par exemple dans le jazz, qui s'autorise désormais tout ce qui lui passe par la tête. J'écoutais hier-soir en dînant l'émission de Nicolas Pommaret, sur France-Musique, “Au cœur du jazz”. Il nous faisait entendre entre autres cette pauvre tarte de Thomas Enhco, le Benco du jazz, dont la carrière m'a toujours stupéfié. Comment peut-on réussir à percer quand on est si ostensiblement dépourvu de tout talent, voilà un grand mystère qui n'en est pas un. Je ne sais plus si c'est lui ou l'un de ses semblables, car ils se multiplient comme les pains de Jésus, qui s'emparait de ces pauvres Variations Goldberg qui sont en passe de devenir, pour notre plus grand chagrin, ce que sont depuis une éternité les Quatre Saisons de Vivaldi, les Tableaux d'une exposition ou plus récemment le dernier mouvement de la Sonate au clair de lune, que tout un chacun se croit autorisé à citer, jouer, malmener, ridiculiser, transformer à sa guise, sans goût ni intelligence ni culture, comme un caillou qu'on ramasse et qu'on lance au loin sans aucun scrupule et sans se demander qui va le recevoir sur le coin de la figure. Si l'on m'avait dit, il y a quarante ans, que je tournerais le bouton dès les premières notes de l'aria qui ouvre les variations de Bach… Partout cette odeur de putréfaction, de décomposition, de charnier… Je n'ose plus ouvrir un œil sur ce qui passe dans « ce » pays. Tout ressemble à un mauvaise farce ou à une tragédie suffocante ; la plupart du temps il n'y a pas à choisir. Chaque manifestation, qu'elle soit culturelle, politique, nationale, sociale, ou même festive et privée, est l'occasion d'assister au dernier bal avant l'apocalypse. Mais tout le monde a l'air de trouver ça très bien (« bouillonnant »), comme Cavanna et tant d'autres, donc je me dis que c'est moi seulement qui n'aime pas excessivement être cuit à gros bouillons dans la marmite d'un mondialisme décomplexé et triomphant qui se sent partout chez lui ; j'ai tort, il faut aimer l'inéluctable, il faut aimer « le sens de l'histoire ». Sur toutes choses, même les plus naturelles, même les plus innocentes, pèse un soupçon affreux de corruption, de bêtise, de perversion, de brigandage de grand chemin, qui nous rend méfiants même quand il s'agit d'aller vider ses poubelles ou faire ses courses. Je vais régulièrement faire des courses au Carrefour contact qui se trouve au bout de la rue, et trois fois sur quatre, je m'aperçois que j'ai été volé, mais il ne faut rien dire, tout le monde a l'air d'accepter ça de bon cœur, d'ailleurs quand la caissière demande aux clients s'ils veulent leur ticket de caisse, ils répondent de ce ton grand-seigneur qui dit la tranquillité d'esprit que non, bien sûr que non, pour quoi faire ? Le client ordinaire du Carrefour Contact et le Français normal sont les mêmes : ils ne voient pas où est le problème. D'ailleurs, s'ils pouvaient faire pareil, ils ne s'en priveraient sans doute pas. La corruption est quelque chose qui se décline à tous les échelons de la vie sociale, professionnelle et bien sûr politique. La corruption, à tous les sens de ce mot, fait partie de la bouillonnance, ou est-ce l'inverse… Quand le surmoi s'éclipse, tout devient possible, tout devient acceptable, même s'il est parfois difficile de distinguer entre bouillonnance et brutalité sauvage, entre mensonge délibéré et imbécillité congénitale. D'où cette odeur de putréfaction qui se répand et gagne même la chambre à coucher. 

Je crois que ceux qui voient sont beaucoup plus nombreux qu'on ne le pense, mais, comme pour la vaccination, ils ne veulent surtout pas l'admettre, car ce serait reconnaître qu'ils ont été cocufiés, et de belle manière. Il n'est agréable pour personne de s'apercevoir qu'on a été pris pour un con et qu'on l'a accepté, qu'on a fait pire que ça, qu'on a applaudi à ce cocufiage, qu'on en a redemandé, et qu'ainsi on a mis le doigt dans un engrenage dont il est quasi impossible de s'extraire. Le destin des peuples se joue parfois à des choix minuscules qui semblent sans commune mesure avec les conséquences qu'ils ont à long terme. 

dimanche 22 juin 2025

Les rêves Dupont


En ce moment, les rêves merveilleux s'enchaînent aux rêves érotiques. Hier, les rêves Dupont. Aujourd'hui, j'ai rêvé d'Anne et de Raphaële. Bon, le rêve dans lequel il était question de Raphaële, je ne suis pas sûr qu'on puisse le déclarer merveilleux, mais les rêves ne sont jamais univoques, n'est-ce pas… J'étais à l'hôpital en tant que patient, on devait me faire quelque chose (opération, injection, transfusion ?) et j'étais entre les mains d'une doctoresse ou d'une infirmière, je ne sais plus, quand celle-là, lisant la prescription, me demande, se demande qui l'a faite, cette prescription, et je lui réponds, en même temps qu'elle le lit sur l'ordonnance (pourquoi me l'a-t-elle demandé ?), Raphaële D. Au moment où je prononce ce nom, elle a une réaction qui m'incite à la questionner : qu'est-il arrivé à Raphaële D., à quoi elle répond que celle-ci a fait un arrêt cardiaque. Je me précipite hors de l'hôpital, complètement affolé, pour aller au chevet de Raphaële. Où ? J'espère que les rêves prémonitoires n'existent pas, du moins pas chez moi. 

Un peu plus tôt dans le matin, j'ai rêvé d'Anne. J'étais revenu à Planay, il me semble qu'il s'agissait de Planay, même si ça n'y ressemblait pas du tout, et j'étais heureux d'y retrouver Anne et tout ce que j'avais aimé là-bas. D'ailleurs cette phrase est idiote : que serait Planay sans Anne ? Qu'aurait été Planay sans Anne (voilà la question que je devrais me poser). Mais le rêve continuait. Je lui annonçai que j'allais me doucher et me rendis à la salle de bains. Là je rencontrai plusieurs personnes, d'abord des femmes, inconnues, qui en sortaient, puis Julien, le fils, qui tint étrangement à m'expliquer le fonctionnement de la maisonnée en ces lieux, chose qui ne me paraissait guère utile. Au sortir de mes ablutions, Anne était venue me rejoindre. Elle m'expliquait comment il convenait de s'habiller, et semblait justifier sa tenue à mes yeux, ce dont elle n'avait nul besoin. Je l'arrêtais et relevais au-dessus de sa tête ce qu'elle portait, en un grand geste rapide, ce qui découvrit ses aisselles, pas complètement rasées, ou plutôt rasées, mais dont les poils avaient commencé à repousser, chose que je trouvai extrêmement sexy, et d'une rare élégance. Elle était à la fois fraîcheur et étuve, érotisme et innocence, femme et enfant, amie et amante. J'étais comblé. Elle riait et nous nous embrassâmes d'un long baiser fougueux, profond, immobile et tournoyant, sur lequel j'avais un contrôle précis. Je pouvais le moduler à ma guise, en faire varier l'onctuosité, l'humidité, la chaleur, les mouvements et la profondeur, chose dont je ne me privai pas. Il faudrait écrire l'histoire des baisers qui nous ont bouleversés, il n'y en a pas tant que ça, dans une vie. Comme je regrette cette brouille stupide avec Anne, à cause d'une amitié littéraire ! Chaque 19 janvier, je pense à elle, ma petite sœur de cœur. Sais-tu comme tu me manques, à quel point ton absence me désole ? J'espère que les rêves prémonitoires existent. 

Hier, c'était les « rêves Dupont » ; c'était Sarah. Dans le premier, je me trouvais à la poste du Louvre, à Paris, ce lieu que j'ai tant aimé, et j'en sortais un moment pour fumer une cigarette, que j'allumais avec un très beau briquet Dupont ayant appartenu à mon père (il en a eu plusieurs). Celui-ci était particulièrement luxueux, recouvert de diamants, et j'en étais très fier. Ce que j'aimais surtout, c'était sa forme, ce parallélépipède rectangle de dimensions idéales, tenant si bien dans la main. Une fois ma cigarette allumée, je voulus appeler ma mère, et c'est là que les choses se gâtèrent, car je ne parvenais pas à trouver, sur le briquet, les boutons permettant de passer un appel téléphonique. Sont récurrents, chez moi, les rêves dans lesquels je m'aperçois, à ma grande frayeur, que je ne sais pas me servir de ces outils qui servent à téléphoner et que je découvre avec un mélange de satisfaction et d'horreur. Un briquet qui ne servirait qu'à allumer une cigarette ? Dans quel monde cela a-t-il existé, dites-moi ! Le deuxième rêve, dans lequel ce même briquet tenait une place centrale et mystérieuse, est moins clair aujourd'hui, et beaucoup plus bref. Je ne me rappelle clairement que Sarah pas tout à fait Sarah qui m'évitait, allait s'asseoir à l'autre bout de la pièce quand j'avais envie de me coller contre elle sans vergogne. Qu'est-ce qu'elle a, celle-là ? A-t-elle honte d'avoir aimé faire l'amour avec moi ? Je me rappelle ce coup de fil, dans le TGV, alors que j'étais sur le point de quitter Paris pour rentrer chez moi en Haute-Savoie : je l'avais appelée, nous venions de nous séparer, et je lui avais dit combien j'aimais faire l'amour avec elle. Elle m'avait répondu que c'était réciproque : maigre consolation. Ces choses qu'on décide qu'on ne les fera plus alors qu'on les aime tant, y a-t-il plus navrant ? 

Les rêves de ce matin étaient accompagnés du Concerto italien de Bach. Cette musique que je connais si intimement depuis plus de soixante ans me sauve, une fois de plus. La joie inaltérable qui lui est associée est d'une qualité incomparable, d'une solidité à toute épreuve. Elle réforme même l'angoisse la plus intense, à qui elle donne une forme presque amicale. J'ai écouté Weissenberg, dans cette pièce, ce pianiste qu'on écoutait beaucoup, dans mon enfance. Ridicule… Plus il accélère plus il est ridicule. Il est fou, ou quoi ? Faut-il ne pas aimer cette œuvre pour la jouer ainsi. Quant à son deuxième mouvement, brutal, romantique, maniéré et extraverti, je préfère me taire tant il m'a paru obscène, bête. Glenn Gould met tout le monde d'accord. Lui n'a pas besoin de se demander comment la jouer, cette musique. Il pose les doigts sur le clavier et la musique est là, irréfutable. Tous les autres interprètes ont « une conception ». Lui n'en a pas besoin. Je crois que c'est la chose qui plaît tant à ceux qui aiment Gould, même les non musiciens. C'est un sacré paradoxe car il n'y a pas plus cérébral que lui. Il n'a pas seulement pensé la musique — les partitions, les œuvres, les compositeurs, les formes —, il a aussi pensé l'enregistrement, le disque, le concert, la communication, l'écoute, la solitude.

On en fait énormément, à propos de la mort de Brendel. C'est évidemment un grand pianiste, mais là c'est exagéré, de mon point de vue, si on compare avec d'autres pianistes morts récemment. Je l'ai senti venir, cette déferlante. Brendel m'emporte rarement. Il est arrivé que je le trouve extraordinaire, comme dans l'Andante spianato de Chopin, oui, mais c'est rare. Je me souviens très bien, par exemple, de son interprétation du Concerto italien. C'est du grand piano, mais ce n'est pas ça. C'est peut-être trop du piano, justement. Ses écrits sur la musique ne m'ont jamais vraiment convaincu non plus. On peut dire qu'ils sont intéressants, mais ils ne sont pas bien écrits. C'est un peu laborieux. Cela dit, j'ai lu cela il y a si longtemps, mes goûts ont sans doute changé… Pour me contredire, j'ai entendu hier un Petrouchka absolument extraordinaire, par un tout jeune Alfred Brendel. Je croyais bien connaître cette œuvre, et j'ai eu l'impression de la découvrir ! Vincent, à qui je l'ai fait écouter, me dit la même chose. Rafał Blechacz — je n'ai aucune idée de la manière dont on prononce son nom — est excellent, dans le Concerto italien, mille fois supérieur à András Schiff que je trouve à la fois lourd et empâté dans la sonorité, et pèpère, comme un bon bourgeois allemand qui se promène en famille le dimanche, ce qui est un comble, dans cette musique. Mais enfin, c'est encore du piano, c'est encore un-pianiste-qui-joue-une-œuvre. Il la joue bien, oui. Vous me direz, c'est déjà pas mal… C'est très beau mais il n'y a pas assez de liberté, de naturel. Son andante est murmuré, c'est magnifique, mais bien trop triste, trop déploré, trop humble, on croirait par instant entendre un nocturne de Chopin, ou sa Berceuse. Je note au passage que la vérité interprétative de ce Concerto italien, très souvent, se révèle seulement dans le troisième mouvement. C'est là qu'on comprend ce qu'ont voulu faire les pianistes qui le jouent. Ceux qui, par exemple, adoptent peu ou prou le même tempo que dans le premier mouvement, ou dont le rapport entres les deux tempos n'est pas signifiant (Schiff, Ashkenazy, Larrocha…) sont pour moi disqualifiés d'office. Chaque mouvement doit avoir son autonomie, certes, mais il y a bien une logique rythmique qui nous conduit presque matériellement au Presto, sinon on n'entend pas l'œuvre dans son unité. Gould, j'y reviens, est à la fois complètement libre et complètement organique, c'est ça le miracle. Il a enregistré plusieurs fois le Concerto italien, je connais au moins deux versions assez différentes, au disque, et dans les deux versions, son troisième mouvement est stupéfiant. Lui seul sait doser exactement le rythme interne des phrases, des contrepoints, se frotter à leurs arêtes, les utiliser pour rebondir, pour créer des effets dynamiques jaillissants et impérieux, sans que jamais cela paraisse artificiel, volontaire. Tout est clair, simple, chantant malgré le tempo très rapide de l'une de ces deux versions. Pour l'avoir entendu répéter ce même concerto en studio lors d'un enregistrement pour CBS, on sait qu'il était capable de le jouer à des tempos complètement différents, mais tous convaincants. Il avait à sa disposition une palette extrêmement large, et savait y puiser, dans l'instant, ce qui convenait parfaitement à son humeur et à sa vision de l'œuvre. Là aussi, c'est un grand paradoxe, parce qu'on a eu l'impression, on a cru, avec sa dernière version des Goldberg, celle de 1980, qu'il s'agissait pour lui de graver dans le marbre la version idéale, celle qui pourrait être envoyée dans l'espace à la rencontre de nos chers amis les extraterrestres. 

Il y a dans la musique un chiffre, un code, un nombre agissant, qui agit sur nous comme une molécule chimique, qui se diffuse en nous, tout au long de notre vie, j'en suis convaincu. Nous ne serions pas le même si nous n'avions pas entendu (écouté, aimé) le Concerto italien, nos organes ne vibreraient pas à la même fréquence. Tout cela se dépose en nous à notre insu, se mélange à nos humeurs, les altérant discrètement mais de manière irréversible. La musique est l'une des prémisses les plus actives des rêves, qu'elle contribue à façonner plus profondément que nos pensées, que notre conscience, et les rêves, en écho, modifient celui qui croit s'éveiller toujours identique, matin après matin. 

dimanche 15 juin 2025

Capricho árabe




À Charles Adrien Wettach, né le 10 janvier 1880



— Quelle est la bonne méthode pour savoir si quelqu'un est fréquentable ?

— Demande-lui : « Qu'avez-vous lu ? ». S'il te répond : « Homère, Shakespeare, Balzac », l'homme n'est pas fréquentable. Mais s'il te répond : « Qu'entendez-vous par “lire” ? », alors tous les espoirs sont permis.



Entre hier et aujourd'hui, j'ai dû écouter plus de cinquante fois le Capricho arabe, de Tárrega. Ségovia, bien sûr, mon idole, dans plusieurs versions, mais aussi Pepe Romero, Pablo Garibay, Ana Vidovic, Tavi Jinariu, Pablo Sainz Villegas, Thibault Cauvin, Giulia Ballaré, David Russel, Marcin Dylla, José Maria Gallardo Del Rey, Tatyana Ryzhkova, Alexandra Whittingham, Vera Danilina (une folle complètement exaltée qui se croit à l'opéra), Narciso Yepes, Julian Bream, Jason Vieaux, Karmen Stendler, Isabel Martinez, Julio Tampalini, Sharon Isbin, et quelques autres dont je ne donnerai pas les noms, par charité chrétienne. Je n'ai malheureusement pas trouvé d'enregistrement d'Alexandre Lagoya de ce tube parmi les tubes guitaristiques, presque aussi souvent joué que les Recuerdos de la Alhambra, du même Tárrega. 

Je dois être un cas à peu près unique au monde (dans le petit monde gigantesque des écrans). Quand je dépose quelque chose sur Twitter (oui, oui, "X", je sais…), je n'ai le plus souvent pas une seule réaction, dans le meilleur des cas, deux ou trois, toujours les mêmes, qui ont un peu pitié de moi sans doute et qui me jettent l'obole de leur laïke comme on donne des sucreries à un enfant pour le faire tenir tranquille. C'est tout à fait comme si je n'existais pas. Je sais que dans le fond du fond ça devrait me faire plaisir, ou conforter mon orgueil (ça ne lui ferait pas de mal, à celui-là), mais ma première réaction, je l'avoue, n'est pas aussi glorieuse. Beaucoup déplorent d'avoir peu de "followers", ou que leurs tweets ne provoquent que peu de réactions, pas suffisamment à leur gré, mais je me demande quelle serait leur réaction s'ils étaient moi. Quand on meurt, il ne faut pas se faire d'illusion, on disparaît très vite des mémoires, même celles de ceux qui nous ont un peu aimé, mais il arrive qu'on meure de son vivant, comme il arrive qu'on soit un exilé en son propre pays… C'est autrement vertigineux.

Je suis un obsessionnel, je sais. Mais apparemment, je n'ai pas tout à fait les mêmes obsessions que ceux qui m'entourent. Ils semblent tous vouloir, et plus que vouloir, exiger, que l'on se détermine par rapport à Gaza, l'Ukraine, Trump or not Trump, Federer ou Djokovic, que l'on choisisse son camp de manière claire, nette et surtout définitive. Ils sont prêts à tout pour parvenir à leurs fins. Ne pas vouloir choisir est déjà trop, c'est pour eux la preuve qu'on a choisi en douce ou qu'on est un pleutre. Comme ceux à qui l'on disait, dans les années 70 : « Si tu es ni droite ni gauche, c'est que tu es de droite. » Allez vous faire voir ! Les positions, les choix des uns et des autres ne sont le plus souvent que la manière très-économique qu'ils ont imaginée pour être en paix, pour pouvoir se trouver beaux dans le miroir, pour ne pas déchoir à leurs propres yeux. Ils font l'économie du doute, de la contradiction, de la béance idéologique, de la surprise toujours lancinante devant l'événement réel qui ne se laisse pas garantir, dont le sens est situé toujours plus loin, inaccessible et à double-échappement. Ils sont en mission, derrière leur écran, le cul posé et reposé et l'âme en paix. Téhéran ou Tel Aviv ? Ils ont la solution. Ils ont les clefs. Moi je n'ai que la serrure mais leurs clefs sont trop grosses et trop lourdes pour moi, elles me font mal aux mains. « Prendre le pauvre [le malheureux] sous son aile a toujours été, en politique, le moyen de s'enrichir. » Cet aphorisme de Nicolás Gómez Dávila me semble d'une brûlante actualité, au temps des réseaux sociaux. Ne jamais oublier ce que disait de lui Gabriel Garcia Marquez : « Si je n’étais pas communiste, je penserais en tout et pour tout comme lui. » Quel aveu éclairant ! Le monde numérique est celui dans lequel de parfaits inconnus vous enrôlent dans leur philanthropie monstrueuse et exercent sur vous un chantage que vous ne comprenez pas plus que leurs motifs réels. 

Le perroquet est toujours convaincu d'avoir inventé le langage, mais ne lui dites pas car il a le bec pointu et les serres acérées. 

Durant les vingt-cinq premières années de ma vie, j'ai dit non. Pendant les vingt-cinq années suivantes, j'ai affirmé (passer pour quelqu'un qui était sûr de lui m'a apaisé un temps, je ne le nie pas). Aujourd'hui, aucune de ces positions ne me semble sérieuse. Il faudrait affirmer ET désaffirmer en même temps. Il le faut, si l'on veut être honnête. (C'est impossible… sauf dans la littérature. C'est pourquoi elle est si précieuse.) C'est impossible peut-être mais cette impossibilité déjouée est la seule chose qui nous préserve du ressassement du perroquet qui se prend pour la Castafiore, ou, pire, pour un Nietzsche de réseau social. Il y a cette expression de « lanceur d'alerte » qui m'a toujours semblé ridicule et je plains ceux qui en sont affublés, parfois à leur corps défendant, même si la plupart du temps ils en sont fiers. 

Emma s'est fait jeter du RN car elle a tenu absolument à en parler. Bardella lui a personnellement envoyé sa lettre d'exclusion. Pourtant, parler d'"effets secondaires" en ce qui concerne la vaccination contre le covid est un peu comme parler d'"immigration" en France en 2025. (Ce qu'ils peuvent m'énerver, avec leur « la covid » ! Est-ce qu'il parlent de « la covid longue », aussi ?) Pourquoi parler de ça ici ? Pour ne pas oublier. J'oublie tout. Le temps presse. Simone veille pour des prunes. Jean-Paul se tait et agite son bocal en signe de protestation. On en fera une chanson, qu'on me dit, mais dans deux heures, plus personne ne saura de quoi on parle. 

J'étais dans un énorme autobus aux propriétés surprenantes (nous étions en lévitation ou en apesanteur, ou quelque chose comme ça) conduit par Martina Navrátilová, dans un pays qui aurait pu être le Danemark (je ne suis jamais allé au Danemark). Malgré le confort et les avantages spectaculaires de ce qui ressemblait finalement assez peu à un autocar, j'en suis descendu, et me suis posté dans un virage familier, le virage dans lequel je m'étais brisé le pied, enfant. Ma position est très privilégiée, puisque j'assiste, absolument seul, à un récital d'Arthur Rubinstein. De là où je me tiens, je vois exceptionnellement bien ses mains et le clavier, avec une précision et une définition extraordinaires, ce qui est plus qu'étonnant, puisque je me trouve dans son dos : je vois à travers lui. Je voulus alerter le monde entier de ce qui se tramait ici, mais n'en fis rien. Au lieu de quoi, je me suis réveillé pour aller pisser. Tous ces rêves dont l'épilogue est gâchée par une prostate tyrannique…

Je rêve très souvent de Christine (Sibille), en ce moment. Je me demande s'il lui arrive de rêver de moi, si elle est toujours furieuse contre moi, si sa fille se souvient de moi. Sa mère est la seule Odette que j'aie connue, à part celle de Proust. Je sentais qu'elle ne m'aimait pas beaucoup, mais moi je ne la détestais pas du tout, elle avait de la classe, et j'aimais bien ce qu'elle avait fait de sa jolie maison dans le Lot-et-Garonne. 

Sitting Bull passe à la télé. (Je me suis amusé hier à en faire une estampe numérique.) Ici, à ce moment-là, il ne la connaissait pas encore, ou seulement de nom, à travers moi. Il pouvait encore prendre la pose du matador des phrases bien torchées. Il faudrait étudier l'influence du désir sexuel chez les écrivains. 

In Walked Bud, joué par les Jazz Messengers d'Art Blakey et Monk lui-même, en mai 1957. Pas de Souchon, à cette époque-là, pas de Bashung, ni de journalistes bipolaires, j'avais un an et pas trop de soucis. Les fins de mois étaient aussi belles que les commencements. Je ne connaissais pas le mot « muqueuses ». Papa me donnait le biberon. 

Kµ voulait nous inviter tous les deux à Plieux. I Mean You. La voir dans ses bras, c'est ça qu'aurait été bath. Ma vie manque de fantaisie, depuis quelques années, c'est même d'une tristesse absolue, à mon goût. La dernière jeune femme croisée qui en avait, de la fantaisie, c'est Delphine. Tout le monde se prend au sérieux. Et moi je me ridiculise avec mon Capricho arabe au réveil avec un comprimé de Xanax. Octave, Odette, Ophélie, Odile, tous ces prénoms qui commencent par la lettre O me fascinent. Ce trou à l'origine… Cette bouche ouverte… J'en connais un qui jadis a écrit « L'Ombre gagne », quel dommage que ça n'ait jamais été publié. Ombre qui s'ouvre en nous…

On peut dire que j'ai déconné, avec O, ça c'est sûr. Il faut être fou pour laisser passer une chance pareille. Il faut être moi.

Matton s'est tiré de Facebook. Il a bien raison. Castagno n'aime pas les solos de batterie, il veut les interdire. Je le comprends, c'est souvent très agaçant, mais je ne suis pas d'accord. Surtout lorsqu'il s'agit de Tony Williams. Ron Carter m'a écrit un petit mot de remerciements, j'en suis encore tout ému… Je l'écoute et je l'aime depuis soixante ans, celui-là ; c'est le bassiste le plus élégant, le plus polyvalent, le plus juste. Et il est beau ! Pas pour rien qu'il fut du deuxième quintette de Miles, cet indépassable joyau. Avec qui n'a-t-il pas joué ? Il faut absolument que j'écrive quelque chose sur tous ces bassistes fabuleux, Ron Carter, Scott LaFaro, Mingus, Charlie Haden, Gary Peacock, Eddie Gomez, Paul Chambers, Dave Holland, Oscar Pettiford, Reggie Workman… Ron Carter ne fait jamais le mariole. On le remarque à peine, tant il joue juste dans tous les sens du terme, mais, croyez-moi, il est bien là, et s'il n'était pas là, les chose seraient très différentes. 

Loïs Boisson… Rien qu'avec ce nom débile, elle est mal partie, mais en plus elle est moche et inélégante au possible, et bête, cette pauvre fille affublée de ses « voilà » en rafales, dans son ridicule T-shirt LOVE. Quand je serai dictateur, toutes les filles s'appelleront Louise, Anne, Marie, Catherine, Isabelle, Geneviève, Sophie, Martine, Pauline. Merde à la fin ! Quand est-ce que vous allez arrêter de nous emmerder avec vos prénoms à la con ? Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour affirmer que le Désastre a commencé là, avec cette folie furieuse d'autoriser n'importe quel bricolage onomastique en France. 

Écouter durant quelques jours uniquement de la guitare espagnole, c'est comme faire une mono-diète : ça retape l'être. Je vais sans doute aggraver encore mon cas, en affirmant ce goût décadent pour les espagnolades dix-neuvièmistes-attardées et romantiques, surtout lorsqu'elles sont jouées à la guitare, mais c'est un fait, cette musique, ces musiques me troublent à un point inimaginable. Falla, Granados, Albeniz, Tárrega, Joachim Malats, Emilio Pujol, Eduardo Sáinz de la Maza, Agustín Barrios Mangoré, Federico Moreno Torroba et d'autres, j'en ai besoin, régulièrement, leur musique légère et profonde à la fois me réchauffe le cœur, même si ce n'est pas de la musique de génie (exceptions faites évidemment d'Albeniz et de Granados). Oui, je peux pleurer en écoutant Souvenirs de l'Alhambra. À propos de Tárrega, savez-vous que sa « Gran vals »  en la majeur est la musique qui a inspiré la célèbre sonnerie des téléphones Nokia ? Elle était entendue 1 800 000 000 fois par jour en 2010. Même le Boléro de Ravel est à la rue… Je me souviens d'un récital (était-ce Zimerman ?) au commencement duquel cette sonnerie avait retenti dans le public, que le pianiste avait reprise au vol. Connaissait-il la valse de Tárrega ? 

Depuis que j'ai appris, grâce à Sandra, que j'avais du sang espagnol dans les veines, et pas qu'un peu, je me dis que ce doit être une sorte d'atavisme. Est-ce que mon goût pour le tango et le fado provient aussi de là, je ne sais pas, mais ces dilections m'ont toujours paru mystérieuses, d'autant plus mystérieuses qu'elles sont impérieuses et semblent plonger au plus profond de moi. Mais après tout, je ne suis pas en si mauvaise compagnie, quand on pense que Ravel, Debussy et beaucoup d'autres compositeurs de haut vol ont eux aussi éprouvé pour cette Espagne un peu fantasmée une attirance irrésistible et souvent fructueuse. Louis-Philippe aimait l’art espagnol et Napoléon III s'est marié avec l’andalouse Eugénie de Montijo (une Grenadine qui fut la dernière femme à gouverner la France), qui donnera naissance en 1856 (année de la mort de Schumann) à Napoléon Eugène Louis Jean Joseph Bonaparte, « Napoléon IV », surnommé « Loulou » : on voit que ça vient de loin. 

J'ai éprouvé un étrange sentiment de familiarité, d'ailleurs, quand je suis allé quelques jours en Andalousie avec Raphaële. La langue espagnole est l'une des seules langues que j'aurais aimé parler couramment, et je crois, je suis même sûr que je l'aurais bien parlée. Du temps que je fréquentais Octave, je lui empruntais très souvent sa guitare pour composer un peu pour cet instrument si particulier, cet instrument qu'on tient contre soi, à la différence du piano, ou seulement improviser : j'ai passé des heures et des heures en tête à tête avec elle, qui me semblait un champ d'investigation infini et une compagne souple et séduisante, pas vulgaire pour un sou. Je pense souvent à ce récital d'Alberto Ponce, à la Sainte-Baume, auquel j'avais assisté, très impressionné et très malheureux, parce qu'il avait fait ce soir-là énormément de fausses notes et avait l'air d'en souffrir beaucoup. C'est là que j'ai compris de l'intérieur, physiquement, comme cet instrument est diaboliquement difficile, et qu'il cache bien son jeu. Tout le monde gratouille plus ou moins de la guitare, c'est l'instrument par excellence des musiciens d'un soir, des amateurs, des séducteurs du dimanche, et pourtant c'est l'un des plus difficiles qui soit. Il ne pardonne rien. Et pour avoir écouté ces derniers jours beaucoup de guitaristes de la nouvelle génération, je vois que les choses n'ont pas beaucoup changé. 

Vincent m'envoie ce qui suit, qui m'a fait rire :

Amours d’éclats

Sous l’éclat cru d’un néon pâle,

Georges de La Fuly, regard de braise,

Croise Guilaine Depis, entière, animale,

Dans un vertige où le temps s’apaise.

L’acupuncture des désirs les pique,

Aiguilles fines dans leurs peaux en transe.

Une toupie tourne, spirale cynique,

Leur cœur s’emballe, défie la cadence.

Le talc glisse sur leurs corps en sueur,

Poussière douce d’un instant fragile.

L’ammoniaque des mots, âcre vapeur,

Brûle leurs lèvres, rend l’air fébrile.

Un pélican plane, ombre sur l’asphalte,

Témoin muet d’un amour équarri.

Les caries du doute, dans l’âme, s’installent,

Mais leurs baisers les brisent, sans répit.

La tondeuse ronfle, coupe l’herbe rase,

Comme leurs peurs, tranchées sans un cri.

Une tique s’accroche, tenace, à l’extase,

Dans l’aréole d’un instant, ils s’écrivent.

Guilaine Depis, dans sa culotte blanche,

Danse, vibrante, sous la lune qui plie.

Leurs corps s’appellent, flux vaginal, avalanche,

Un poème vivant, où tout s’oublie.

Le fait que le nom d'une intelligence artificielle s'inspire de celui d'un célèbre clown ne devrait-il pas nous alerter ? Un poème vivant où tout s'oublie, voilà ce qu'est l'homme. Je parlais plus haut de la fantaisie, qui me manque tant, depuis quarante ans. La fantaisie, c'est le contraire de la blague et de cet humour si lourd, si attendu, si idéologiquement marqué, si prévisible, qui m'étouffe littéralement. Octave avait de la fantaisie. Delphine aussi. Que ce monde est triste, affaissé sur lui-même et plein de sa présence ! Plus la fantaisie a fui notre monde, plus la brutalité s'est imposée partout. Les caries du doute… Je vais reprendre un peu de vermifuge. Tárrega a transcrit Schumann et Verdi, ce qui prouve qu'il avait beaucoup plus d'humour qu'on pourrait le croire. Les êtres les plus charmants sont ceux qui sont emplis à parts égales de fantaisie et de désespoir. La tondeuse ronfle et la tique s'accroche à l'extase. Qui va là ? La Serenata, de Joachim Malats, ou Guajira, d'Emilio Pujol, ou encore Marieta, de Tárrega, n'est-ce pas merveilleux de charme et de grâce légère ? Comment disait-il, déjà, le poète, dans sa tour ? Pallaksch, Pallaksch ! Moi, c'est « Xanax, Xanax ! ». Dire à la fois oui et non, pour échapper à la terrible emprise du Sérieux. Bouchons-nous les oreilles à tout ce qui n'est pas la Serenata de Joachim Malats, faisons couler de la cire chaude dans nos veines dorées sur tranche. Je tourne les pages et ma tête vers la guitare de ma mère. Moins ils ont de cordes, ces instruments, plus ils sont expressifs et libres : ils méritent notre amour. Tu avais tort, Papa. L'humour est le contraire du bon sens, c'est la chose la moins partagée du monde. Je retrouve ce vieux Kagi (2009, 2010, par là) :

Vapeur, calme, chuintements doux.

Pschhh pschhh schhh…

Luna dort et approuve.

Joachim Malats (1872-1912)

La poésie détruit les images. Elle les terrasse en silence. Il est très possible que la seule poésie envisageable aujourd'hui soit celle écrite par l'Intelligence Artificielle, en dehors de la gesticulation métaphorique, car elle n'est pas (pas encore, mais ça va venir très vite) contaminée par le poétisme apocalyptique qui sévit dans ces milieux. Laurent Firode est tête de gondole de la division blindée de la Droite affaissée sur elle-même. Les divisions blindées aussi pensent sincèrement faire de l'art. 

« Ils veulent des stylistes, mais qui pensent comme eux — sans s’aviser que le style, c’est toujours un écart de langage. » 

Le 11 avril 1933, le chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler ayant ouvertement contesté la politique de discrimination raciale en matière d’art, ne reconnaissant d’autre critère en ce domaine que celui de la qualité artistique, Goebbels fait publier dans le Lokal Anzeiger la réponse suivante : « La politique est, elle aussi, un art, peut-être même l’art le plus élevé et le plus large qui existe, et nous, qui donnons forme à la politique allemande moderne, nous nous sentons comme des artistes auxquels a été confiée la haute responsabilité de former à partir de la masse brute, l’image solide et pleine du peuple. » 

Retour au Capricho arabe. Allons faire cuire les artichauts. 

Le sourd me dit : « T'entends ? »

L'aveugle me dit : « Tu vois ? »

Le crétin me dit : « T'as compris ? »

Le fou me dit : « T'es pas raisonnable ! »

Je reviens de mondes effrayants dont personne n'oserait même entendre parler. J'ai été violé(e), torturé(e), opéré(e), réanimé(e), affamé(e) assoiffé(e) puis abandonné(e) puis torturé(e) opéré(e) réanimé(e) dans des caves bourrées d'enfants et de vieillards perdus et déboussolés, de viande oubliée, purulente, de chairs à vif et puantes, d'excréments séchés, de hurlements étouffés ou assourdissants, de suffocations, de râles, de pleurs, j'ai plusieurs fois mimé la mort pour survivre, on m'a injecté tellement de drogues, d'excitants et d'anesthésiants que c'est miracle si j'ai survécu, des infirmières débutantes m'ont récuré les narines les poumons et tous les orifices avec des gestes tremblants de bouchers avinés, sous la supervision de geôliers adolescents inquiets seulement des morts en trop grand nombre, j'ai rampé dans des boyaux étroits, je ne sentais même pas la douleur causée par les cailloux et les morceaux de fer dépassant des parois, je me suis caché(e) dans les caves de maisons abandonnées ou cambriolées dont les propriétaires avaient fui, j'ai vu des scènes que je n'oserai pas raconter car on me croirait folle, ou fou, je ne sais même pas à quoi peut ressembler mon corps tellement les mutilations incessantes m'ont enlevé toute pensée, il arrive que je ne sache plus si je suis vivant(e) ou mort(e), je flotte dans un entre-deux sans horizon et sans lumière. Quand la vie n'est même plus réduite à l'alternance abrutissante des jours et des nuits, qu'on ne fait plus la différence entre chair putréfiée et saine, entre plaie et muscle, que les heures n'existent plus, que l'enfermement a tout digéré, qu'on habite seulement des minutes ou des secondes interminables, que les souvenirs de ce qu'on nomme « la vie » (quelle vie ?) ont été extirpés sans doute à jamais de l'esprit, dissous par l'acide, que toute douceur est inconnue suspecte irréelle et qu'on n'imagine même pas qu'on puisse se tourner vers un être humain pour lui parler, que chacun de ceux avec qui l'on partage ce cauchemar s'est muré dans ses douleurs indicibles et ses terreurs trop réelles, il ne reste de l'être (l'âme ?) qu'une tumeur informe et rétrécie qui étrangle tout ce qui reste de la conscience. Comment suis-je capable d'écrire ces mots, je ne me l'explique pas à moi-même : tout mon esprit a été aspiré de l'intérieur, durci et démembré par l'horreur. La mort aurait été mille fois préférable mais l'épouvante et la douleur ont instillé en moi un acharnement animal, une persévérance folle dont je ne sais pas me défaire. Le pire qui pourrait m'arriver est qu'on ne me croie pas, mais c'est ce qui arrivera, je n'ai aucun doute là-dessus.

Voilà ce qui arrive quand on s'endort trop confiant, quand on croit que demain sera toujours là comme aujourd'hui. Cantate BWV 129, café. Ciel voilé, comme tous les jours. Pluie, maintenant.

C'est la femme la plus brillante que j'aie jamais rencontrée, mais aussi peut-être la plus meurtrie même si elle a cette élégance d'être très discrète là dessus. Elle reste éternellement nostalgique de son pays d'origine dont elle me parle en abondance. Durant nos longues conversations nous parlons essentiellement de politique et beaucoup de l'Afrique du Sud, son histoire, les moeurs des ethnies, son éducation calviniste au sein d'une société Afrikaner d'une grande rigueur morale, la vie des bêtes sauvages, la littérature Afrikaner. Cette femme a une culture réellement impressionnante, mais elle porte en elle une haine raciale que je n'avais jamais vue chez personne. Son rêve était de diriger des commandos pour traquer des terroristes dans son pays. Difficile de ne pas être fasciné par elle, sa grâce, ses meurtrissures et son intelligence.

Les pianistes ont Chopin, les guitaristes ont Tárrega. Les cordes pincées mordent quelque chose en nous, dans notre chair, leur impact est très différent de celui d'une corde frappée ou frottée par l'archet. On s'en rend compte en écoutant les transcriptions pour la guitare des œuvres de Granados ou d'Albeniz ; il ne s'agit pas seulement d'un changement de timbre. Cet écart de langage est troublant, si l'on est attentif : il nous déporte insensiblement dans un monde inconnu. Et puis il y a ces glissades, ces portamentos et ces vibratos, impossibles à réaliser sur un piano, il y a le jeu près du chevalet, ou au contraire dans la corde, près de la rosace, avec l'ongle ou la pulpe des doigts, toute la palette des timbres chauds ou secs, glacés ou profonds, résonnants ou étranglés, la hauteur des notes qui peut varier légèrement, le charme d'un accord imparfait. Mais le plus important, à mon sens, c'est que la guitare résonne dans le ventre du guitariste, qu'elle met en vibration les organes internes de l'interprète, qu'elle le transforme, pendant qu'il joue. Il ne peut pas s'en séparer, la tenir à distance, la considérer seulement comme un instrument distinct de lui. Se déplacer avec son instrument, jouer exclusivement sur un instrument qu'on connaît intimement, dont on a façonné insensiblement la sonorité qui nous a changé en retour, c'est autre chose que devoir se plier aux caprices d'un piano inconnu et parfois rétif sur lequel tant de mains sont passées avant les nôtres et qui nous aura oublié dès la fin du concert. 

Qu'entendez-vous par rêver, exactement ? Si je le savais… Le rêve que j'ai fait ce matin, le cauchemar, plutôt, était si intense, si réel, si douloureux et si terrifiant, que la personne qui en était malgré elle l'héroïne ne pouvait être que moi ; pourtant c'était une femme. On nous dit : « Soyez simple », ce qui veut toujours signifier : « Soyez comme moi, ce sera plus simple. » En effet… Personne ne joue sur le même instrument, on traduit parce qu'il faut bien faire comme si l'on pouvait se comprendre, mais les paroles se croisent dans un monde auquel on n'appartient pas, qu'on a déjà quitté à peine les phrases sont-elles proférées. Les clowns nous font rire parce que nous ne les comprenons pas. Ils échangent un malentendu contre un spasme zygomatique. Rire met en action plus d'une centaine de muscles, davantage qu'un orgasme.