dimanche 21 avril 2024

Chiffré en bout en bout (lettre d'amour)

La terreur me réveille. La vie vide qui ne lâche pas sa proie. Avoir tout raté, même le ratage, même l'absence. Les heures hurlantes, et même les minutes, les secondes ; leur fuite éperdue et féroce, sans aucun bénéfice. Je n'ai plus rien à quoi m'accrocher. Rien. Même les joies de l'art, sa luxure distinguée, semblent se perdre dans les ombres et les brouillards. Les auteurs et les textes que j'aimais ou vénérais me paraissent aujourd'hui insipides, quand ce n'est pas pire. On n'est plus rien, sans l'admiration et l'amour. Sans le désir, on est plus mort que mort.

Je me fiche éperdument de la littérature. J'ai cru l'aimer, j'ai voulu l'aimer, parce qu'il me fallait des mots pour me distraire de mon désespoir, mais ça n'aura pas fonctionné longtemps. Je ne sais pas écrire autre chose qu'une lettre d'amour, inachevée et interminable. J'ai besoin, stupidement, de m'adresser à quelqu'un. Les mots ne seront jamais pour moi qu'une manière d'atteindre qui je veux aimer, pour le séduire, le blesser ou le consoler. Les phrases sans adresse ont un goût de crotte et me donnent envie de hurler. 

Cette comédie a assez duré.

Depuis quinze ans, j'ai écrit des centaines et des centaines de pages dont je sais, sans avoir besoin de les relire, que la quasi-totalité ne vaut rien, et que j'en aurai honte bientôt. Je continue pourtant, parce que cette occupation est la seule qui me sauve parfois de l'angoisse. C'est mécanique. On peut évidemment se rassurer en se disant que d'autres, souvent publiés et reconnus, sont encore plus mauvais que nous, mais quelle misérable consolation, qui ne console que les minables ou les peureux. Oui, les peureux, car je suis convaincu que ceux qui se trouvent du talent, quand ce n'est pas du génie, et le disent, sont simplement trop trouillards pour s'observer tranquillement. On me dit souvent, ce qui m'agace prodigieusement, que je suis trop modeste. Je ne suis absolument pas modeste. J'essaie d'avoir les yeux ouverts, ce n'est pas du tout la même chose. 

Seule la musique résiste encore — pour combien de temps ? C'est le seul refuge qui paraisse sûr. Mais je suis pessimiste. J'ai vu ma mère grimacer en entendant la plus sublime des musiques, sur la fin. Et puis cet art est un continent désolé et impartageable, qui m'enferme encore plus en moi-même, et je retrouve l'antique souffrance de mes jeunes années, que j'avais réussi à tenir éloignée durant des décennies grâce au travail, à la pratique et à l'étude. À nouveau, la musique m'arrive d'un seul bloc et me suffoque. Je ne puis rien en dire à personne. Il faut se taire et subir ; pleurer ou étouffer seul. Quel programme ! Mon père m'a légué ce fardeau écrasant et je n'ai même pas la liberté de lui en vouloir : c'était ça ou rien. Je crois que c'est cela, être écrasé par une malédiction. Il y a de ces choses que jamais nous ne pourrons comprendre, qui nous traversent, mais qui ne nous appartiennent pas. Nous ne sommes que des véhicules plus ou moins solides qui transportons des substances explosives ou des fruits amers.

L'autre jour, avant d'aller dans le bain, j'ai attrapé au hasard un livre sur une pile qui se trouvait dans le salon, un livre que j'avais lu et aimé il y a trente ou quarante ans, un auteur que j'ai beaucoup pratiqué et beaucoup aimé. J'en ai lu quelques pages et le livre m'est tombé des mains ; je n'en revenais pas. Comment avais-je pu aimer cette langue, jadis ? Ça me paraissait impossible. Quel est le moi qui avait aimé ça ? Est-il encore vivant, ici ou là ? Ai-je le droit de le renier sans me renier, moi, sans me perdre ? 

Tout coûte cher. Tout a un prix exorbitant. Et je n'ai pas les moyens. C'est ça, ma vie. Que ceux qui voudraient êtres rassurés se tiennent éloignés de moi.

Il y a quelques jours, j'ai déposé sur Facebook une interview extraordinaire d'Oscar Peterson, ce fabuleux pianiste canadien, qui faisait une démonstration éblouissante de son savoir pianistique et musical. Il est capable de tout jouer, il connaît tout, c'est une bibliothèque à lui tout seul, et ses doigts ne le trahissent jamais — il me fait penser à quelqu'un qui parlerait vingt-sept langues couramment. Et j'ai pensé, en regardant ce spectacle prodigieux, à une autre interview, que j'avais vue des mois auparavant, et qui est tout à l'opposé de celle-ci, puisqu'il s'agit du vieux Keith Jarrett, méconnaissable, très diminué par une attaque cérébrale, paralysé du côté gauche. C'est Rick Beato qui se trouve au côté de Jarrett, chez lui, qui le fait parler et jouer un peu, douloureusement, de sa seule main droite, en cherchant ses notes comme un aveugle. Comme c'est poignant, de voir ça ! Keith Jarrett, qui était un lion flamboyant, toujours très sûr de lui et de son génie, arrogant, même, impitoyable, méprisant, souvent, comme peuvent l'être les génies, et qui ici est semblable à un vieil enfant qui essaie de marcher, risquant la chute ou le ridicule à tout instant. Peterson dans la plénitude de ses moyens, tranquille, calme, modeste, sage et joyeux, et Jarrett, défait, fragile, titubant et au seuil d'un monde qu'il ne connaît pas, qu'il ne reconnaît plus. On lui a tout volé, mais il se remémore avec émotion celui qu'il fut jadis (c'est ce qu'on lui dit, en tout cas), et son émotion est bouleversante, dans son impénétrable naïveté. J'en aurais pleuré, de voir ça. Même son visage est méconnaissable, et sa voix. Le rapprochement de ces deux pianistes est ici saisissant. Peterson est un pianiste monstrueux, avec des dons techniques inégalés, mais il n'a pas de génie. Jarrett, c'est tout le contraire. Je le soutiens depuis quarante ans sans faiblir, c'est sans doute le plus grand pianiste de jazz depuis un demi siècle. Il y a beaucoup de déchet, chez lui, il a joué sans s'arrêter, il n'arrêtait jamais, il a tout joué, de Bach à Chostakovitch en passant par Mozart et la chanson, et il a fait de l'improvisation un art à part entière, il en a exploré toutes les contrées et aussi tous les travers, mais il a eu des moments de grâce dont on ne savait même pas qu'ils existaient, et il a porté le piano à un degré inouï, dont on parlera encore dans un siècle ou deux. Son trio avec Jack DeJohnette et Gary Peacock est un sommet du genre, à l'instar de celui de Bill Evans avec Scott LaFaro et Paul Motian. On ne fera jamais mieux. 

La troisième plage du deuxième disque du trio, au milieu des années 80, à mon avis le meilleur de tous, s'intitule « In love in Vain ». Dans la chanson qui est à l'origine de ce standard, Robert Johnson parle d'un amour non partagé… Nous sommes quelques uns, je crois, à écrire sans relâche ces lettres d'amour ridicules et vaines dont les destinataires se fichent éperdument, et que nous maquillons maladroitement, comme des enfants qui, n'osant pas nommer l'inatteignable objet de leur désir, réclament autre chose à grands cris. Nous sommes chiffrés de bout en bout, un mot pour un autre, un corps pour un autre, tellement accoutumés au malentendu que l'éclat de la vérité nous casse les jambes et nous fait chuter au moment même où nos rêves deviennent réalité.

Il faudrait faire le portrait de celui que nous ne serons jamais, mais qui, tout au long de notre existence, aura prétendu nous représenter et parler en notre nom, nombres et déclarations à l'appui, non pas pour le démasquer, ce qui ne serait qu'une naïveté supplémentaire, mais pour nous prouver à nous-mêmes que le chemin que nous empruntons peut être tout de même grossièrement cartographié — en vain, bien sûr…

mercredi 17 avril 2024

Ça suffit

1. Sur la page 

2. Lecture

3. La place du mort

4. Je vais te tuer

5. Abandon (ou Rose du sud)

6. Vaginette et Clitorine

7. Le vrai sujet c'est moi

8. Sans visage

9. La loi des contresignes

10. Bourrée

11. Le pont aux visages

12. Qu'il n'y a pas de problème de l'emploi

13. Poème quantique n°1

14. À point nommé

15. Amer

16. Noms de pays : les noms

17. Élégances

18. Andante

19. Vroum !

20. Bortsch à rebours

21. Chapitre vingt-cinq

22. Max

23. Carte vitale

24. Carnets

25. Cabeceo

26. Cité Martignac

27. L'instant Cavanna

28. Tout va bien

29. Passons à un degré supérieur

30. Chez nous

31. Voulez-vous jouer avec moi ?

32. Le village

33. Le bruit de la neige

34. L'île du fenouil amer

35. 958, 959, 960

36. Altana au bain

37. Ma vie parmi les nombres

38. Jamais !

39. Sur la route

40. Punir

41. Paris-beurre

42. Brandebourgeois

43. Le devoir accompli

44. Survivre

45. C'est vrai que

46. Bilan globalement positif

47. Le point Georges

48. Freaks

49. Vernissage

50. Là : la guerre paisible

51. Andante spianato

52. Promenade

53. L'être ou le béant

54. Une très belle femme

55. Le cœur

56. Sarah, Printemps

57. De bon matin, à Bandol

58. Faire l'amour

59. Si la porte était fermée

60. La parole manque

61. Déclin

62. Après

63. Hymn

64. Signe de vie

65. Non

66. Écran

67. Le bandeau et moi (et moi)

68. Infinis

69. Wayne Shorter

70. Je n'ai pas les yeux bleus

71. Le café et moi

72. Déserts (D. 956)

73. La clef

74. Temps libre

75. Terrain vague

76. La chair

77. Chaudeflûte ou la voix jactée

78. Misérable amour

79. Mensonge et vérité – la danse !

80. Éveil

81. Dans le couloir de la mort

82. Fait divers 29

83. Être seul

84. Les corps effondrés

85. La dernière solitude

86. Là où j'en suis

87. D'un journal l'autre

88. Cervelle de boue

89. Les cuisses de Monique

90. Enigma Variations

91. Paroles

92. Le cul des femmes

93. Bitches Brew

94. Active absence

95. Karezza

96. L'envie

97. 3,14

98. Le visage du temps

99. Le contrat

100. Celle qui n'existait pas

101. Passage

102. L'étreinte

103. La fille Sassi

104. Le vieux chez les assistantes sociales

105. Le formulaire

106. Blanche

107. Brouille

108. Écran total

109. Au fur et à mesure

110. Sous l'église

111. Première ligne

112. Danse avec l'élu

113. Petit pouvoir

114. RIP

115. Les synonymes

116. C'est moi !

117. Cora et les asexuels

118. « Antisémite ! »

119. Allongé

120. L'air des bijoux

121. Pour la pornographie

122. La perruque

123. Escales

124. The Old Country

125. Hercynienne

126. Entre les lignes

127. La vie merveilleuse

128. Bouche cousue

129. Gute Nacht, Ginette

130. Sauvés

131. Mariage

132. La discussion

133. Une respiration

134. Éloge du con

135. La perfection sexuelle

136. Le style

137. Elle

138. Face et pile

139. Pleine

140. Critique

141. Au front

142. Nica

143. Le pot

144. L'oiseau électrique

145. Le ton

146. Oiseau du paradis

147. Irène

148. Jacques le musicien

149. Anima

150. Un paragraphe

151. Sur un fond de velours noir (lois)

dimanche 14 avril 2024

La vie comme à Perpignan

« Chère Aïda, ce matin, j'ai rêvé que je vous enculais gentiment. Je vous embrasse. »

Comme la vie serait facile et belle, si l'on pouvait parler aussi simplement aux gens qu'on connaît ! Parfois il m'arrive de le faire, de dire très simplement, le plus simplement possible, ce que je pense, ou ce que je fais, ce qui m'a traversé l'esprit, mais c'est très rare, trop rare. On ne vit pas au Paradis, mon Coco ! Ce n'est possible qu'avec des gens qui sont exceptionnels, car sont exceptionnels ceux qui possèdent l'intelligence de la simplicité. L'écrit devrait selon moi permettre de dire à ceux qu'on aime ce qu'on ne pourrait pas leur dire oralement. Après tout, pourquoi Aïda devrait-elle s'offusquer de ce que j'aie rêvé d'elle en ces termes ? Je ne vois aucune bonne raison à cela. Je ne prétends pas faire ce dont je parle, ni même que j'en aie envie dans ma vie diurne, je dis simplement que j'en ai rêvé, ce qui est tout différent. Nos rêves ne nous demandent pas la permission d'être ce qu'ils sont, et c'est fort heureux. Quel ennui ce serait, sinon… La vie ennuyeuse, voilà bien une chose dont je me passerais, mais je vois bien que beaucoup la chérissent comme si elle devait les sauver de la vie.

Ce que j'aime, dans la correspondance, c'est qu'il nous incombe de trouver des voix (et des voies) différentes pour nous adresser à nos correspondants. C'est un peu comme de jouer de plusieurs instruments, ou, si l'on est plus modeste, d'interpréter des œuvres de différents compositeurs. J'ai une dizaine de correspondants réguliers, depuis quelques années. Ce n'est pas beaucoup, mais c'est suffisant pour éprouver la jouissance dont je parle ici. Tel correspondant a une tonalité schumanienne, quand tel autre est plutôt de type boulezien, ou bachien. Dès qu'on écrit, on éprouve. Je veux dire qu'en écrivant à quelqu'un, on est forcément conduit à éprouver quelque chose de l'autre, à aller à sa rencontre, ou au moins dans le territoire qui nous est commun, qui peut nous être commun, si l'on n'a pas peur de franchir le seuil qui nous en sépare.

J'entends, en écrivant ces lignes, le concerto pour deux violons de Jean-Sébastien Bach, interprété par Jascha Heifetz et Erick Friedman. C'est à chaque fois une grande joie de retrouver Heifetz. Il y a chez lui une qualité que je ne trouve nulle part ailleurs. Je ne suis pas sûr de pouvoir expliquer l'émotion que les mérites de ce violoniste extraordinaire provoquent en moi, mélange de vivacité d'esprit, d'élégance, d'exigence, de perfection sonore, et, surtout, de goût très sûr et d'autorité naturelle. Il y a sans doute plus de poésie et de profondeur chez Menuhin, peut-être même plus de vérité, mais je dois reconnaître que ma sympathie va très naturellement à Heifetz, le genre d'hommes qui existaient encore à l'époque de mon père. Ces gens-là étaient naturellement droits. Ils se tenaient. Il n'y a qu'à voir la tête d'Heifetz, sa posture, l'expression de sa figure, pour comprendre de quel genre d'être il s'agit. La synthèse de ces deux immenses violonistes pourrait être David Oïstrakh, miracle sonore, plus rond, plus sensible peut-être, plus séduisant, alliant l'intelligence musicale et l'intelligence instrumentale à un degré rarement atteint. C'était notre préféré, à la maison, quand j'étais enfant, mais mon père, lui, admirait Heifetz sans réserve, car il savait ce que ce violon avait dû vaincre pour obtenir ce résultat sonore, chose que nous ne pouvions que vaguement deviner.

Les concertos pour violon, à la maison, c'était sans arrêt. On ne pouvait pas y échapper. Si bien qu'aujourd'hui, il m'arrive fréquemment de les confondre. Bach, Mozart, Beethoven, Brahms, Mendelssohn, Sibélius, Bruch, Schumann, Lalo, Paganini, Tchaikovsky, Wieniawski, Vieuxtemps, Saint-Saëns, Berg… J'avais trouvé au galetas les vieilles partitions de mon père, à mes seize ans, et les avais écoutés d'une oreille plus aiguë, moins désinvolte. Celui de Berg me posait des problèmes, je l'avoue : j'avais à la fois beaucoup d'admiration pour la composition, en particulier pour ce début extraordinaire, cette manière si personnelle d'utiliser la dodécaphonie, de la marier avec la tonalité, et un plaisir relativement chiche. Il m'a fallu beaucoup de temps et d'écoutes pour aimer ce concerto. Aujourd'hui encore, ce n'est pas ce que je préfère de Berg, non plus que le Kammerkonzert qui se trouvait sur le même disque. Il ne paraît pas aussi inspiré qu'en d'autres partitions, mais il est possible que je me trompe complètement. J'aime énormément sa sonate pour piano, son opus 1, par exemple, mais est-ce que je l'aimerais autant si je ne l'avais pas tant jouée, si, là encore, sa manière compositionnelle, la façon si inventive et originale qu'il a d'agencer les motifs, de mélanger harmonie et contrepoint, de sembler chercher son chemin, ne me donnait pas autant de plaisir intellectuel. En revanche, dans Wozzeck, je trouve que son inspiration est éblouissante de bout en bout, que ses moyens musicaux sont en adéquation parfaite avec son “idée”. 

Pour revenir à Aïda, le Kagi que j'avais écrit il y a quelques années à son adresse ne me semble pas avoir trop mal vieilli :

Elle court les bois, les montagnes, et la nuit

Elle assiste les fées en leurs cérémonies

Quand du reste du monde elles sont l'insomnie,

Dévorant l'infini et le millepertuis.


Elle habite le grand secret,

Perpendiculaire au regret, 

Musclée de noir et amoureuse,

Sous le grand manteau de poudreuse.


Ses longues jambes boisées, surmontées

D'un sexe ombreux, consacré et fruité,

Sont en moi comme une tiare dressée

Au seuil de mes arrières-pensées.

Quel personnage étonnant, cette Aïda! Et quelle élégance ! J'ai gardé en mémoire sa belle voix grave et très calme. Même son tutoiement à mon égard, moi qui la vouvoie, ne me dérange pas ; en sa bouche, il n'est pas impoli. Il y a du tragique et du joyeux en elle, inséparables et parfois indiscernables. C'est une grande amoureuse, sans doute trop grande, trop absolue, et le feu ardent qu'on voit brûler en elle la protège du bruit du monde. Si je n'avais pas peur du ridicule, je dirais que cette femme est bénie. Ce n'est pas si courant. Combien de femmes de cette allure avons-nous rencontrées en une vie ? Elles se comptent sur les doigts d'une seule main. 

J'aime énormément ce mot d'« allure », qui avait cours dans ma jeunesse. « Elle a fière allure. » « Quelle allure ! » « À toute allure. » Je l'aime parce qu'il mêle intimement deux idées de natures différentes. L'aspect visible, le paraître, la distinction éventuelle, et la vitesse, le mouvement. Il s'applique donc parfaitement à un corps vivant et singulier, en perpétuelle transformation, qui ne se donne à nous que dans les infinies métamorphoses qui le font miroiter, mais qui possède néanmoins sa signature propre, de la même manière qu'un timbre signale et authentifie un instrument de musique. 

dimanche 7 avril 2024

Dimanche 7 avril 2024 [journal]


Il y a une semaine, j'écrivais : L'amour qui ne donne pas envie de blasphémer ne vaut rien. Une écrivaine dépose sous ma phrase ce bref commentaire : « ? ». Qu'y a-t-il de difficile à comprendre dans ce que j'ai écrit ? Ou bien pense-t-elle, et c'est plus probable, bien sûr, que je raconte n'importe quoi. Le question de l'amour est une des plus “clivantes”, avec celle des goûts, et peut-être pour les mêmes raisons. Personnellement, j'ai toujours la sensation de me trouver en compagnie de gens qui n'ont pas la moindre idée de ce dont il s'agit. Comme il est question d'amour toute la journée dans tous les médias, dans tous les magazines, sur tous les écrans et dans presque tous les livres, tout le monde pense qu'il s'agit de quelque chose de banal, d'ordinaire, et que l'on sait bien de quoi il retourne. C'est faux. Seuls quelques êtres en ont fait l'expérience, comme sont rares ceux qui ont écouté, vraiment écouté, une symphonie ou un quatuor, regardé un tableau, lu un livre. Nous passons notre temps à parler à des gens qui ne savent pas de quoi nous parlons mais qui donnent le change pour ne pas nous décevoir ou pour être conformes à ce qu'on attend d'eux. 

Les experts se posent des questions. Qu'est-ce qui peut bien causer toutes ces crises cardiaques, ces thromboses, tous ces turbo-cancers ? Qu'est-ce qui peut bien expliquer toutes ces agressions, tous ces viols, ces égorgements ? Les experts hochent gravement la tête qui menace de les écraser sous le poids d'un infini questionnement. Bien entendu, parmi le peuple des non-experts, personne ne se pose de question. Tout le monde sait. Mais comme ce monde-là n'est pas expert, il se tait, les yeux dans ses poches et les mains levées. Il faudrait des experts pour expertiser les experts, pour les sonder, pour savoir enfin de quelle affection étrange ils sont atteints. Il faudrait d'autres experts pour libérer les non-experts de l'étrange apathie qui les tient sagement assis devant leurs pupitres d'écoliers écoutant la parole du Maître, mais le sortilège est d'une consistance qui défie les lois qui leur ont pourtant été enseignées dans leur enfance. Ils n'en croient pas leurs yeux, tout simplement. On leur dit que leurs yeux mentent, que leur cœur ment, que leur logique n'en est pas une, et ils obtempèrent, bien qu'ils sachent. L'expertise est expertise du mensonge et du viol des consciences, du rapt de la réalité et de l'empêchement de l'évidence. Les experts sont des anti-experts dont l'expertise consiste à dévier l'image du Réel, à la renverser, à le présenter sous une forme qui le rend méconnaissable et incompréhensible à l'homme normal, à opérer une dérivation magique. Mais fort heureusement, ces experts sont nuls, et leurs manipulations ne trompent que les couillons.

Elle doit avoir vingt-cinq ou vingt-huit ans, mais ses cent-dix kilos lui en donnent quarante, qui sont l'âge véritable de son corps. Son visage est bouffi, presque tuméfié, ses cheveux ternes et filasses, et l'on aperçoit des airpods blancs enfoncés dans ses oreilles. Ses fesses plates mais très larges sont recouvertes d'un jean informe et rapiécé qui pourrait laisser penser qu'elle est pauvre, mais elle paie ses croissants et ses pains au chocolat avec un iPhone dernier cri. Est-ce la faim qui l'a tirée de son lit à sept heures du matin ? La boulangère lui dit : « Dur de se lever, ce matin, hein ! » Elle aussi a vingt kilos de trop, mais elle s'est levée à cinq heures.

Je ne me moque pas de cette pauvre fille. Je la plains. Est-elle responsable de son état ? Oui, à l'évidence. Mais elle n'est pas coupable. Les coupables, c'est l'industrie agro-alimentaire et ses alliés, la médecine moderne en tête, les diététiciens, les publicitaires, tous ceux qui ont intérêt à ce que cette femme soit intoxiquée au sucre, au sucre sous toutes ses formes, à un mode d'alimentation qui la tue à petit feu, et qui rend indispensables les pauvres béquilles de l'industrie pharmaceutique qui l'enferment encore plus dans ce désastre sans issue. Je la nomme Insuline, in petto. « Insuline paie sans contact ». Ça ferait un joli titre pour un Kagi. Je me demande si je ne vais pas introduire Insuline parmi les personnages des Kagis, aux côtés de Faconde et Johnson Johnson. 

Photo de Carl-Johan Westergren. Une femme, nue dans une baignoire, accroupie. On la voit de dessus. On voit d'abord ses genoux, ses cuisses, un peu de son dos, ses cheveux relevés en chignon, ses sourcils, son nez, ses mains dans l'eau. La photo est en noir et blanc. Je la crois belle, cette femme. Belle et désirable. Je l'ai regardée très longuement, ce matin, en écoutant les études de Chopin. 

J'ai repris possession de mon groupe Flickr intitulé « Les yeux de Pierre Tarnac », que j'avais laissé complètement à l'abandon depuis deux ou trois ans. Mon goût a un peu évolué, bien sûr, mais pas tant que ça. La plupart du temps, les photos qu'on me propose sont affreuses. J'en accepte une sur cinquante, et c'est encore trop, bien souvent. Il faudrait que je fasse un peu de ménage. N'empêche, je suis bien content d'avoir eu l'idée de ce groupe, il y a plus de dix ans. Le corps de la femme et son image, quoi de plus passionnant, vraiment ! Je ne m'en lasserai jamais. L'art du nu est aussi exigeant que la haute poésie. Bien peu savent en tirer partie, mais quel enseignement pour nos yeux et notre esprit !

Ma vie est un nouveau roman. Ni auteur, ni héros, ni aventures, seulement le bruit minuscule des volets qui grincent doucement dans la brise. Si seulement…

« Le Spectacle est la carte de ce nouveau monde, carte qui recouvre exactement son territoire. Les forces mêmes qui nous ont échappé se montrent à nous dans toute leur puissance. (…) Le travailleur ne se produit pas lui-même, il produit une puissance indépendante. Le succès de cette production, son abondance, revient vers le producteur comme abondance de la dépossession. »

L'érotisme est toujours dialectique. C'est dans le rapport entre le noble et l'ignoble qu'il se fonde. Il est en train de baiser cette fille sublime, il voit ses fesses prodigieuses, qui bougent avec bonheur à cinquante centimètres de ses yeux et qui l'émeuvent aux larmes, et, tout à coup, il aperçoit la plante de son pied, avec de la corne et des cals, et ce gros orteil…, et c'est ce qui va l'exciter le plus, par contraste avec le reste. Non, ce n'est pas « ce qui va l'exciter le plus », c'est la partie qui va donner au tout sa formidable puissance érotique. Sans ce détail un peu raté, un peu difforme, le reste serait fade. C'est la raison pour laquelle nous avons toujours pitié de ceux qui semblent (du moins en paroles) se complaire dans le beau

Ce qui me frappe est que c'est dans cet ordre, toujours, que l'érotique se donne. Ce n'est pas du laid vers le beau, mais du beau vers le laid. Le sublime doit être authentifié par le vulgaire, le parfait par l'abîmé, le régulier par l'irrégulier, le propre par le sale, pour que le désir naisse et envahisse l'être entier. Le beauté pure est toujours insuffisante. 

« Aya Nakamura, c'est l'esprit français. » Surtout ne pas répondre. En rajouter, au contraire. Applaudir. Les discussions à ce sujet sont ce qu'il y a de plus emmerdant. Tous les cons se précipitent pour brailler à qui-mieux-mieux en nous sortant leur France idéale, la main sur le cœur. Le Spectacle est la carte de ce nouveau monde… Essayer de se retirer sur la pointe des pieds. De toute manière, on n'a qu'une seule envie : la gifle ou le rire. La mort ne sera bientôt plus qu'un bon souvenir, rassurons-nous. 

Pour supporter les autres, il faut n'avoir aucune exigence envers soi-même, aucun goût, aucun honneur, écrit mon cher C. Je récoute pour la centième fois les études de Chopin par Pollini, et je m'étonne de cette critique complètement folle qui lui a été souvent faite d'être « froid ». C'est incroyable, d'entendre ça ! Écoutez la troisième étude de l'opus 10, écoutez ses crescendos, écoutez ses forte subito, écoutez la manière dont il nourrit le timbre, dont il fait exploser les harmoniques, comme un fou furieux qui taille dans la pierre, et venez me dire en face qu'il est froid ! On l'entend souffler sur les braises, on entend le feu au bout des doigts. Moi je n'ai jamais entendu ça ailleurs. D'ailleurs il lui arrive de se brûler et de perdre le contrôle. Écoutez la cinquième étude de l'opus 10, écoutez comme le début des phrases explose littéralement. C'est froid, ça ? L'attaque est stupéfiante de précision et de galbe, de profil minéral, c'est étincelant mais c'est toujours nourri de l'intérieur, avec une conscience très haute et une sensibilité incroyable. J'ai toujours été étonné que Pollini lui-même n'aime pas beaucoup ce piano, auquel il trouve « trop de marteaux ». Je trouve au contraire que dans cet enregistrement il a trouvé un équilibre parfait entre la percussion et le legato, entre les notes prises chacune pour elle-même et la grande ligne, ça chante merveilleusement mais c'est viril, noble, d'une folle élégance sans aucune concession. Le rapport entre ses piano et ses forte est un modèle du genre : c'est même dans cette dynamique si singulière et si maîtrisée qu'on le reconnaît. Il ne joue pas pour faire plaisir, il joue pour être juste. Alain Lompech m'agace prodigieusement, mais je dois reconnaître qu'il a écrit l'article le moins idiot ou le moins fade que j'aie lu à l'occasion de la mort de Pollini. Pollini n'a peut-être pas de génie, à proprement parler, mais c'est un pianiste extraordinaire qui restera, j'en suis sûr. Sa solidité est d'ordre moral plus que digital, et c'est tellement rare ! J'aurais aimé que mon père le connaisse. Malheureusement, il est mort juste au moment où le pianiste italien est arrivé jusqu'à nous, en cette année 1972 qui a décidé de tant de choses. Et c'est très étonnant, car j'ai écouté ces mêmes études enregistrées par le même pianiste pour EMI, quelques années auparavant, et je n'ai pas du tout aimé. Son étude en tierces, par exemple, est assez laide, très scolaire. Il n'était pas encore passé par Michelangeli, je crois… Mais quelle transformation, en quelques années ! Il a compris très vite ce qui donnerait de la beauté et de la noblesse à un piano aristocratique sans être précieux, solide sans être dur, beau sans être esthétisant. Il est très honnête, c'est d'abord ça que j'entends et que j'aime. Est-ce qu'on a remarqué que la douzième étude de l'opus 25, en ut mineur, était jouée exactement au même tempo que la première de l'opus 10, en ut majeur ? Il faut les écouter l'une après l'autre : l'effet est saisissant et grandiose ! On comprend que Keith Jarrett ait écouté ce disque en boucle, en faisant de la barque, seul…

Le seul texte qu'il me faudrait — moralement — vraiment écrire serait un texte qui annulerait tous les textes que j'ai écrits jusqu'à présent, qui les ferait disparaître, et, s'il n'y parvient pas — car je n'en ai sans doute pas les moyens —, qui au moins en révèlerait honnêtement toute l'inutilité et la vacuité, l'imbécilité et la lourdeur. Malheureusement il ne sera(it) sans doute qu'un texte de plus, qu'une tentative avortée, au même titre que toutes les autres, de dépasser l'aphonie essentielle qui me tient enfermé en moi-même. Renaud Camus a répondu à ça d'une manière qui me ridiculise un peu, mais il a raison. J'enfonce des portes ouvertes, c'est évident. Seulement, les portes que j'enfonce sont plus dures, il me semble, et je m'y esquinte la tête, parce que je pense vraiment que 99% de ce que j'ai écrit est à mettre à la poubelle. Ne surnage de ce fatras que trois ou quatre phrases que sans doute personne n'a repérées. 

D'ailleurs, à ce propos, je remarque une chose que j'aurai mis longtemps à comprendre. Qu'est-ce qui provoque l'adhésion d'un lecteur ? Qu'est-ce qui lui donne envie de dire : « J'aime ça ! » ? Eh bien, très souvent, le plus souvent, il suffit d'une ou deux phrases réussies. Elles éclipsent le reste, qui peut être médiocre, et qui passe complètement inaperçu. Cela tient à la manière dont on lit. La lecture, comme l'écoute, n'est jamais linéaire, c'est impossible. On croit qu'elle l'est, mais c'est une illusion. C'est pour cette raison que lorsque je me relis, je peux en très peu de temps passer d'une opinion favorable à une franche hostilité : tout dépend de la manière de lire. Les écrivains qui ont un peu de bouteille le savent très bien, qui laissent dans leurs textes beaucoup de choses très faibles, confiants qu'ils sont (apparemment) dans leur talent qui résistera tant bien que mal à ces pauvretés ou à ces platitudes. Il me semble qu'il en va différemment en musique. Aucun compositeur digne de ce nom, aucun Beethoven, aucun Brahms, aucun Schumann, et ne parlons même pas de Bach, ne supporterait de laisser dans sa partition des faiblesses ou des défauts qui viendraient immédiatement briser une phrase ou un développement, et signaler le relâchement ou la paresse. « L'imperfection est la cime », écrit Camus, mais ce ne sont pas tant les imperfections, qui m'ennuient, moi, car je sais bien que souvent c'est par elles que le charme advient, que la médiocrité et la confusion, et de ce côté-là, malheureusement…

vendredi 5 avril 2024

Le goût du matcha à la vanille


       Je me réveille aphone, tellement est impérieux le hurlement qui monte en moi certains jours. Comment survivre en 2024 ? C'est un exploit dont je ne suis pas fier. La musique aura finalement été mon alibi, mon pansement, le cache-misère de luxe que j'applique sur une réalité d'une laideur intolérable, dès que celle-ci me traverse. C'est Mozart qui me permet de résister, quand je suis trop désespéré, ou furieux, ou hargneux, comme ce matin. Ce n'est pas bien, d'user ainsi de cet art, je le sais bien, mais je suis faible et sans défenses. Que Mozart me pardonne. 

Que n'ai-je été dictateur, Mon Dieu ! Je t'aurais flanqué tous ces enculés de youtubeurs et ceux qui les admirent en taule, pour commencer. Poutine est bien mou, à mon avis. Il devrait prendre des leçons avec moi, j'aurais beaucoup de très bons conseils à lui donner. 

Tout est permis, non ? C'est bien ce que je vois, à longueur de journée, c'est bien ce que démontrent toutes les crapules ou les demeurés (mais ce sont souvent les mêmes) qui paradent sur scène et sur les écrans. Si tout est permis, pourquoi ne pourrait-on pas vouloir exterminer toute la canaille qui veut notre asservissement ou notre mort ? Il y a longtemps qu'il n'existe plus de limite à la saloperie, à la brutalité et à la bestialité (on a honte d'employer ce mot, car les bêtes ne sont pas ainsi, justement) ; que gagne-t-on à refuser de se joindre à cette humanité-là ? Écoutez Rachida Dati expliquer qu'elle va « doubler le nombre de chorégraphes Hip-Hop qui dirigent un centre national chorégraphique », écoutez cette jeune avocate qui se pâme devant les exploits d'une youtubeuse de 22 ans qui « se bouge pour concrétiser ses rêves » et qui lui « donne envie de goûter le matcha à la vanille bien préparé », lisez dans le Figaro comment un écrivain de renom a volé quatre nouvelles à l'un de ses amis. 

C'est donc ça qui les fait rêver ? Nous devons chaque jour passer sous les fourches caudines de ce qui se fait de pire dans l'humanité, des Bilani, des Kevin De Luxe, des Cyril Hounana, nous devons rendre des comptes à des Gabriel Tefal, à des Rachid y Data, qu'il est désormais interdit d'injurier comme il se doit. Que nous reste-il à part la folie ou la mort ? Je ne vois pas. Naviguer entre les autrices, poéteuses, slameuses afroféministes, activistes LGBTQIA+, exilées permanentes, figures-engagées de la-scène-actuelle, qui interrogent de-façon-douloureuse le bien fondé des différentes assignations de genre, de sexe ou de classe et les Roselyne Philippe ou les Édouard Bachelot est plus périlleux que d'affronter le Cap Horn en pédalo, et moi je ne me sens ni le courage ni la vertu de les provoquer, ces cafards dressés sur leur fumier. Je demande seulement qu'on m'indique une contrée où ils ne sont pas, ou, s'ils y sont, dans lequel ils ne sont pas au pouvoir. C'est encore trop demander ? 

Entre la télé et la chirurgie esthétique, le placement de produit et la fraude alimentaire, la bêtise statufiée et les milliardaires fous, entre les adolescents aux pouces collés aux écrans et le cynisme institutionnel le plus brutal, la médecine vendue à la mort et les éoliennes, l'art officiel et la capitulation de la langue, je ne vois plus le moindre espace de vie ou de pensée, ne parlons même pas d'être. Que celui qui connaît un désert culturel me fasse signe, que je coure m'y cacher ! C'est une véritable involution, qui nous renvoie petit à petit au Néant primordial dont nous sommes issus, et qui se répand dans tous les interstices de la socialité, c'est un anti Big Bang silencieux et plein de morve qui nous étouffe comme un boa gigantesque même pas conscient de sa force. Le vide a pris la place qu'on lui a abandonnée et remplace désormais ce qui nous tenait lieu de pensée : il était trop fatigant d'être des hommes ; l'énergie vitale est allée voir ailleurs si nous y étions. 

J'ai entr'aperçu hier un court extrait d'une émission de télévision, où l'on voyait des fripouilles notoires parler le plus sérieusement du monde « des sectes dangereuses » et des « terrifiants gourous » dont il faudrait selon eux protéger le bon peuple. Ces salopards n'ont peur de rien. La vérité est en revanche tellement terrorisée qu'elle court se planquer dès qu'elles les aperçoit, et ils ont bien compris qu'ils pouvaient tranquillement occuper le terrain, puisque tout le monde tremble. Nous les connaissons tous, ces trognes de l'enfer, mais les nommer serait un suicide. 

Quelque chose dans les tremblements de terre force les hommes à l'humilité : ils peuvent construire autant qu'ils le veulent, aussi haut qu'ils le désirent, les forces de la nature peuvent en quelques secondes mettre tout cela à bas et obliger les arrogants à se transformer en implorants. 

Vacarme des tapis de course et sueur. Gros gros gros bisous mon Papounet, mes énormes bisous traversent l'Atlantique. Je te souhaite un super anniv ! SMACK !

— Maître, comment pouvez-vous prouver l'existence de Dieu ?

— C'est très simple, mon petit Caca. Imaginez, essayez d'imaginer le monde, le monde que nous habitons, construit, fabriqué par nous, les hommes. Les continents, les montagnes, les fleuves, les mers, les forêts, les animaux, tout ça, essayez d'imaginer à quoi tout ça ressemblerait si c'était des hommes qui les avaient créés. Les nuages, la neige, le brouillard, la pluie, le vent, les collines, les fleurs, les abeilles, les baleines, les organes du corps humain, les ongles des pieds des femmes, enfin tout, quoi. Tout tout tout. Tout ce roman, là. Vous croyez vraiment qu'un homme, enfin, que des milliers d'hommes, même, auraient été capables de faire aussi beau, aussi efficace, aussi parfait ? Oui, oui, même un Dominique de Villepin ou un Bruno Le Maire, à l'intérieur, à la base, c'est une sacrée machine, vous voyez, et je te parle même pas d'un Jean-Sébastien Bach ou d'un Marcel Proust. Vous croyez vraiment qu'un homme, même un génie, hein, aurait été en mesure de faire les seins des femmes aussi beaux, et leurs cuisses ? Foutaises ! Laissez-moi rire. 

— C'est pas faux, j'ai envie d'dire. Vu comme ça… D'accord d'accord… Mais alors le profit, le capitalisme, les chaînes de montage, les progroms et les Mac Do, et l'essence à deux euros le litre ? Et même, tiens, Thérèse accro au sexe, qui vient témoigner dans Ça commence aujourd'hui dans son tailleur rose… Et tiens, j'y pense, la préface d'Amélie Nothomb au bouquin de Cormary ? Hein ? Pas facile, non ? Et les statuts débiles sur Facebook, et Denis Brogniart à Koh Lanta ? 

— Ah mais ça, ça c'est normal. Ça n'a rien à voir. Ça c'est le libre arbitre de l'homme. Il fait le con s'il veut, l'homme. 

— Oui, j'vois l'idée. OK. Mais bon, chais pas trop en fait. Il s'est bougé pour concrétiser ses rêves, Dieu ? OK, mais comment il peut tolérer les youtubeurs et le matcha à la vanille ? C'est crédible, ça ? Comment il peut tolérer les vieux dans les Ephad ?

— C'est pas qu'il tolère, Dieu, c'est qu'il a fait son taf et puis basta. C'est plus son problème. Il a livré le monde clef en main, mais après, ce que les hommes en font, c'est plus son problème du tout. Démerdez-vous avec ça mes enfants. 

— Bon alors si j'comprends bien, on nous a donné une Rolls Royce et on préfère rouler en Kangoo ?

— Ou en trottinette. Voilà. Dieu a créé le cercle, et nous on préfère le carré ou même les zigzags. C'est l'histoire d'un malentendu radical. Confiture aux cochons et tout. Shakespeare et Nakamura, Flaubert et Benjamin Biolay, de Gaulle et Macron. 

Thérèse, la première chose qu'elle fait en se réveillant le matin, c'est de se branler. Elle a cinquante-cinq ans, Thérèse. « Depuis toute petite j'ai toujours pensé à ça. » Elle commence à fatiguer un peu, Thérèse.

Il travaille à son bureau en mangeant un sandwich au thon. Il écrit sur des feuilles devant un écran d'ordinateur. Il prend son portable et regarde un film où l'on voit son fils interné dans un hôpital psychiatrique. Il est tellement concentré… On entend la voix de sa femme (c'est elle qui filme). « Il est beau, notre fils ! » Ses employés, ce sont des listes de noms. Il faut « se séparer de 58 personnes ». Il faut être réaliste. « Tu vas aller voir le directeur financier, et vous allez faire une simulation du volume de toutes les primes et tous les bonus de tous les cadres sur un an. » Pas avec mon argent ! Alors alors… Comment on fait ?

Thérèse est sous la douche. Elle se met un doigt. Le directeur joue au foot avec son fils. On entend du chant grégorien. Photos de famille. Thérèse se prépare un matcha à la vanille. Elle est toute chose, ce matin. En peignoir. Réfléchit. Debout. S'il réussit son examen de fin d'année, il aura un poste chez Facebook, donc il est très motivé. 

Mais attends, attends, je comprends pas. Lui, le grand directeur, là, il a un gosse complètement à la masse ? C'est possible, ça ? Ils ont pas assez joué au foot, peut-être ? Les graphiques s'affichent sur l'écran. Les Français ne savent pas être challengés, c'est tout ! Tout est précarité, mon cher. La vie est précaire, tu es précaire, je suis précaire, l'amour, le travail, la santé, tout. C'est magnifique de défendre des idées, mais on n'est pas là pour ça, excusez-moi. 

Moi je ne vois que la brutalité. Hors de la brutalité brutale, y a pas de salut, Frérot. Tu peux faire tous les graphiques que tu veux et dans tous les sens, tu peux nous parler de tes bonus et de tes sacrifices, mais là-bas, y en a qui attendent des résultats, tu vois, faut pas se mentir. Des résultats concrets, si tu vois ce que je veux dire. Faut se bouger le cul, mon pote ! Hip-Hop. T'es dans la vie réelle, là. Tu r'veux du matcha ? Le fond musical couvre les voix. J'ai un goût de vomi dans la gorge. 

dimanche 31 mars 2024

L'heure

C'est toujours la dernière heure. Au petit matin, quand je me suis réveillé trop tôt, quand je me suis couché trop tard et que la nuit a été trop courte, il y a dans ces minutes et ces secondes, avant que le réveil ne sonne, un gouffre qui aspire toutes les cellules de mon corps, toute la mémoire du vivant qui m'a traversé. Cette heure qui passe si vite sans jamais passer est l'heure du condamné à mort que je suis depuis ma naissance : la dernière heure de la nuit qui n'est suivie d'aucun jour, d'aucun espoir. 

Ils dorment tous, ceux qui devraient veiller. Ils m'ont tous abandonné, les uns après les autres, même les plus fidèles, même les plus tendres. Dans la chambre, il n'y a que le temps et moi, entre deux mondes qui n'existent pas, qui n'existent plus et qui n'ont peut-être jamais existé. 

Cette heure ne reviendra jamais, c'est ce que je comprends enfin, effaré, paralysé d'épouvante. Toutes les heures de ma vie sont citées à comparaître en celle-ci, qui les pulvérise et me révèle la supercherie. L'illusion se dissipe mais je n'ai pas d'yeux pour voir ce qui la remplace, pas de mots pour dire — mais à qui ? — le secret qui est levé, dans un flamboiement sec et sans reste. Toutes les symphonies sont réduites à une seule note qui n'en finit plus de retentir, les contrepoints sont enfin arrivés à leur terme, je me tiens au sommet du point d'orgue, en équilibre sur le tranchant de l'âme, et le silence qui m'entoure me remplit d'un effroi indicible. Je suis entré dans l'insensé, sans transition ni traduction.

Je voudrais ôter ce qui bouche mes yeux et mes oreilles. Tout parle de résurrection, ce matin, et je comprends enfin qu'elle n'aura pas lieu — pas pour moi. Je suis sorti du monde par la porte de service. Personne ne s'est aperçu de rien. Ça va continuer, comme si de rien n'était. Pas le moindre changement. On ne distraie pas le monde qui va, on le laisse poursuivre sa route. Il nous a toujours ignoré : c'est la condition de sa constance.

Il y a beaucoup de disparus, parmi les vivants, qui miment la vie avec un art consommé. Nous les croisons sans le savoir. Ils ont poursuivi leur chemin, mus par la force de l'inertie, sans que rien ne révèle le changement d'état : astres morts qui continuent de briller pour nos yeux paresseux. 

L'empilement des secondes qui jamais ne reviennent n'est qu'une vue de l'esprit incapable d'accepter la vérité : jamais une seconde ne s'est ajoutée à la précédente — ce serait sa négation. C'est un leurre destiné à nous faire croire à l'existence. En réalité chaque seconde annule la précédente, notre être étant inapte à se tenir à la fois dans deux présences : il ne peut y avoir qu'un seul présent. Je ne suis moi qu'à l'instant où je le crois, et ma mémoire remédie aux gouffres qui entourent ce point sans durée. Quant aux heures, n'en parlons pas ! C'est le goût de la comédie ou de la farce qui nous a donné l'idée de les inventer. Il suffit de vouloir écouter de la musique pour le savoir. L'effort que nous devons produire pour l'espace d'un instant croire y parvenir, les ruses de la mémoire, les artifices de la forme, tout cela n'est que l'acharnement héroïque d'un désespéré désarmé qui se dresse contre la Présence réelle, et qui, pour cela, a inventé l'idée du Temps et du Récit.

C'est toujours la dernière heure qui nous donne le goût de la vie, de la vie qui n'est plus. Toute la musique de Schubert nous parle de cette dernière heure, dans laquelle nous ne savons pas nous tenir sans hurler de terreur. Ne pas être désespéré c'est ne pas aimer vivre. Alors il répète, alors il varie, il passe du majeur au mineur, il s'enfonce dans les plis du temps qu'il crée, il revient sur ses pas, il ressuscite à chaque mesure, il déploie un alphabet naïf comme un mendiant qui sans illusions se nourrit d'un sourire. 

J'écris pour me délivrer du sentiment écrasant de ma lourdeur infinie. C'est un échec, bien sûr, mais durant le temps que je cherche mes mots, je n'y pense pas ; dès qu'ils ont trouvé leur place à l'intérieur de la phrase, il revient, plus fort que jamais, et la honte m'étouffe. La paix ne se trouve que dans ce qui ne dure pas. Dieu est le dieu des vivants, pas des morts. La vie passe. La littérature aussi. 


La littérature ne sait pas se tenir dans la dernière heure, et c'est heureux, mais elle ne cesse de le prétendre. Je suis une petite blonde fragile dans les bras d'un énorme ours brun. Il peut m'écraser facilement mais je me sens à l'abri de sa force ; alors j'y reste encore un instant, avant d'ouvrir les yeux, avant que le jour vienne me ravir à mon songe.

dimanche 24 mars 2024

Ils nous laissent seuls

 

Il y a quelques jours, j'ai passé trois nuits en compagnie de Glenn Gould. J'avais découvert sur Internet des reportages et des documents que je ne connaissais pas, et je les ai regardés tel un assoiffé à qui l'on offre un verre de vin. Ce fut comme si j'ouvrais les yeux au sortir d'un très long sommeil. Comment avais-je pu rester toutes ces années sans lui ? Mystère. 

Je l'ai découvert au début des années 80, lorsque j'habitais seul dans une grande maison sise en un minuscule village austère de quatre-vingts âmes, en Bourgogne. Je n'étais pas tout à fait seul, puisque j'avais avec moi mon chat et mon piano, et quelques livres. En ce temps-là, je n'avais pas de télévision, à peine un téléphone dont je me servais très peu, et c'est ma ravissante voisine Anne qui était venue me chercher pour me prévenir que quelque chose d'extraordinaire se donnait à voir. J'ai passé plusieurs soirées, tard dans la nuit, seul dans son salon, car tout le monde dans cette maison était allé se coucher, devant ce pianiste dont je n'avais jamais entendu parler. Ce que j'ai vu alors m'a littéralement retourné le cerveau. C'est que je croyais connaître un peu la musique et le piano, moi… Mon univers était bien balisé, je savais où je mettais les pieds. Le piano, pour moi, c'était Dinu Lipatti, Yves Nat, Sviatoslav Richter, Kempff, Gieseking, Cortot, Arthur Rubinstein, Horowitz, Czyffra, Samson François, et plus récemment, Claudio Arrau, Emil Gilels, Maurizio Pollini, Daniel Barenboim ou Maria Joao Pires. Tous ces pianistes prestigieux formaient le terreau musical dans lequel j'évoluais depuis l'enfance, et, malgré leurs différences, malgré les générations, ils appartenaient à un même pays. J'avais avec eux des liens quasi familiaux. 

Glenn Gould fit voler en éclats ce monde-là. Tout d'abord je ne compris pas ce que j'avais sous les yeux. Tout ce qu'on m'avait appris était remis en question, et combien radicalement ! Soit ce type était fou, soit c'était un génie d'un ordre inconnu de moi. Dans les semaines et les mois qui suivirent ces quelques émissions, j'ai acheté et lu tout ce que je pouvais trouver de et sur Glenn Gould (par chance, il avait beaucoup écrit, et l'on avait beaucoup écrit à son propos). Vivre à cette hauteur-là, je ne voyais pas d'autre solution. J'avais découvert un air plus pur et plus riche que tout ce que je connaissais alors, plus radical. Il y avait les films, il y avait les livres, les compositions (ah, ce quatuor opus 1 !), les émissions de radio (la Trilogie de la Solitude), les disques, ce n'est pas la matière qui manquait. J'ai avalé tout ça comme un boulimique et j'ai développé en ces années-là une sorte de schizophrénie : j'ai dû me nourrir de tout cela en secret, car mon maître était très hostile à Gould, et personne, autour de moi, ne s'y intéressait. Plus personne évidemment ne se rappelle cette époque où la plupart des critiques étaient impitoyables avec ce qu'ils considéraient comme un pitre ou un dément ; parmi tous ceux qui aujourd'hui l'encensent, et qui en parlent comme s'il en avait toujours été ainsi, je reconnais beaucoup de ceux qui à l'époque n'avaient pas de mots assez durs pour le condamner ou s'en moquer. J'avais toutefois la chance d'avoir une petite amie qui partageait mon amour de Gould, et cette dilection quasi clandestine nous donnait des airs de conspirateurs hallucinés, mais il y avait une réelle souffrance à constater que personne ou presque ne voyait ce que nous voyions. Je me rappelle encore mes nombreuses tentatives auprès de mes confrères musiciens pour leur faire découvrir cet ovni, et leurs réactions embarrassées ou ironiques plus ou moins explicites. Ce n'était pas sérieux, d'aimer Gould. On ne pouvait l'aimer que parce qu'on était séduit par ses excentricités ou parce qu'on voulait se singulariser à bon compte. Je n'ai jamais oublié ce jour où j'ai eu l'inconscience de me confier à ce sujet à l'épouse de mon maître, elle qui avait eu la chance extraordinaire de le voir en récital à New-York. Son air d'absolu mépris (elle parlait de « son cinéma »), alors, m'a conforté dans l'idée qu'il fallait absolument taire cette passion si je ne voulais pas perdre tout crédit auprès de mes proches. 

Gould est mort en octobre 1982. Je me revois descendre du train, à Montbard, alors que je venais d'apprendre la nouvelle de son décès. Il faisait très beau, ce jour-là, et j'ai pris ma vieille Opel Rekord pour rejoindre mon domicile, à vingt kilomètres de là. Je rentrais de Paris où j'étais allé donner des cours au conservatoire. Est-ce dans le journal, que j'ai appris la nouvelle, c'est probable, dans Le Monde, ou dans Libé, je ne sais plus. Toujours est-il que je suis rentré chez moi dans un état second. À peine avais-je eu le temps de découvrir ce génie qu'il nous quittait déjà. Je n'ai pas ressenti le chagrin qui m'a étreint hier à l'annonce de la mort de Pollini, non, mais je me suis senti bien seul, seul en compagnie de mon secret. Gould, je ne l'ai jamais rencontré, à la différence du pianiste italien dont j'ai été le voisin durant quelques années, et surtout, je n'ai jamais assisté à ses concerts. Pourtant, j'ai le sentiment de mieux le connaître que Maurizio Pollini. Il m'a été plus proche, par bien des aspects, et il a influencé ma manière de jouer du piano d'une façon extrêmement profonde et durable. Mais il y aurait tant à dire sur le sujet… Durant ces quelques heures passées en sa compagnie, la semaine dernière, j'ai regardé à nouveau ce film de Monsaingeon que je connaissais très bien mais que je n'avais pas vu depuis une éternité, film dans lequel on le voit interpréter la quatrième partita de Bach, et j'ai été comme foudroyé. Moi qui croyais le connaître, j'ai pris une leçon de piano et une leçon de musique d'une intensité à couper le souffle. Je place ces quelques instants de musique au plus haut dans l'art de toucher un piano. Il faudrait vraiment que je me décide un jour à parler de ça, parce que je n'ai jamais rien lu à ce sujet qui m'ait convaincu. Personne ne parle jamais de ce qui fait que Gould est un pianiste à nul autre pareil, du moins à ma connaissance. Heureusement qu'il existe les films de Monsaingeon, car je suis convaincu que sans les images, on ne peut pas comprendre Glenn Gould. L'entendre sur disque ne suffit pas, et Gould le savait très bien. Encore faut-il qu'il soit bien filmé, et les quelques films que Monsaingeon lui a consacrés sont à cet égard remarquables. Il fallait un musicien véritable pour filmer ainsi ; ma reconnaissance lui est éternelle. L'œil nous aide, dans ce cas précis, à entendre ce qu'on ne pourrait entendre sans lui, alors que, très souvent, l'œil nous empêche d'entendre. Filmer la musique est un art bien plus exigeant qu'on ne l'imagine. 

Tout ce que les imbéciles considèrent comme des tics ou des manies de qui voudrait se singulariser ne sont en réalité que les conditions nécessaires qui rendent possible de produire et de transmettre ce que ce génie a dans l'oreille, et sa relation à la musique et aux compositeurs. Sans cette position très basse devant le clavier, par exemple, il serait impossible à Glenn Gould de jouer ainsi. Sans ce lien indissoluble entre la voix, le corps, la main et l'esprit, ce jeu si singulier ne peut exister. Il y a les pianistes qui font monter le son depuis le clavier — et les autres. Je crois que cela provient de la pratique de l'orgue. Il faut voir combien les doigts de Gould sont actifs, actifs jusqu'à l'extinction du son. Quand Gould tient une note au piano, il la fait exister comme le violoniste fait exister le son avec l'archet. Malgré ce que tout le monde remarque, son staccato, c'est dans le legato qu'il est le plus génial. Pour lui, le piano n'est jamais un instrument à percussion dont le son meurt inexorablement après qu'on a enfoncé la touche. Non, le son est vivant jusqu'à ce qu'il lâche la touche. C'est ce que montre très bien ce petit film. Jamais je n'ai vu de ma vie des doigts pareils à ceux-là, des doigts qui sont actifs tout au long du processus de production (et d'entretien) du son : il est toujours au plus près de la corde, alors que bien souvent le piano est une machine qui nous en éloigne, par son mécanisme incroyablement sophistiqué, auquel on fait trop confiance. On ne peut pas jouer ainsi si l'on a le visage loin du clavier, c'est impossible. Quand Gould joue du piano, il se dirige lui-même en train de jouer d'un instrument à cordes, ou d'un instrument à vent, ou de chanter : ses mains sont à la fois les instruments et celles de celui qui les guide et celles du compositeur. C'est ce qui donne à son jeu cette densité et cette intensité presque irréelles. Qu'il ait joué de l'orgue à l'église presque chaque dimanche durant son enfance ne peut pas être étranger à cela, qu'il ait cet instinct viscéral pour la musique contrapuntique et pour Jean-Sébastien Bach (mais aussi pour Orlando Gibbons) ne doit rien au hasard, qu'il soit contraint de chanter en même temps qu'il joue, non plus. Je me rappelle cette anecdote à la fois drôlatique et désolante : George Szell, avec qui Gould était en train de répéter, qui lui avait reproché de trop utiliser la pédale una corda, insinuant que cela rendait son jeu trop féminin (entendez un peu tapette, quoi), remarque qui avait profondément blessé le puritain Glenn Gould. Cette remarque me semble à moi parfaitement idiote, car jamais je n'ai entendu un jeu plus viril que celui de Gould ; c'est même l'une de ses très grandes qualités, quels que soient par ailleurs ses raffinements presque névrotiques. Mais je pardonne à George Szell, car c'est lui aussi qui a dit : « Ce type est complètement fou, mais c'est un génie. » 

Il m'aura fallu plus de quarante ans pour admettre que Gould est au-dessus de tous, même de ceux qui me sont les plus chers. Ce niveau d'exigence est presque inhumain, appliqué au piano. Et c'est bien ce que beaucoup ont senti à travers le monde, même confusément, même parmi ceux qui connaissent mal la musique. Il fait partie de ces êtres rares qui sont capables de nous amener au contact de ce qui nous dépasse complètement, presque malgré nous. Nous ne pouvons en concevoir qu'une infinie gratitude et un peu de terreur. J'ai pleuré en apprenant la mort de Pollini, hier, et ces larmes m'ont surpris moi-même. Jusqu'alors je trouvais ridicule de s'apitoyer ainsi sur la mort de qui l'on a pas connu intimement. Mais malgré mon chagrin bien réel, je n'ai pas le sentiment d'une perte aussi importante que celle que j'ai ressentie en octobre 1982 — Dieu sait pourtant que je place Pollini très haut dans mon panthéon musical intime. Ce n'est tout simplement pas du même ordre. La radicalité de Glenn Gould m'a changé complètement il y a quarante ans, et pas seulement d'un point de vue musical. C'est ce sentiment que j'ai retrouvé, presque miraculeusement, il y a quelques jours, et c'est ce sentiment que je m'étonne d'avoir oublié durant de longues années. Sans doute ai-je jugé que je n'étais pas en mesure de vivre à cette altitude. Mais même si je n'en suis pas capable, cette exigence est plus précieuse que tout, et je refuse de vivre dans le monde qui m'en prive ou m'en détourne. Les noms qui nous parviennent sans cesse, toute la journée, les nouvelles, les sons, les productions artistiques, les récits qui les accompagnent, la bêtise, la vulgarité, la rumeur de mon époque me paraissent ignobles, dès que je me retrouve en compagnie de Gould, et je m'en veux terriblement de leur accorder une minute de mon temps et de mon attention. L'enfer, c'est exactement ça, c'est avoir cédé sur son désir et sur l'exigence qui l'accompagne nécessairement. 

Pollini et Gould ont au moins un point commun qui ne me paraît pas du tout secondaire : ils sont beaux tous les deux. Ils sont beaux quand ils sont jeunes, ils sont encore plus beaux quand ils sont vieux. Leur beauté doit tout à l'intelligence et à l'exigence, à l'esprit qui a façonné le corps. L'un comme l'autre n'auront pas fait beaucoup de concessions, c'est le moins qu'on puisse dire. Plus je vieillis plus j'aime la radicalité. Il n'y a qu'en ses terres qu'on se sent vivant. L'art sans radicalité, ça ne vaut pas tripette. Il ne s'agit pas de divertir, et encore moins de tuer le temps, il s'agit de transformer l'être humain, ou de le restituer à sa véritable ambition, qui est de rendre le temps vivant, de trouver la vie à travers le temps, de ne pas mourir avant d'être mort. C'est ça, la grande leçon de l'art, et ce qui le différencie radicalement du divertissement qui a littéralement pourri nos existences. Mais nous sommes tous responsables, et moi le premier. Qui m'oblige à m'intéresser aux féministes vociférantes, à Aya Nakamura, au cinéma, à l'actualité, à Emmanuel Macron, à la maire de Paris, aux ridicules écrivains qui publient à tour de bras, à ces éternelles histoires de consentement, aux articles publiés dans Blablateur ou ailleurs, aux polémiques hebdomadaires, aux angoisses de mes contemporains, aux femmes cheffes d'orchestre, à la mode vestimentaire ou culinaire, aux vedettes qui passent à la télé, et même aux misères des princesses ? Personne. Personne n'est responsable, sinon moi-même. 

La musique est plus que la musique, et cela je le sais depuis toujours. Il n'y a pas de morale plus haute que la musique ; l'exigence est au commencement de tout, au même titre que l'amour. Il est même possible que ce soit une seule et même chose. Le Christ était à la fois l'amour et l'exigence incarnés. 

C'est dans la Solitude que le divin éclôt, et les artistes de ce calibre nous y attendent.

dimanche 17 mars 2024

Contre la danse


J'ai en horreur les trémoussements qu'on appelle “danses”. Aussi loin que remonte ma mémoire, j'ai toujours trouvé ça honteux, et même déshonorant, de danser. Cela m'est arrivé plus d'une fois, pourtant. Ma seule excuse est qu'il s'agissait de “slows”, c'est-à-dire d'une non-danse qui n'existe que pour nous donner le droit durant quelques instants d'entrer en contact avec le corps de la fille convoitée. Le slow, c'était le Messenger de mes jeunes années. 

Il me semble impossible d'aimer à la fois la musique et la danse. Ces deux réalités se repoussent, elle sont radicalement incompatibles. La musique institue précisément dans l'être ce quelque chose que la danse révolte. La loyauté. 

Pourtant j'ai longtemps vécu avec une danseuse. J'ai aimé la voir et l'entendre faire ses exercices, le matin. J'ai aimé ses pieds meurtris, ses mollets musclés, ses collants, l'odeur de la sueur, dans la pièce où elle évoluait. J'ai aimé ce milieu : j'ai aimé fréquenté des danseuses. J'ai aimé désirer leurs corps, les observer, j'ai aimé les moiteurs des vestiaires, assister aux répétitions, m'agacer parfois aux ballets auxquels j'étais convié, mais qui ne me décevaient jamais complètement, fasciné que j'étais par ces corps que souvent je voyais nus, ou presque. 

J'ai dansé deux fois, hormis les slows mentionnés que je ne regrette pas. La première fois, c'était au mariage de l'un de mes frères, à Annecy. Je devais avoir quinze ans et je m'étais étonnamment décidé à inviter une jolie jeune fille à danser, car je ne voyais pas d'autre moyen d'entrer en contact avec elle. Je n'ai heureusement aucun souvenir de la danse elle-même, mais Sylvie est devenue une amie, une amie charmante, un peu plus âgée que moi, que j'ai fréquentée quelques années sans jamais coucher avec elle, à mon grand regret. Elle détenait des secrets que j'étais avide de découvrir. La deuxième fois que j'ai dansé, c'était peu de temps après, lors d'un bal costumé auquel j'avais été convié par la maîtresse de maison qui était amoureuse de moi. Plus déguisé que les autres, je n'étais pas costumé, je portais des bottes en caoutchouc bleu et blanc, ridicules, et je n'ai pas osé refuser lorsqu'elle m'a invité à danser la valse. Rarement dans ma vie j'ai été aussi humilié. 

Pour être tout à fait honnête, je dois convenir que j'aime le tango, que j'aime la valse, et que j'aime certains ballets classiques. J'ai aussi beaucoup aimé, dans les années 80, les ballets de Pina Bausch, et quelques autres compagnies de danse contemporaine. Je me rappelle avoir été très impressionné par un solo dansé de et par Susan Buirge sur le Jésus que ma joie demeure, de Bach, interprété par Lipatti, et j'ai revu récemment avec beaucoup de plaisir les chorégraphies de 1913 de Nijinsky. Il y a quelques jours, j'ai regardé le film de Cédric Klapisch intitulé En Corps. J'ai été troublé. Ce film qui m'a beaucoup intéressé a fait revenir beaucoup de souvenirs à la conscience, mais il m'a également mis très mal à l'aise. J'aimerais le revoir, pour essayer de comprendre la confusion qu'il a suscitée en moi. La danse classique et la danse contemporaine sont des mondes très différents, pour ne pas dire opposés. Quand j'avais dix-huit ans, je méprisais la danse classique, ce qui n'est plus du tout le cas aujourd'hui, où c'est au contraire la danse contemporaine qui soulève beaucoup d'interrogations en moi. Devant le film, je n'ai pas pu m'évader d'une sorte d'impasse tétanisante, d'un malaise profond. 

Je suis consterné par les trémoussements de mes amis, de mes amies. Je leur en veux de se déshonorer ainsi, de profaner ce qu'ils ont de plus précieux, leur corps. La danse devrait être réservée à des cérémonies où le sacré se donne à voir dans ses manifestations corporelles et érotiques. Voyant danser qui j'aime, je pense à ces larges pots, dans les cuisines, desquels dépassent toutes sortes d'ustensiles dressés bêtement, des louches, des cuillères, des spatules, des couteaux, en une forêt chaotique et grotesque : image caricaturale de nos sociétés modernes. Je n'ai rien contre la transe, à condition qu'elle s'accompagne d'une longue et solide tradition, qu'elle soit la manifestation en acte d'une gnose

Il est impossible d'aimer à la fois la musique et la danse, et les ballets, loin de me contredire, me donnent raison. C'est parce que la danse est quelque chose de honteux que l'homme a conçu des spectacles qui la codifient à l'extrême, qui gomment le plus possible tout ce qui en elle ressemble aux manifestations d'un animal dont l'âme est tout entière occupée à se disperser, à se montrer sans vergogne, à se laisser convoiter. À tout prendre, je préfère le strip-tease. 

J'ai passé deux jours à écouter les valses de Chopin. Dès que j'entends un pianiste qui semble prendre leur titre au sérieux, j'ai envie de vomir. Heureusement, il est impossible de danser sur une valse de Chopin. Un Dinu Lipatti, par exemple, ne fait aucune concession. De la danse ? Laissons cela aux sourds. Et Beethoven, alors, vous l'imaginez danser ? 

La danse, c'est pour rire — ou c'est pour conclure, comme dirait Jean-Claude Dusse. Sur un malentendu (et c'est bien le cas de le dire), ça peut marcher. D'ailleurs le malentendu qui aujourd'hui quotidiennement nous tue, c'est bien une espèce de jerk scabreux avec l'autre : mime saugrenu de la conversation. Posez donc votre cul sur un tabouret, ou allez marcher dans la forêt ! Et si c'est le corps de votre amie qui vous fait envie, touchez-le, avec des gestes ou avec des mots, épargnez-lui la honte du trémoussement, ne l'insultez pas avec vos dandinements de bête. Laissez-le dans son élégante torpeur. « Ils sont bavards parce qu'ils n'ont rien à dire », me disait un ami il y a quelques jours. La danse c'est le bavardage des membres, c'est la déroute des organes, c'est le temps saccagé, jeté en pâture, c'est le silence mortifié, c'est un temple transformé en supermarché. Plutôt la langueur que la frénésie ! C'est tellement beau, un corps : on ne peut pas le laisser se ridiculiser ainsi.

C'est parce qu'on aime les danseuses qu'on hait la danse. Elles se sacrifient pour nous, ces inconscientes déesses pâles. 

Le tango est quelque chose de très singulier. Bien sûr, c'est une danse, et l'une des plus suggestives qui soient, mais elle se tient sur un fil : elle met en scène le désir de l'homme pour la femme, mais l'exprime sous forme de litote. Le tango que j'aime est le plus sobre, celui où le mouvement est presque absent, presque invisible. C'est un couple qui marche, le torse droit, ce sont des paroles qui ne sont pas prononcées, alors qu'on les devine très crues. C'est la distance entre deux corps, qui est montrée, dont les infimes variations nous brûlent la rétine. C'est un instrument de précision à mesurer le désir, qui montre d'autant mieux qu'il cache. Le tango acrobatique qui se développe de plus en plus me dégoûte, c'est pour moi un contresens absolu. Il a autant de rapport avec le vrai tango que le patinage artistique avec le patinage de vitesse. Aussi bête, aussi laid que le rock. Mais c'est dans l'ordre des choses. Tout ce qui avait de la noblesse et de l'allure est désormais souillé. La caricature gagne partout, elle contamine tout. Le bavardage et le mauvais goût l'emportent sur le sens. Le contraire nous aurait étonné. 


dimanche 10 mars 2024

De la langue au visage

 

Les rares fois où, écrivant, j'éprouve un sentiment de bonheur supérieur, c'est lorsque je réussis à dire exactement ce que je veux dans une langue purement française, grammaticalement et syntaxiquement parfaite (autant dire que c'est rare). J'aime beaucoup transgresser les règles, les tordre, les ignorer, les contourner, les oublier momentanément, j'aime la langue que cela peut produire à l'occasion — et dont il m'arrive d'être fier —, mais je n'éprouve jamais autant de plaisir que lorsque la langue que j'emploie est pure et simple, quand j'écris français, en français. Mon ambition (si le ridicule veut bien ne pas me tuer immédiatement) littéraire est sans doute là : parvenir à passer d'une langue parfaitement classique à une langue privée sans solution de continuité, sans que cela se voit, ou, du moins, sans que cela ne vienne déranger la lecture. Ni l'un ni l'autre : être ici mais aussi là, selon l'exigence du sens, ou selon ma fantaisie.

Lisant l'Oreiller d'herbe, de Natsume Sôseki, je suis parfois gêné par ce qui ressemble à une mauvaise traduction, mais je n'ai pas la certitude que cette impression soit fondée. Il se peut que Sôseki écrive réellement ainsi, je ne le saurai sans doute jamais ; je ne peux en juger sérieusement sans connaître le japonais. Ces moments sont tout de même assez rares dans le texte, et il est après tout possible que Sôseki fasse ce que je fais moi-même quand j'écris, c'est-à-dire passer d'une langue classique et transparente à une langue dont les défauts n'en sont pas, sont le seul moyen qu'on ait trouvé pour parvenir à exprimer ce qu'on essaie de dire. Le fameux « bien écrire », propre à ceux qui n'ont aucune idée de ce qu'est la littérature, est une notion qu'on devrait réserver au droit et à la rédaction de modes d'emploi. Toutefois, la mauvaise traduction est toujours possible, elle est même inévitable ; c'est évidemment la bonne traduction qui est l'exception. Quand nous lisons de la littérature étrangère traduite dans notre langue, nous sommes confrontés à un indécidable très proche de celui que nous entretenons plus ou moins volontairement en écrivant. (Il me revient que le « prose », en argot, signifie le cul (et l'on pourrait légitimement se demander ce que signifie « le poésie », dans le même idiome) ; c'est Pascal Adam, qui m'avait appris ça, il y a quatre ans, et c'est lui aussi qui me permet de lire Sôseki aujourd'hui.) Un bon traducteur, c'est la même chose qu'un bon astrologue. Tous les traducteurs partent des même signes, de la même configuration astrale, mais très peu arrivent à un discours et à une langue qui soient littéraires et qui ne trahissent pas l'auteur : cette langue doit nous permettre de rêver, de croire connaître la langue originelle. C'est toujours un miracle. 

Il y a, dans presque tous les romans japonais que j'ai lus, un effet de fadeur, mais cette fadeur, loin d'être un défaut, est ce qui constitue leur plus grand attrait. Pourtant, on pourrait très bien se dire que cette fadeur n'existe qu'une fois le roman traduit en français, qu'il n'est qu'un dégât collatéral, qu'un effet que les traducteurs n'ont pas su éviter, ou bien même qu'ils ont engendré pour rendre compte d'une qualité qui n'existe pas chez nous, que la fadeur est l'équivalent de quelque chose que nous ne connaissons pas dans nos Lettres. La langue de tous les écrivains est une langue privée, une langue qu'ils ont créée en partant de leur langue maternelle, pourtant cette langue privée peut très bien se fondre dans LA langue, sans la heurter, en tentant, au contraire, de disparaître en elle, ou au moins de se faire la plus discrète possible. Je me demande vraiment ce que je préfère… Langue privée, langue publique, c'est entre ces deux embrassements que nous essayons d'exister.

« Celui qui consacre sa vie à l'art ne peut pas donner sa pleine mesure s'il ne lui est pas donné de voir quelques beaux rêves », écrit Sôseki dans l'Oreiller d'herbe. Une belle langue est un rêve dans lequel on rêve qu'on rêve. On remonte à une source qui n'existe pas, et sous les mots, d'autres mots pâlissent sans disparaître, et ce sont eux qui nous séduisent. Nous savons bien que nous sommes en train de rêver, mais ce rêve est si précieux que nous voulons rester en sa compagnie, même si l'impossibilité d'en rapporter quelque chose d'aussi beau à la lumière nous est signifiée dès l'origine. Les deux mondes se croisent mais ne se mélangent pas ; l'art n'est qu'une tentative toujours avortée de les faire se rencontrer. Voir un beau rêve est très exaltant et très utile, mais il faut s'en détacher, il faut l'oublier, si l'intention est d'en donner une traduction artistique. Il faut accepter la perte inhérente à la traduction. 

Et la perte, c'est aussi et peut-être surtout la perte du sens, que tout écrivain éprouve dès qu'il se met en tête de dire ce qu'il veut dire, ce qu'il croit vouloir dire. J'ai commencé ce texte en écrivant « lorsque je réussis à dire exactement ce que je veux », mais la vérité m'oblige à dire que ça n'arrive jamais, et que si par extraordinaire nous arrivions à dire exactement ce que nous voulons dire, il n'y aurait plus de littérature. L'écrit n'est pas la parole, fort heureusement, ou, si l'écrit est bien une manière de parole, ces deux-là entretiennent une relation tout de même assez difficile, et c'est en partie de ce conflit que naît la littérature. 

Petit à petit, la vie nous quitte, ou bien nous quittons la vie, on ne sait pas très bien. En tout cas les liens se distendent entre elle et nous, c'est certain. C'est très intéressant à observer. J'avais déjà vécu douloureusement cette transition au moment des vieux jours de ma mère. À mon tour, maintenant. Ce qui est étrange, c'est que les mots, au contraire, créent des liens entre eux, de plus en plus de liens, à mesure qu'on vieillit. On les voit lancer leurs bras dans le vide de la parole, en silence, et il est remarquable qu'ils parviennent la plupart du temps à agripper d'autres mots qu'on aurait cru trop éloignés pour qu'existent entre eux des liens de parenté. Est-ce une forme d'intelligence qui nous vient sur le tard, ou bien, au contraire, une démence littérale qui s'annonce ?

Dimanche matin de la semaine dernière, aux aurores, alors que je n'avais aucune idée de ce que serait la substance du texte que j'allais écrire, mon premier mouvement avait été de parler des pays dans lesquels j'aimerais finir mes jours, et qui sont au nombre de quatre, ou cinq. La Suisse, la Corse, l'Irlande, l'Écosse, et, à moindre titre, l'Espagne. Or j'ai appris aujourd'hui que j'avais des origines corses et italiennes à 54 % (ça je le savais déjà), anglaises à 27 % et espagnoles à 20 %. Anglais à 27%, tout de même, ce n'est pas négligeable !

Je n'aurais jamais eu l'idée de faire ce test ADN sans ma nièce Sandra qui voulait vérifier que mon frère était bien son père. Elle avait des doutes, ayant appris que sa mère avait eu à l'époque de sa conception une relation avec Salvador Dali, et il semble donc que cette hypothèse soit la bonne, en tout cas meilleure que celle qui avait prévalu durant près de quarante ans. Comme elle est gentille, Sandra m'a assuré que je resterai « son oncle préféré ». J'ai donc perdu une nièce mais elle a gardé un oncle, ce dont je me félicite. La généalogie est une discipline quantique. 

Sur le site internet de la société qui a procédé au test, je découvre toute une théorie de noms complètement inconnus de moi (les patronymes ne me sont pas inconnus, pour la plupart, mais ceux qui les portent, oui). Ces noms, qui ont l'air de sortir de terre comme des champignons après l'averse, sont autant d'énigmes qui se dressent devant moi comme des questions, mais c'est surtout leur nombre, qui surprend et donne au paysage mental qui nous accompagne partout une physionomie toute différente. La famille, jusqu'alors, c'était une trentaine, ou peut-être une cinquantaine de noms tout au plus, et des noms portant des visages, ou au moins des anecdotes. On a la sensation d'être différent, quand on découvre soudainement que les relations que l'on entretient avec le monde sont plus vastes et plus mystérieuses qu'on l'imaginait. On s'en doutait, certes, mais le fait de voir ces noms, et de savoir que ces personnes existent, qu'elles ont ou ont eu une vie réelle, inscrite quelque part, en France ou ailleurs, cela change tout. 

Vincent Castagno écrit : « Je supporte à peu près mon image, moins ma voix, quant à mon nom, chaque fois que je le vois écrit quelque part, il me remplit de honte. Le lisant, j'ai de la peine pour le pauvre type qu'il contient et dénonce aux regards de tous. Je suis gêné à l'idée qu'il soit offert à la vue des autres, que n'importe qui puisse le lire sans mon consentement. Notre nom est la seule chose qui nous contient tout entier. Il nous garde intact dans tout notre passé et tout notre avenir, et il est dérisoirement faible ». Le pauvre type que le nom dénonce aux yeux de tous, je vois très bien de qui il s'agit. J'ai eu honte du nom de mon père, autrefois, mais il y a longtemps que ce n'est plus le cas. En revanche, je suis toujours gêné, en voyant mon nom (prénom et nom) écrit quelque part, par l'effet de traduction qu'il porte avec lui. C'est irrévocable — et c'est le cas de le dire. De notre corps, de nos organes, de nos humeurs et de nos rêves, le nom donne une traduction à la fois simpliste et grandiose sur laquelle tout le monde se jette. Il y a dans le nom une fatalité qui dépasse encore la fatalité biologique et génétique. Le nom nous crée et nous enterre, et nous survivra longtemps. Par exemple, je ne sais pas comment font les romanciers qui, s'inspirant de personnes réelles pour créer leurs personnages, parviennent à changer les noms. À chaque fois que je me suis essayé à cela, j'ai renoncé. La force du nom réel est décourageante. Mais c'est sans doute que je n'ai pas le courage ou l'inconscience d'un romancier. Le nom nous regarde de haut et rit de nos tentatives puériles de l'ignorer. Notre nom est la seule chose qui nous contient tout entier et les efforts que nous faisons pour y échapper ou agrandir notre moi en lui tournant le dos sont voués à l'échec. Porter le nom qu'on nous a donné est à la fois humilité et orgueil, sans que l'un ne l'emporte sur l'autre. D'ailleurs il m'arrive de plus en plus souvent de regretter d'avoir eu l'idée de prendre un nom de plume. Il y a là autant de conformisme que de prétention. Ce qui pouvait avoir un sens tant que ma mère était vivante n'en a plus du tout aujourd'hui. 

Ne pas trahir l'auteur est ce qu'il y a de plus difficile, quand nous écrivons, car écrire c'est traduire. Il serait préférable de se contenter de rêver, comme en amour, si l'on veut éviter la déception. Les mots sont indispensables pour aimer, mais ce sont eux aussi qui précipitent le désamour. La trahison est inscrite au fer rouge dans l'âme des humains dès qu'ils croient devoir se fréquenter. Dire c'est toujours mal dire, et maudire. Seule la musique échappe à cette malédiction, et je mesure aujourd'hui à quel point c'est précieux. Les phrases que nous formons nous trahissent d'autant mieux que nous les avons réussies. Je pensais à ça en constatant que la pratique du journal, qui m'a longtemps occupé, m'est devenue impossible aujourd'hui. Contrairement à la plupart de ceux qui tiennent un journal, il me semble que celui-ci ne devrait pas se préoccuper d'être littéraire. Quand j'ai commencé à le tenir, dans les années 80, je me fichais éperdument de savoir si mes notes étaient littéraires ou non. Il fallait seulement noter ce qui arrivait, et je sais aujourd'hui que c'est là le plus précieux. Comme la photographie nous dit : cela a été, ce journal-là me disait : « cela fut ». Et puis, évidemment, on se laisse prendre à son propre jeu, et petit à petit, on essaie de faire de belles phrases dont on pense qu'elles vont nous conduire à la littérature. Le journal qui a le plus de prix à mes yeux, aujourd'hui, est une sorte d'agenda amélioré où je peux retrouver celui que je fus dans ces années-là, et qui avait complètement disparu. C'est d'ailleurs ainsi, je m'en avise seulement ce matin, que ma mère concevait cette activité, elle qui a rempli des centaines de cahiers illisibles. Pour le lecteur, cette sorte de journal n'a aucun intérêt, mais c'est bien différent pour celui qui le tient. Être illisible, voilà ce qu'on se doit à soi-même. 

« Depuis toujours, la qualité d'un écrivain se mesure à la façon dont il emploie son talent pour décrire le physique de son héros. » On en revient toujours là. Ce qu'on voit ; le visage. Le visage et le paysage. Le visage dans le paysage. Mettre un corps dans un paysage ; et d'abord son propre corps. C'est-à-dire remonter à la vie vivante. La vie qui se manifeste à nous, et en nous. La vie de l'autre, sa vie en nous. Une chose m'est parfaitement incompréhensible, c'est ce dogme increvable selon lequel il ne faudrait jamais s'attaquer au physique de quelqu'un. Moi je ne vois pas de quoi d'autre il pourrait être question, si l'on veut rester dans la vérité. Chacun d'entre nous porte son visage et son nom comme une croix : tout est là. Je ne comprends pas ces fausses pudeurs qui me paraissent le comble de l'hypocrisie. On peut détourner le regard, mais la vérité reviendra toujours nous frapper quand nous croirons nous en être débarrassé.

C'est ce qui a disparu, qui compte. La langue permet de remonter le temps, de se faufiler dans le corps qui nous a abandonné et dont nous ne possédons plus que quelques bribes éparses et précaires. Il me semble que la seule attitude possible, quand nous nous trouvons face à un visage qui nous plaît, est la perplexité. Tant d'illisibilité concentrée et pourtant rayonnante ne peut que troubler et même effrayer. Ici, les mots se taisent, et c'est de leur silence vertigineux que sourd la beauté qui nous frappe. Il y a tant d'éloignement, dans un visage… Toute notre tendresse ne suffira jamais à combler les années-lumière qui nous en séparent. Chacun d'entre nous est à chaque instant sur le point de disparaître, et c'est bien cet évanouissement qui nous bouleverse. Toi que j'aime, tu n'existeras plus l'instant d'après. Ton inconsistance est la source de mon désir, mais tu préfères ne pas répondre, croyant en cela exister plus. 


à Yohann Rimokh

samedi 9 mars 2024

Le péché pour les connes

 

La musique est le seul paradis. Il n'existe pas d'autre lieu dans lequel on soit à l'abri de la bêtise. Les mots nous plongent au cœur de la géhenne, le langage est le pays de la Malédiction, les phrases sont maudites. Toutes nos questions nous reviennent à la figure, un jour ou l'autre.

Tombant ce matin sur un spectacle ignoble, la lecture d'une comédienne superlativement nulle d'un texte d'une prodigieuse médiocrité, des pulsions méchantes nous montent au nez. Il faut les voir, ces connasses ! Il faut les voir se pâmer, mimer l'extase, susurrer et tordre la bouche comme si toute la glaire du plaisir leur remontait le long des boyaux, leurs muqueuses enflammées et retournées, rouler des prunelles et froisser les paupières, plisser le nez, onduler l'intérieur des joues, prendre des airs d'intelligence avec l'ami et se glisser dans les draps de la plus dégueulasse obscénité, il faut les voir portées par la vague odieuse de la médiocrité officielle, à l'apogée de la platitude en ébullition, pour mesurer à quel degré d'infamie nous sommes arrivés. Le dégoût qui nous prend face à ces images est sans limite ; on en est affolé : c'est un chancre purulent qui nous pousse dans l'âme. 

Vite, un peu de Coltrane, ou de Mozart, pour respirer ! Tout sauf cette tumeur verbeuse qui s'écoute prononcer en gobant sa propre pommade ultra-transformée. Nourries aux exhausteurs de goût et aux émulsifiants internationaux, elles ne savent pas faire la différence entre un bloc de plâtre et un camembert au lait cru, entre une assiette de glucose et la haute poésie érotique. On plaint leurs amants. 

Mais le pire est qu'elles osent se parer du beau mot de « péché ». Connasses.