Après un certain temps passé dans un lit viennent les terribles escarres. Mourir c'est libérer un lit ; le plus souvent un lit d'hôpital. On n'y pense jamais, avant d'y être confronté, on n'imagine pas qu'être étendu paisiblement sur une couche puisse devenir une torture. « Place aux vivants ! », comme le claironnait l'autre crétin, en 2003, dont la voix me parvenait sans qu'il le sache à travers les couloirs de l'hôpital de Rumilly. Ce ne sont pas seulement les muscles qui fondent, et l'ennui, et les heures bêtes, et la télé impossible à éteindre, et la promiscuité, qui rendent les semaines d'hôpital intolérables, c'est la peau qui se révolte contre les os, qui prend feu, qui se couvre de plaies que nul accident n'a causées et qui imposent un agenda intraitable des positions : côté gauche, dos, côté droit, sur le ventre, quand c'est possible, etc. (il y avait une feuille de ce genre disposée au-dessus du lit de ma mère). Faites place ! Mourez vite, dépêchez-vous, le système est à flux-tendu, les nouveaux vivants arrivent, qui ne savent plus sur quel pied gémir ou exiger, parfois donner des coups de poing. Cette saloperie, qui peut aller jusqu'à l'ulcération, l'eczéma, l'érysipèle, la nécrose, peut à terme se transformer en lésion cancéreuse, peut se compliquer en septicémie, anémie ou dénutrition. Au paradis des allongés on oublie ce genre de détails. « Libérez les lits ! » comme on disait autrefois Libérez le Larzac ou comme on dit de nos jours Libérez votre créativité, ou, mieux, Libérez la parole ! La vie n'aime pas l'immobilité et c'est par la peau que la mort témoigne de sa présence scrutatrice, très souvent, comme si elle se moquait de notre aspiration naïve à la paix et au repos : elle ne dort jamais, la pourriture, elle est toujours à l'affût. Il y avait encore un souffle, un râle, une tiédeur rauque, un œil entrouvert, et ce n'était plus assez ou déjà trop. L'escarre, c'est la trêve maligne qui nous rappelle que nous n'avons pas le choix, si nous cheminons dans l'existence, que celui qui s'arrête tombe, que la vie est un équilibre toujours instable, toujours précaire. Elle avait encore la main tendue vers moi, entre deux égarements qui parfois se confondaient. Tant qu'il y a de l'escarre il y a de l'âme, autrement dit de la souffrance en provision, bien collée sous le drap, qui ne demande qu'à creuser des rigoles de larmes. Cette époque-là, il faut le savoir, était une époque où les malades à l'hôpital avaient encore la chance d'avoir une chambre dans laquelle ils étaient seuls, dans laquelle nous étions seuls avec eux. Pas toujours, non, pas toujours, mais enfin ça arrivait encore. Je passais mes journées avec elle, nous étions le plus souvent seuls, tous les deux, dans la chambre, en des moments toujours précieux, où la parole, extrêmement rare, était un nectar de parole, une source dans le désert. Je pouvais venir quand je voulais, sauf la nuit, et rester autant que je le désirais, les journées étaient longues, nous étions en été, un été étouffant, un été absurdement chaud. J'avais un livre, un grand cahier, un stylo, un paquet de cigarettes, une fenêtre, et la vie devant moi, allongée et silencieuse, dont la patience douloureuse faisait un peu peur. Je jouissais d'une étrange liberté (à laquelle je m'accrochais, sentant bien qu'elle ne durerait pas) malgré toutes les embûches de cet été brutal, et ce d'autant plus que mon amie était médecin dans cet hôpital. Qu'elle était belle, la Comtesse en blouse blanche dans les couloirs, avec son pas léger et toujours silencieux ! Comme j'étais heureux de la retrouver, le soir, ailleurs, ou sur place, et de goûter un corps que la souffrance ignorait, fesses et talons doux, d'aimer sans avoir peur, d'aimer la sueur et les humeurs que nous partagions sans remords partout où cela se pouvait. Nous étions deux passagers clandestins dans le bâtiment blanc et silencieux qui flottait, immobile au cœur de la ville, ou dans la maison désertée de la route de la Fuly quand c'était possible.
France-Musique, le Bach du dimanche. La cantate BWV 105, « Herr, Gehe nicht ins Gericht mit deinem Knecht », l'une des trois ou quatre plus belles cantates de Bach, fut composée à Leipzig le neuvième dimanche après la Trinité et créée le 25 juillet 1723. « Et n'entre pas en jugement avec ton serviteur, car nul vivant ne sera justifié devant toi ».
Il est tout proche de l'église, le petit hôpital. Il n'y a qu'une rue à traverser, une rue qui monte et qui tourne, une rue qui passe sous l'église puis sur l'église, l'encerclant, une rue qui réunit le Rumilly du bas et le Rumilly du haut, la rue Charles de Gaulle, du moins est-ce son nouveau nom, et le cimetière est de l'autre côté, tout proche, étendu bien calmement le long de la voie ferrée. Nous sommes au cœur du bourg, qui bat depuis le IIe siècle avant Jésus Christ. Hôpital, église, cimetière, écoles, le cinéma, la poste et les trois pharmacies du bas s'y tiennent dans un périmètre restreint, c'est un résumé de la ville : le collège catholique Demotz de la Salle, l'école maternelle et le CES, collège d'enseignement secondaire laïque, la longue rue de l'Annexion qui longe le cimetière et passe devant l'hospice des vieux et les cours de boule lyonnaise, beaucoup de géraniums aux fenêtres, les collines au-delà. De l'hôpital, on entend sonner à intervalles réguliers les breloques monstrueuses du Bon Dieu, c'est sainte Agathe qui se rappelle à nous, qui respire auprès des agonisants, qui les veille sans relâche et les apaise, donnant un sens à leurs souffrances. Mais je vous parle d'un temps qui n'existe plus. L'hôpital, trop petit, a déménagé, les sens uniques ont changé de sens, les sens interdits ne le sont plus, et si j'utilise le présent pour évoquer cette petite ville de Haute-Savoie, c'est parce qu'elle n'existe plus que dans mon souvenir qui, lui, restera inchangé, je l'espère. Je n'y reviendrai plus car nul vivant, là-bas, ne sera justifié devant toi. C'est exactement ce que je me dis chaque jour de la vie qui me reste. L'aria pour soprano, « Wie zittern und wanken der Sünder Gedanken », comme elles frémissent et vacillent, les pensées des pécheurs, avec ses courtes phrases de quatre notes de hautbois, est sans doute l'une des merveilles absolues composées par le Cantor de Leipzig.
L'église Sainte-Agathe, je l'ai beaucoup fréquentée, dans ce moment-là, car j'y enregistrai avec un ami les orgues de 1880 de Joseph Merklin dotées de 1094 tuyaux, sur lesquelles j'improvisais sans pitié ni piété. Bernard et moi avons passé de longues après-midi, seuls dans l'église, lui en bas, avec les micros et les magnétophones, et moi en haut, à la tribune, heureux et libre, roi de la semaine et de tout cet espace résonant et désert. Il arrivait parfois qu'un fidèle, cherchant un peu de fraîcheur au plus chaud de la journée, passe la porte, et s'arrête, interdit, peut-être effrayé par des sons qu'il n'avait pas l'habitude d'entendre dans cette enceinte familière et ordinairement silencieuse. Le féérique Georges (Bachelard) n'était plus là pour nous intimider, je n'étais plus assis à côté de lui en culottes courtes sur le banc du titulaire, ébahi par le buffet de plus de sept mètres de haut et cinq mètres de long, par les sourcils et les improvisations interminables du maître à la voix flûtée et dont on ne savait jamais si les remarques ou les questions étaient sérieuses, trop, ou celles d'un homme tout juste sorti de l'asile. Me reviennent les gestes désespérés du curé, en bas, pendant l'office, le dimanche, qui ne pouvait plus arrêter un Georges échevelé dans ses improvisations torrentielles. « Car le Seigneur m'a rempli de tristesse au jour de son ardente colère ! » C'était le seul moment où on l'écoutait ; il ne se faisait pas prier pour occuper la nef et les oreilles des patients qu'il opérait à vif. Une fois par semaine, il tenait nos esprits et nos impatiences entre ses tuyaux : on le sentait passer, avant que les mères de famille aillent se ruer chez Bruyère, le pâtissier sous-l'église. Richard (Wagner) n'aurait pas agi différemment, si on lui avait livré une foule prise au piège, avant que la gloire ne joue le rôle tenu chez nous par la religion et la timidité provinciale. Le Consentement (et ses aboyeurs multicolores) n'était pas encore une loi gravée en lettres de feu dans les méandres génético-politiques qui allaient amener l'éclosion de la nouvelle race abjecte et sympa.
Si je peux faire de Jésus mon ami… À Sainte-Agathe, ce genre de pensées me traversaient l'esprit, je l'avoue. En italiques, en gras, entre guillemets, ou même barrés d'ironie, ces mots ont traversé mon âme, ils y ont creusé des galeries abandonnées, mais jamais totalement oubliées. Quand on joue de cet instrument monstrueux, à l'église, un sentiment de puissance nous habite en même temps qu'une formidable humilité. On ne connaît pas ça au piano, ce sentiment de pouvoir parler avec le Créateur. L'acheteur, au téléphone : « On va se tutoyer, non, entre musiciens… » Ah ? Mon piano, je le tutoie, mais les orgues, je les vouvoie.
On voudrait qu'il y ait un peu de permanence, tout de même, du temps qu'on traverse cette vie ; qu'on s'y retrouve un peu, au moins dans les rues d'une ville, sinon dans les visages qui l'ont peuplée… J'écoute les cinq notes ascendantes lentement égrenées, Fa-La-Do-Mi-Sol, de I Loves You Porgy, telles que jouées par Keith Jarrett, dans son disque solo, The Melody At Night, enregistré pendant sa convalescence dans son studio personnel, après la longue maladie qui l'empêcha de jouer durant de nombreux mois… On comptait là-dessus ; ça ne nous semblait pas déraisonnable, d'espérer revenir sur les lieux de notre enfance et les reconnaître — je ne dis même pas les aimer à nouveau… Rien de plus transparent, de plus pur, de plus simplement énoncé — dit tout bas dans une ferveur pudique. C'est en tremblant, qu'on écoute ça… On avait été privé de fortune, de félicité conjugale, de la grande santé, de voyages et d'honneurs et de possessions rassurantes, et l'on espérait avoir le droit minuscule de ne pas être chassé de la patrie de ses souvenirs comme un mendiant pouilleux… C'est si nu et si évidemment périssable que la beauté semble émaner de l'absence même qui se signale avant qu'elle n'advienne, par épuisement prémonitoire… Il faut faire place, il faut vider les lieux, même dans le secret de la mémoire, qui nous semblait inviolable, cette mémoire qui nous trahit tranquillement dès qu'on tourne le dos, ou, au contraire, dès qu'on lui demande de nous accueillir dans ce sanctuaire qu'elle devait abriter… Les mélodies créées de rien, qui semblent naître d'un accord, du fantôme résonant d'une harmonie, sont les plus belles, quand elles prennent le temps de se dévoiler sans aucun artifice, sans effets, dans leur déploiement naturel et acoustique… Faudra-t-il avoir recours à la maudite intelligence artificielle pour revoir le Cheval Blanc ou la Place d'Armes, ou la Grand-Rue devant la poste, pour les débarrasser des immondes pustules qui les ont recouverts à jamais ?… Elles poussent, elles sortent doucement de l'ombre sans qu'il soit besoin de les annoncer, de les apprêter. Leur nudité n'est en rien une provocation, au contraire. C'est l'enfance de la mélodie… On ne demande pourtant pas de remonter aux temps où la région était sarde !… C'est le sommet de l'art, de ne pas montrer, de laisser venir à nous à son rythme, sans la forcer, une de ses hypostases. Ces moments où un musicien écoute plus qu'il ne joue sont ceux que je préfère. À proprement parler, il ne fait rien, il laisse faire. Peut-être revient-il seulement sur ses pas, attentif aux échos qu'il a laissés derrière lui dans toute la musique qu'il a jouée jusque là…
Fritz Pfleumer, un ingénieur germano-autrichien né le 20 mars 1881, a inventé la bande magnétique qui allait révolutionner le monde de la prise de son. Le voyage de Pfleumer dans le monde de l'enregistrement a commencé avec son travail sur le papier à cigarettes. Libérez le terrain, Herr Pfleumer, vous qui avez inventé la bande magnétique, en 1927, en collant de la poudre d'oxyde de fer sur du papier très fin. Le premier magnétophone, le K1, fabriqué par AEG, est présenté en 1935. De 1935 aux années 2010, c'est ce monde de l'enregistrement analogique, qui m'aura fasciné et nourri, et mon père bien avant moi, qui avait toujours un ou deux magnétophones dernier cri à la maison et dans son bureau à la pharmacie, dont le déclin puis l'oubli me désespèrent. J'en ai eu beaucoup, des magnétophones, et je suis en train de vendre le dernier que je possède. Grundig, Philips, Akaï, Teac, Revox (au moins trois), Nakamishi, avec de la vraie bande magnétique, qu'on pouvait couper et coller, à la main, et c'était merveilleux (le « couper-coller » n'était pas encore une métaphore), puis la série des magnétophones numériques sur bande (Tascam), puis sur carte mémoire (Fostex, Zoom). Je crois que même ce mot de « magnétophone » ne dit plus rien à mes contemporains. Ils sont passés à l'« enregistreur », plus générique, plus neutre, moins connoté, moins alourdi de matière, plus abstrait. Il n'y a plus l'idée de ce qui adhère, qui reste fixé quelque part, du son qui est attiré, fait prisonnier par une force magnétique, sur un support physique, qu'on peut voir et manipuler comme on le fait de feuilles de papier imprimées qu'on découpe et qu'on assemble. Ces appareils étaient des extensions de nous et de merveilleux professeurs d'écoute que je regrette infiniment. Il n'est pas anodin d'être originaire d'un pays qui s'appelle Savoie, quand on aime retrouver à volonté toutes les voix qu'on a aimées, les coucher près de nous dans le lit parcheminé de nos émotions magnétiques.
En parlant de professeurs, (c'était les belles années CACA*, à Annecy), je ne suis pas peu fier d'avoir réussi à traîner les amis jazzmen avec lesquels je jouais, dans les années 70, dans des concerts de musique “classique”, à Annecy en particulier. On a peine à imaginer, aujourd'hui, à quel point ces mondes étaient circonscrits, alors, et même complètement étanches : leurs partisans se regardaient en chiens de faïence. Nous étions allés au château d'Annecy assister à un concert d'un quatuor avec piano. Était joué le quatuor op. 15 de Fauré, en ut mineur (Leslie Wright était au piano). Nous avions vu Messiaen, aussi, qui était venu jouer à deux pianos avec sa femme, Jeanne Loriot, les Visions de l'Amen (« Amen, parole de la Genèse, qui est l'Apocalypse de l'ouverture. Amen parole de l'Apocalypse, qui est la Genèse de la consommation. »). Mes amis étaient loin d'être convaincus, bien sûr, mais ils avaient tout de même fait l'effort de venir et d'écouter de la musique ultra-démodée et, horreur !, de la musique ultra-catho. Il s'était passé quelque chose, ce jour-là. On a pu ensuite parler de Bartok (les quatrième et cinquième quatuors surtout), de Varèse (“Ionisation” et “Déserts”), de Stravinsky (Petrouchka et le Sacre), d'Ohana (“Cris” et “Si je jour paraît”…), de Debussy (vaguement), de Jolivet (sa suite pour flûte et percussions), de Messiaen (les “Rechants”), de Boulez (les “Domaines”) et de Stockhausen (“Aus den sieben Tagen”). Même si j'étais toujours regardé avec une certaine défiance, comme un intrus, presque un traître, ils m'écoutaient néanmoins. Il y avait bien Frank Zappa et ses Mothers of Invention, qui avait droit de cité parmi nous, mais c'était l'exception qui confirmait trop facilement la règle à double-sens.
Le conservatoire d'Annecy était à l'origine une petite école de musique créée le 7 novembre 1948 par Mme Gaillard. Elle accueillait 70 élèves et les cours étaient donnés au domicile de M. et Mme Gaillard, dans la buanderie de l'Hôtel du Nord, à l'école du quai Jules-Philippe puis dans les bâtiments de l'ancienne abbaye de Bonlieu. Il s'est ensuite installé dans le palais épiscopal de la rue Jean-Jacques Rousseau, qui au XVIIIe siècle se nommait rue Saint-François-d'Assise, là où Rousseau rencontra Mme de Warens. Envisagé lors d'un séjour de Victor-Amédée III en 1775, le projet de construction d'un évêché pour le diocèse de Genève commence avec un plan dressé par l'architecte piémontais Giuseppe Battista Piacenza à qui l'on doit par ailleurs la décoration du chœur de la cathédrale Saint-Pierre. Le premier projet est ramené à des proportions plus modestes. Les travaux sont confiés à Charles Gallo, architecte établi à Annecy, qui construit un bâtiment de style néo-classique, inspiré de ce qui se fait alors à Turin. La construction du palais entraîne le remodelage du quartier, et fait disparaître entre autre, la « petite maison » dite de Boëge, occupée entre 1728 et 1730 par Jean-Jacques Rousseau et sa riche bienfaitrice. Le palais est inauguré le 22 septembre 1792, et les Français entrent dans la ville le 26 du même mois. La Savoie a l'habitude des occupations, des cessions, des réunions, des rattachements et des annexions. Elle en a connu plusieurs, par les Français entre 1536 et 1559, puis de 1600 à 1601, en 1689, puis de 1703 à 1713, par les Espagnols, de 1742 à 1749, par la France à nouveau de 1792 à 1814, puis finalement, en 1860 (un peu auparavant, elle a failli être suisse (pour ma part, je regrette qu'elle ne l'ait pas été), et elle aurait pu devenir “savoisienne”). Dans le traité de Turin, cette année-là, le 24 mars, c'est le mot « réunion » qui est adopté, mais les rues, elles, se souviennent plus volontiers de l'« annexion », en tout cas à Annecy et Rumilly. À Chambéry, cette rue a été renommée en rue du Général de Gaulle, et c'est une statue (de l'Annexion), qui en témoigne, près de l'église Notre-Dame et de la rue Saint-Antoine. Non, la Savoie n'a jamais été italienne, contrairement à ce qu'on entend souvent dire. Sarde, oui, mais pas italienne (la Sardaigne était un État indépendant qui comprenait, outre le duché de Savoie, la principauté du Piémont, le comté de Nice, le duché de Gênes et la Sardaigne). Le royaume d'Italie est justement fondé en 1860, en échange de l'annexion de Nice et de la Savoie. D'ailleurs on n'a jamais parlé italien en Savoie. La Savoie et la vallée d'Aoste étaient administrées en français, et une partie des habitants parlaient un patois, que j'ai connu, patois parfois nommé “francoprovençal”.
Je ne suis pas justifié devant mon Créateur et je crains Son jugement. On oublie un peu vite cette crainte, dans le catholicisme moderne, tel qu'il m'a été transmis et enseigné, où le Seigneur était censé tout comprendre et tout pardonner. Je suis toujours estomaqué par le culot des croyants modernes, qui pensent que tout leur est dû, que tout leur est et sera pardonné, que la religion catholique n'est qu'un distributeur de consolation et d'amour alimenté par l'Infini. On a fait de mon Dieu un dieu sympa dont l'indulgence décourage la grandeur et la morale. Ce n'est pas avec ça qu'on fait de l'art ou de la musique de génie, mais c'est avec ça qu'on vide les lits des hôpitaux, car le sympa s'adresse avant tout aux vivants bien vivants, à ceux qui ont encore une dentition solide et un sourire impeccable tels qu'on en voit sur les plateaux de télévision. Les hôpitaux ne sont plus des lieux de soins et de silence hors du temps, et les heures que j'y ai passées au début de ce millénaire n'existeront sans doute plus jamais. Les infirmières et les médecins seront en partie remplacés par des robots intelligents dont la moralité sera au-dessus de tout soupçon (à moins que des robots sadiques prennent le pouvoir). On en a déjà une sacrée érection, rien que d'y penser !
Le Bach du dimanche, c'est la cantate BWV 46, dixième dimanche après la Trinité, mes montres et horloges retardent d'une heure : « Schauet doch und sehet, ob irgend ein Schmerz sei »… Regardez, et voyez s'il est une douleur. Elle est composée en 1723, à Leipzig. Bach se sert d'une trompette à coulisse. Jésus prophétise la destruction de Jérusalem et l'expulsion des marchands du temple. J'ai oublié de téléphoner à Emmanuel Berger, archiviste du diocèse de Chambéry, à qui je voulais demander la liste des curés ayant officié à Sainte-Agathe dans les années 60 et 70. Impossible de me rappeler le nom de ce prêtre que Georges Bachelard désespérait tant lors de la Grand'Messe du dimanche, dans ces années où j'assistais à leur affrontement silencieux et qui me faisait rire dans la barbe que je n'avais pas. Il était petit, toujours un peu renfrogné — son corps tout d'un bloc glissait sur les dalles de l'église sans qu'on puisse voir bouger ses pieds — cet abbé qui n'avait pas réellement pris le tournant funeste de Vatican II (ou était-ce cette réforme, justement, qui le mettait de mauvaise humeur : jugeait-il ses ouailles responsables en quelque manière de cette triste évolution ?). Voyez s'il est une douleur, dans les corps que nous croisons tout au long de notre vie, douleur dont nous ne comprenons que les effets qu'elle produit mais jamais les causes. Ma mère n'aimait pas tellement la Grand'Messe, non pas que l'orgue l'ait dérangée tant que ça, mais elle en tenait pour une liturgie plus sobre, plus pauvre et dépouillée, ce qui l'a conduite à préférer d'autres offices plus matinaux, moins sociaux, aussi. Peut-être aussi que les messes tôtives perturbaient moins les préparations du déjeuner dominical. J'imagine aussi que les messes sans orgue lui rappelaient plus facilement celles auxquelles elle assistait, enfant, en Corse.
Sur le mur nord de Sainte-Agathe se trouve une crucifixion en bois de Ramel, l'ami de mon père, un autre Robert, silhouette familière au dos large et au bon visage patient et doux que mes parents soupçonnaient d'avoir réalisé d'après nature un nu de ma sœur Françoise. Je me souviens surtout de sa femme, une blonde aux cheveux filasses, toujours à vélo, vaguement germanique, pas très belle, un peu revêche, qui nous faisait visiter l'atelier de son défunt mari au pas de course. De lui, nous avions à la maison un buste de Beethoven, très réussi, en ébène, tout en angles et en sforzatos (je me demande ce que Ramel écoutait de Beethoven pour en avoir cette vision-là — la Grande Fugue ?), sans doute commandé par Robert à Robert. La « vierge » nue, elle, il n'y avait pas eu besoin de la commander. Elle était arrivée chez nous par l'opération du saint Esprit… Sacrée Francette ! Elle aimait bien se montrer à poil, y compris devant nous, ses frères, du moins dans ses jeunes années. Je la revois entrer les nichons à l'air dans la chambre de Daniel, après le dîner, très fière de ses seins dont elle affirmait crânement qu'ils étaient droits comme la justice.
Nul vivant n'est justifié a priori, même avec des seins de statue grecque ou des cuisses de lutteur sarde. C'est en tout cas ce que je crois. C'est une épreuve quotidienne, de se justifier à soi-même, ne parlons même pas de l'être devant Dieu, ou seulement l'Autre. Nous sommes toujours au bord de l'injustifiable, qui nous attire comme un gouffre où il serait bon de se laisser choir pour avoir la paix une fois pour toutes, sans devoir rivaliser avec le beau et le vrai. La somme de toutes nos erreurs est incalculable, quand celle de nos réussites frise le zéro absolu : Ce que je fais ici, dimanche après dimanche, avec le contrepoint impitoyable de la musique de Jean-Sébastien Bach, le prouve de manière irréfutable. C'en est cocasse. On pourrait se demander bien sûr ce qui fait que je continue, malgré le ratage constant et la peine profonde que m'inspirent mes pauvres phrases quand je les relis. Il y a des moments de satisfaction, je ne le nie pas, mais ils ont la physionomie de ces gens qui se détournent dès qu'on tente de les observer afin de les décrire, comme s'ils avaient quelque chose à cacher, quelque secret glorieux ou honteux. Ce ne sont que des reflets furtifs qui crèvent comme des bulles de savon aussitôt qu'elles se sont montrées dans l'air du soir, ou comme ces petites taches noires qui parfois dansent devant nos yeux, et qu'on échoue toujours à fixer, pour enfin savoir de quoi elles sont le signe, puisqu'elles se déplacent selon la visée de notre regard. La satisfaction, c'est après, ou avant, ou là-bas, mais jamais pendant, ici ; on l'a sentie passer, mais on ne peut la ressentir à nouveau comme elle nous est apparue, elle se situe dans un monde qui n'existe pas vraiment, on ne peut pas la garder avec soi, la conserver et en jouir. Comme la tranquillité. J'imagine que c'est à ça que sert la mort. Ne plus avoir à s'excuser de ne rien faire, rien dire, rien penser.
On peut ne pas l'entendre, mais littérature commence par « lit ». Chambre comme « chair » ou « choir », et bien sûr « chant » et « chut ! ». J'aime beaucoup les lits. On y souffre, on y aime, on y oublie, on y rêve. Je crois que la meilleure part de notre vie s'y dépose. J'aime surtout les draps. Leurs odeurs, leurs matières, leurs couleurs ; leurs froissements… Les draps qui ont reçu l'empreinte de celle qu'on désire ont une présence surnaturelle et quasi religieuse. Quand j'étais enfant, les plis des draps me faisaient faire d'horribles cauchemars, ces brutes. Ils devaient être repassés chaque jour. Il me semble que les fronces vicieuses qui s'ouvraient dans le coton ou le lin se sont déplacées dans le corps des femmes, y perdant leurs maléfices en accédant à la vie : Sillons et flétrissures ne sont plus maudits. Les corps lisses me font peur. Je peux les admirer mais je suis incapable de les désirer. Je pense à Valérie, dont j'ai pris tant et tant de clichés, et qui croyait m'être agréable en ne portant pas de sous-vêtements avant les séances de photo, pour que son corps ne portent aucune trace (de soutien-gorge, de culotte). C'est ce que je préfère, moi, les traces… Les signes laissés sur la peau par un slip trop serré, par un pantalon, une ceinture, par une mauvaise position ; par la vie, tout simplement. J'aime voir ce qui a été et qu'on a fait disparaître pour le caprice de l'autre ou l'âpreté de l'instant, les habits jetés au pied du lit, l'empreinte de la journée, des circonstances et même de la fatigue, que la peau soit marquée comme un vieux livre trop lu, annoté. C'est ça, oui, c'est bien ça, je n'ai jamais eu le sentiment d'être justifié devant une femme, d'être à ma place, de mériter de pouvoir la regarder et la toucher. C'est pour cela que je n'arrive jamais à les quitter, ces créatures. On n'abandonne pas quelque chose à quoi l'on n'a pas droit. Une femme qui autorise un homme à toucher son cul, c'est une cantate sacrée composée pour lui seul, cet inconscient, même s'il arrive qu'il n'éprouve pas le plaisir escompté — alors il a honte d'avoir raté l'entrée, il a honte de sa maladresse, comme d'une phrase ratée par négligence ou manque d'oreille, il a honte de ne pas avoir su voir, sentir, ajuster regard et gestes, conjuguer le désir et les odeurs, trouver sa voie dans le dédales des effleurements : il a joué faux alors que tout était là, dans les draps, dans la précise pliure des membres abandonnés ou trop tendus, dans ces tissus superposés et mêlés. Il y a pourtant des réussites, il est vrai, des après-midis où l'horizontalité est une forme de prière ample et stupéfiante, où la mollesse pétrifiée est une grâce, celle qui arrête le temps, ou du moins le dilate jusqu'à l'Amen fanatique qui fond ensemble plaisir et douleur, oui parmi les ouis. On frémit et vacille, quand on aime un corps, car tout est question de rythme et d'intensité, et la maladresse est ici plus impardonnable qu'ailleurs.
La cloche entretient avec le feu un rapport essentiel. C'est elle qui porte la Voix au loin. Elle est le Signe par excellence, qui rassemble, qui annonce, qui appelle, elle est ce qui en chacun de nous sonne et résonne, entre en vibration quand le chœur bat. Comme les cloches, nous sommes des vibrations nées de la terre et du feu, chair et chant mêlés, cordes tendues entre des abîmes, appels rythmés. « Aus der Tiefe ruffe ich »… Jours ordinaire : une cloche (La). Fêtes mineures : deux cloches (Sol, La). Dimanche et fêtes majeures : deux cloches (Fa, La). Solennités mineures : trois cloches (Fa, Sol, La). Solennités majeures : quatre cloches, dont le bourdon. Les heures ne sont pas identiques, les jours non plus, ni les mois ni les saisons. Le Signum ordonne et rassemble la communauté. Toutes ces cloches fondues durant la Révolution, toutes ces voix qu'on a fait taire (voix de l'adoration, voix de la louange, voix de la pénitence, voix de la prière, voix du temps qui s'écoule), tout cet ordre jeté au feu, nous en ressentons encore aujourd'hui le funeste écho affaibli, et c'est le bruit (le désordre) qui a remplacé le sens et l'ordonnancement. La Parole avait une origine et une direction. Tout le monde comprenait. Les églises de mon pays avaient porté haut la Voix et le Verbe afin que le temps soit interprétable, qu'il nous parle, que nous ayons un centre, un port d'attache vers lequel nous diriger, quand nous nous sentions perdus ou abandonnés, une Tonique. Le Repos est à ce prix, que ce soit dans la musique ou dans l'homme. Nous n'avions pas encore fait place, les draps étaient encore chauds, le foyer restait un vrai mot, pour se rassembler ou se contaminer. Nous n'imaginions pas qu'être tranquillement allongé chez nous puisse devenir une torture, que nous serions mordus par les chabraques, par ce qui est censé nous protéger, mettre entre nous et la dure réalité un peu de douceur et d'agrément, que les brutes allaient venir nous ulcérer jusque sous les draps. Les toniques et dominantes et tout le bel ordonnancement tonal existant depuis au moins six siècles ne sont plus qu'à l'état de souvenir ou de déchets commerciaux : aujourd'hui, ce sont les sensibles à couteaux de boucher qui traversent nos chambres à coucher, mais la malfaisance devenue banale a perdu de son pouvoir d'épouvante.
Emporté par mon élan, j'ai continué à vivre, depuis 2003, depuis 2013, depuis hier. Mon lit n'est pas encore vide, pardonnez-moi. J'occupe une place indue, j'en ai bien conscience. Un autre que moi pourrait habiter cette maison, écrire ces phrases, et mieux, dormir dans cette chambre, et moins, le jardin serait mieux entretenu, la paresse moins visible, la vie plus manifeste, les relations avec les voisins plus épanouies, la France plus défaite encore, si, si, je vous assure, c'est possible. Dites-vous que votre patience sera vite récompensée. Le portail sera repeint avant que les chars russes ne soient repartis pour leurs steppes désolées. Les chairs et les chants sont passés, ou en passe de l'être, je vous le dis. On fera le point, là-bas, parmi les ombres et les os, quand il n'y aura plus rien à percevoir sous les plis qui se sont formés à la surface de notre mémoire, dans la poussière des escarres mentales qui auront cessé de nous faire souffrir, dans la grande immobilité de l'indifférence enfin sincère.
(*) CACA : Collectif de l'Ancien Conservatoire d'Annecy.