dimanche 30 mars 2025

Escarres, délits et orgues


Après un certain temps passé dans un lit viennent les terribles escarres. Mourir c'est libérer un lit ; le plus souvent un lit d'hôpital. On n'y pense jamais, avant d'y être confronté, on n'imagine pas qu'être étendu paisiblement sur une couche puisse devenir une torture. « Place aux vivants ! », comme le claironnait l'autre crétin, en 2003, dont la voix me parvenait sans qu'il le sache à travers les couloirs de l'hôpital de Rumilly. Ce ne sont pas seulement les muscles qui fondent, et l'ennui, et les heures bêtes, et la télé impossible à éteindre, et la promiscuité, qui rendent les semaines d'hôpital intolérables, c'est la peau qui se révolte contre les os, qui prend feu, qui se couvre de plaies que nul accident n'a causées et qui imposent un agenda intraitable des positions : côté gauche, dos, côté droit, sur le ventre, quand c'est possible, etc. (il y avait une feuille de ce genre disposée au-dessus du lit de ma mère). Faites place ! Mourez vite, dépêchez-vous, le système est à flux-tendu, les nouveaux vivants arrivent, qui ne savent plus sur quel pied gémir ou exiger, parfois donner des coups de poing. Cette saloperie, qui peut aller jusqu'à l'ulcération, l'eczéma, l'érysipèle, la nécrose, peut à terme se transformer en lésion cancéreuse, peut se compliquer en septicémie, anémie ou dénutrition. Au paradis des allongés on oublie ce genre de détails. « Libérez les lits ! » comme on disait autrefois Libérez le Larzac ou comme on dit de nos jours Libérez votre créativité, ou, mieux, Libérez la parole ! La vie n'aime pas l'immobilité et c'est par la peau que la mort témoigne de sa présence scrutatrice, très souvent, comme si elle se moquait de notre aspiration naïve à la paix et au repos : elle ne dort jamais, la pourriture, elle est toujours à l'affût. Il y avait encore un souffle, un râle, une tiédeur rauque, un œil entrouvert, et ce n'était plus assez ou déjà trop. L'escarre, c'est la trêve maligne qui nous rappelle que nous n'avons pas le choix, si nous cheminons dans l'existence, que celui qui s'arrête tombe, que la vie est un équilibre toujours instable, toujours précaire. Elle avait encore la main tendue vers moi, entre deux égarements qui parfois se confondaient. Tant qu'il y a de l'escarre il y a de l'âme, autrement dit de la souffrance en provision, bien collée sous le drap, qui ne demande qu'à creuser des rigoles de larmes. Cette époque-là, il faut le savoir, était une époque où les malades à l'hôpital avaient encore la chance d'avoir une chambre dans laquelle ils étaient seuls, dans laquelle nous étions seuls avec eux. Pas toujours, non, pas toujours, mais enfin ça arrivait encore. Je passais mes journées avec elle, nous étions le plus souvent seuls, tous les deux, dans la chambre, en des moments toujours précieux, où la parole, extrêmement rare, était un nectar de parole, une source dans le désert. Je pouvais venir quand je voulais, sauf la nuit, et rester autant que je le désirais, les journées étaient longues, nous étions en été, un été étouffant, un été absurdement chaud. J'avais un livre, un grand cahier, un stylo, un paquet de cigarettes, une fenêtre, et la vie devant moi, allongée et silencieuse, dont la patience douloureuse faisait un peu peur. Je jouissais d'une étrange liberté (à laquelle je m'accrochais, sentant bien qu'elle ne durerait pas) malgré toutes les embûches de cet été brutal, et ce d'autant plus que mon amie était médecin dans cet hôpital. Qu'elle était belle, la Comtesse en blouse blanche dans les couloirs, avec son pas léger et toujours silencieux ! Comme j'étais heureux de la retrouver, le soir, ailleurs, ou sur place, et de goûter un corps que la souffrance ignorait, fesses et talons doux, d'aimer sans avoir peur, d'aimer la sueur et les humeurs que nous partagions sans remords partout où cela se pouvait. Nous étions deux passagers clandestins dans le bâtiment blanc et silencieux qui flottait, immobile au cœur de la ville, ou dans la maison désertée de la route de la Fuly quand c'était possible. 

France-Musique, le Bach du dimanche. La cantate BWV 105, « Herr, Gehe nicht ins Gericht mit deinem Knecht », l'une des trois ou quatre plus belles cantates de Bach, fut composée à Leipzig le neuvième dimanche après la Trinité et créée le 25 juillet 1723. « Et n'entre pas en jugement avec ton serviteur, car nul vivant ne sera justifié devant toi ». 

Il est tout proche de l'église, le petit hôpital. Il n'y a qu'une rue à traverser, une rue qui monte et qui tourne, une rue qui passe sous l'église puis sur l'église, l'encerclant, une rue qui réunit le Rumilly du bas et le Rumilly du haut, la rue Charles de Gaulle, du moins est-ce son nouveau nom, et le cimetière est de l'autre côté, tout proche, étendu bien calmement le long de la voie ferrée. Nous sommes au cœur du bourg, qui bat depuis le IIe siècle avant Jésus Christ. Hôpital, église, cimetière, écoles, le cinéma, la poste et les trois pharmacies du bas s'y tiennent dans un périmètre restreint, c'est un résumé de la ville : le collège catholique Demotz de la Salle, l'école maternelle et le CES, collège d'enseignement secondaire laïque, la longue rue de l'Annexion qui longe le cimetière et passe devant l'hospice des vieux et les cours de boule lyonnaise, beaucoup de géraniums aux fenêtres, les collines au-delà. De l'hôpital, on entend sonner à intervalles réguliers les breloques monstrueuses du Bon Dieu, c'est sainte Agathe qui se rappelle à nous, qui respire auprès des agonisants, qui les veille sans relâche et les apaise, donnant un sens à leurs souffrances. Mais je vous parle d'un temps qui n'existe plus. L'hôpital, trop petit, a déménagé, les sens uniques ont changé de sens, les sens interdits ne le sont plus, et si j'utilise le présent pour évoquer cette petite ville de Haute-Savoie, c'est parce qu'elle n'existe plus que dans mon souvenir qui, lui, restera inchangé, je l'espère. Je n'y reviendrai plus car nul vivant, là-bas, ne sera justifié devant toi. C'est exactement ce que je me dis chaque jour de la vie qui me reste. L'aria pour soprano, « Wie zittern und wanken der Sünder Gedanken », comme elles frémissent et vacillent, les pensées des pécheurs, avec ses courtes phrases de quatre notes de hautbois, est sans doute l'une des merveilles absolues composées par le Cantor de Leipzig. 

L'église Sainte-Agathe, je l'ai beaucoup fréquentée, dans ce moment-là, car j'y enregistrai avec un ami les orgues de 1880 de Joseph Merklin dotées de 1094 tuyaux, sur lesquelles j'improvisais sans pitié ni piété. Bernard et moi avons passé de longues après-midi, seuls dans l'église, lui en bas, avec les micros et les magnétophones, et moi en haut, à la tribune, heureux et libre, roi de la semaine et de tout cet espace résonant et désert. Il arrivait parfois qu'un fidèle, cherchant un peu de fraîcheur au plus chaud de la journée, passe la porte, et s'arrête, interdit, peut-être effrayé par des sons qu'il n'avait pas l'habitude d'entendre dans cette enceinte familière et ordinairement silencieuse. Le féérique Georges (Bachelard) n'était plus là pour nous intimider, je n'étais plus assis à côté de lui en culottes courtes sur le banc du titulaire, ébahi par le buffet de plus de sept mètres de haut et cinq mètres de long, par les sourcils et les improvisations interminables du maître à la voix flûtée et dont on ne savait jamais si les remarques ou les questions étaient sérieuses, trop, ou celles d'un homme tout juste sorti de l'asile. Me reviennent les gestes désespérés du curé, en bas, pendant l'office, le dimanche, qui ne pouvait plus arrêter un Georges échevelé dans ses improvisations torrentielles. « Car le Seigneur m'a rempli de tristesse au jour de son ardente colère ! » C'était le seul moment où on l'écoutait ; il ne se faisait pas prier pour occuper la nef et les oreilles des patients qu'il opérait à vif. Une fois par semaine, il tenait nos esprits et nos impatiences entre ses tuyaux : on le sentait passer, avant que les mères de famille aillent se ruer chez Bruyère, le pâtissier sous-l'église. Richard (Wagner) n'aurait pas agi différemment, si on lui avait livré une foule prise au piège, avant que la gloire ne joue le rôle tenu chez nous par la religion et la timidité provinciale. Le Consentement (et ses aboyeurs multicolores) n'était pas encore une loi gravée en lettres de feu dans les méandres génético-politiques qui allaient amener l'éclosion de la nouvelle race abjecte et sympa. 

Si je peux faire de Jésus mon ami… À Sainte-Agathe, ce genre de pensées me traversaient l'esprit, je l'avoue. En italiques, en gras, entre guillemets, ou même barrés d'ironie, ces mots ont traversé mon âme, ils y ont creusé des galeries abandonnées, mais jamais totalement oubliées. Quand on joue de cet instrument monstrueux, à l'église, un sentiment de puissance nous habite en même temps qu'une formidable humilité. On ne connaît pas ça au piano, ce sentiment de pouvoir parler avec le Créateur. L'acheteur, au téléphone : « On va se tutoyer, non, entre musiciens… » Ah ? Mon piano, je le tutoie, mais les orgues, je les vouvoie. 

On voudrait qu'il y ait un peu de permanence, tout de même, du temps qu'on traverse cette vie ; qu'on s'y retrouve un peu, au moins dans les rues d'une ville, sinon dans les visages qui l'ont peuplée… J'écoute les cinq notes ascendantes lentement égrenées, Fa-La-Do-Mi-Sol, de I Loves You Porgy, telles que jouées par Keith Jarrett, dans son disque solo, The Melody At Night, enregistré pendant sa convalescence dans son studio personnel, après la longue maladie qui l'empêcha de jouer durant de nombreux mois… On comptait là-dessus ; ça ne nous semblait pas déraisonnable, d'espérer revenir sur les lieux de notre enfance et les reconnaître — je ne dis même pas les aimer à nouveau… Rien de plus transparent, de plus pur, de plus simplement énoncé — dit tout bas dans une ferveur pudique. C'est en tremblant, qu'on écoute ça… On avait été privé de fortune, de félicité conjugale, de la grande santé, de voyages et d'honneurs et de possessions rassurantes, et l'on espérait avoir le droit minuscule de ne pas être chassé de la patrie de ses souvenirs comme un mendiant pouilleux… C'est si nu et si évidemment périssable que la beauté semble émaner de l'absence même qui se signale avant qu'elle n'advienne, par épuisement prémonitoire… Il faut faire place, il faut vider les lieux, même dans le secret de la mémoire, qui nous semblait inviolable, cette mémoire qui nous trahit tranquillement dès qu'on tourne le dos, ou, au contraire, dès qu'on lui demande de nous accueillir dans ce sanctuaire qu'elle devait abriter… Les mélodies créées de rien, qui semblent naître d'un accord, du fantôme résonant d'une harmonie, sont les plus belles, quand elles prennent le temps de se dévoiler sans aucun artifice, sans effets, dans leur déploiement naturel et acoustique… Faudra-t-il avoir recours à la maudite intelligence artificielle pour revoir le Cheval Blanc ou la Place d'Armes, ou la Grand-Rue devant la poste, pour les débarrasser des immondes pustules qui les ont recouverts à jamais ?… Elles poussent, elles sortent doucement de l'ombre sans qu'il soit besoin de les annoncer, de les apprêter. Leur nudité n'est en rien une provocation, au contraire. C'est l'enfance de la mélodie… On ne demande pourtant pas de remonter aux temps où la région était sarde !… C'est le sommet de l'art, de ne pas montrer, de laisser venir à nous à son rythme, sans la forcer, une de ses hypostases. Ces moments où un musicien écoute plus qu'il ne joue sont ceux que je préfère. À proprement parler, il ne fait rien, il laisse faire. Peut-être revient-il seulement sur ses pas, attentif aux échos qu'il a laissés derrière lui dans toute la musique qu'il a jouée jusque là… 

Fritz Pfleumer, un ingénieur germano-autrichien né le 20 mars 1881, a inventé la bande magnétique qui allait révolutionner le monde de la prise de son. Le voyage de Pfleumer dans le monde de l'enregistrement a commencé avec son travail sur le papier à cigarettes. Libérez le terrain, Herr Pfleumer, vous qui avez inventé la bande magnétique, en 1927, en collant de la poudre d'oxyde de fer sur du papier très fin. Le premier magnétophone, le K1, fabriqué par AEG, est présenté en 1935. De 1935 aux années 2010, c'est ce monde de l'enregistrement analogique, qui m'aura fasciné et nourri, et mon père bien avant moi, qui avait toujours un ou deux magnétophones dernier cri à la maison et dans son bureau à la pharmacie, dont le déclin puis l'oubli me désespèrent. J'en ai eu beaucoup, des magnétophones, et je suis en train de vendre le dernier que je possède. Grundig, Philips, Akaï, Teac, Revox (au moins trois), Nakamishi, avec de la vraie bande magnétique, qu'on pouvait couper et coller, à la main, et c'était merveilleux (le « couper-coller » n'était pas encore une métaphore), puis la série des magnétophones numériques sur bande (Tascam), puis sur carte mémoire (Fostex, Zoom). Je crois que même ce mot de « magnétophone » ne dit plus rien à mes contemporains. Ils sont passés à l'« enregistreur », plus générique, plus neutre, moins connoté, moins alourdi de matière, plus abstrait. Il n'y a plus l'idée de ce qui adhère, qui reste fixé quelque part, du son qui est attiré, fait prisonnier par une force magnétique, sur un support physique, qu'on peut voir et manipuler comme on le fait de feuilles de papier imprimées qu'on découpe et qu'on assemble. Ces appareils étaient des extensions de nous et de merveilleux professeurs d'écoute que je regrette infiniment. Il n'est pas anodin d'être originaire d'un pays qui s'appelle Savoie, quand on aime retrouver à volonté toutes les voix qu'on a aimées, les coucher près de nous dans le lit parcheminé de nos émotions magnétiques.

En parlant de professeurs, (c'était les belles années CACA*, à Annecy), je ne suis pas peu fier d'avoir réussi à traîner les amis jazzmen avec lesquels je jouais, dans les années 70, dans des concerts de musique “classique”, à Annecy en particulier. On a peine à imaginer, aujourd'hui, à quel point ces mondes étaient circonscrits, alors, et même complètement étanches : leurs partisans se regardaient en chiens de faïence. Nous étions allés au château d'Annecy assister à un concert d'un quatuor avec piano. Était joué le quatuor op. 15 de Fauré, en ut mineur (Leslie Wright était au piano). Nous avions vu Messiaen, aussi, qui était venu jouer à deux pianos avec sa femme, Jeanne Loriot, les Visions de l'Amen (« Amen, parole de la Genèse, qui est l'Apocalypse de l'ouverture. Amen parole de l'Apocalypse, qui est la Genèse de la consommation. »). Mes amis étaient loin d'être convaincus, bien sûr, mais ils avaient tout de même fait l'effort de venir et d'écouter de la musique ultra-démodée et, horreur !, de la musique ultra-catho. Il s'était passé quelque chose, ce jour-là. On a pu ensuite parler de Bartok (les quatrième et cinquième quatuors surtout), de Varèse (“Ionisation” et “Déserts”), de Stravinsky (Petrouchka et le Sacre), d'Ohana (“Cris” et “Si je jour paraît”…), de Debussy (vaguement), de Jolivet (sa suite pour flûte et percussions), de Messiaen (les “Rechants”), de Boulez (les “Domaines”) et de Stockhausen (“Aus den sieben Tagen”). Même si j'étais toujours regardé avec une certaine défiance, comme un intrus, presque un traître, ils m'écoutaient néanmoins. Il y avait bien Frank Zappa et ses Mothers of Invention, qui avait droit de cité parmi nous, mais c'était l'exception qui confirmait trop facilement la règle à double-sens. 

Le conservatoire d'Annecy était à l'origine une petite école de musique créée le 7 novembre 1948 par Mme Gaillard. Elle accueillait 70 élèves et les cours étaient donnés au domicile de M. et Mme Gaillard, dans la buanderie de l'Hôtel du Nord, à l'école du quai Jules-Philippe puis dans les bâtiments de l'ancienne abbaye de Bonlieu. Il s'est ensuite installé dans le palais épiscopal de la rue Jean-Jacques Rousseau, qui au XVIIIe siècle se nommait rue Saint-François-d'Assise, là où Rousseau rencontra Mme de Warens. Envisagé lors d'un séjour de Victor-Amédée III en 1775, le projet de construction d'un évêché pour le diocèse de Genève commence avec un plan dressé par l'architecte piémontais Giuseppe Battista Piacenza à qui l'on doit par ailleurs la décoration du chœur de la cathédrale Saint-Pierre. Le premier projet est ramené à des proportions plus modestes. Les travaux sont confiés à Charles Gallo, architecte établi à Annecy, qui construit un bâtiment de style néo-classique, inspiré de ce qui se fait alors à Turin. La construction du palais entraîne le remodelage du quartier, et fait disparaître entre autre, la « petite maison » dite de Boëge, occupée entre 1728 et 1730 par Jean-Jacques Rousseau et sa riche bienfaitrice. Le palais est inauguré le 22 septembre 1792, et les Français entrent dans la ville le 26 du même mois. La Savoie a l'habitude des occupations, des cessions, des réunions, des rattachements et des annexions. Elle en a connu plusieurs, par les Français entre 1536 et 1559, puis de 1600 à 1601, en 1689, puis de 1703 à 1713, par les Espagnols, de 1742 à 1749, par la France à nouveau de 1792 à 1814, puis finalement, en 1860 (un peu auparavant, elle a failli être suisse (pour ma part, je regrette qu'elle ne l'ait pas été), et elle aurait pu devenir “savoisienne”). Dans le traité de Turin, cette année-là, le 24 mars, c'est le mot « réunion » qui est adopté, mais les rues, elles, se souviennent plus volontiers de l'« annexion », en tout cas à Annecy et Rumilly. À Chambéry, cette rue a été renommée en rue du Général de Gaulle, et c'est une statue (de l'Annexion), qui en témoigne, près de l'église Notre-Dame et de la rue Saint-Antoine. Non, la Savoie n'a jamais été italienne, contrairement à ce qu'on entend souvent dire. Sarde, oui, mais pas italienne (la Sardaigne était un État indépendant qui comprenait, outre le duché de Savoie, la principauté du Piémont, le comté de Nice, le duché de Gênes et la Sardaigne). Le royaume d'Italie est justement fondé en 1860, en échange de l'annexion de Nice et de la Savoie. D'ailleurs on n'a jamais parlé italien en Savoie. La Savoie et la vallée d'Aoste étaient administrées en français, et une partie des habitants parlaient un patois, que j'ai connu, patois parfois nommé “francoprovençal”.

Je ne suis pas justifié devant mon Créateur et je crains Son jugement. On oublie un peu vite cette crainte, dans le catholicisme moderne, tel qu'il m'a été transmis et enseigné, où le Seigneur était censé tout comprendre et tout pardonner. Je suis toujours estomaqué par le culot des croyants modernes, qui pensent que tout leur est dû, que tout leur est et sera pardonné, que la religion catholique n'est qu'un distributeur de consolation et d'amour alimenté par l'Infini. On a fait de mon Dieu un dieu sympa dont l'indulgence décourage la grandeur et la morale. Ce n'est pas avec ça qu'on fait de l'art ou de la musique de génie, mais c'est avec ça qu'on vide les lits des hôpitaux, car le sympa s'adresse avant tout aux vivants bien vivants, à ceux qui ont encore une dentition solide et un sourire impeccable tels qu'on en voit sur les plateaux de télévision. Les hôpitaux ne sont plus des lieux de soins et de silence hors du temps, et les heures que j'y ai passées au début de ce millénaire n'existeront sans doute plus jamais. Les infirmières et les médecins seront en partie remplacés par des robots intelligents dont la moralité sera au-dessus de tout soupçon (à moins que des robots sadiques prennent le pouvoir). On en a déjà une sacrée érection, rien que d'y penser !

Le Bach du dimanche, c'est la cantate BWV 46, dixième dimanche après la Trinité, mes montres et horloges retardent d'une heure : « Schauet doch und sehet, ob irgend ein Schmerz sei »… Regardez, et voyez s'il est une douleur. Elle est composée en 1723, à Leipzig. Bach se sert d'une trompette à coulisse. Jésus prophétise la destruction de Jérusalem et l'expulsion des marchands du temple. J'ai oublié de téléphoner à Emmanuel Berger, archiviste du diocèse de Chambéry, à qui je voulais demander la liste des curés ayant officié à Sainte-Agathe dans les années 60 et 70. Impossible de me rappeler le nom de ce prêtre que Georges Bachelard désespérait tant lors de la Grand'Messe du dimanche, dans ces années où j'assistais à leur affrontement silencieux et qui me faisait rire dans la barbe que je n'avais pas. Il était petit, toujours un peu renfrogné — son corps tout d'un bloc glissait sur les dalles de l'église sans qu'on puisse voir bouger ses pieds — cet abbé qui n'avait pas réellement pris le tournant funeste de Vatican II (ou était-ce cette réforme, justement, qui le mettait de mauvaise humeur : jugeait-il ses ouailles responsables en quelque manière de cette triste évolution ?). Voyez s'il est une douleur, dans les corps que nous croisons tout au long de notre vie, douleur dont nous ne comprenons que les effets qu'elle produit mais jamais les causes. Ma mère n'aimait pas tellement la Grand'Messe, non pas que l'orgue l'ait dérangée tant que ça, mais elle en tenait pour une liturgie plus sobre, plus pauvre et dépouillée, ce qui l'a conduite à préférer d'autres offices plus matinaux, moins sociaux, aussi. Peut-être aussi que les messes tôtives perturbaient moins les préparations du déjeuner dominical. J'imagine aussi que les messes sans orgue lui rappelaient plus facilement celles auxquelles elle assistait, enfant, en Corse. 

Sur le mur nord de Sainte-Agathe se trouve une crucifixion en bois de Ramel, l'ami de mon père, un autre Robert, silhouette familière au dos large et au bon visage patient et doux que mes parents soupçonnaient d'avoir réalisé d'après nature un nu de ma sœur Françoise. Je me souviens surtout de sa femme, une blonde aux cheveux filasses, toujours à vélo, vaguement germanique, pas très belle, un peu revêche, qui nous faisait visiter l'atelier de son défunt mari au pas de course. De lui, nous avions à la maison un buste de Beethoven, très réussi, en ébène, tout en angles et en sforzatos (je me demande ce que Ramel écoutait de Beethoven pour en avoir cette vision-là — la Grande Fugue ?), sans doute commandé par Robert à Robert. La « vierge » nue, elle, il n'y avait pas eu besoin de la commander. Elle était arrivée chez nous par l'opération du saint Esprit… Sacrée Francette ! Elle aimait bien se montrer à poil, y compris devant nous, ses frères, du moins dans ses jeunes années. Je la revois entrer les nichons à l'air dans la chambre de Daniel, après le dîner, très fière de ses seins dont elle affirmait crânement qu'ils étaient droits comme la justice. 

Nul vivant n'est justifié a priori, même avec des seins de statue grecque ou des cuisses de lutteur sarde. C'est en tout cas ce que je crois. C'est une épreuve quotidienne, de se justifier à soi-même, ne parlons même pas de l'être devant Dieu, ou seulement l'Autre. Nous sommes toujours au bord de l'injustifiable, qui nous attire comme un gouffre où il serait bon de se laisser choir pour avoir la paix une fois pour toutes, sans devoir rivaliser avec le beau et le vrai. La somme de toutes nos erreurs est incalculable, quand celle de nos réussites frise le zéro absolu : Ce que je fais ici, dimanche après dimanche, avec le contrepoint impitoyable de la musique de Jean-Sébastien Bach, le prouve de manière irréfutable. C'en est cocasse. On pourrait se demander bien sûr ce qui fait que je continue, malgré le ratage constant et la peine profonde que m'inspirent mes pauvres phrases quand je les relis. Il y a des moments de satisfaction, je ne le nie pas, mais ils ont la physionomie de ces gens qui se détournent dès qu'on tente de les observer afin de les décrire, comme s'ils avaient quelque chose à cacher, quelque secret glorieux ou honteux. Ce ne sont que des reflets furtifs qui crèvent comme des bulles de savon aussitôt qu'elles se sont montrées dans l'air du soir, ou comme ces petites taches noires qui parfois dansent devant nos yeux, et qu'on échoue toujours à fixer, pour enfin savoir de quoi elles sont le signe, puisqu'elles se déplacent selon la visée de notre regard. La satisfaction, c'est après, ou avant, ou là-bas, mais jamais pendant, ici ; on l'a sentie passer, mais on ne peut la ressentir à nouveau comme elle nous est apparue, elle se situe dans un monde qui n'existe pas vraiment, on ne peut pas la garder avec soi, la conserver et en jouir. Comme la tranquillité. J'imagine que c'est à ça que sert la mort. Ne plus avoir à s'excuser de ne rien faire, rien dire, rien penser. 

On peut ne pas l'entendre, mais littérature commence par « lit ». Chambre comme « chair » ou « choir », et bien sûr « chant » et « chut ! ». J'aime beaucoup les lits. On y souffre, on y aime, on y oublie, on y rêve. Je crois que la meilleure part de notre vie s'y dépose. J'aime surtout les draps. Leurs odeurs, leurs matières, leurs couleurs ; leurs froissements… Les draps qui ont reçu l'empreinte de celle qu'on désire ont une présence surnaturelle et quasi religieuse. Quand j'étais enfant, les plis des draps me faisaient faire d'horribles cauchemars, ces brutes. Ils devaient être repassés chaque jour. Il me semble que les fronces vicieuses qui s'ouvraient dans le coton ou le lin se sont déplacées dans le corps des femmes, y perdant leurs maléfices en accédant à la vie : Sillons et flétrissures ne sont plus maudits. Les corps lisses me font peur. Je peux les admirer mais je suis incapable de les désirer. Je pense à Valérie, dont j'ai pris tant et tant de clichés, et qui croyait m'être agréable en ne portant pas de sous-vêtements avant les séances de photo, pour que son corps ne portent aucune trace (de soutien-gorge, de culotte). C'est ce que je préfère, moi, les traces… Les signes laissés sur la peau par un slip trop serré, par un pantalon, une ceinture, par une mauvaise position ; par la vie, tout simplement. J'aime voir ce qui a été et qu'on a fait disparaître pour le caprice de l'autre ou l'âpreté de l'instant, les habits jetés au pied du lit, l'empreinte de la journée, des circonstances et même de la fatigue, que la peau soit marquée comme un vieux livre trop lu, annoté. C'est ça, oui, c'est bien ça, je n'ai jamais eu le sentiment d'être justifié devant une femme, d'être à ma place, de mériter de pouvoir la regarder et la toucher. C'est pour cela que je n'arrive jamais à les quitter, ces créatures. On n'abandonne pas quelque chose à quoi l'on n'a pas droit. Une femme qui autorise un homme à toucher son cul, c'est une cantate sacrée composée pour lui seul, cet inconscient, même s'il arrive qu'il n'éprouve pas le plaisir escompté — alors il a honte d'avoir raté l'entrée, il a honte de sa maladresse, comme d'une phrase ratée par négligence ou manque d'oreille, il a honte de ne pas avoir su voir, sentir, ajuster regard et gestes, conjuguer le désir et les odeurs, trouver sa voie dans le dédales des effleurements : il a joué faux alors que tout était là, dans les draps, dans la précise pliure des membres abandonnés ou trop tendus, dans ces tissus superposés et mêlés. Il y a pourtant des réussites, il est vrai, des après-midis où l'horizontalité est une forme de prière ample et stupéfiante, où la mollesse pétrifiée est une grâce, celle qui arrête le temps, ou du moins le dilate jusqu'à l'Amen fanatique qui fond ensemble plaisir et douleur, oui parmi les ouis. On frémit et vacille, quand on aime un corps, car tout est question de rythme et d'intensité, et la maladresse est ici plus impardonnable qu'ailleurs. 

La cloche entretient avec le feu un rapport essentiel. C'est elle qui porte la Voix au loin. Elle est le Signe par excellence, qui rassemble, qui annonce, qui appelle, elle est ce qui en chacun de nous sonne et résonne, entre en vibration quand le chœur bat. Comme les cloches, nous sommes des vibrations nées de la terre et du feu, chair et chant mêlés, cordes tendues entre des abîmes, appels rythmés. « Aus der Tiefe ruffe ich »… Jours ordinaire : une cloche (La). Fêtes mineures : deux cloches (Sol, La). Dimanche et fêtes majeures : deux cloches (Fa, La). Solennités mineures : trois cloches (Fa, Sol, La). Solennités majeures : quatre cloches, dont le bourdon. Les heures ne sont pas identiques, les jours non plus, ni les mois ni les saisons. Le Signum ordonne et rassemble la communauté. Toutes ces cloches fondues durant la Révolution, toutes ces voix qu'on a fait taire (voix de l'adoration, voix de la louange, voix de la pénitence, voix de la prière, voix du temps qui s'écoule), tout cet ordre jeté au feu, nous en ressentons encore aujourd'hui le funeste écho affaibli, et c'est le bruit (le désordre) qui a remplacé le sens et l'ordonnancement. La Parole avait une origine et une direction. Tout le monde comprenait. Les églises de mon pays avaient porté haut la Voix et le Verbe afin que le temps soit interprétable, qu'il nous parle, que nous ayons un centre, un port d'attache vers lequel nous diriger, quand nous nous sentions perdus ou abandonnés, une Tonique. Le Repos est à ce prix, que ce soit dans la musique ou dans l'homme. Nous n'avions pas encore fait place, les draps étaient encore chauds, le foyer restait un vrai mot, pour se rassembler ou se contaminer. Nous n'imaginions pas qu'être tranquillement allongé chez nous puisse devenir une torture, que nous serions mordus par les chabraques, par ce qui est censé nous protéger, mettre entre nous et la dure réalité un peu de douceur et d'agrément, que les brutes allaient venir nous ulcérer jusque sous les draps. Les toniques et dominantes et tout le bel ordonnancement tonal existant depuis au moins six siècles ne sont plus qu'à l'état de souvenir ou de déchets commerciaux : aujourd'hui, ce sont les sensibles à couteaux de boucher qui traversent nos chambres à coucher, mais la malfaisance devenue banale a perdu de son pouvoir d'épouvante. 

Emporté par mon élan, j'ai continué à vivre, depuis 2003, depuis 2013, depuis hier. Mon lit n'est pas encore vide, pardonnez-moi. J'occupe une place indue, j'en ai bien conscience. Un autre que moi pourrait habiter cette maison, écrire ces phrases, et mieux, dormir dans cette chambre, et moins, le jardin serait mieux entretenu, la paresse moins visible, la vie plus manifeste, les relations avec les voisins plus épanouies, la France plus défaite encore, si, si, je vous assure, c'est possible. Dites-vous que votre patience sera vite récompensée. Le portail sera repeint avant que les chars russes ne soient repartis pour leurs steppes désolées. Les chairs et les chants sont passés, ou en passe de l'être, je vous le dis. On fera le point, là-bas, parmi les ombres et les os, quand il n'y aura plus rien à percevoir sous les plis qui se sont formés à la surface de notre mémoire, dans la poussière des escarres mentales qui auront cessé de nous faire souffrir, dans la grande immobilité de l'indifférence enfin sincère. 


(*) CACA : Collectif de l'Ancien Conservatoire d'Annecy.

lundi 17 mars 2025

Warum ?


Ma mère aurait eu 111 ans aujourd'hui. Cantate 136, « Erforsche mich, Gott, und erfahre mein Herz » (sonde-moi, mon Dieu, et connais mon cœur), du 8e dimanche après la Trinité, composée par Bach en 1723, à Leipzig. J'ai décidé il y a longtemps d'avoir systématiquement des marges de 4 cm à gauche, dans ce logiciel de traitement de texte (police de caractères Didot, corps 12, interligne 1½, 0,50 cm entre les paragraphes) parce que je voulais de la place pour corriger mes textes une fois imprimés. Or je ne les imprime plus jamais, faute d'encre, de papier, d'une connexion fiable entre l'ordinateur et l'imprimante, et peut-être aussi en raison de ma flemme. 

11, 111, 101, 110, 011, tous ces nombres qui semblent montrer un faciès binaire, ne le sont que très peu. Pourquoi le nombre 11 s'est-il imposé peu à peu dans ma vie à la manière d'un code à demi caché qui touche à tous les aspects de mon existence, et que je frotte de temps à autre comme une lampe magique, je l'ignore. Il faudrait un jour que je me penche sérieusement sur la question. Le 11, c'est aussi bien sûr le 10 + 1 (10 janvier), le 7 + 4 (la Haute-Savoie) et son renversement, le 4 + 7 (le Lot-et-Garonne) , le 3 + 8, etc., mais surtout, et c'est la forme qui me fascine le plus, le « 101 », non-rétrogradable, comme dirait Messaien, ou palindromique en diable, avec cette sorte de Trinité dont le centre (et l'Être ?) est un zéro, une absence, une privation, un affaissement. Tout ce qui ne peut pas se rapporter à des nombres n'existe pas vraiment, c'est le sentiment profond que j'ai depuis toujours, et qui sans doute vient de la musique elle-même. En tout cas, la Trinité, comme déploiement réel du couple, du double, de la dualité, et même du vivant singulier, m'a toujours semblé une évidence. Nous sommes les brins d'une guirlande éternelle en forme de triangle. 

Il y a de la Tortue et de l'Achille en chacun de nous, autant dire de l'impossibilité de mouvement. Parfois, c'est Achille qui s'exprime, le plus souvent la Tortue, en moi. Mais à chaque fois qu'il y a dialogue, en soi-même, une troisième voix s'invite subrepticement, qui met les deux autres d'accord (momentanément), ou les fait taire (momentanément). Un couple n'est jamais vraiment un couple, ou pas seulement. Une des premières apparitions du terme « sonate » (la sonate, formellement, a désigné ensuite une forme dans laquelle deux thèmes s'affrontent et donnent lieu à une troisième partie, un développement) se trouve dans la formulation « sonates en trio », à l'époque baroque. À ce moment-là, le mot « sonate » voulait simplement dire « qui sonne », qui se joue sur un instrument à vent ou à cordes, par opposition aux « cantates », qui sont chantées. Mais on voit que déjà il y avait besoin d'une troisième voix pour donner au discours musical une épaisseur et un volume (et une complexité harmonique) que le « bicinium » ne pouvait pas lui offrir, une assise harmonique qui allait peu à peu émanciper la musique du contrepoint (pour le meilleur et pour le pire). 

Le nombre 11 a ceci de fascinant qu'en juxtaposant simplement deux unités simples (le chiffre 1), simples parmi les simples, deux corps réduits à leur squelette, deux signes érigés, deux statues, nues, il produit un nombre déjà très complexe, un nombre premier, instable dès qu'on veut le combiner, le réduire, le diviser : un nombre difficile. Typographiquement, le nombre 11 se confond souvent avec le pronom « il », troisième personne du singulier, quand il est écrit en capitales d'imprimerie : « II ». (Va distinguer le « l » du « I », ici…) De même, dans « ICI », qui pourrait se lire : 1(c)1, où « c » pourrait figurer le « 0 », le rien, le nul, le vide, entre les deux colonnes, les deux émergences sensibles (et peut-être contradictoires) de l'être (ou de l'Être) qui se tient là. Être serait donc donner des limites, des bornes au vide, à ce qui en nous n'est pas là, n'existe pas dans la présence, ou existe ailleurs qu'en celle-là. « Il » est là, en nous, comme une énigme souveraine qui parfois nous sépare de notre moi. Qui est le « il », qui est le « je » ?

Connais-moi, mon Dieu ! dit la Cantate 136, car l'on sait qu'il est impossible de se connaître soi-même, et que nous avons besoin d'un tiers, pour cela. La vie nocturne et silencieuse, celle qui comprend le sommeil, représente approximativement le tiers de la vie totale, et la vie diurne les deux tiers. Le plus grand désir de l'homme est d'être connu entièrement, de manière absolue, juste ; mais par qui ? Par pas un semblable, c'est certain, car nous savons d'instinct que la connaissance totale de nous-mêmes par un autre serait un anéantissement et une condamnation. Seul un Dieu omniscient et équitable peut comprendre ce qui est incompréhensible à l'autre, seul le Créateur peut comprendre sa créature, car il la contient de toute éternité. Le résidu secret (ce tiers indéchiffrable) que nous portons en nous-mêmes, ce « 0 », est indivulgable à notre prochain, qui ne le comprendrait pas plus que nous. Sans cette part indicible et muette de nous-mêmes, qui a d'autres causes que nous-mêmes, et sans doute d'autres avenirs, nous ne serions pas des individus, mais des machines divisées soumises à tous les vents du siècle et à ceux qui nous font face, qui maladroitement dressent eux aussi leur nuit devant nous. Il faut en prendre son parti, nous ne sommes complets et cohérents qu'en admettant et en comprenant que se trouve au cœur de notre être un vide qui nous sera toujours inintelligible. La vie moderne cherche par tous les moyens à réduire cette part en la rendant objective et déchiffrable, visible, stable, connue de tous, avouée ; elle veut nous juger entièrement, elle se prend pour Dieu, elle éclaire la nuit, elle comble les vides et les silences. On peut aussi appeler cette part Liberté, ou Secret. Pour se dresser, dans la vie, dans le vivant, il faut en passer par le rien qui nous consume ; pour dire vraiment oui, il faut accepter le non. 

Maintenant que j'ai bien ennuyé avec mes histoires absconses de chiffres et d'absence, et que les rares lecteurs qui s'étaient aventurés jusqu'ici ont fichu le camp en jurant qu'on ne les y reprendrait plus, je peux commencer à raconter que le soleil pénètre enfin dans mon salon, lui qui avait choisi de se cacher depuis des jours et presque des semaines, comme s'il voulait me faire admettre qu'il n'y avait rien à attendre de bon des quelques moments qui restent. Est-ce que deux messages supprimés valent mieux que pas de messages du tout ? Est-ce qu'une phrase barrée signifie autant qu'une phrase abandonnée, laissée à la bonne volonté du lecteur, à son hypothétique bienveillance, ou seulement indulgence ? Est-ce que le silence parle ? 

L'autre nuit, un mot allemand m'obsédait et me tenait éveillé : « Warum ». La sonorité de ce mot me paraît tellement extraordinaire… Comment les Allemands en sont-ils venus à formuler cette demande d'explications avec cette construction sonore qui démarre en trombe et tourne sur elle-même avant de lâcher au-dessus du vide une résonance impressionnante, c'est un grand mystère. Mais c'est beau ! Je pense bien sûr au « Warum ? » de Schumann, la troisième pièce des Fantasiestücke op. 12. Rubinstein, Brendel, Argerich, Marc-André Hamelin, Perahia, Richter, Éric Le Sage, 18 minutes de Warum répétés, enchaînés… J'occupe le temps avec le son, ou je remplis le son de temps, je l'enfle et le dilate de pourquoi. Ré-Do-Ré-Mi–La-Fa répété huit fois (avec la reprise), et le motif répété 24 fois si l'on compte ses variations. C'est beaucoup de questions à Florestan, de la part d'Eusébius. Le soleil a déjà abandonné la partie. Parle donc, Robert ! Avoue ! Confesse-toi ! Tu n'étais pas un saint homme, ne nous prends pas pour des naïfs. D'ailleurs il paraît que tu ne faisais pas la vaisselle, à la maison ! 

À chaque fois que je dépose (en clair) sur Facebook un des textes publiés sur ce blog, car j'ai observé que presque personne ne clique jamais sur le lien qui y mène (je ne sais vraiment pas pourquoi), je suis obligé de laisser tomber tous les enrichissements typographiques (italiques essentiellement, lettres barrées, etc.) et dans un premier temps, j'en souffre, je suis inquiet. Mais, plus tard, je me dis que cette frugalité et ce carême forcés sont plutôt une bonne chose. Les enrichissements typographiques ne sont-ils pas une paresse, un procédé pratique, certes, mais une manière de se simplifier la vie, quand on écrit, de montrer du doigt des choses qui devraient peut-être se signaler par elles-mêmes ? Il va de soi que je ne m'en passerais pas de moi-même, si l'on ne me forçait pas le clavier, mais il ne me déplaît pas vraiment d'en être privé a postériori par une des limites de la technique. Pour rapprocher cela de l'interprétation musicale, je me demande toujours si ce qu'on nomme une bonne interprétation, n'est pas intrinsèquement une manière de trop nous expliquer ce que l'on doit entendre et comprendre dans une œuvre musicale, de nous montrer où sont les phrases, ce qu'elles signifient, quel sentiment leur associer, etc. Mais j'ai bien conscience, écrivant cela, que je me place en dehors de toute réalité sensible, car l'interprétation idéale serait — dans cette utopie-là — celle produite par une machine parfaitement insensible et objective qui estimerait que l'œuvre délivre son message sans qu'un interprète soit nécessaire, que tout est écrit, que tout est noté. Or ce n'est pas le cas, on le sait.

Moi qui ai fait de la musique avec des machines, je sais bien dans quelle impasse on se trouve lorsqu'on leur fait confiance, et qu'il n'est d'autres solutions que de les pervertir, de les mettre cul par dessus tête, si l'on y parvient, mais je dois confesser un véritable plaisir à les avoir fréquentées et à m'être parfois perdu au sein de leur bêtise constitutive. Après tout, c'est une limite comme une autre : Ce peut être un jeu du chat et de la souris, du lièvre et de la tortue, dans lequel on se mord la queue avec plaisir. 

On a peur de se priver de béquilles, de signaux, de couleurs, de soulignements, d'enluminures et de loupes, de gras, d'effets. On redoute la mécompréhension, cette malédiction éternelle, mais quoi qu'on fasse, il faudra la traverser, on le sait bien. Même avec la meilleure volonté du monde, de la part du lecteur et de l'auteur, même avec d'infinies précautions et d'index pointés, et de lampes dirigées sur l'encre noire, de lumière appliquée sur certains mots et d'ombre sur d'autres, de perspectives données de l'extérieur, de couleurs ajoutées, avant et après, nos phrases seront mal comprises, ou à demi comprises, ou incomprises. C'est la poésie, bien sûr, qui nous révèle avec éclat l'écart entre le signe et le sens (Lacan disait je crois que savoir lire c'était porter attention au signifiant plus qu'au signifié), et cet écart irréductible est la chose la plus précieuse du monde. Il y a une feinte, dans le langage : il feint de se donner pour mieux décevoir. Il signifie, il produit du sens pour dire autre chose que ce qu'il énonce, les mots écorchés et écorcheurs sont porteurs de plus qu'eux-mêmes, et parfois moins, ils viennent à nous avec une langue bifide qui nous séduit et nous horrifie tout à la fois, sans qu'on puisse jamais séparer complètement ces sens contradictoires et instables et sans qu'on puisse réparer définitivement la plaie qu'ils ouvrent en nous. On fait semblant de les prendre au sérieux même lorsqu'on sait que sera trompé ce qui en nous veut croire que l'autre parle vraiment. Si vous voulez terrifier votre interlocuteur, demandez-lui seulement : « Dis-moi quelque chose. » 

La vie individuelle est une précieuse récréation entre deux néants. On pense toujours au néant qui va succéder à notre vie, mais on pense plus rarement au néant qui l'a précédée. Plutôt 010, donc, que 101. On sait bien qu'en réalité de néant il n'y pas, que ce qu'on prend pour lui n'est qu'un niveau autre de vie, qu'on est incapable d'appréhender avec l'intelligence dont nous disposons. Il faudrait avoir la mémoire du néant primordial, cette origine des origines, pour être à même de comprendre que le néant terminal ne termine rien. Passer le temps (vivre) n'est qu'un pont, une brève transition entre deux couches de vie délivrée du temps. Il faudrait ici un autre terme que « vie », mais il est impossible à prononcer, ce mot, puisque les vocables que nous avons forgés l'ont été depuis cette transition et cet état qui est le seul dont nous avons la mémoire. Qui est le maître, qui est le valet ? Le temps, ou sa négation ? Impossible à dire. Il est toujours question d'interprétation, en tout cas. La communication n'est jamais pleine et entière, ni simple. Il y a toujours des résidus, de la poussière, des couacs, des blancs, des interruptions, des ratures recouvertes, que ce soit dans l'intime, à la faculté, à l'épicerie ou à l'église. Savoir lire, savoir parler, savoir écrire, savoir dire, savoir écouter, et même savoir se taire à bon escient, n'est pas donné à tout le monde, ni une fois pour toutes. C'est en cours. En travail. L'esprit et la lettre s'échangent des coups bas et sont même capables de se travestir, de se faire passer l'un pour l'autre, ajoutant et retirant sans cesse de nouveaux masques au sens, à l'infini et à ses figures. Il y a des jours où l'on se dit que la musique est plus sûre et plus simple que la langue. On peut penser que la musique devrait se lire plutôt que de s'écouter, ce serait l'idéal, mais un idéal bien triste, bien morne, et bien peu érotique, sans doute. Il vaut mieux accepter les malentendus et les maladresses des interprètes comme s'ils étaient des chances, même si certains jours ça nous irrite fort. 

La maladresse est chose liée à l'âge et aux matières. Les enfants sont maladroits, apprennent peu à peu, à force d'imitation et d'empilements complexes d'automatismes, l'adresse et la virtuosité (des gestes et des paroles), puis, le grand âge venu, nous redevenons maladroits. Toute ma vie n'est que l'histoire de ma maladresse (ses apothéoses et ses camouflages), qui a connu une trop brève interruption, dans quelques âges intermédiaires. « Maladroit » était l'insulte suprême de mon père. Ce n'était en rien une circonstance atténuante, bien au contraire : c'était le fond du problème, duquel découlaient tous les autres (il y a là une forme de morale que je suis triste de ne plus rencontrer). Je me désole, de plus en plus, de voir chez moi un retour en force de cette maladresse, celle des gestes, au premier degré, mais aussi celle des paroles et des sentiments. C'est une des pires formes d'humiliation que je connaisse. Mais les maladresses de mon temps ont également des causes matérielles. Quand nous étions environnés de matières nobles et fragiles (bois, verre, cristal, marbre, tissus précieux, etc.) nous étions bien obligés d'en considérer le prix et la vulnérabilité. Le plastique et les matières synthétiques ont changé tout cela. Qu'importe aujourd'hui de laisser tomber un de ces objets fabriqués à des millions d'exemplaires et qui ne coûtent presque rien aux fabricants (on parlait autrefois de « manufactures », et ce mot disait la main de l'ouvrier, l'ouvrier qui possédait un savoir — les manufactures ont été remplacées par les usines). On le remplace sans même y penser. Je me souviens de cette antique hantise de la tache (c'était un péché, de salir un vêtement), chez ma mère. Est-ce que la pêche tache, est-ce que le melon tache, est-ce que tel liquide va laisser une tache sur un vêtement qu'on devra garder longtemps, parfois se passer de frère en frère ou de cousin en cousin comme il m'est arrivé ? Les matières nobles étaient exigeantes et rares, on en prenait donc soin. Je me rappelle encore ce moment où j'ai entendu parler pour la première fois du « travail à la chaîne », et du temps qu'il m'a fallu pour comprendre ce que cela signifiait réellement, ce que cela impliquait. Vite fabriqué, vite jeté, vite remplacé. « Ça coûte pas cher. » J'ai connu les débuts de « la fringue », cette pulsion folle d'accumuler de très nombreux vêtements, au détriment de la qualité. J'ai toujours eu le goût des choses qu'on garde longtemps, qui traversent le temps et les époques, qui ont le temps de se démoder, de ces objets qui nous accompagnent dans la vie, et je me souviens encore de cette paire de chaussures qu'avait portées mon père et que j'ai portées à mon tour, à sa mort, de nombreuses années, au grand étonnement de ma mère. Le Choix… Cette divinité des années 70, qui a fait florès depuis (et qui avait pour cousin germain le Pratique). Mais comme toujours, la chose s'est retournée contre elle-même. Le nombre est un tyran. Le choix a aboli le choix, la multitude a décimé le divers, l'accumulation a éradiqué le plaisir de la possession, en a durablement épuisé la sève. Quand les étrangers étaient rares, en France, nous les chérissions naturellement. Maintenant qu'être français n'a plus de sens et que notre être s'est dissout dans le pluriel furieux et dominateur, nous constatons que nous avons nous-mêmes scié la branche du plaisir sur laquelle nous étions assis. Il y a des seuils au-delà desquels les essences et les substances se muent en autre chose, et c'est en général irréversible ; il y a des limites qu'on ne franchit pas impunément, c'est la dose qui fait le poison, disait Paracelse ; quelques dissonances renforcent le sentiment de la tonalité alors qu'un grand nombre de dissonances la révoque. Une liberté prise avec une règle la renforce, et donne à cette liberté un prix extraordinaire, mais toutes les libertés accumulées s'annulent les unes les autres, et anéantissent l'idée même de liberté et le plaisir qui lui est associé. 

« Interpréter et s’imaginer comprendre n’est pas du tout la même chose, c’est même exactement le contraire. Je dirais même que c’est sur la base d’un certain refus de compréhension que nous poussons la porte de la compréhension analytique . »

Il y a des jours où l'on a envie de cesser de devoir tout interpréter en permanence, où l'on rêve d'une communication simple et univoque, qui serait au ras du sens, de la lettre, tout près des phrases et de ce que l'autre pense. Mais dès qu'on se laisse aller à cette croyance, ou à ce désir, l'autre se rappelle à nous en nous démontrant, parfois de manière cocasse, ou caricaturale, qu'il ne sait pas ce qu'il pense, qu'il n'a fait que reformuler ce qu'il a entendu exprimer par d'autres que lui, que mettre en forme une rumeur neutre et lancinante. C'est de la persécution, ma parole ! Énigme, ou foutage de gueule ? Bêtise ou instabilité essentielle du langage humain ? On n'en sort pas. Dire qu'il y en a qui se demandent pourquoi il y a des guerres… Warum ? 

Il faut donc refuser de le comprendre, si nous voulons nous approcher de l'autre. Mais le veut-il, lui ? Bien sûr que non : il veut seulement être compris, c'est-à-dire qu'il refuse absolument qu'on l'écoute. 

Il y a quelques jours, une lectrice m'a dit que mes textes lui faisaient du bien. C'est très gentil, et je l'en remercie, mais j'ai du mal à comprendre comment c'est possible. Je ne vois qu'une explication, qui est que je n'écris pas ce que je crois écrire, ce qui ne m'étonne qu'à moitié. Il est bien possible en effet que je sois la dupe de mes propres phrases, que ça parle à côté de moi, dans mon dos, dans la pièce d'à côté, sans que j'en sois averti. J'essaie pourtant de me relire depuis l'autre côté, souvent, presque toujours, mais malgré ce que je crois, il est probable que je n'y réussisse pas. Tant pis ? Tant mieux ? J'attends Le Lecteur qui sait, qui saura, qui saurait traduire ma pauvre langue déboussolée, qui ferait de ce faisceau informe et désespéré, qui fuit de toute part, un ensemble moins incohérent et plus raisonné. On peut toujours rêver…

Dans Cléo de 5 à 7, d'Agnès Varda, un Paris comme je l'aime, au début des années 60, et au beau milieu du film, un minuscule film dans le film, un film muet avec Godard en jeune fiancé fringant, presque méconnaissable, Anna Karina, Eddie Constantine, Samy Frey, Jean-Claude Brialy, Danièle Delorme : les Fiancés du pont Mac Donald. La très blonde Corinne Marchand est adorable, en jeune starlette capricieuse et superstitieuse qui croit savoir qu'elle a un cancer. Même un Michel Legrand n'y est pas antipathique, c'est dire la force de séduction de ce film. Dorothée Blanck, qui interprète dans le film une amie de Cléo qui pose nue pour des sculpteurs, tenait un blog, jusqu'en décembre 2015 : Journal d'une dériveuse. Elle est morte aujourd'hui, mais son blog est toujours là, offert aux rares lecteurs de passage. Qui la connaît ? Je me dis que dans quelques années, mon blog sera lui aussi toujours là, quand je n'y serai plus. Quelle date pour le dernier billet, le onze novembre 2027, à onze heures onze ? Les lecteurs de passage qui ne sauront pas qui je suis pourront sonder mon cœur et ma prose en toute tranquillité, m'insulter, se moquer de moi, faire des « copiés-collés » de morceaux de mon blog particulièrement idiots, ridicules, sinistres, ou lamentables, et les envoyer à leurs amis pour se payer une tranche de rire au frais du néant. J'aurai peut-être 111 ans, au moment de ces éclats de rire, et je dériverai lentement en atomes déconstruits au sein de galaxies sombres aux noms patibulaires dont parlera un François Bayrou 3.0 halluciné qui bégayera d'aise au milieu d'une cour de journalistes, poussant ses mots hors de sa bouche comme des bulles de savon pas très catholiques. 

mardi 11 mars 2025

Pluie

 

Pluie pluie pluie pluie pluie pluie, pluie, pluie, pluie, pluie, pluie. LA CHAMBRE est humide. La couette EST HUMIDE. Le matelas est humide. La couverture est humide. Je suis humide. Je transpire la nuit, mais j'ai froid. Se lever, dans le froid, pour se sécher, se changer, aller sur l'autre côté du lit, mais il n'y en a que deux, des côtés, dans un lit. Je prie. Je rugis. Je prends du Theralen, du Quviviq, du Stilnox, de l'Imovane, du Noctamide, je pisse, je sue, je sombre parfois abruptement dans un demi-sommeil sans rêves, qui ne dure jamais plus d'une demi-heure. Puis je rallume, j'ouvre l'ordinateur, le referme, prends un livre, le referme parce que lire me fait mal aux yeux, je ne suis pas bien éclairé, prends la liseuse, mais c'est encore pire que le livre. Je reprends un cachet, tant pis. Pluie. Noir. Pluie. J'évite quelques unes des flèches que je reçois de l'au-delà. Certaines me blessent, m'ulcèrent. D'autres me laissent sans voix, sans mot, sans réaction. Terreur. Noir. Pluie. Je vois des taches noires au plafond, alors que j'ai les yeux fermés. Mais aussi de la lumière, une lumière incroyable, en mille pointes fines, qui se déplacent, forment des nuages de lumière, des constellations irisées. Jésus se tait. Mozart se tait. Beethoven se tait. Saint Jérôme se tait. Moi aussi je me tais. Dans la chambre, mille voix tues, bloquées. Arrêtées en plein vol. Mais c'est là, tout de même, dans l'humidité, elles sont là, toutes ces voix, même si on ne les entend pas. Le silence les étouffe, les garrotte. Je me lève mais il fait trop froid pour rester debout, ou alors il faudrait s'habiller complètement, empiler des couches et des couches, et je n'en ai pas le courage, pas cette fois-ci, en tout cas — et puis le lit va refroidir. Je vais pisser et je retourne au lit. Je pense à toutes les idiotes théories sur l'insomnie, à tous les conseils idiots que les spécialistes donnent, pour la vaincre ou la supporter, ils me font chier, tous, avec leurs conseils et leurs théories. Alors j'éclaire et j'écris. Mais ça me dégoûte, de faire ça. J'éprouve un dégoût absolu pour la littérature, ou peut-être plutôt pour le fait d'écrire et de garder ce qu'on écrit. Quelle ignominie ! Quelle honte ! Combien mesure ma couette ? Cette question me taraude. Est-ce 200 x 200, ou 200 x 160, ou 190 x 140 ? J'y pense parce que ma housse de couette est fichue et qu'il faudrait que je la change. Devrais-je m'acheter un pilulier ? J'en avais un, naguère, mais je l'ai mis bêtement à la poubelle, un jour de révolte contre les médicaments. Comment coupe-t-on un comprimé en quatre ? Il faudrait sans doute une lame de rasoir. La troisième ballade de Brahms me vient en tête, je bouge mes doigts. Où ai-je mis mon alliance ? Le silence s'est épaissi. Je comprends que la pluie a cessé. À peine ai-je pensé cela qu'elle reprend. Pluie, pluie, pluie, pluie, pluie, pluie pluie pluie pluie pluie pluie. Si mineur… Toujours si mineur… Ça coûte combien, une housse de couette ? Écrire la vie… Ah ah ah ah ah ! Quelle rigolade… Pourquoi est-ce que je pense à cette andouille de Luc Trévi ? Qu'est-ce qu'il vient faire dans ma chambre, ce con ? Et Philippe Vilain, maintenant… Au moins est-il nettement plus sympathique que l'autre. J'avais lu La Dernière Année, de lui, jadis, et ce livre m'avait plu. Je dois me relever pour chercher cette alliance…

dimanche 9 mars 2025

Le bidet et le bénitier


Tous les trois matins et demie, l'heure est grave. Tous les trois matins et demie, la troisième guerre mondiale est à nos portes (je dois avoir des problèmes d'arithmétique, j'en étais à la huitième). Et tous les jours sauf le dimanche, Vladimir le cosaque s'apprête à nous dévorer tout crus, pendant que Donald Lorangé se régale au petit déjeuner d'une tranche de Mein Kampf frite, arrosée du sperme d'Elon Musk, qui, paraît-il, en a des litres et des litres à ne plus savoir qu'en faire. Ça commence à devenir lassant, ce scénario de scouts inoculés de Blancheur candide qui jouent à se faire peur. Ils sont tous sextuplement vaccinés, bordel, ils ne risquent rien, c'est sûr à quatre-vingt-quinze pour cent ! Écoutez la Science, pour une fois ! Et puis la troisième guerre mondiale, il y a belle lurette qu'elle est dans nos chambres à coucher et qu'elle teste des sex-toys connectés à tous les influenceurs du monde. Elle peut pas être partout, cette salope. Collabo ! Capitulard ! Nazi ! Munichois ! Traître ! Irresponsable ! Ininformé ! Trouillard ! Agent double ! Abandonneur de pays envahi ! Ponce Pilate de Prisunic ! Slavophile narcissique ! Esthète endormi ! Jouisseur dégénéré ! Je vous laisse choisir l'insulte qui vous convient. C'est Mondial-Moquette qui lave plus blanc qu'Allah hache vingt-cinq. Ils sont sur tous les fronts, c'est pas possible d'avoir la paix cinq minutes. Macron est leur fétiche, il les fait bander du matin au soir (comme Le Pen naguère), ils ne loupent pas une de ses interventions, ils ont leurs fléchettes au curare à portée de main droite et la pompe à morphine dans la main gauche. Lâchez-moi la grappe, bon dieu de bordel de merde ! D'accord, il faut bien avouer qu'il y a des coïncidences troublantes, des positions et des réactions qui semblent se rejouer à l'identique, indépendamment du type des faits, mais je serai prudent, je n'en parlerai pas aujourd'hui, c'est hors de propos. Pour l'instant. 

Le 30 décembre 1937 ont eu lieu les funérailles de Maurice Ravel, inhumé à Levallois-Perret. C'est le seul enterrement qui s'est déroulé ce jour-là, par dérogation spéciale, les pompes funèbres étant en grève dans toute la région parisienne. Il faisait un froid de gueux, et la grippe clouait au lit bon nombre de Français. Le pauvre n'a eu droit, en fait d'officiels, qu'à Jean Zay, ministre de l'Éducation nationale et des Beaux-Arts, et à Georges Huisman, directeur des Beaux-Arts, ce qui nous rappelle un peu les tristes obsèques de Dutilleux, le 27 mai 2013. En comparaison, les funérailles de Gabriel Fauré, le maître de Ravel, le 8 novembre 1924 à la Madeleine, dont Fauré fut longtemps des orgues le titulaire, furent grandioses et nationales. Gaston Doumergue, alors président de la République, était présent. L'absoute fut donnée par le cardinal Dubois, archevêque de Paris. Les honneurs étaient rendus au grand-croix de la Légion d'honneur par les 5e et 31e d'infanterie. Le gouvernement et la Reine Elisabeth de Belgique avaient envoyé des couronnes de fleurs. La musique de Fauré a été jouée, entre autre le Requiem, avec Jane Laval et Charles Panzéra, le nocturne de Shylock et l'adagio de Pelléas et Mélisande. Dans l'assistance, on pouvait remarquer Mme Édouard Herriot, M. de Selves, président du Sénat, M. Paul Painlevé, président de la Chambre, Mme Paul Deschanel, M. Naudin, préfet de la Seine, M. Jacques Rouché, directeur de l'Opéra, MM. Albert Carré, directeur de l'Opéra comique, et Gheusi, ancien directeur, M. Messager, M. Louis Aubert, M. Widor, etc. Des discours furent prononcés à l'issue de la cérémonie, par MM. Henri Rabaud, directeur du conservatoire, Laguillermie, au nom de l'Institut, Paul Vidal, au nom de la Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de musique, Adolphe Boschot, au nom de la critique musicale, Mme Nadia Boulanger, au nom des anciens élèves du Maître, M. Marty, pour les Ariégeois de Paris, M. Vincent d'Indy, pour la Société nationale de musique, M. Heurtel, au nom de l'école Niedermeyer, et enfin par M. François Albert, ministre de l'Instruction publique, au nom du gouvernement. La musique était encore la musique, les Français étaient encore des Français, l'Histoire avait encore un sens, et l'Égalité et l'Indiscrimination hyper-démocratiques n'avaient pas encore tout emporté dans le tout-à-l'Égout de la post-nation France qui fuit par tous les émonctoires de son pauvre corps dépecé comme une petite vieille incontinente assise au fond d'un mouroir de province devant une télé bavarde et lancinante que personne n'écoute. Je laisse les rigolards rigoler et les sarcasmeurs sarcasmer à leur aise. Georges nous fait seulement sa sempiternelle petite crise de nostalgie décliniste du dimanche, et, comme le dit « Grock » (« l'intelligence artificielle de X » (putain, ça fait peur !)) : « @La_Fuly, c'est Jérôme, un mec de 67 ans qui a grandi avec sa mère en foulard [SIC] et qui kiffe balancer des piques sur la société moderne, genre la France qui crève depuis 1989 selon lui [c'est pas faux], tout en vénérant Bach comme un dieu musical. La_Fuly s’éclate à taquiner GolColar, clasher Pfizer et comparer musicologie à chirurgie esthétique, tout en kiffant un peu de sarcasme jazzy. » Tout va bien, je vous dis, calmez-vous ! « Sarcasme jazzy », j'aime beaucoup, presque autant que « camembert apostolique ». 

Bref. Ravel, c'est quand-même foutrement somptueux. À chaque fois que j'écoute Daphnis (je parle de la version originelle, le ballet, ou plutôt, comme l'appelle le compositeur, la « symphonie chorégraphique »), je suis complètement estomaqué. À chaque nouvelle écoute, je découvre cette partition, ses mille idées, son souffle, cet extraordinaire scintillement de l'orchestre, ses strates infinies et tous ces passages étonnants que la plupart du temps on ne remarque même pas. Par exemple, j'ai entendu tout récemment qu'il y avait une machine à vent, dans la « danse lente et mystérieuse des nymphes », chose que je n'avais jamais remarquée jusque là. J'aime beaucoup ce qu'a dit Jean Zay, aux obsèques de Maurice Ravel : « Je veux surtout marquer notre gratitude pour ce bienfait suprême que nous offre à jamais le génie de Ravel, celui de nous rendre conscient des merveilleuses ressources, des chances certaines, des possibilités innombrables de l'intelligence humaine ». 

Le moins qu'on puisse dire est que ces possibilités innombrables de l'intelligence humaine ne sautent plus au yeux de ceux qui fréquentent notre petit monde. Là aussi, ça fuit… Il y a des pertes, blanches ou jaunes, ocres ou mauves, qui font des rigoles sur le tapis numérique que nous foulons jour après jour, que nous le voulions ou non. Il y a un test qui ne rate jamais, sur Facebook. Placez côte à côte une citation et une image qui semble n'avoir aucun rapport avec le texte. Aussitôt, comme des cabris excités sortant à l'aube de la chèvrerie, tous vont se précipiter sur l'image, c'est-à-dire sur le sens, sur le premier sens (comme on dit « le premier sang »), sur le sens qui éclate à la surface comme une bulle ou un phylactère. Aucun ne semble se demander la raison de cette juxtaposition, qui seule fait sens ici, évidemment — sinon, à quoi bon. La citation et l'image, seules, ont chacune une signification, bien sûr, mais qui en l'occurrence ne nous intéresse pas ; sinon, pourquoi les juxtaposer, on se demande bien ? L'intelligence est dans le rapport, dans le croisement et la jonction d'objets, de faits ou d'idées qui a priori n'ont pas de rapports. C'est en croisant ce qui n'est pas fait pour l'être qu'on découvre du neuf, et seulement ainsi. Non seulement ils manquent la moitié de la réalité, mais ils se précipitent sur la plus simple, la plus évidente, l'image. Toujours l'image. On comprend que la littérature soit un art dépassé, dont les mécanismes sont trop complexes et trop différés, pour un besoin de vérité toujours plus immédiate, simple, univoque. « Que voulez-vous dire, exactement ? » C'est la seule question qu'on vous pose. Ça veut dire quoi ? Qu'est-ce que je dois comprendre ? Où vous situez-vous ? Dans quel camp être-vous ? Pour ? Contre ? Blanc ? Noir ? Zéro, ou un ? Wokiste ou réac ? Droite ou Gauche ? Ça matche, ou pas ? Sympa or not ? L'hyper-démocratie est binaire, atrocement, bêtement. Y a du sens ou y a rien. Faut choisir. Ils veulent les sous-titres, même quand c'est écrit en français. Ils veulent même plus que les sous-titres, ils exigent « l'audio-description ». C'est h'important, de comprendre, non ? Pour la complexité (c'est-à-dire le Réel et la vie, tout simplement), on repassera… Entre la culture et l'information, leur choix est vite fait. C'qui compte, c'est d'être informé. (Heureusement que les accents existent…) 

Ah, ce molto adagio du Pelléas de Fauré… L'impression de gravir une pente impitoyable, une pente qui n'en finit pas… Et pourquoi, Mon Dieu, pourquoi ? Pourquoi marcher encore… On sera vaincu, quoi qu'il arrive… On continue sans y croire… Pas après pas, qui se font de plus en plus lourds, pénibles, lents… L'adagio comme évangile du pauvre, du Désolé, du fatigué, du revenant sur ses traces… Économie de mouvements, tourné vers le dedans ou le souvenir, vers la solitude sans limites… Quoi encore ? Que me voulez-vous ? Je cherche mon souffle et me bouche les oreilles… Je vous laisse les certitudes, la cohérence, la présence, le bruit et la convivialité, la fête, les héros et leurs doubles, les salles de muscu et tout le train du monde qui avance d'un même pas. 

À l'enterrement de Ravel, il y avait tout de même René Dommange, son éditeur (Durand), son frère Édouard, la créatrice de l'Introduction et allegro pour harpe, flûte, clarinette et quatuor à cordes, Micheline Kahn, et quelques autres, mais la France n'était pas là. Le soir-même de la mort de Ravel, sacrifié par les chirurgiens, toujours prêts à en découdre avec la matière offerte (des autres), le 28 décembre, Manuel Rosenthal, par un hasard merveilleux, dirigeait L'Enfant et les sortilèges, et voyait en saluant le visage de Stravinsky en pleurs au balcon. 

Qu'y a-t-il de plus touchant, de plus doux, de plus sensible, au sens noble du terme, de plus poétique que le début de son quatuor à cordes (dédié à son maître Fauré, qui avait demandé à quatre de ses élèves de composer un quatuor en hommage à Debussy), et tout particulièrement le deuxième thème, déchirant, de ce premier mouvement ? Peut-être est-ce parce que je connais ce quatuor depuis ma plus tendre enfance, mais il reste ce qui m'émeut le plus dans tout son œuvre. Des sortilèges, Dieu sait qu'il y en a, dans cette musique pleine de délicats miracles, mais cette douceur, cette proximité tendre, affectueuse et sans affectation me bouleverse à chaque fois que je l'entends. C'était pourtant, sinon une œuvre de jeunesse (il avait déjà composé la Pavane pour une infante défunte, les Sites auriculaires pour deux pianos, le Menuet antique, et les Jeux d'eau), du moins l'œuvre d'un compositeur qui n'avait pas (en 1902-1903), et de très loin, le métier qu'il a acquis plus tard. Le chroniqueur de la revue Le Phono (« le premier hebdomadaire du continent exclusivement réservé à la musique mécanique et électrique »), le 15 décembre 1928, signale la publication, « parmi les nouveautés sensationnelles », des premiers enregistrements du Quatuor Capet : « Ces admirables artistes, interprètes inégalables des classiques, savent également donner leurs vraies couleurs aux quatuors de Debussy et Ravel ». Quand le quatuor de Ravel est enregistré par les Capet, en 1928 (Ravel était encore vivant), il est proposé à l'achat en quatre disques, huit faces, chaque disque étant vendu 45 francs. L'œuvre, à cette époque-là, est déjà devenue un classique de la musique moderne. Ce seront ensuite les quatuors Pro Arte et Calvet qui l'enregistreront. 

Ravel habitait, à Monfort-l'Amaury, une « tranche de camembert mal taillée ». Le Belvédère, qu'il avait acquis, alors au faîte de sa gloire, en 1921, c'est d'abord une vue, une succession de jardins, d'arbres, de prés, et dans le lointain la forêt de Rambouillet. Il aime se tenir sur le balcon de sa maison, et regarder… Il aime son « petit cénacle », qu'il reçoit volontiers chez lui. Il se lève tard et lit son journal, Le Populaire, un quotidien de gauche (eh oui, Ravel était « de gauche »). L'élégance est pour lui une impérieuse règle de vie et sa salle de bains en témoigne. Il accumule les « bibelots d'inanité sonore », « ses purs ongles très haut dédiant leur onyx », et le bric-à-brac d'un conte de fées familier lui tient compagnie. La décoration le passionne, lui qui les refusera toutes. Peut-être que sa pudeur légendaire trouve dans ces objets modestes et vite démodés une manière de se dire en clins d'œil inoffensifs. « Je suis un type dans le genre Louis II de Bavière, en moins louf », dit-il à une amie. C'est lui qui dessine au pochoir la frise du plafond et les musiciens grecs sur les sièges de la salle à manger. Maquereaux au vin blanc en entrée, un énorme steak, servi bleu, et des fruits du jardin, pommes ou poires, voilà son menu favori. Il fait face, dans son cabinet de travail, à son portrait, à douze ans, habillé en prince russe, jeune garçon d'un charme affolant. Il fume du gros tabac brun, caresse ses chats siamois et boit du thé. Quand Marie Reveleau, sa gouvernante, le trouve assis sur son balcon, tourné vers l'intérieur de la maison, elle lui demande : « Que faites-vous là, Monsieur ? » Le compositeur du Boléro répond : « J'attends. » Il attend et il regarde… 

« À la sortie de l'atroce Turangalîla de Messiaen [c'était la création française, en 1950, à Aix-en-Provence], devant une foule ahurie, cela a été épique. Georges [Auric], vert, encore indisposé d'un mélange de grippe et de melon glacé, et moi, rouge comme une pivoine, nous sommes dit pendant sept minutes les pires choses. Georges défendant Messiaen, moi, à bout de nerfs, devant la malhonnêteté de cette œuvre écrite pour la foule et l'élite, le bidet et le bénitier. On nous entourait comme dans un combat de coqs. » C'est Poulenc qui parle. Il savait parler, Poupoule… J'aurais tenu le rôle d'Auric, je l'avoue, car j'aime beaucoup la très hollywoodienne et grandiloquente Turangalîla, depuis que je l'ai découverte, à la fin des années 70, au théâtre des Champs-Élysées. J'avais eu d'ailleurs le même genre d'engueulade, avec deux amis, à la sortie du concert. Et si je comprends très bien les réticences de Poulenc (« écrite pour la foule et l'élite, le bidet et le bénitier », c'est tout de même merveilleux !), je ne parviens pas à ne pas aimer cette œuvre, qui a tellement de brio et d'éclat, en plus d'une inventivité sonore et mélodique étincelante, un peu à la manière du Concerto pour orchestre de Bartok. Évidement, il faut un peu se boucher les oreilles par instant, je le reconnais, car Messiaen n'y va pas avec le dos de la cuillère, et le tutti final relègue les John Williams & Cie au rang de bricoleurs du dimanche. Y a intérêt à avoir les osselets et le vestibule bien accrochés, quand on se trouve dans une salle où elle se joue… Mais ce qui me ravit, dans la prise de bec entre Poulenc et Auric, c'est que le premier, en plus de sa langue merveilleuse, était entièrement libre. Lui qui défendait Boulez (eh oui !) n'hésitait pas à taper violemment sur une œuvre contemporaine qui avait du succès — la foule et l'élite, très souvent, plus souvent qu'on ne le croit, se tiennent en effet par la barbichette. La Turangalîla, c'est un peu la Troisième guerre mondiale symphonique en quadriphonie cuivrée. On est très loin du pudique Ravel, dites-vous ? Pas tant que cela, finalement. Messiaen c'est un Ravel qui aurait abusé de Berlioz en intraveineuse, ou un Bruckner qui au lieu de compter les feuilles des arbres, recenserait inlassablement les millions de couleurs que Dieu a inventées et les empilerait en un fascinant jeu de cartes rythmique. Il existe dans la musique de Messiaen une dimension qui est rarement évoquée, celle du plaisir qu'il a à mélanger le pur et l'impur, les instruments dont les notes sont clairement identifiables et les bruits blancs, ou roses, c'est le bonheur qu'il a à brouiller momentanément la ligne du chant pour mieux la faire ressortir, à complexifier à plaisir des choses finalement très simples, évidentes — ou l'inverse. « Musique de bordel », avait lancé méchamment Boulez, justement, en parlant je crois des Trois petites Liturgies de la Présence divine. Mais Dieu n'est pas absent des bordels, faut pas croire. Il a de l'humour et de la fantaisie, un million de fois plus que ses créatures, et ne parlons même pas de l'imagination. Et s'il a décidé de nous offrir une Troisième guerre mondiale en postlude, vous pouvez toujours vous gratter pour le faire changer d'avis. Elle ne ressemblera de toute manière pas du tout à ce que vous imaginez. « Un or agonise selon peut-être le décor. »

L'Heure est toujours grave, surtout quand on l'ignore. (Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)

dimanche 2 mars 2025

Influence


La farce (et la force) des réseaux sociaux est que tout un chacun est convaincu qu'il peut et qu'il doit mener une bataille à la fois personnelle et collective, qu'il peut et qu'il doit peser de son un-soixante-dix millionième sur le cours humain des choses, que ces choses soient politiques, sociales, environnementales, civilisationnelles. Tous, ils déclarent, ou prennent position, en étant persuadé que leurs déclarations ou prises de position influent sur la moribonde Chose publique, sur les choix de la Cité, sur le cours des guerres ou des épidémies, sur les choix sociétaux ou esthétiques, et même sur les stratégies des multinationales agro-alimentaires, militaro-industrielles ou pharmaceutiques. On leur dit : « Venez donc, exprimez-vous, donnez votre avis, participez à la vie commune, faites entendre votre voix, faites des choix que vous estimez bons pour la communauté et mettez-les en exergue, appliquez votre index sur la carte des réjouissances. Cette voix et ces avis seront entendus à la mesure très-démocratique du nombre, ils pèseront dans la balance, ne vous soustrayez pas au fleuve commun, c'est avec les petites rivières qu'on fait les grandes catastrophes communes, soyez solidaires, pas solitaires. » Comme ils constatent en sortant de leur longue sieste que leur vote n'a aucun effet réel, depuis des lustres, et peut-être depuis toujours, que la démocratie représentative est un leurre, ou plutôt une idée, une belle idée, ils se disent que là au moins leur voix sera effective, et qu'ils peuvent participer, même d'une manière infime, qu'ils peuvent influencer, si peu que ce soit. Le grand mot est lâché. Qui n'a pas rêvé d'avoir de l'influence, ne serait que sur son voisin, sa femme, ses enfants, ses amis ou ses collègues, son quartier ? Un citoyen qui n'a aucune influence sur ceux qui le gouvernent en son nom ne peut que devenir un anti-citoyen, c'est-à-dire, en langage moderne, un « influenceur » plus ou moins conscient, plus ou moins volontaire. 

Je me rappelle avec effroi (et l'envie de rire) ce moment, qui a duré deux ou trois années, où l'on découvrait que des jeunes gens bien nés pouvaient envisager avec le plus grand sérieux de se lancer dans la profession d'influenceur. Il a d'abord fallu comprendre et admettre une chose incompréhensible et inadmissible, qui était que l'on pouvait gagner sa vie, et même bien, en exerçant cette profession. Cette vérité a mis du temps à me rentrer dans le crâne. Mais, dans le fond, nous avions déjà connu une forme approchante d'influenceurs, qui en nos temps historiques se nommaient « vedettes », ce que Guy Debord traduisait par « la représentation spectaculaire de l’homme vivant ». Ce qui a changé, avec nos influenceurs, c'est qu'ils sont nés dans le monde du Spectacle, un monde sans contrepartie, sans antagoniste réel, et qu'ils n'ont de ce fait jamais pu envisager autre chose que d'y faire carrière, puisque c'est tout ce que ce monde avait à leur offrir. Ce sont de petits boutiquiers qui ont compris bien mieux que nous ce que Marx désignait par « le fétichisme de la marchandise ». Ces dépossédés essentiels possèdent et accumulent beaucoup, ce sont des esclaves avisés qui règnent sur d'autres esclaves prêts à prendre leur place, car tout se renverse en permanence, pour le grand bonheur de la machine qui fonctionne toute seule, depuis au moins un quart de siècle. De temps à autre, pour relancer l'affaire qui pourrait faire mine de s'endormir, on nous fait croire qu'il y a deux camps, qu'il faut choisir d'appartenir au bon ou au mauvais, on nous somme de prendre parti, et tout continue sans qu'on entrevoie la moindre alternative réelle. Il y aurait des influenceurs moraux et d'autres qui seraient immoraux. Ce serait moins bien de vendre l'eau de son bain que du shampoing aux plantes ou du dentifrice au fluor, des photos de son cul que des vaccins, du nougat que des céréales enrichis aux fibres et au collagène, Sofiane Pamart serait moins pire que Sexion d'assaut, François Bayrou moins catastrophique que Mélenchon. C'est le mouvement perpétuel de la Marchandise qui danse un pas de deux avec l'extinction de la réalité. Si l'on vous dit que La Grande Librairie est une émission littéraire, que France-Culture s'occupe essentiellement de culture, que Gallimard est une maison d'édition, est-ce que vous restez calmes ? Si la réponse est oui, c'est que vous êtes influencés par les forces du Bien. Vous pouvez continuer à jouer. 

Il est significatif que le mot « star » s'applique désormais à n'importe qui. Une « star du porno » (car la pornographie joue évidemment un rôle central, quand il s'agit avant tout d'être intégralement visible, et à toute heure) n'a pas besoin de grand-chose pour être dotée d'une existence réelle, mais ce peut être une star de la télé-réalité, une star des réseaux sociaux, une star de Youtube, une star du foot ou du grand-banditisme, voire du massacre. La starification du commun laisse voir un monde qui n'a plus ni haut ni bas, ni intérieur ni extérieur, ni forme ni fond. C'est le besoin qu'on a d'elle, qui crée la star, pas le talent ni la singularité, mais « la misère du besoin ». Les écrans sont des dispositifs très généreux et très économes (du moins en apparence), qui donnent à tout un chacun la possibilité de parvenir à cet état de star du quotidien sans avoir le moins du monde à franchir les multiples étapes, souvent longues et douloureuses, qui retardaient un peu leur accomplissement et leur reconnaissance, au siècle dernier. Les stars d'autrefois étaient rares et mystérieuses, autant qu'éloignées de nous, et ne choisissaient pas l'image qui les rendait célèbres, car celle-là leur était imposée par d'autres (c'était au temps où existaient encore des tireurs de ficelle). Désormais, la star est une auto-star. Elle définit elle-même le trait ou le fétiche qui va la porter jusqu'à la renommée, lui frayer un chemin hors de l'anonymat : l'eau de son bain, la taille de son sexe, son imbécillité exacerbée, son inculture spectaculaire, sa voix de crécelle, ses prétentions absurdes, ses collections de voitures ou de montres, tout peut faire image, tout peut attirer les neutrinos flaccides de l'univers spectaculaire, qui traversent les distances et la décence d'un coup d'aile, qui sont partout chez eux, qui sont à la fois ici et là, sans contradiction ni états d'âmes. Ce qui étonne le plus, dans ces nouvelles stars des écrans, c'est qu'elles ont la conviction de s'extraire de la vie morne et anonyme, alors qu'elles font tout pour s'y enfoncer jusqu'au délire, car ce qui les rend célèbres devient très rapidement (instantanément, même) ce qui les enfouit dans la boue du vulgaire. La représentation qu'elles se font d'elles-mêmes les étrangle et les fane au moment même où elles pensent en tirer gloire et profit. Quand je dessine, pourquoi y voyez-vous autre chose qu'un dessin, c'est la question qu'elles devraient se poser, ou plus encore, que leurs « fans » devraient se poser. Ceci n'est pas une pipe ? Non, en effet, c'est une fellation sans frontières. Et je m'éclaire à la lumière des vessies que vous me prêtez généreusement. Tous ces jolis influenceurs sont des cadavres dansant sur des cadavres dont ils ont volé la vie sans même le savoir. Qui a besoin d'eux ? Tout le monde, apparemment… Chacun s'observe dans l'écran, courbé comme en présence d'un tabernacle, et se demande à quelle heure il va devenir lui aussi un influenceur. Pendant ce temps, les proies deviennent des prédateurs. 

Un jeune homme venu hier pour m'acheter une paire d'enceintes m'a dit quelque chose comme : « De plus en plus, quand on me parle, j'entends le son des paroles mais je ne fais pas attention à leur sens. » Je n'ai rien répondu, mais je connais bien cette situation. Heureusement, il y a des moments où les deux états se rejoignent, mais c'est très rare. De plus en plus, il faut choisir. Le son ou le sens, la bourse ou la vie, l'image ou l'amour. C'est comme si l'on était jeté hors du paradis et qu'on en avait seulement par instants quelques furtives réminiscences qu'on ne parvenait plus à relier entre elles ni à raccorder à notre vie présente. « Quand on songe combien il est naturel et avantageux pour l’homme d’identifier sa langue et la réalité, on devine quel degré de sophistication il a fallu attendre pour les dissocier et faire de chacune un objet d’étude. » 

Il faut écrire l'histoire des nouvelles séductions. Ces séductions qui se trament par écrit sur l'écran, mais un écrit hybride, différé, qui s'insère et s'élabore tant bien que mal dans le monde post-historique, dans ce monde tout d'échos et de duplicité incalculée, dans les réseaux sociaux et leurs répugnants effets de répétition, donc de vulgarité et de lassitude. « Il y a trop à lire sur un visage » et les visages pullulent, dans le Livre des Visages qu'on ouvre sans même y prendre garde et sans savoir qu'il liposuce nos traits en retour. Pour chaque « profil », des dizaines, voire des centaines de visages sont proposés chaque jour à l'observation et à l'analyse, laissés en dépôts au clou de la falsification. Curiosité, contemplation, méditation, spéculation, rêverie, étude, mise à distance provisoire ou au contraire sympathie immédiate, complaisance vertigineuse pour un trait finalement banal, nous passons rapidement par un grand nombre d'états qui affectent plus que nous ne le croyons notre vie psychique et notre imagination, car celle-ci n'a pas ici les bornes que la vie sociale charnelle lui impose immédiatement. Pas un jour sans que je m'émerveille du nom extraordinaire qu'a choisi Mark Zuckerberg : Facebook. On ne pouvait imaginer meilleur raccourci pour exprimer d'un seul mot ce qui fait le fond de l'affaire. Si je ne devais retenir qu'une seule raison au succès phénoménal de ce premier réseau social, son intitulé viendrait immédiatement. Ce « Facebook » est un puits sans fond dans lequel tout le monde tombe la tête la première, y livre sa figure, ses figures, sa face et son revers, son amnésie, y abandonne une part non négligeable de son âme, et, surtout, de sa forme, forme qui reste seule visible en définitive et rassemble les parties et le tout recomposés, pour les voyeurs vus que nous sommes tous. Immense peep-show dont les nudités sont des phrases et les fétiches des visages privés de voix. La parole est partout, mais elle est détimbrée, déchargée de son poids sonore, décolorée, flottant dans un éther sans limites dont les significations circulent à la vitesse de la lumière dans toutes les directions — mais surtout, cette parole est délivrée de la culture, elle a rompu les amarres avec l'ancien monde qui nous avait faits libres, plus ou moins, à mesure même des efforts que nous faisions pour nous extraire de la langue impersonnelle et radoteuse qui nous entoure et nous étouffe de la naissance à la mort. 

Toujours est-il qu'il y a des miracles. Des paroles et des visages qui traversent l'écran, comme s'ils n'existaient que pour nous, qu'ils avaient été inventés il y a quelques secondes seulement dans l'atelier d'un dément qui avait de toute éternité pointé sur nous son télescope sensible. Même s'il arrive qu'ils disparaissent aussi vite qu'apparus, la grâce de telles rencontres (il est possible que ce mot soit abusif mais je n'en vois pas d'autres) contribue à renforcer notre indestructible foi en l'exception, en l'exceptionnalité de la vie elle-même. Moins il y a de raisons pour qu'une chose existe, plus elle a de chances d'être vive, ou tout simplement vivante ; il me semble que c'est l'une des meilleures preuves de l'existence de Dieu, ce coup de pouce qu'il donne toujours à l'hypothétique ou au hasard. 

Par quoi est-on influencé, sinon par un visage qui vient nous chercher, qui vient tirer de nous notre nuit pour la faire flamber un instant au soleil, pour donner une perspective à notre solitude ? C'est la seule instance qui soit en mesure de nous faire quitter provisoirement les froides cavernes dans lesquelles nous sommes retenus prisonniers par l'effroi d'être. Là où tous les discours échouent, un visage peut réussir. Il y a tant à lire

mercredi 26 février 2025

Avec sept bémols à la clef

 

Je ne suis pas un individu suspect, puisque j'ai une page Facebook. Et je ne me suis jamais fait appeler Kamichov, ni sur Twitter, ni sur Tinder. Faire commencer un roman au moment où il s'achève est une idée merveilleuse que j'aurais aimé avoir moi-même. Celui qui écrit ces lignes est presque certain de n'avoir jamais entendu jusqu'à aujourd'hui la cantate BWV 181. Quelle merveille de savoir qu'il peut encore, à son âge, découvrir de nouvelles œuvres de Bach — et je ne parle pas de ces petits machins anodins que les musicologues aiment à sortir de leurs tiroirs à intervalles réguliers pour nous rappeler qu'ils sont indispensables. L'inculture a au moins cet avantage qu'elle ne nous laisse pas tranquillement assis sur un trésor. François Blot a très gentiment composé quelques mesures pour accompagner de sa nouvelle guitare hawaïenne les deux quatrains que je m'étais amusé à écrire l'autre jour, sur simone, la philosophe qui veille près de marcel (qui) serre (les) dents en pensant à ginette (il faudra introduire Oïstrakh dans l'affaire). La nuit avait été si douloureuse et si pleine d'angoisses que je ne m'attendais pas à éclater de rire dès potron-minet. « Par une nuit obscure, par un désir d'amour tout embrasée »… Pas ce soir, Chérie, j'ai un roman à terminer ! Les monts d'Auvergne se tassent dans l'air du soir. Rendez-vous en bas de la piste noire.

Je copie ici un paragraphe de M. Éric Mazet (du Petit Célinien) avec lequel je suis presque complètement en accord :

« Quand j’ouvre au hasard un livre de Céline, ce n’est pas pour y prendre une leçon d’anarchisme, de nazisme ou d’antisémitisme. Je laisse cela aux masochistes et aux sadiques. Je prends Céline comme j’ouvre La Fontaine, Voltaire, Chateaubriand ou Baudelaire, qui eux aussi avaient certainement des idées politiques et sociales, mais qu’on ne lit pas pour approuver ou réfuter une idéologie. On les lit pour le plaisir, la poésie, le lyrisme, la langue, la drôlerie, la musique, la verve, le mensonge, la cruauté. Quand je relis Villon, quand je regarde un Caravage, quand j’écoute du Gesualdo, qu’ils fussent des assassins n’entrave pas mon plaisir, et je ne me sens pas coupable de complicité. Quand j’écoute La Flûte enchantée, si j’en connais le livret et en ai étudié les symboles, je me soucie peu alors de son “message”, et si je m’intéresse à la franc-maçonnerie, c’est ailleurs que je me renseigne. Quand Voltaire s’en prend aux Jésuites, je ne le tiens pas pour l’instigateur des massacres de bonnes soeurs pendant la Révolution. Quand je lis Pauvre Belgique de Baudelaire, je ne me demande pas s’il a inspiré les massacres de Belges par les Allemands ou par les Congolais. Quand je lis Rousseau, Vallès ou Zola, je ne le les tiens pas pour responsables des millions de morts en Russie, et quand j’écoute un poème d’Aragon, je ne pense pas au Guépéou, à Staline et au Goulag. J’avoue que la littérature ou la poésie l’emportent à ce moment-là sur la politique et sur l’histoire. Ce n’est pas que je lise ces auteurs pour leur style seulement, leurs idées m’intéressent, mais je ne vais pas les partager ou y adhérer forcément. » 

Il critique un livre de Michel Bounan intitulé L'Art de Céline et son temps. J'y pense parce que l'autre jour, sur Facebook, un quidam avait objecté ainsi au dépôt de la musique (les six pièces op. 6) de Webern : « Le bémol qu'on peut mettre à sa musique de génie... Est son allégeance au nazisme de manière assez veule.. » Le bémol qu'on peut mettre à sa musique ??? Je n'en mets pas un seul, de bémol, moi ! Qu'est-ce qu'ils peuvent m'agacer, ces procureurs rétrospectifs qui veulent absolument que les artistes soient purs et conformes à leur morale (en fait à la morale du présent, qui est la seule qu'ils connaissent), pour être dignes d'intérêt ! Ah, ils s'y entendent, en diézification du passé, ces bons apôtres si bien installés dans les pantoufles de la bonne pensée qu'ils n'envisagent à aucun moment de quitter les lunettes magiques qui leur permettent de ne jamais faire d'embardées hors de la voie à sens unique. Je me refuse même à parler “du fond” de l'affaire, c'est-à-dire la prétendue allégeance au nazisme de Webern, alors qu'il fût considéré par les Nazis comme un représentant de « l'art dégénéré » (dans ce cas précis, il tombe bien mal, le gentil procureur à lunettes). J'ai déjà écrit à ce sujet, à propos de Furtwängler, il y a une douzaine d'années, je ne vais pas y revenir. On n'en finira donc jamais avec la plaie du jugement rétrospectif ! Les nains aiment juger les géants, on le sait, c'est même souvent de cette manière qu'on les repère d'abord.

Je ne suis pas une vedette. Les enfants de Jeannine Chalopin, eux, étaient des vedettes, au début de années 80. Tout le monde mène une double vie, même les crétins. Elle m'avait écrit : « Monsieur, un seul jour efface les mauvais jours. » L’insatisfaction elle-même est devenue une marchandise dès que l’abondance économique s’est trouvée capable d’étendre sa production jusqu’au traitement d’une telle matière première. Et aussi : « A chaque mot que vous m’envoyez, je nais à une vie plus étendue. »

Je m'y attendais, mais on m'explique, sur Facebook, que le texte que j'ai écrit l'autre jour, texte dans lequel il est très brièvement question de Sofiane Pamart (j'ai honte de prononcer ce nom !), donne raison de fait à Étienne Guéreau, ou, en tout cas, nous place lui et moi dans le même bateau, ce avec quoi je ne suis évidemment pas d'accord du tout. Ce n'est pas seulement une question de forme, qui nous oppose. La personne qui m'apostrophe parle ainsi : « dire exactement ce que l'on pense et se mettre le monde à dos...et par conséquent ne convaincre personne » en me visant, bien sûr, alors qu'Étienne Guéreau, lui, qui « pense exactement la même chose que [vous] », « prend quelques précautions oratoires » et, de ce fait, a des chances de convaincre. Mais je me fiche de convaincre, justement ! Je ne cherche pas du tout à convaincre, bien au contraire. Se placer dans la position de celui qui cherche à convaincre, c'est déjà capituler devant la terreur très quotidienne du Petit Remplacement. Tous les Étienne Guéreau du monde ont sans doute quelque chose à défendre, ou à faire valoir, ils ont une marchandise à vendre, c'est évident. Ils se présentent comme étant en dehors du système alors qu'ils sont en plein dedans, et veulent recevoir ce qui leur est dû. L'Étienne Guéreau en question a d'ailleurs consacré une nouvelle vidéo aux Victoires de la musique et au « wokisme », qu'il combat, évidemment. Le seul fait d'employer ce mot achève de nous éloigner l'un de l'autre. Je ne combats pas « le wokisme », je ne sais même pas de quoi il s'agit, ça ne m'intéresse pas le moins du monde. Ils utilisent de gros mots bien enflés, bien clignotants, bien riches en calories idéologiques, pour se sentir solidaires les uns des autres, pour faire corps, pour se tenir chaud. Je bouche mes oreilles à tout ce vocabulaire politico-moral ou socio-sexuel. Il s'agit pour eux d'être dans le bon camp, de ne surtout pas rater l'embarquement partisan, de parler avec la langue du temps, de se faire entendre et comprendre de leurs camarades. Ils parlent de « posts », ils « nous partagent » des choses, ils « titrent » des articles, ils veulent critiquer le monde mais ne pas se le mettre à dos, donc ils jactent exactement comme ceux qu'ils affrontent. En désignant le Désastre contemporain par ce terme de « wokisme », ils ont l'air malin, car il semble recouvrir des notions que tout le monde (jusque Trump et Musk) comprend et estime de son devoir de combattre — du moins ceux qui appartiennent au bon camp (il y a le camp des saints et le camp des sots, c'est pour eux une vérité irrécusable). C'est un signe qu'ils adressent à leurs condisciples, à leurs followers de lutte. D'ailleurs, en face, on leur répond que « le wokisme n'existe pas ». Mais comme je ne me reconnais pas dans ce ou ces camps, dans ces clans, dans ce partage politique de l'espace mental ou spirituel, je n'ai pas de signes à leur adresser. Les quelques signes que j'émets ne sont en général pas du tout compris, quoi qu'on en dise. Il a bien fallu que j'en prenne mon parti. 

Une nuit entière à entendre couler la pluie à l'intérieur de soi — c'est long. Si au moins elle me lavait de moi-même, mais, au contraire, elle y accumule en désordre toutes les immondices dont je ne sais pas me débarrasser. Je suis descendu au rez-de-chaussée avec le ventre noué (je me rappelle encore ce jour atroce, il y a une quinzaine d'années, où j'avais mis les pieds dans l'eau, au bas de l'escalier, à ma totale surprise, et le regard étonné de Luna, alors, qui me suivait…). Il faut dire aussi que j'ai étrenné depuis deux jours une association de somnifères différente qui me met dans un état étrange et assez désagréable. Le réveil, quand enfin on a connu quelques minutes de sommeil, est vraiment pénible, et hier, je n'ai pas réussi à me lever. C'était trop dur. Il m'arrive d'avoir des journées qui durent trois heures. Ce n'est pas comme ça que j'écrirai l'Illiade ! 

Au cours d'une récente et un peu désespérée pérégrination nocturne, je suis tombé sur une série espagnole dans laquelle il y a une brève séquence qui se tenait à l'église lors de funérailles. Et tout à coup m'est revenue en pleine face l'émotion qui me prenait, enfant, lorsqu'à la messe, avant l'eucharistie, nous entonnions à trois reprises le fameux « dis seulement une parole et je serai guéri ». Rarement je crois une suite de mots français auront eu plus d'effets sur moi. Le « corps du Christ », qu'on aurait le droit d'avoir sur la langue, quelques instants après, était au sens propre une énormité. Cette chose indicible qui m'enveloppait tout entier, alors, je me rends compte aujourd'hui qu'elle ne m'a jamais quitté, que je l'avais seulement mise en sommeil. Être guéri par la parole d'un autre, attendre cette parole qui ne vient pas… Ce n'est pourtant pas grand-chose, une parole. On a même souvent le sentiment d'être légitime, quand on l'attend ; on n'a pas l'impression de voler quiconque ! Et pourtant, elle nous est refusée, ou bien nous n'avons pas l'ouïe assez fine pour l'entendre. La plupart du temps, l'autre ne sait pas du tout en quoi pourrait bien consister cette parole. N'empêche, il y a pour moi dans ces quelques mots répétés en incantation la plus belle part du catholicisme, la plus étrange sans doute et la plus profonde. Des mots attendus et pourtant inconnus de nous, peuvent guérir. En quelle langue ? Voilà ce que j'ai espéré toute ma vie — et ce corps qu'on aurait sur la langue, cette langue qui plonge au plus intime de notre être avec une science consommée, une vraie science, celle qui connaît nos besoins les plus profonds et qui ne s'embarrasse pas des croyances humaines, nécessairement éphémères et liées à l'époque. Quand on écoute la musique de Jean-Sébastien Bach, par exemple dans ses Passions, ou dans certaines de ses cantates, on sait, on sait physiquement, très concrètement, ce que c'est que le mystère chrétien, il est impossible de passer à côté : toute sa musique nous oblige, nous conduit d'une main ferme et tranquille au cœur du Mystère dont le nom frémit sur notre langue même quand nous croyons parler d'autre chose. Cet homme-là a su, c'est certain. Bien au-delà de la qualité de sa musique, il y a cet autre-monde (ou cette autre réalité) qu'il fait entrer en nous sans qu'on puisse ni l'ignorer ni la comprendre. Notre fragilité n'a d'égale que la puissance de Jean-Sébastien Bach. Sa musique nous paraît toujours surnaturelle. J'ai découvert il y a peu une jeune pianiste allemande d'origine iranienne (Schaghajegh Nosrati) qui a enregistré deux disques. L'un est consacré au Premier Livre du Clavier bien tempéré, et le second à l'Art de la fugue. Qu'une jeune pianiste commence par là en dit long sur son exigence musicale, sur le dédain affiché d'un certain succès que les pianistes, depuis toujours, savent amadouer ou provoquer en choisissant en professionnels les œuvres qu'ils jouent. Mais surtout, dans le très peu que j'ai vu d'elle, j'ai aimé le naturel de son toucher, sa manière à la fois simple et évidente de produire du legato et de la vocalité. Elle ne fait pas de manières, quitte à paraître parfois un peu terne, un peu épaisse. Elle ne choisit pas dans sa palette technique une manière qui fait de l'effet, qui impressionne, mais elle se conforme comme sans réfléchir à la phrase musicale. Je ne peux pas dire que ce soit spectaculaire, ni même séduisant, mais il y a quelque chose de très authentique dans cette manière de jouer du piano. Ça m'a beaucoup impressionné, et ça nous change un peu de tous les pitres actuels qui croient malin de souligner de rouge ce qu'ils comprennent de la musique qu'ils interprètent. Quand on joue du piano honnêtement, c'est-à-dire mieux que bien, il faut ou il faudrait que le « corps-du-Christ » soit amené sur notre langue, qu'on soit mis en contact avec une Parole sacrée, ou qui semble telle. C'est donné à bien peu, mais ça arrive. « Par une nuit obscure, par un désir d'amour tout embrasée, Oh, l'heureuse aventure ! »… Les voix portent la parole naturellement, alors que le piano doit la recréer, et c'est ce qui, paradoxalement, lui octroie ce statut si singulier. C'est un instrument magique, ou plutôt un instrument qui requiert de celui qui en joue une science magique, une transmutation. Oh, l'heureuse aventure ! Et pour que cela puisse advenir, il faut que le désir embrase le corps du pianiste et donne à sa langue une vertu qu'il ne se connaît pas, qui ne fait que le traverser mais qu'il ne possède pas. Nous devrions toujours nous tenir juste avant l'Eucharistie, être au seuil de ce miracle, disponibles et traversables

Le désir d'amour est insatiable. C'est la déception toujours reformulée qui nous propulse en avant de nous-mêmes dans la fuite des heures. Il n'y a qu'à l'église, le matin, dans les rayons du soleil filtrés par les vitraux et la poussière d'encens, qu'il nous est donné de sentir cet amour infini qui changera notre corps et le guérira du mal qui prolifère en nous jusqu'aux extrémités. Encore faut-il se tenir prêt, sans récit ni savoir personnels. Je n'aurai été capable que de sentir le parfum de l'aventure, pas d'y pénétrer. « Schmücke dich, o liebe Seele » ! Quitter les cavernes du péché ne m'aura pas été donné. On sait, qu'on est invité, il n'y a aucun doute à ce sujet, mais ce n'est pas ce qui nous donne la force de quitter notre nuit. C'est une aventure bien trop grande pour nous, sans doute. « Je me préserve encore un peu avant de fléchir complètement. »

Je m'aperçois que le verbe « entonner » a (au moins) deux sens, en français. Celui dans lequel je l'ai employé plus haut, et un autre, beaucoup plus trivial, qui signifie verser un liquide dans un tonneau, et même boire au goulot, boire sans retenue. C'est le chantre, le célébrant, toujours suspect d'être en état d'ivresse, qui fait la liaison entre les deux significations. Commencer à chanter, donc, en donnant les premières notes aux autres chanteurs. Quand on entend le premier contrepoint de l'Art de la fugue, et ce thème si simple, si parfait, qui fait retour sur lui-même sans se clore, on comprend ce que signifie « donner les premières notes », entonner, permettre une élaboration sans fin de ce qui constitue l'Être : sa parole, son verbe. Cela, Schaghajegh Nosrati le fait très bien, avec une simplicité et un naturel parfaits. Elle ne démontre pas, elle énonce, elle suit pas à pas le chemin indiqué par Bach, sans faire d'histoires, sans chercher à s'imposer. Il n'y a besoin de rien de plus. Tout est là, dans un dénuement qui n'est pas synonyme de pauvreté, et lorsqu'on parvient aux deux grands gouffres silencieux, à la fin du contrepoint, on entend intérieurement, en un éclair mémoriel, tout le chemin parcouru depuis l'exposition du thème, son Verbe, résumé, condensé, révélé. La fugue a parlé. Réjouis-toi, ô mon âme, d'être à même de parcourir ne serait-ce qu'une infime partie du chemin mis en lumière par Bach. Tu n'inventes rien, tu n'as rien découvert, mais tu marches en compagnie de celui qui a entonné le Sujet. Heureusement qu'elle n'a pas, comme d'autres, “terminé” le quatorzième contrepoint ! Les maniaques de l'achèvement, il faudrait les pendre par les mains avec lesquelles ils ont ajouté leurs notes à celles de Bach. 

Je pense tout à coup à un petit livre écrit en 1983 par Jacques Derrida, dont je n'avais lu que le titre, « D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie », et j'ai envie d'effacer trois ou quatre paragraphes du texte que je suis en train d'écrire. Qu'est-ce je peux être sérieux, et lourd, et dramatique ! Où sont passés mon humour, mon ironie, ma légèreté, ma fantaisie ? Je suis devenu un cul de plomb. D'où m'est venue cette manie de vouloir expliquer des choses ? C'est comme une infection que j'ai attrapée, mais où, quand, auprès de qui ? Il ne me suffisait pas d'être antipathique, il fallait ajouter à l'antipathie des sens celle du sens et du dramatisme, du commentaire, de l'explicite, des notes en bas de page ! On n'effacera pas. On ne s'excusera pas. On laissera l'inutile et le superflu, comme des instruments qu'on laisse traîner au jardin. D'autres que nous feront le ménage. 

La musicologie et la chirurgie esthétique ont les mêmes finalités. La seule différence c'est le coût. Il faudrait écrire une nouvelle à propos de cette soprano fameuse qui, pour perdre quelques kilos qu'elle estimait néfaste à son art, il y a de cela des lustres, avait tenté la première liposuccion de l'Histoire, bien avant que le terme et la chose soient inventés. Liposuccion qui s'est évidemment très mal terminée, mais qui lui a laissé suffisamment de temps et de fantaisie pour qu'elle fasse frire des rognons dans sa propre graisse. Voilà qui me sauverait quelques heures du marasme dans lequel je patauge avec application, si je me mettais subitement à croire à mes nouvelles. Il y a dans mon remords d'avoir un peu écrit (très peu mais déjà beaucoup trop) beaucoup de bonnes raisons. Il y en a de mauvaises aussi. Je crois qu'il faut accepter d'écrire ce qui ne ressemble à rien, ce qui n'a pas d'excuses, excuses qu'on trouve soit dans le passé soit dans son oubli, quand on s'applique à refaire ce qui a déjà été fait, soit dans les échos de ce qui nous parvient aujourd'hui, qu'on rejette ou qu'on singe par opportunisme ou par faiblesse. À chaque fois qu'il nous est dit : « Tu ne peux pas écrire cela, pas de cette manière, tu ne peux pas dire cela, ou penser cela », je suis à peu près certain qu'il faut le faire, qu'il n'existe pas de meilleure raison à ce qu'on le fasse. Sans inconscience, il n'y a rien de possible, surtout quand on possède un surmoi obèse et exaspéré. Qui viendra me libérer de moi-même, à part l'inconscience ou l'oubli de ce que j'ai lu et compris ? Il suffit de penser à la poésie contemporaine, qu'on a du mal à oublier, pour voir tout ce qu'il ne faut surtout pas faire ; c'est là sans doute que les choses sont les plus clairement montrées, mais cela ne dit pas ce qu'il faut faire, malheureusement. Ce serait trop simple. Ne pas être à la mode est indispensable, mais être démodé n'est pas une garantie suffisante. Il y a une chose dont j'ai de plus en plus horreur, en tout cas, c'est le « bien écrire ». Neuf fois sur dix, quand on me dit que tel livre est bien écrit, ce livre m'ennuie ou m'exaspère. Et pourtant, on ne peut tout de même pas désirer mal écrire… La frontière est bien mince, et surtout infiniment mobile, entre les textes bien écrits et ceux qu'on n'a pas envie de lire, entre la littérature et ce qui n'en est pas, entre le style et la péroraison fabriquée comme un meuble Ikéa de nouveau-riche.

Tchekhov fait dire ceci au “narrateur”, dans son roman, Un Drame à la chasse : « Si quelque assistant à la cérémonie trouve cette description incomplète et inexacte, qu’il en attribue les lacunes à mon mal de tête et à l’état d’âme dont j’ai parlé ; c’est ce qui m’empêcha d’observer. Si j’avais su que j’aurais à écrire un roman, je n’aurais évidemment pas tenu mon regard fiché à terre comme ce matin-là et aurais dominé mon mal de tête. » Voilà quelque chose dont je saurai me souvenir, moi qui suis nul en description, qui n'ait pas l'œil du tout, contrairement à un Quatremaille qui voit tout. J'aurai souvent mal à la tête, comme nos femmes, et des états d'âme qui m'empêchent de voir ce qui se trouve sous mes yeux. C'est dit. Personne ne peut être tenu de savoir qu'il va bientôt écrire un roman, et j'ai perdu tous mes carnets parisiens des années 80, 90, dans lesquels je notais scrupuleusement tout ce que je voyais, sans aucun souci littéraire. On voit que ma maladresse est facilement expliquée par les circonstances et le fatum. Tchekhov, sous le titre de son roman, écrit : « Histoire vraie », comme les réalisateurs de la série Fargo font précéder chaque épisode de cette déclaration amusante : « Ceci est une histoire vraie. À la demande des survivants, les noms ont été changés. Par respect pour les défunts, tous les faits ont été racontés tels qu'ils se sont produits. » Ce Drame à la chasse est le récit, fait par un ancien juge d'instruction, Ivan Kamychov, (un « beau monsieur extrêmement souple et désinvolte »), récit proposé « par besoin d'argent » au rédacteur d'un journal. Quand ce dernier questionne celui qui lui propose son manuscrit sur le sujet de son œuvre, celui-ci bafouille : « L'amour… Un meurtre… » Il souligne que tout est vrai et qu'il a assisté au drame, et même « y a pris part ». Le journaliste ricane. L'amour et le meurtre, mais c'est trop bien banal, voyons. Et surtout, la vérité n'intéresse personne. Il ne promet pas de lire le manuscrit avant longtemps, mais il s'est tout de même laissé apitoyer par le pauvre juge d'instruction qui regarde le bout de ses chaussures en tournant un crayon entre ses doigts. « À dans trois mois », lui est-il signifié, avec le conseil de « rester en bonne santé ». Là aussi, « les noms ont été changés », par respect pour les survivants ou par crainte des ennuis qui pourraient pleuvoir sur un fonctionnaire qui se mêle d'autre chose que de sa tâche ordinaire. J'en connais un, comme ça, qui sait de quoi il s'agit, et ça se passe de nos jours sur les réseaux sociaux qui évitent aux saloperies humaines d'avoir à écrire des lettres anonymes en découpant des lettres dans le journal ou de se faire envoyer paître au téléphone par un adjudant pressé. Si j'avais su que j'aurai un jour à écrire un roman, j'aurais collectionné les lettres d'insultes et de dénonciations. J'en ai eu quelques unes, pourtant, mais je n'ai pas eu la fibre collectionneuse. Dommage. On ne fait jamais aussi bien que les vrais fumiers, ou les vrais dingues, on n'a pas l'œdème de l'imagination où se concentrent et se figent toutes leurs sales pensées, et c'est un sérieux handicap littéraire. 

C'était donc écrit quelque part. Les perroquets ont parfois de bonnes raisons d'avoir tort. La pesanteur est une force écrasante, dans ce roman, qui ne laisse de répit à personne, malgré ce que l'intrigue pourrait laisser penser. N'oublions pas que Tchekhov était médecin. Tout semble se fomenter au niveau des organes et du métabolisme, c'est là que se trouve le véritable destin de ses personnages, tout les ramène sans cesse à ce que peuvent leurs pauvres corps. Ils ne sont libres qu'à mesure de leur pression sanguine et des échanges cellulaires que dissimulent mal leur anatomie et leur position sociale. Rester en bonne santé ? C'est difficile, pour un Russe, mais sa force vitale est pourtant enviable, vue de ma chambre. « Le mari a tué sa femme. » Cependant, le dénouement du roman, le vrai dénouement, c'est-à-dire ce qui suit le récit du juge d'instruction Kamichov, est saisissant. Je parlais du mépris, il y a quelques jours. Ici, il est central, on en fait presque une indigestion. « Il y a trop à lire sur un visage. »

Le seul cinéma que j'aime est celui des frères Gode-Darbord, mais il est assez difficile de trouver des salles de cinéma qui acceptent de les montrer. Les exploitants-perroquets parlent du mépris de glace et des trente-sept degrés réclamés par les deux frères pendant la projection de leurs films, mais c'est de la calomnie pure et simple. Par respect pour les défunts, tous les faits ont été racontés tels qu'ils se sont produits, mais la bémolisation des faits et des individus commence bien dans les salles obscures, croyez-moi. Plus on dispose de moyens de communication, moins on peut communiquer, je ne vous apprends rien, Anton. Ils vous diront : « Seize de tension ! Mais c'est énorme, vous risquez l'AVC ! » Menteurs. 

Autour de nous, des silhouettes immobiles plongées dans un état étrange. Les deux fistons de Jeannine avaient disposé des poutres métalliques sur les voies du TGV reliant Dijon à Paris, espérant le faire dérailler. Ces spectateurs semblent tendre tous leurs muscles dans un violent effort ou s'abandonner à un état de profond épuisement. Ce qu'ils ignoraient, c'est que chaque matin, avant le passage du premier train, une machine contrôlait les voies. Aucune communication des uns aux autres, on dirait une réunion de dormeurs qu'agitent de mauvais rêves. Ils ont été arrêtés. Ils ne regardent pas, ils boivent du regard. Ils n'écoutent pas, ils absorbent par les oreilles. Je ne me souviens plus de la peine à laquelle ils ont été condamnés. Tous sirotent un breuvage sucré et épais nommé Bémole. J'aurais volontiers fait un film sur eux, mais je tenais à ma femme de ménage. Les vedettes sont excellentes, et de plus en plus efficaces. Je n'ai pas été Nabilo, j'ai-tout-faux.

Puisque nous sommes devenus des sous-Américains et que l'impérialisme américain de la marchandise s'est emparé du monde, il est normal que les nations européennes disparaissent dans l'écrasement totalitaire de la marchandise et que le continent européen devienne un ghetto américain avec sa drogue, ses immigrés, sa délinquance. 

Si le juge d'instruction Kamichov a écrit le récit dont Tchekhov a fait un roman, c'est pour se débarrasser d'un secret lourd à porter, ou pour montrer enfin qui il est vraiment. Qui n'a pas envie d'être admiré pour ce qu'il est ? Qu'on soit un saint ou un assassin, on exige des autres qu'ils le sachent. Je ne vais pas vous donner des leçons de marxisme, rassurez-vous, mais j'aimerais assez retrouver Histoire et conscience de classe dans le foutoir de ma bibliothèque. Ce que j'ignorais, en revanche, c'est que Jean-Yves Tadié considérait que Georg Lukács avait complètement dominé la sociologie de la littérature au XXe siècle. 

La philosophie, c'est l'homme qui se cherche parce que les communautés primordiales ont été détruites par le devenir de la valeur d'échange. Le summum de la philosophie, c'est l'auto-abolition de la philosophie. Approuver ou réfuter une idéologie, c'est vraiment le degré zéro de la vie intellectuelle et sensible, pour moi, mais je reconnais que c'est une étape indispensable dans une vie d'homme. Si l'on n'est pas passé par ce moment, le détachement qu'on peut éprouver quant aux mouvements socio-politiques de l'époque est suspect. Pascal Diez, Jaco Baimole et Juliette Békar vivent en trouple. Ils travaillent dans l'événementiel et ont une chaîne Youtube avec 200 000 abonnés nommée Clef d'Ut. Racontez leur vie sexuelle et illustrez votre nouvelle avec des extraits des Variations opus 27, d'Anton Webern. Envoyez le tout à Frédéric Beigbeder. Passez au blender le plaisir, la poésie, le lyrisme, la langue, la drôlerie, la musique, la verve, le mensonge, la cruauté, l'érotisme, tout ça en 10 000 signes maximum. Ne laissez personne sur le bord du chemin et évitez tout dérapage. Faites un sort tout particulier à l'insatisfaction. L'amour, un meurtre… Etc.