lundi 17 mars 2025

Warum ?


Ma mère aurait eu 111 ans aujourd'hui. Cantate 136, « Erforsche mich, Gott, und erfahre mein Herz » (sonde-moi, mon Dieu, et connais mon cœur), du 8e dimanche après la Trinité, composée par Bach en 1723, à Leipzig. J'ai décidé il y a longtemps d'avoir systématiquement des marges de 4 cm à gauche, dans ce logiciel de traitement de texte (police de caractères Didot, corps 12, interligne 1½, 0,50 cm entre les paragraphes) parce que je voulais de la place pour corriger mes textes une fois imprimés. Or je ne les imprime plus jamais, faute d'encre, de papier, d'une connexion fiable entre l'ordinateur et l'imprimante, et peut-être aussi en raison de ma flemme. 

11, 111, 101, 110, 011, tous ces nombres qui semblent montrer un faciès binaire, ne le sont que très peu. Pourquoi le nombre 11 s'est-il imposé peu à peu dans ma vie à la manière d'un code à demi caché qui touche à tous les aspects de mon existence, et que je frotte de temps à autre comme une lampe magique, je l'ignore. Il faudrait un jour que je me penche sérieusement sur la question. Le 11, c'est aussi bien sûr le 10 + 1 (10 janvier), le 7 + 4 (la Haute-Savoie) et son renversement, le 4 + 7 (le Lot-et-Garonne) , le 3 + 8, etc., mais surtout, et c'est la forme qui me fascine le plus, le « 101 », non-rétrogradable, comme dirait Messaien, ou palindromique en diable, avec cette sorte de Trinité dont le centre (et l'Être ?) est un zéro, une absence, une privation, un affaissement. Tout ce qui ne peut pas se rapporter à des nombres n'existe pas vraiment, c'est le sentiment profond que j'ai depuis toujours, et qui sans doute vient de la musique elle-même. En tout cas, la Trinité, comme déploiement réel du couple, du double, de la dualité, et même du vivant singulier, m'a toujours semblé une évidence. Nous sommes les brins d'une guirlande éternelle en forme de triangle. 

Il y a de la Tortue et de l'Achille en chacun de nous, autant dire de l'impossibilité de mouvement. Parfois, c'est Achille qui s'exprime, le plus souvent la Tortue, en moi. Mais à chaque fois qu'il y a dialogue, en soi-même, une troisième voix s'invite subrepticement, qui met les deux autres d'accord (momentanément), ou les fait taire (momentanément). Un couple n'est jamais vraiment un couple, ou pas seulement. Une des premières apparitions du terme « sonate » (la sonate, formellement, a désigné ensuite une forme dans laquelle deux thèmes s'affrontent et donnent lieu à une troisième partie, un développement) se trouve dans la formulation « sonates en trio », à l'époque baroque. À ce moment-là, le mot « sonate » voulait simplement dire « qui sonne », qui se joue sur un instrument à vent ou à cordes, par opposition aux « cantates », qui sont chantées. Mais on voit que déjà il y avait besoin d'une troisième voix pour donner au discours musical une épaisseur et un volume (et une complexité harmonique) que le « bicinium » ne pouvait pas lui offrir, une assise harmonique qui allait peu à peu émanciper la musique du contrepoint (pour le meilleur et pour le pire). 

Le nombre 11 a ceci de fascinant qu'en juxtaposant simplement deux unités simples (le chiffre 1), simples parmi les simples, deux corps réduits à leur squelette, deux signes érigés, deux statues, nues, il produit un nombre déjà très complexe, un nombre premier, instable dès qu'on veut le combiner, le réduire, le diviser : un nombre difficile. Typographiquement, le nombre 11 se confond souvent avec le pronom « il », troisième personne du singulier, quand il est écrit en capitales d'imprimerie : « II ». (Va distinguer le « l » du « I », ici…) De même, dans « ICI », qui pourrait se lire : 1(c)1, où « c » pourrait figurer le « 0 », le rien, le nul, le vide, entre les deux colonnes, les deux émergences sensibles (et peut-être contradictoires) de l'être (ou de l'Être) qui se tient là. Être serait donc donner des limites, des bornes au vide, à ce qui en nous n'est pas là, n'existe pas dans la présence, ou existe ailleurs qu'en celle-là. « Il » est là, en nous, comme une énigme souveraine qui parfois nous sépare de notre moi. Qui est le « il », qui est le « je » ?

Connais-moi, mon Dieu ! dit la Cantate 136, car l'on sait qu'il est impossible de se connaître soi-même, et que nous avons besoin d'un tiers, pour cela. La vie nocturne et silencieuse, celle qui comprend le sommeil, représente approximativement le tiers de la vie totale, et la vie diurne les deux tiers. Le plus grand désir de l'homme est d'être connu entièrement, de manière absolue, juste ; mais par qui ? Par pas un semblable, c'est certain, car nous savons d'instinct que la connaissance totale de nous-mêmes par un autre serait un anéantissement et une condamnation. Seul un Dieu omniscient et équitable peut comprendre ce qui est incompréhensible à l'autre, seul le Créateur peut comprendre sa créature, car il la contient de toute éternité. Le résidu secret (ce tiers indéchiffrable) que nous portons en nous-mêmes, ce « 0 », est indivulgable à notre prochain, qui ne le comprendrait pas plus que nous. Sans cette part indicible et muette de nous-mêmes, qui a d'autres causes que nous-mêmes, et sans doute d'autres avenirs, nous ne serions pas des individus, mais des machines divisées soumises à tous les vents du siècle et à ceux qui nous font face, qui maladroitement dressent eux aussi leur nuit devant nous. Il faut en prendre son parti, nous ne sommes complets et cohérents qu'en admettant et en comprenant que se trouve au cœur de notre être un vide qui nous sera toujours inintelligible. La vie moderne cherche par tous les moyens à réduire cette part en la rendant objective et déchiffrable, visible, stable, connue de tous, avouée ; elle veut nous juger entièrement, elle se prend pour Dieu, elle éclaire la nuit, elle comble les vides et les silences. On peut aussi appeler cette part Liberté, ou Secret. Pour se dresser, dans la vie, dans le vivant, il faut en passer par le rien qui nous consume ; pour dire vraiment oui, il faut accepter le non. 

Maintenant que j'ai bien ennuyé avec mes histoires absconses de chiffres et d'absence, et que les rares lecteurs qui s'étaient aventurés jusqu'ici ont fichu le camp en jurant qu'on ne les y reprendrait plus, je peux commencer à raconter que le soleil pénètre enfin dans mon salon, lui qui avait choisi de se cacher depuis des jours et presque des semaines, comme s'il voulait me faire admettre qu'il n'y avait rien à attendre de bon des quelques moments qui restent. Est-ce que deux messages supprimés valent mieux que pas de messages du tout ? Est-ce qu'une phrase barrée signifie autant qu'une phrase abandonnée, laissée à la bonne volonté du lecteur, à son hypothétique bienveillance, ou seulement indulgence ? Est-ce que le silence parle ? 

L'autre nuit, un mot allemand m'obsédait et me tenait éveillé : « Warum ». La sonorité de ce mot me paraît tellement extraordinaire… Comment les Allemands en sont-ils venus à formuler cette demande d'explications avec cette construction sonore qui démarre en trombe et tourne sur elle-même avant de lâcher au-dessus du vide une résonance impressionnante, c'est un grand mystère. Mais c'est beau ! Je pense bien sûr au « Warum ? » de Schumann, la troisième pièce des Fantasiestücke op. 12. Rubinstein, Brendel, Argerich, Marc-André Hamelin, Perahia, Richter, Éric Le Sage, 18 minutes de Warum répétés, enchaînés… J'occupe le temps avec le son, ou je remplis le son de temps, je l'enfle et le dilate de pourquoi. Ré-Do-Ré-Mi–La-Fa répété huit fois (avec la reprise), et le motif répété 24 fois si l'on compte ses variations. C'est beaucoup de questions à Florestan, de la part d'Eusébius. Le soleil a déjà abandonné la partie. Parle donc, Robert ! Avoue ! Confesse-toi ! Tu n'étais pas un saint homme, ne nous prends pas pour des naïfs. D'ailleurs il paraît que tu ne faisais pas la vaisselle, à la maison ! 

À chaque fois que je dépose (en clair) sur Facebook un des textes publiés sur ce blog, car j'ai observé que presque personne ne clique jamais sur le lien qui y mène (je ne sais vraiment pas pourquoi), je suis obligé de laisser tomber tous les enrichissements typographiques (italiques essentiellement, lettres barrées, etc.) et dans un premier temps, j'en souffre, je suis inquiet. Mais, plus tard, je me dis que cette frugalité et ce carême forcés sont plutôt une bonne chose. Les enrichissements typographiques ne sont-ils pas une paresse, un procédé pratique, certes, mais une manière de se simplifier la vie, quand on écrit, de montrer du doigt des choses qui devraient peut-être se signaler par elles-mêmes ? Il va de soi que je ne m'en passerais pas de moi-même, si l'on ne me forçait pas le clavier, mais il ne me déplaît pas vraiment d'en être privé a postériori par une des limites de la technique. Pour rapprocher cela de l'interprétation musicale, je me demande toujours si ce qu'on nomme une bonne interprétation, n'est pas intrinsèquement une manière de trop nous expliquer ce que l'on doit entendre et comprendre dans une œuvre musicale, de nous montrer où sont les phrases, ce qu'elles signifient, quel sentiment leur associer, etc. Mais j'ai bien conscience, écrivant cela, que je me place en dehors de toute réalité sensible, car l'interprétation idéale serait — dans cette utopie-là — celle produite par une machine parfaitement insensible et objective qui estimerait que l'œuvre délivre son message sans qu'un interprète soit nécessaire, que tout est écrit, que tout est noté. Or ce n'est pas le cas, on le sait.

Moi qui ai fait de la musique avec des machines, je sais bien dans quelle impasse on se trouve lorsqu'on leur fait confiance, et qu'il n'est d'autres solutions que de les pervertir, de les mettre cul par dessus tête, si l'on y parvient, mais je dois confesser un véritable plaisir à les avoir fréquentées et à m'être parfois perdu au sein de leur bêtise constitutive. Après tout, c'est une limite comme une autre : Ce peut être un jeu du chat et de la souris, du lièvre et de la tortue, dans lequel on se mord la queue avec plaisir. 

On a peur de se priver de béquilles, de signaux, de couleurs, de soulignements, d'enluminures et de loupes, de gras, d'effets. On redoute la mécompréhension, cette malédiction éternelle, mais quoi qu'on fasse, il faudra la traverser, on le sait bien. Même avec la meilleure volonté du monde, de la part du lecteur et de l'auteur, même avec d'infinies précautions et d'index pointés, et de lampes dirigées sur l'encre noire, de lumière appliquée sur certains mots et d'ombre sur d'autres, de perspectives données de l'extérieur, de couleurs ajoutées, avant et après, nos phrases seront mal comprises, ou à demi comprises, ou incomprises. C'est la poésie, bien sûr, qui nous révèle avec éclat l'écart entre le signe et le sens (Lacan disait je crois que savoir lire c'était porter attention au signifiant plus qu'au signifié), et cet écart irréductible est la chose la plus précieuse du monde. Il y a une feinte, dans le langage : il feint de se donner pour mieux décevoir. Il signifie, il produit du sens pour dire autre chose que ce qu'il énonce, les mots écorchés et écorcheurs sont porteurs de plus qu'eux-mêmes, et parfois moins, ils viennent à nous avec une langue bifide qui nous séduit et nous horrifie tout à la fois, sans qu'on puisse jamais séparer complètement ces sens contradictoires et instables et sans qu'on puisse réparer définitivement la plaie qu'ils ouvrent en nous. On fait semblant de les prendre au sérieux même lorsqu'on sait que sera trompé ce qui en nous veut croire que l'autre parle vraiment. Si vous voulez terrifier votre interlocuteur, demandez-lui seulement : « Dis-moi quelque chose. » 

La vie individuelle est une précieuse récréation entre deux néants. On pense toujours au néant qui va succéder à notre vie, mais on pense plus rarement au néant qui l'a précédée. Plutôt 010, donc, que 101. On sait bien qu'en réalité de néant il n'y pas, que ce qu'on prend pour lui n'est qu'un niveau autre de vie, qu'on est incapable d'appréhender avec l'intelligence dont nous disposons. Il faudrait avoir la mémoire du néant primordial, cette origine des origines, pour être à même de comprendre que le néant terminal ne termine rien. Passer le temps (vivre) n'est qu'un pont, une brève transition entre deux couches de vie délivrée du temps. Il faudrait ici un autre terme que « vie », mais il est impossible à prononcer, ce mot, puisque les vocables que nous avons forgés l'ont été depuis cette transition et cet état qui est le seul dont nous avons la mémoire. Qui est le maître, qui est le valet ? Le temps, ou sa négation ? Impossible à dire. Il est toujours question d'interprétation, en tout cas. La communication n'est jamais pleine et entière, ni simple. Il y a toujours des résidus, de la poussière, des couacs, des blancs, des interruptions, des ratures recouvertes, que ce soit dans l'intime, à la faculté, à l'épicerie ou à l'église. Savoir lire, savoir parler, savoir écrire, savoir dire, savoir écouter, et même savoir se taire à bon escient, n'est pas donné à tout le monde, ni une fois pour toutes. C'est en cours. En travail. L'esprit et la lettre s'échangent des coups bas et sont même capables de se travestir, de se faire passer l'un pour l'autre, ajoutant et retirant sans cesse de nouveaux masques au sens, à l'infini et à ses figures. Il y a des jours où l'on se dit que la musique est plus sûre et plus simple que la langue. On peut penser que la musique devrait se lire plutôt que de s'écouter, ce serait l'idéal, mais un idéal bien triste, bien morne, et bien peu érotique, sans doute. Il vaut mieux accepter les malentendus et les maladresses des interprètes comme s'ils étaient des chances, même si certains jours ça nous irrite fort. 

La maladresse est chose liée à l'âge et aux matières. Les enfants sont maladroits, apprennent peu à peu, à force d'imitation et d'empilements complexes d'automatismes, l'adresse et la virtuosité (des gestes et des paroles), puis, le grand âge venu, nous redevenons maladroits. Toute ma vie n'est que l'histoire de ma maladresse (ses apothéoses et ses camouflages), qui a connu une trop brève interruption, dans quelques âges intermédiaires. « Maladroit » était l'insulte suprême de mon père. Ce n'était en rien une circonstance atténuante, bien au contraire : c'était le fond du problème, duquel découlaient tous les autres (il y a là une forme de morale que je suis triste de ne plus rencontrer). Je me désole, de plus en plus, de voir chez moi un retour en force de cette maladresse, celle des gestes, au premier degré, mais aussi celle des paroles et des sentiments. C'est une des pires formes d'humiliation que je connaisse. Mais les maladresses de mon temps ont également des causes matérielles. Quand nous étions environnés de matières nobles et fragiles (bois, verre, cristal, marbre, tissus précieux, etc.) nous étions bien obligés d'en considérer le prix et la vulnérabilité. Le plastique et les matières synthétiques ont changé tout cela. Qu'importe aujourd'hui de laisser tomber un de ces objets fabriqués à des millions d'exemplaires et qui ne coûtent presque rien aux fabricants (on parlait autrefois de « manufactures », et ce mot disait la main de l'ouvrier, l'ouvrier qui possédait un savoir — les manufactures ont été remplacées par les usines). On le remplace sans même y penser. Je me souviens de cette antique hantise de la tache (c'était un péché, de salir un vêtement), chez ma mère. Est-ce que la pêche tache, est-ce que le melon tache, est-ce que tel liquide va laisser une tache sur un vêtement qu'on devra garder longtemps, parfois se passer de frère en frère ou de cousin en cousin comme il m'est arrivé ? Les matières nobles étaient exigeantes et rares, on en prenait donc soin. Je me rappelle encore ce moment où j'ai entendu parler pour la première fois du « travail à la chaîne », et du temps qu'il m'a fallu pour comprendre ce que cela signifiait réellement, ce que cela impliquait. Vite fabriqué, vite jeté, vite remplacé. « Ça coûte pas cher. » J'ai connu les débuts de « la fringue », cette pulsion folle d'accumuler de très nombreux vêtements, au détriment de la qualité. J'ai toujours eu le goût des choses qu'on garde longtemps, qui traversent le temps et les époques, qui ont le temps de se démoder, de ces objets qui nous accompagnent dans la vie, et je me souviens encore de cette paire de chaussures qu'avait portées mon père et que j'ai portées à mon tour, à sa mort, de nombreuses années, au grand étonnement de ma mère. Le Choix… Cette divinité des années 70, qui a fait florès depuis (et qui avait pour cousin germain le Pratique). Mais comme toujours, la chose s'est retournée contre elle-même. Le nombre est un tyran. Le choix a aboli le choix, la multitude a décimé le divers, l'accumulation a éradiqué le plaisir de la possession, en a durablement épuisé la sève. Quand les étrangers étaient rares, en France, nous les chérissions naturellement. Maintenant qu'être français n'a plus de sens et que notre être s'est dissout dans le pluriel furieux et dominateur, nous constatons que nous avons nous-mêmes scié la branche du plaisir sur laquelle nous étions assis. Il y a des seuils au-delà desquels les essences et les substances se muent en autre chose, et c'est en général irréversible ; il y a des limites qu'on ne franchit pas impunément, c'est la dose qui fait le poison, disait Paracelse ; quelques dissonances renforcent le sentiment de la tonalité alors qu'un grand nombre de dissonances la révoque. Une liberté prise avec une règle la renforce, et donne à cette liberté un prix extraordinaire, mais toutes les libertés accumulées s'annulent les unes les autres, et anéantissent l'idée même de liberté et le plaisir qui lui est associé. 

« Interpréter et s’imaginer comprendre n’est pas du tout la même chose, c’est même exactement le contraire. Je dirais même que c’est sur la base d’un certain refus de compréhension que nous poussons la porte de la compréhension analytique . »

Il y a des jours où l'on a envie de cesser de devoir tout interpréter en permanence, où l'on rêve d'une communication simple et univoque, qui serait au ras du sens, de la lettre, tout près des phrases et de ce que l'autre pense. Mais dès qu'on se laisse aller à cette croyance, ou à ce désir, l'autre se rappelle à nous en nous démontrant, parfois de manière cocasse, ou caricaturale, qu'il ne sait pas ce qu'il pense, qu'il n'a fait que reformuler ce qu'il a entendu exprimer par d'autres que lui, que mettre en forme une rumeur neutre et lancinante. C'est de la persécution, ma parole ! Énigme, ou foutage de gueule ? Bêtise ou instabilité essentielle du langage humain ? On n'en sort pas. Dire qu'il y en a qui se demandent pourquoi il y a des guerres… Warum ? 

Il faut donc refuser de le comprendre, si nous voulons nous approcher de l'autre. Mais le veut-il, lui ? Bien sûr que non : il veut seulement être compris, c'est-à-dire qu'il refuse absolument qu'on l'écoute. 

Il y a quelques jours, une lectrice m'a dit que mes textes lui faisaient du bien. C'est très gentil, et je l'en remercie, mais j'ai du mal à comprendre comment c'est possible. Je ne vois qu'une explication, qui est que je n'écris pas ce que je crois écrire, ce qui ne m'étonne qu'à moitié. Il est bien possible en effet que je sois la dupe de mes propres phrases, que ça parle à côté de moi, dans mon dos, dans la pièce d'à côté, sans que j'en sois averti. J'essaie pourtant de me relire depuis l'autre côté, souvent, presque toujours, mais malgré ce que je crois, il est probable que je n'y réussisse pas. Tant pis ? Tant mieux ? J'attends Le Lecteur qui sait, qui saura, qui saurait traduire ma pauvre langue déboussolée, qui ferait de ce faisceau informe et désespéré, qui fuit de toute part, un ensemble moins incohérent et plus raisonné. On peut toujours rêver…

Dans Cléo de 5 à 7, d'Agnès Varda, un Paris comme je l'aime, au début des années 60, et au beau milieu du film, un minuscule film dans le film, un film muet avec Godard en jeune fiancé fringant, presque méconnaissable, Anna Karina, Eddie Constantine, Samy Frey, Jean-Claude Brialy, Danièle Delorme : les Fiancés du pont Mac Donald. La très blonde Corinne Marchand est adorable, en jeune starlette capricieuse et superstitieuse qui croit savoir qu'elle a un cancer. Même un Michel Legrand n'y est pas antipathique, c'est dire la force de séduction de ce film. Dorothée Blanck, qui interprète dans le film une amie de Cléo qui pose nue pour des sculpteurs, tenait un blog, jusqu'en décembre 2015 : Journal d'une dériveuse. Elle est morte aujourd'hui, mais son blog est toujours là, offert aux rares lecteurs de passage. Qui la connaît ? Je me dis que dans quelques années, mon blog sera lui aussi toujours là, quand je n'y serai plus. Quelle date pour le dernier billet, le onze novembre 2027, à onze heures onze ? Les lecteurs de passage qui ne sauront pas qui je suis pourront sonder mon cœur et ma prose en toute tranquillité, m'insulter, se moquer de moi, faire des « copiés-collés » de morceaux de mon blog particulièrement idiots, ridicules, sinistres, ou lamentables, et les envoyer à leurs amis pour se payer une tranche de rire au frais du néant. J'aurai peut-être 111 ans, au moment de ces éclats de rire, et je dériverai lentement en atomes déconstruits au sein de galaxies sombres aux noms patibulaires dont parlera un François Bayrou 3.0 halluciné qui bégayera d'aise au milieu d'une cour de journalistes, poussant ses mots hors de sa bouche comme des bulles de savon pas très catholiques. 

mardi 11 mars 2025

Pluie

 

Pluie pluie pluie pluie pluie pluie, pluie, pluie, pluie, pluie, pluie. LA CHAMBRE est humide. La couette EST HUMIDE. Le matelas est humide. La couverture est humide. Je suis humide. Je transpire la nuit, mais j'ai froid. Se lever, dans le froid, pour se sécher, se changer, aller sur l'autre côté du lit, mais il n'y en a que deux, des côtés, dans un lit. Je prie. Je rugis. Je prends du Theralen, du Quviviq, du Stilnox, de l'Imovane, du Noctamide, je pisse, je sue, je sombre parfois abruptement dans un demi-sommeil sans rêves, qui ne dure jamais plus d'une demi-heure. Puis je rallume, j'ouvre l'ordinateur, le referme, prends un livre, le referme parce que lire me fait mal aux yeux, je ne suis pas bien éclairé, prends la liseuse, mais c'est encore pire que le livre. Je reprends un cachet, tant pis. Pluie. Noir. Pluie. J'évite quelques unes des flèches que je reçois de l'au-delà. Certaines me blessent, m'ulcèrent. D'autres me laissent sans voix, sans mot, sans réaction. Terreur. Noir. Pluie. Je vois des taches noires au plafond, alors que j'ai les yeux fermés. Mais aussi de la lumière, une lumière incroyable, en mille pointes fines, qui se déplacent, forment des nuages de lumière, des constellations irisées. Jésus se tait. Mozart se tait. Beethoven se tait. Saint Jérôme se tait. Moi aussi je me tais. Dans la chambre, mille voix tues, bloquées. Arrêtées en plein vol. Mais c'est là, tout de même, dans l'humidité, elles sont là, toutes ces voix, même si on ne les entend pas. Le silence les étouffe, les garrotte. Je me lève mais il fait trop froid pour rester debout, ou alors il faudrait s'habiller complètement, empiler des couches et des couches, et je n'en ai pas le courage, pas cette fois-ci, en tout cas — et puis le lit va refroidir. Je vais pisser et je retourne au lit. Je pense à toutes les idiotes théories sur l'insomnie, à tous les conseils idiots que les spécialistes donnent, pour la vaincre ou la supporter, ils me font chier, tous, avec leurs conseils et leurs théories. Alors j'éclaire et j'écris. Mais ça me dégoûte, de faire ça. J'éprouve un dégoût absolu pour la littérature, ou peut-être plutôt pour le fait d'écrire et de garder ce qu'on écrit. Quelle ignominie ! Quelle honte ! Combien mesure ma couette ? Cette question me taraude. Est-ce 200 x 200, ou 200 x 160, ou 190 x 140 ? J'y pense parce que ma housse de couette est fichue et qu'il faudrait que je la change. Devrais-je m'acheter un pilulier ? J'en avais un, naguère, mais je l'ai mis bêtement à la poubelle, un jour de révolte contre les médicaments. Comment coupe-t-on un comprimé en quatre ? Il faudrait sans doute une lame de rasoir. La troisième ballade de Brahms me vient en tête, je bouge mes doigts. Où ai-je mis mon alliance ? Le silence s'est épaissi. Je comprends que la pluie a cessé. À peine ai-je pensé cela qu'elle reprend. Pluie, pluie, pluie, pluie, pluie, pluie pluie pluie pluie pluie pluie. Si mineur… Toujours si mineur… Ça coûte combien, une housse de couette ? Écrire la vie… Ah ah ah ah ah ! Quelle rigolade… Pourquoi est-ce que je pense à cette andouille de Luc Trévi ? Qu'est-ce qu'il vient faire dans ma chambre, ce con ? Et Philippe Vilain, maintenant… Au moins est-il nettement plus sympathique que l'autre. J'avais lu La Dernière Année, de lui, jadis, et ce livre m'avait plu. Je dois me relever pour chercher cette alliance…

dimanche 9 mars 2025

Le bidet et le bénitier


Tous les trois matins et demie, l'heure est grave. Tous les trois matins et demie, la troisième guerre mondiale est à nos portes (je dois avoir des problèmes d'arithmétique, j'en étais à la huitième). Et tous les jours sauf le dimanche, Vladimir le cosaque s'apprête à nous dévorer tout crus, pendant que Donald Lorangé se régale au petit déjeuner d'une tranche de Mein Kampf frite, arrosée du sperme d'Elon Musk, qui, paraît-il, en a des litres et des litres à ne plus savoir qu'en faire. Ça commence à devenir lassant, ce scénario de scouts inoculés de Blancheur candide qui jouent à se faire peur. Ils sont tous sextuplement vaccinés, bordel, ils ne risquent rien, c'est sûr à quatre-vingt-quinze pour cent ! Écoutez la Science, pour une fois ! Et puis la troisième guerre mondiale, il y a belle lurette qu'elle est dans nos chambres à coucher et qu'elle teste des sex-toys connectés à tous les influenceurs du monde. Elle peut pas être partout, cette salope. Collabo ! Capitulard ! Nazi ! Munichois ! Traître ! Irresponsable ! Ininformé ! Trouillard ! Agent double ! Abandonneur de pays envahi ! Ponce Pilate de Prisunic ! Slavophile narcissique ! Esthète endormi ! Jouisseur dégénéré ! Je vous laisse choisir l'insulte qui vous convient. C'est Mondial-Moquette qui lave plus blanc qu'Allah hache vingt-cinq. Ils sont sur tous les fronts, c'est pas possible d'avoir la paix cinq minutes. Macron est leur fétiche, il les fait bander du matin au soir (comme Le Pen naguère), ils ne loupent pas une de ses interventions, ils ont leurs fléchettes au curare à portée de main droite et la pompe à morphine dans la main gauche. Lâchez-moi la grappe, bon dieu de bordel de merde ! D'accord, il faut bien avouer qu'il y a des coïncidences troublantes, des positions et des réactions qui semblent se rejouer à l'identique, indépendamment du type des faits, mais je serai prudent, je n'en parlerai pas aujourd'hui, c'est hors de propos. Pour l'instant. 

Le 30 décembre 1937 ont eu lieu les funérailles de Maurice Ravel, inhumé à Levallois-Perret. C'est le seul enterrement qui s'est déroulé ce jour-là, par dérogation spéciale, les pompes funèbres étant en grève dans toute la région parisienne. Il faisait un froid de gueux, et la grippe clouait au lit bon nombre de Français. Le pauvre n'a eu droit, en fait d'officiels, qu'à Jean Zay, ministre de l'Éducation nationale et des Beaux-Arts, et à Georges Huisman, directeur des Beaux-Arts, ce qui nous rappelle un peu les tristes obsèques de Dutilleux, le 27 mai 2013. En comparaison, les funérailles de Gabriel Fauré, le maître de Ravel, le 8 novembre 1924 à la Madeleine, dont Fauré fut longtemps des orgues le titulaire, furent grandioses et nationales. Gaston Doumergue, alors président de la République, était présent. L'absoute fut donnée par le cardinal Dubois, archevêque de Paris. Les honneurs étaient rendus au grand-croix de la Légion d'honneur par les 5e et 31e d'infanterie. Le gouvernement et la Reine Elisabeth de Belgique avaient envoyé des couronnes de fleurs. La musique de Fauré a été jouée, entre autre le Requiem, avec Jane Laval et Charles Panzéra, le nocturne de Shylock et l'adagio de Pelléas et Mélisande. Dans l'assistance, on pouvait remarquer Mme Édouard Herriot, M. de Selves, président du Sénat, M. Paul Painlevé, président de la Chambre, Mme Paul Deschanel, M. Naudin, préfet de la Seine, M. Jacques Rouché, directeur de l'Opéra, MM. Albert Carré, directeur de l'Opéra comique, et Gheusi, ancien directeur, M. Messager, M. Louis Aubert, M. Widor, etc. Des discours furent prononcés à l'issue de la cérémonie, par MM. Henri Rabaud, directeur du conservatoire, Laguillermie, au nom de l'Institut, Paul Vidal, au nom de la Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de musique, Adolphe Boschot, au nom de la critique musicale, Mme Nadia Boulanger, au nom des anciens élèves du Maître, M. Marty, pour les Ariégeois de Paris, M. Vincent d'Indy, pour la Société nationale de musique, M. Heurtel, au nom de l'école Niedermeyer, et enfin par M. François Albert, ministre de l'Instruction publique, au nom du gouvernement. La musique était encore la musique, les Français étaient encore des Français, l'Histoire avait encore un sens, et l'Égalité et l'Indiscrimination hyper-démocratiques n'avaient pas encore tout emporté dans le tout-à-l'Égout de la post-nation France qui fuit par tous les émonctoires de son pauvre corps dépecé comme une petite vieille incontinente assise au fond d'un mouroir de province devant une télé bavarde et lancinante que personne n'écoute. Je laisse les rigolards rigoler et les sarcasmeurs sarcasmer à leur aise. Georges nous fait seulement sa sempiternelle petite crise de nostalgie décliniste du dimanche, et, comme le dit « Grock » (« l'intelligence artificielle de X » (putain, ça fait peur !)) : « @La_Fuly, c'est Jérôme, un mec de 67 ans qui a grandi avec sa mère en foulard [SIC] et qui kiffe balancer des piques sur la société moderne, genre la France qui crève depuis 1989 selon lui [c'est pas faux], tout en vénérant Bach comme un dieu musical. La_Fuly s’éclate à taquiner GolColar, clasher Pfizer et comparer musicologie à chirurgie esthétique, tout en kiffant un peu de sarcasme jazzy. » Tout va bien, je vous dis, calmez-vous ! « Sarcasme jazzy », j'aime beaucoup, presque autant que « camembert apostolique ». 

Bref. Ravel, c'est quand-même foutrement somptueux. À chaque fois que j'écoute Daphnis (je parle de la version originelle, le ballet, ou plutôt, comme l'appelle le compositeur, la « symphonie chorégraphique »), je suis complètement estomaqué. À chaque nouvelle écoute, je découvre cette partition, ses mille idées, son souffle, cet extraordinaire scintillement de l'orchestre, ses strates infinies et tous ces passages étonnants que la plupart du temps on ne remarque même pas. Par exemple, j'ai entendu tout récemment qu'il y avait une machine à vent, dans la « danse lente et mystérieuse des nymphes », chose que je n'avais jamais remarquée jusque là. J'aime beaucoup ce qu'a dit Jean Zay, aux obsèques de Maurice Ravel : « Je veux surtout marquer notre gratitude pour ce bienfait suprême que nous offre à jamais le génie de Ravel, celui de nous rendre conscient des merveilleuses ressources, des chances certaines, des possibilités innombrables de l'intelligence humaine ». 

Le moins qu'on puisse dire est que ces possibilités innombrables de l'intelligence humaine ne sautent plus au yeux de ceux qui fréquentent notre petit monde. Là aussi, ça fuit… Il y a des pertes, blanches ou jaunes, ocres ou mauves, qui font des rigoles sur le tapis numérique que nous foulons jour après jour, que nous le voulions ou non. Il y a un test qui ne rate jamais, sur Facebook. Placez côte à côte une citation et une image qui semble n'avoir aucun rapport avec le texte. Aussitôt, comme des cabris excités sortant à l'aube de la chèvrerie, tous vont se précipiter sur l'image, c'est-à-dire sur le sens, sur le premier sens (comme on dit « le premier sang »), sur le sens qui éclate à la surface comme une bulle ou un phylactère. Aucun ne semble se demander la raison de cette juxtaposition, qui seule fait sens ici, évidemment — sinon, à quoi bon. La citation et l'image, seules, ont chacune une signification, bien sûr, mais qui en l'occurrence ne nous intéresse pas ; sinon, pourquoi les juxtaposer, on se demande bien ? L'intelligence est dans le rapport, dans le croisement et la jonction d'objets, de faits ou d'idées qui a priori n'ont pas de rapports. C'est en croisant ce qui n'est pas fait pour l'être qu'on découvre du neuf, et seulement ainsi. Non seulement ils manquent la moitié de la réalité, mais ils se précipitent sur la plus simple, la plus évidente, l'image. Toujours l'image. On comprend que la littérature soit un art dépassé, dont les mécanismes sont trop complexes et trop différés, pour un besoin de vérité toujours plus immédiate, simple, univoque. « Que voulez-vous dire, exactement ? » C'est la seule question qu'on vous pose. Ça veut dire quoi ? Qu'est-ce que je dois comprendre ? Où vous situez-vous ? Dans quel camp être-vous ? Pour ? Contre ? Blanc ? Noir ? Zéro, ou un ? Wokiste ou réac ? Droite ou Gauche ? Ça matche, ou pas ? Sympa or not ? L'hyper-démocratie est binaire, atrocement, bêtement. Y a du sens ou y a rien. Faut choisir. Ils veulent les sous-titres, même quand c'est écrit en français. Ils veulent même plus que les sous-titres, ils exigent « l'audio-description ». C'est h'important, de comprendre, non ? Pour la complexité (c'est-à-dire le Réel et la vie, tout simplement), on repassera… Entre la culture et l'information, leur choix est vite fait. C'qui compte, c'est d'être informé. (Heureusement que les accents existent…) 

Ah, ce molto adagio du Pelléas de Fauré… L'impression de gravir une pente impitoyable, une pente qui n'en finit pas… Et pourquoi, Mon Dieu, pourquoi ? Pourquoi marcher encore… On sera vaincu, quoi qu'il arrive… On continue sans y croire… Pas après pas, qui se font de plus en plus lourds, pénibles, lents… L'adagio comme évangile du pauvre, du Désolé, du fatigué, du revenant sur ses traces… Économie de mouvements, tourné vers le dedans ou le souvenir, vers la solitude sans limites… Quoi encore ? Que me voulez-vous ? Je cherche mon souffle et me bouche les oreilles… Je vous laisse les certitudes, la cohérence, la présence, le bruit et la convivialité, la fête, les héros et leurs doubles, les salles de muscu et tout le train du monde qui avance d'un même pas. 

À l'enterrement de Ravel, il y avait tout de même René Dommange, son éditeur (Durand), son frère Édouard, la créatrice de l'Introduction et allegro pour harpe, flûte, clarinette et quatuor à cordes, Micheline Kahn, et quelques autres, mais la France n'était pas là. Le soir-même de la mort de Ravel, sacrifié par les chirurgiens, toujours prêts à en découdre avec la matière offerte (des autres), le 28 décembre, Manuel Rosenthal, par un hasard merveilleux, dirigeait L'Enfant et les sortilèges, et voyait en saluant le visage de Stravinsky en pleurs au balcon. 

Qu'y a-t-il de plus touchant, de plus doux, de plus sensible, au sens noble du terme, de plus poétique que le début de son quatuor à cordes (dédié à son maître Fauré, qui avait demandé à quatre de ses élèves de composer un quatuor en hommage à Debussy), et tout particulièrement le deuxième thème, déchirant, de ce premier mouvement ? Peut-être est-ce parce que je connais ce quatuor depuis ma plus tendre enfance, mais il reste ce qui m'émeut le plus dans tout son œuvre. Des sortilèges, Dieu sait qu'il y en a, dans cette musique pleine de délicats miracles, mais cette douceur, cette proximité tendre, affectueuse et sans affectation me bouleverse à chaque fois que je l'entends. C'était pourtant, sinon une œuvre de jeunesse (il avait déjà composé la Pavane pour une infante défunte, les Sites auriculaires pour deux pianos, le Menuet antique, et les Jeux d'eau), du moins l'œuvre d'un compositeur qui n'avait pas (en 1902-1903), et de très loin, le métier qu'il a acquis plus tard. Le chroniqueur de la revue Le Phono (« le premier hebdomadaire du continent exclusivement réservé à la musique mécanique et électrique »), le 15 décembre 1928, signale la publication, « parmi les nouveautés sensationnelles », des premiers enregistrements du Quatuor Capet : « Ces admirables artistes, interprètes inégalables des classiques, savent également donner leurs vraies couleurs aux quatuors de Debussy et Ravel ». Quand le quatuor de Ravel est enregistré par les Capet, en 1928 (Ravel était encore vivant), il est proposé à l'achat en quatre disques, huit faces, chaque disque étant vendu 45 francs. L'œuvre, à cette époque-là, est déjà devenue un classique de la musique moderne. Ce seront ensuite les quatuors Pro Arte et Calvet qui l'enregistreront. 

Ravel habitait, à Monfort-l'Amaury, une « tranche de camembert mal taillée ». Le Belvédère, qu'il avait acquis, alors au faîte de sa gloire, en 1921, c'est d'abord une vue, une succession de jardins, d'arbres, de prés, et dans le lointain la forêt de Rambouillet. Il aime se tenir sur le balcon de sa maison, et regarder… Il aime son « petit cénacle », qu'il reçoit volontiers chez lui. Il se lève tard et lit son journal, Le Populaire, un quotidien de gauche (eh oui, Ravel était « de gauche »). L'élégance est pour lui une impérieuse règle de vie et sa salle de bains en témoigne. Il accumule les « bibelots d'inanité sonore », « ses purs ongles très haut dédiant leur onyx », et le bric-à-brac d'un conte de fées familier lui tient compagnie. La décoration le passionne, lui qui les refusera toutes. Peut-être que sa pudeur légendaire trouve dans ces objets modestes et vite démodés une manière de se dire en clins d'œil inoffensifs. « Je suis un type dans le genre Louis II de Bavière, en moins louf », dit-il à une amie. C'est lui qui dessine au pochoir la frise du plafond et les musiciens grecs sur les sièges de la salle à manger. Maquereaux au vin blanc en entrée, un énorme steak, servi bleu, et des fruits du jardin, pommes ou poires, voilà son menu favori. Il fait face, dans son cabinet de travail, à son portrait, à douze ans, habillé en prince russe, jeune garçon d'un charme affolant. Il fume du gros tabac brun, caresse ses chats siamois et boit du thé. Quand Marie Reveleau, sa gouvernante, le trouve assis sur son balcon, tourné vers l'intérieur de la maison, elle lui demande : « Que faites-vous là, Monsieur ? » Le compositeur du Boléro répond : « J'attends. » Il attend et il regarde… 

« À la sortie de l'atroce Turangalîla de Messiaen [c'était la création française, en 1950, à Aix-en-Provence], devant une foule ahurie, cela a été épique. Georges [Auric], vert, encore indisposé d'un mélange de grippe et de melon glacé, et moi, rouge comme une pivoine, nous sommes dit pendant sept minutes les pires choses. Georges défendant Messiaen, moi, à bout de nerfs, devant la malhonnêteté de cette œuvre écrite pour la foule et l'élite, le bidet et le bénitier. On nous entourait comme dans un combat de coqs. » C'est Poulenc qui parle. Il savait parler, Poupoule… J'aurais tenu le rôle d'Auric, je l'avoue, car j'aime beaucoup la très hollywoodienne et grandiloquente Turangalîla, depuis que je l'ai découverte, à la fin des années 70, au théâtre des Champs-Élysées. J'avais eu d'ailleurs le même genre d'engueulade, avec deux amis, à la sortie du concert. Et si je comprends très bien les réticences de Poulenc (« écrite pour la foule et l'élite, le bidet et le bénitier », c'est tout de même merveilleux !), je ne parviens pas à ne pas aimer cette œuvre, qui a tellement de brio et d'éclat, en plus d'une inventivité sonore et mélodique étincelante, un peu à la manière du Concerto pour orchestre de Bartok. Évidement, il faut un peu se boucher les oreilles par instant, je le reconnais, car Messiaen n'y va pas avec le dos de la cuillère, et le tutti final relègue les John Williams & Cie au rang de bricoleurs du dimanche. Y a intérêt à avoir les osselets et le vestibule bien accrochés, quand on se trouve dans une salle où elle se joue… Mais ce qui me ravit, dans la prise de bec entre Poulenc et Auric, c'est que le premier, en plus de sa langue merveilleuse, était entièrement libre. Lui qui défendait Boulez (eh oui !) n'hésitait pas à taper violemment sur une œuvre contemporaine qui avait du succès — la foule et l'élite, très souvent, plus souvent qu'on ne le croit, se tiennent en effet par la barbichette. La Turangalîla, c'est un peu la Troisième guerre mondiale symphonique en quadriphonie cuivrée. On est très loin du pudique Ravel, dites-vous ? Pas tant que cela, finalement. Messiaen c'est un Ravel qui aurait abusé de Berlioz en intraveineuse, ou un Bruckner qui au lieu de compter les feuilles des arbres, recenserait inlassablement les millions de couleurs que Dieu a inventées et les empilerait en un fascinant jeu de cartes rythmique. Il existe dans la musique de Messiaen une dimension qui est rarement évoquée, celle du plaisir qu'il a à mélanger le pur et l'impur, les instruments dont les notes sont clairement identifiables et les bruits blancs, ou roses, c'est le bonheur qu'il a à brouiller momentanément la ligne du chant pour mieux la faire ressortir, à complexifier à plaisir des choses finalement très simples, évidentes — ou l'inverse. « Musique de bordel », avait lancé méchamment Boulez, justement, en parlant je crois des Trois petites Liturgies de la Présence divine. Mais Dieu n'est pas absent des bordels, faut pas croire. Il a de l'humour et de la fantaisie, un million de fois plus que ses créatures, et ne parlons même pas de l'imagination. Et s'il a décidé de nous offrir une Troisième guerre mondiale en postlude, vous pouvez toujours vous gratter pour le faire changer d'avis. Elle ne ressemblera de toute manière pas du tout à ce que vous imaginez. « Un or agonise selon peut-être le décor. »

L'Heure est toujours grave, surtout quand on l'ignore. (Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)

dimanche 2 mars 2025

Influence


La farce (et la force) des réseaux sociaux est que tout un chacun est convaincu qu'il peut et qu'il doit mener une bataille à la fois personnelle et collective, qu'il peut et qu'il doit peser de son un-soixante-dix millionième sur le cours humain des choses, que ces choses soient politiques, sociales, environnementales, civilisationnelles. Tous, ils déclarent, ou prennent position, en étant persuadé que leurs déclarations ou prises de position influent sur la moribonde Chose publique, sur les choix de la Cité, sur le cours des guerres ou des épidémies, sur les choix sociétaux ou esthétiques, et même sur les stratégies des multinationales agro-alimentaires, militaro-industrielles ou pharmaceutiques. On leur dit : « Venez donc, exprimez-vous, donnez votre avis, participez à la vie commune, faites entendre votre voix, faites des choix que vous estimez bons pour la communauté et mettez-les en exergue, appliquez votre index sur la carte des réjouissances. Cette voix et ces avis seront entendus à la mesure très-démocratique du nombre, ils pèseront dans la balance, ne vous soustrayez pas au fleuve commun, c'est avec les petites rivières qu'on fait les grandes catastrophes communes, soyez solidaires, pas solitaires. » Comme ils constatent en sortant de leur longue sieste que leur vote n'a aucun effet réel, depuis des lustres, et peut-être depuis toujours, que la démocratie représentative est un leurre, ou plutôt une idée, une belle idée, ils se disent que là au moins leur voix sera effective, et qu'ils peuvent participer, même d'une manière infime, qu'ils peuvent influencer, si peu que ce soit. Le grand mot est lâché. Qui n'a pas rêvé d'avoir de l'influence, ne serait que sur son voisin, sa femme, ses enfants, ses amis ou ses collègues, son quartier ? Un citoyen qui n'a aucune influence sur ceux qui le gouvernent en son nom ne peut que devenir un anti-citoyen, c'est-à-dire, en langage moderne, un « influenceur » plus ou moins conscient, plus ou moins volontaire. 

Je me rappelle avec effroi (et l'envie de rire) ce moment, qui a duré deux ou trois années, où l'on découvrait que des jeunes gens bien nés pouvaient envisager avec le plus grand sérieux de se lancer dans la profession d'influenceur. Il a d'abord fallu comprendre et admettre une chose incompréhensible et inadmissible, qui était que l'on pouvait gagner sa vie, et même bien, en exerçant cette profession. Cette vérité a mis du temps à me rentrer dans le crâne. Mais, dans le fond, nous avions déjà connu une forme approchante d'influenceurs, qui en nos temps historiques se nommaient « vedettes », ce que Guy Debord traduisait par « la représentation spectaculaire de l’homme vivant ». Ce qui a changé, avec nos influenceurs, c'est qu'ils sont nés dans le monde du Spectacle, un monde sans contrepartie, sans antagoniste réel, et qu'ils n'ont de ce fait jamais pu envisager autre chose que d'y faire carrière, puisque c'est tout ce que ce monde avait à leur offrir. Ce sont de petits boutiquiers qui ont compris bien mieux que nous ce que Marx désignait par « le fétichisme de la marchandise ». Ces dépossédés essentiels possèdent et accumulent beaucoup, ce sont des esclaves avisés qui règnent sur d'autres esclaves prêts à prendre leur place, car tout se renverse en permanence, pour le grand bonheur de la machine qui fonctionne toute seule, depuis au moins un quart de siècle. De temps à autre, pour relancer l'affaire qui pourrait faire mine de s'endormir, on nous fait croire qu'il y a deux camps, qu'il faut choisir d'appartenir au bon ou au mauvais, on nous somme de prendre parti, et tout continue sans qu'on entrevoie la moindre alternative réelle. Il y aurait des influenceurs moraux et d'autres qui seraient immoraux. Ce serait moins bien de vendre l'eau de son bain que du shampoing aux plantes ou du dentifrice au fluor, des photos de son cul que des vaccins, du nougat que des céréales enrichis aux fibres et au collagène, Sofiane Pamart serait moins pire que Sexion d'assaut, François Bayrou moins catastrophique que Mélenchon. C'est le mouvement perpétuel de la Marchandise qui danse un pas de deux avec l'extinction de la réalité. Si l'on vous dit que La Grande Librairie est une émission littéraire, que France-Culture s'occupe essentiellement de culture, que Gallimard est une maison d'édition, est-ce que vous restez calmes ? Si la réponse est oui, c'est que vous êtes influencés par les forces du Bien. Vous pouvez continuer à jouer. 

Il est significatif que le mot « star » s'applique désormais à n'importe qui. Une « star du porno » (car la pornographie joue évidemment un rôle central, quand il s'agit avant tout d'être intégralement visible, et à toute heure) n'a pas besoin de grand-chose pour être dotée d'une existence réelle, mais ce peut être une star de la télé-réalité, une star des réseaux sociaux, une star de Youtube, une star du foot ou du grand-banditisme, voire du massacre. La starification du commun laisse voir un monde qui n'a plus ni haut ni bas, ni intérieur ni extérieur, ni forme ni fond. C'est le besoin qu'on a d'elle, qui crée la star, pas le talent ni la singularité, mais « la misère du besoin ». Les écrans sont des dispositifs très généreux et très économes (du moins en apparence), qui donnent à tout un chacun la possibilité de parvenir à cet état de star du quotidien sans avoir le moins du monde à franchir les multiples étapes, souvent longues et douloureuses, qui retardaient un peu leur accomplissement et leur reconnaissance, au siècle dernier. Les stars d'autrefois étaient rares et mystérieuses, autant qu'éloignées de nous, et ne choisissaient pas l'image qui les rendait célèbres, car celle-là leur était imposée par d'autres (c'était au temps où existaient encore des tireurs de ficelle). Désormais, la star est une auto-star. Elle définit elle-même le trait ou le fétiche qui va la porter jusqu'à la renommée, lui frayer un chemin hors de l'anonymat : l'eau de son bain, la taille de son sexe, son imbécillité exacerbée, son inculture spectaculaire, sa voix de crécelle, ses prétentions absurdes, ses collections de voitures ou de montres, tout peut faire image, tout peut attirer les neutrinos flaccides de l'univers spectaculaire, qui traversent les distances et la décence d'un coup d'aile, qui sont partout chez eux, qui sont à la fois ici et là, sans contradiction ni états d'âmes. Ce qui étonne le plus, dans ces nouvelles stars des écrans, c'est qu'elles ont la conviction de s'extraire de la vie morne et anonyme, alors qu'elles font tout pour s'y enfoncer jusqu'au délire, car ce qui les rend célèbres devient très rapidement (instantanément, même) ce qui les enfouit dans la boue du vulgaire. La représentation qu'elles se font d'elles-mêmes les étrangle et les fane au moment même où elles pensent en tirer gloire et profit. Quand je dessine, pourquoi y voyez-vous autre chose qu'un dessin, c'est la question qu'elles devraient se poser, ou plus encore, que leurs « fans » devraient se poser. Ceci n'est pas une pipe ? Non, en effet, c'est une fellation sans frontières. Et je m'éclaire à la lumière des vessies que vous me prêtez généreusement. Tous ces jolis influenceurs sont des cadavres dansant sur des cadavres dont ils ont volé la vie sans même le savoir. Qui a besoin d'eux ? Tout le monde, apparemment… Chacun s'observe dans l'écran, courbé comme en présence d'un tabernacle, et se demande à quelle heure il va devenir lui aussi un influenceur. Pendant ce temps, les proies deviennent des prédateurs. 

Un jeune homme venu hier pour m'acheter une paire d'enceintes m'a dit quelque chose comme : « De plus en plus, quand on me parle, j'entends le son des paroles mais je ne fais pas attention à leur sens. » Je n'ai rien répondu, mais je connais bien cette situation. Heureusement, il y a des moments où les deux états se rejoignent, mais c'est très rare. De plus en plus, il faut choisir. Le son ou le sens, la bourse ou la vie, l'image ou l'amour. C'est comme si l'on était jeté hors du paradis et qu'on en avait seulement par instants quelques furtives réminiscences qu'on ne parvenait plus à relier entre elles ni à raccorder à notre vie présente. « Quand on songe combien il est naturel et avantageux pour l’homme d’identifier sa langue et la réalité, on devine quel degré de sophistication il a fallu attendre pour les dissocier et faire de chacune un objet d’étude. » 

Il faut écrire l'histoire des nouvelles séductions. Ces séductions qui se trament par écrit sur l'écran, mais un écrit hybride, différé, qui s'insère et s'élabore tant bien que mal dans le monde post-historique, dans ce monde tout d'échos et de duplicité incalculée, dans les réseaux sociaux et leurs répugnants effets de répétition, donc de vulgarité et de lassitude. « Il y a trop à lire sur un visage » et les visages pullulent, dans le Livre des Visages qu'on ouvre sans même y prendre garde et sans savoir qu'il liposuce nos traits en retour. Pour chaque « profil », des dizaines, voire des centaines de visages sont proposés chaque jour à l'observation et à l'analyse, laissés en dépôts au clou de la falsification. Curiosité, contemplation, méditation, spéculation, rêverie, étude, mise à distance provisoire ou au contraire sympathie immédiate, complaisance vertigineuse pour un trait finalement banal, nous passons rapidement par un grand nombre d'états qui affectent plus que nous ne le croyons notre vie psychique et notre imagination, car celle-ci n'a pas ici les bornes que la vie sociale charnelle lui impose immédiatement. Pas un jour sans que je m'émerveille du nom extraordinaire qu'a choisi Mark Zuckerberg : Facebook. On ne pouvait imaginer meilleur raccourci pour exprimer d'un seul mot ce qui fait le fond de l'affaire. Si je ne devais retenir qu'une seule raison au succès phénoménal de ce premier réseau social, son intitulé viendrait immédiatement. Ce « Facebook » est un puits sans fond dans lequel tout le monde tombe la tête la première, y livre sa figure, ses figures, sa face et son revers, son amnésie, y abandonne une part non négligeable de son âme, et, surtout, de sa forme, forme qui reste seule visible en définitive et rassemble les parties et le tout recomposés, pour les voyeurs vus que nous sommes tous. Immense peep-show dont les nudités sont des phrases et les fétiches des visages privés de voix. La parole est partout, mais elle est détimbrée, déchargée de son poids sonore, décolorée, flottant dans un éther sans limites dont les significations circulent à la vitesse de la lumière dans toutes les directions — mais surtout, cette parole est délivrée de la culture, elle a rompu les amarres avec l'ancien monde qui nous avait faits libres, plus ou moins, à mesure même des efforts que nous faisions pour nous extraire de la langue impersonnelle et radoteuse qui nous entoure et nous étouffe de la naissance à la mort. 

Toujours est-il qu'il y a des miracles. Des paroles et des visages qui traversent l'écran, comme s'ils n'existaient que pour nous, qu'ils avaient été inventés il y a quelques secondes seulement dans l'atelier d'un dément qui avait de toute éternité pointé sur nous son télescope sensible. Même s'il arrive qu'ils disparaissent aussi vite qu'apparus, la grâce de telles rencontres (il est possible que ce mot soit abusif mais je n'en vois pas d'autres) contribue à renforcer notre indestructible foi en l'exception, en l'exceptionnalité de la vie elle-même. Moins il y a de raisons pour qu'une chose existe, plus elle a de chances d'être vive, ou tout simplement vivante ; il me semble que c'est l'une des meilleures preuves de l'existence de Dieu, ce coup de pouce qu'il donne toujours à l'hypothétique ou au hasard. 

Par quoi est-on influencé, sinon par un visage qui vient nous chercher, qui vient tirer de nous notre nuit pour la faire flamber un instant au soleil, pour donner une perspective à notre solitude ? C'est la seule instance qui soit en mesure de nous faire quitter provisoirement les froides cavernes dans lesquelles nous sommes retenus prisonniers par l'effroi d'être. Là où tous les discours échouent, un visage peut réussir. Il y a tant à lire

mercredi 26 février 2025

Avec sept bémols à la clef

 

Je ne suis pas un individu suspect, puisque j'ai une page Facebook. Et je ne me suis jamais fait appeler Kamichov, ni sur Twitter, ni sur Tinder. Faire commencer un roman au moment où il s'achève est une idée merveilleuse que j'aurais aimé avoir moi-même. Celui qui écrit ces lignes est presque certain de n'avoir jamais entendu jusqu'à aujourd'hui la cantate BWV 181. Quelle merveille de savoir qu'il peut encore, à son âge, découvrir de nouvelles œuvres de Bach — et je ne parle pas de ces petits machins anodins que les musicologues aiment à sortir de leurs tiroirs à intervalles réguliers pour nous rappeler qu'ils sont indispensables. L'inculture a au moins cet avantage qu'elle ne nous laisse pas tranquillement assis sur un trésor. François Blot a très gentiment composé quelques mesures pour accompagner de sa nouvelle guitare hawaïenne les deux quatrains que je m'étais amusé à écrire l'autre jour, sur simone, la philosophe qui veille près de marcel (qui) serre (les) dents en pensant à ginette (il faudra introduire Oïstrakh dans l'affaire). La nuit avait été si douloureuse et si pleine d'angoisses que je ne m'attendais pas à éclater de rire dès potron-minet. « Par une nuit obscure, par un désir d'amour tout embrasée »… Pas ce soir, Chérie, j'ai un roman à terminer ! Les monts d'Auvergne se tassent dans l'air du soir. Rendez-vous en bas de la piste noire.

Je copie ici un paragraphe de M. Éric Mazet (du Petit Célinien) avec lequel je suis presque complètement en accord :

« Quand j’ouvre au hasard un livre de Céline, ce n’est pas pour y prendre une leçon d’anarchisme, de nazisme ou d’antisémitisme. Je laisse cela aux masochistes et aux sadiques. Je prends Céline comme j’ouvre La Fontaine, Voltaire, Chateaubriand ou Baudelaire, qui eux aussi avaient certainement des idées politiques et sociales, mais qu’on ne lit pas pour approuver ou réfuter une idéologie. On les lit pour le plaisir, la poésie, le lyrisme, la langue, la drôlerie, la musique, la verve, le mensonge, la cruauté. Quand je relis Villon, quand je regarde un Caravage, quand j’écoute du Gesualdo, qu’ils fussent des assassins n’entrave pas mon plaisir, et je ne me sens pas coupable de complicité. Quand j’écoute La Flûte enchantée, si j’en connais le livret et en ai étudié les symboles, je me soucie peu alors de son “message”, et si je m’intéresse à la franc-maçonnerie, c’est ailleurs que je me renseigne. Quand Voltaire s’en prend aux Jésuites, je ne le tiens pas pour l’instigateur des massacres de bonnes soeurs pendant la Révolution. Quand je lis Pauvre Belgique de Baudelaire, je ne me demande pas s’il a inspiré les massacres de Belges par les Allemands ou par les Congolais. Quand je lis Rousseau, Vallès ou Zola, je ne le les tiens pas pour responsables des millions de morts en Russie, et quand j’écoute un poème d’Aragon, je ne pense pas au Guépéou, à Staline et au Goulag. J’avoue que la littérature ou la poésie l’emportent à ce moment-là sur la politique et sur l’histoire. Ce n’est pas que je lise ces auteurs pour leur style seulement, leurs idées m’intéressent, mais je ne vais pas les partager ou y adhérer forcément. » 

Il critique un livre de Michel Bounan intitulé L'Art de Céline et son temps. J'y pense parce que l'autre jour, sur Facebook, un quidam avait objecté ainsi au dépôt de la musique (les six pièces op. 6) de Webern : « Le bémol qu'on peut mettre à sa musique de génie... Est son allégeance au nazisme de manière assez veule.. » Le bémol qu'on peut mettre à sa musique ??? Je n'en mets pas un seul, de bémol, moi ! Qu'est-ce qu'ils peuvent m'agacer, ces procureurs rétrospectifs qui veulent absolument que les artistes soient purs et conformes à leur morale (en fait à la morale du présent, qui est la seule qu'ils connaissent), pour être dignes d'intérêt ! Ah, ils s'y entendent, en diézification du passé, ces bons apôtres si bien installés dans les pantoufles de la bonne pensée qu'ils n'envisagent à aucun moment de quitter les lunettes magiques qui leur permettent de ne jamais faire d'embardées hors de la voie à sens unique. Je me refuse même à parler “du fond” de l'affaire, c'est-à-dire la prétendue allégeance au nazisme de Webern, alors qu'il fût considéré par les Nazis comme un représentant de « l'art dégénéré » (dans ce cas précis, il tombe bien mal, le gentil procureur à lunettes). J'ai déjà écrit à ce sujet, à propos de Furtwängler, il y a une douzaine d'années, je ne vais pas y revenir. On n'en finira donc jamais avec la plaie du jugement rétrospectif ! Les nains aiment juger les géants, on le sait, c'est même souvent de cette manière qu'on les repère d'abord.

Je ne suis pas une vedette. Les enfants de Jeannine Chalopin, eux, étaient des vedettes, au début de années 80. Tout le monde mène une double vie, même les crétins. Elle m'avait écrit : « Monsieur, un seul jour efface les mauvais jours. » L’insatisfaction elle-même est devenue une marchandise dès que l’abondance économique s’est trouvée capable d’étendre sa production jusqu’au traitement d’une telle matière première. Et aussi : « A chaque mot que vous m’envoyez, je nais à une vie plus étendue. »

Je m'y attendais, mais on m'explique, sur Facebook, que le texte que j'ai écrit l'autre jour, texte dans lequel il est très brièvement question de Sofiane Pamart (j'ai honte de prononcer ce nom !), donne raison de fait à Étienne Guéreau, ou, en tout cas, nous place lui et moi dans le même bateau, ce avec quoi je ne suis évidemment pas d'accord du tout. Ce n'est pas seulement une question de forme, qui nous oppose. La personne qui m'apostrophe parle ainsi : « dire exactement ce que l'on pense et se mettre le monde à dos...et par conséquent ne convaincre personne » en me visant, bien sûr, alors qu'Étienne Guéreau, lui, qui « pense exactement la même chose que [vous] », « prend quelques précautions oratoires » et, de ce fait, a des chances de convaincre. Mais je me fiche de convaincre, justement ! Je ne cherche pas du tout à convaincre, bien au contraire. Se placer dans la position de celui qui cherche à convaincre, c'est déjà capituler devant la terreur très quotidienne du Petit Remplacement. Tous les Étienne Guéreau du monde ont sans doute quelque chose à défendre, ou à faire valoir, ils ont une marchandise à vendre, c'est évident. Ils se présentent comme étant en dehors du système alors qu'ils sont en plein dedans, et veulent recevoir ce qui leur est dû. L'Étienne Guéreau en question a d'ailleurs consacré une nouvelle vidéo aux Victoires de la musique et au « wokisme », qu'il combat, évidemment. Le seul fait d'employer ce mot achève de nous éloigner l'un de l'autre. Je ne combats pas « le wokisme », je ne sais même pas de quoi il s'agit, ça ne m'intéresse pas le moins du monde. Ils utilisent de gros mots bien enflés, bien clignotants, bien riches en calories idéologiques, pour se sentir solidaires les uns des autres, pour faire corps, pour se tenir chaud. Je bouche mes oreilles à tout ce vocabulaire politico-moral ou socio-sexuel. Il s'agit pour eux d'être dans le bon camp, de ne surtout pas rater l'embarquement partisan, de parler avec la langue du temps, de se faire entendre et comprendre de leurs camarades. Ils parlent de « posts », ils « nous partagent » des choses, ils « titrent » des articles, ils veulent critiquer le monde mais ne pas se le mettre à dos, donc ils jactent exactement comme ceux qu'ils affrontent. En désignant le Désastre contemporain par ce terme de « wokisme », ils ont l'air malin, car il semble recouvrir des notions que tout le monde (jusque Trump et Musk) comprend et estime de son devoir de combattre — du moins ceux qui appartiennent au bon camp (il y a le camp des saints et le camp des sots, c'est pour eux une vérité irrécusable). C'est un signe qu'ils adressent à leurs condisciples, à leurs followers de lutte. D'ailleurs, en face, on leur répond que « le wokisme n'existe pas ». Mais comme je ne me reconnais pas dans ce ou ces camps, dans ces clans, dans ce partage politique de l'espace mental ou spirituel, je n'ai pas de signes à leur adresser. Les quelques signes que j'émets ne sont en général pas du tout compris, quoi qu'on en dise. Il a bien fallu que j'en prenne mon parti. 

Une nuit entière à entendre couler la pluie à l'intérieur de soi — c'est long. Si au moins elle me lavait de moi-même, mais, au contraire, elle y accumule en désordre toutes les immondices dont je ne sais pas me débarrasser. Je suis descendu au rez-de-chaussée avec le ventre noué (je me rappelle encore ce jour atroce, il y a une quinzaine d'années, où j'avais mis les pieds dans l'eau, au bas de l'escalier, à ma totale surprise, et le regard étonné de Luna, alors, qui me suivait…). Il faut dire aussi que j'ai étrenné depuis deux jours une association de somnifères différente qui me met dans un état étrange et assez désagréable. Le réveil, quand enfin on a connu quelques minutes de sommeil, est vraiment pénible, et hier, je n'ai pas réussi à me lever. C'était trop dur. Il m'arrive d'avoir des journées qui durent trois heures. Ce n'est pas comme ça que j'écrirai l'Illiade ! 

Au cours d'une récente et un peu désespérée pérégrination nocturne, je suis tombé sur une série espagnole dans laquelle il y a une brève séquence qui se tenait à l'église lors de funérailles. Et tout à coup m'est revenue en pleine face l'émotion qui me prenait, enfant, lorsqu'à la messe, avant l'eucharistie, nous entonnions à trois reprises le fameux « dis seulement une parole et je serai guéri ». Rarement je crois une suite de mots français auront eu plus d'effets sur moi. Le « corps du Christ », qu'on aurait le droit d'avoir sur la langue, quelques instants après, était au sens propre une énormité. Cette chose indicible qui m'enveloppait tout entier, alors, je me rends compte aujourd'hui qu'elle ne m'a jamais quitté, que je l'avais seulement mise en sommeil. Être guéri par la parole d'un autre, attendre cette parole qui ne vient pas… Ce n'est pourtant pas grand-chose, une parole. On a même souvent le sentiment d'être légitime, quand on l'attend ; on n'a pas l'impression de voler quiconque ! Et pourtant, elle nous est refusée, ou bien nous n'avons pas l'ouïe assez fine pour l'entendre. La plupart du temps, l'autre ne sait pas du tout en quoi pourrait bien consister cette parole. N'empêche, il y a pour moi dans ces quelques mots répétés en incantation la plus belle part du catholicisme, la plus étrange sans doute et la plus profonde. Des mots attendus et pourtant inconnus de nous, peuvent guérir. En quelle langue ? Voilà ce que j'ai espéré toute ma vie — et ce corps qu'on aurait sur la langue, cette langue qui plonge au plus intime de notre être avec une science consommée, une vraie science, celle qui connaît nos besoins les plus profonds et qui ne s'embarrasse pas des croyances humaines, nécessairement éphémères et liées à l'époque. Quand on écoute la musique de Jean-Sébastien Bach, par exemple dans ses Passions, ou dans certaines de ses cantates, on sait, on sait physiquement, très concrètement, ce que c'est que le mystère chrétien, il est impossible de passer à côté : toute sa musique nous oblige, nous conduit d'une main ferme et tranquille au cœur du Mystère dont le nom frémit sur notre langue même quand nous croyons parler d'autre chose. Cet homme-là a su, c'est certain. Bien au-delà de la qualité de sa musique, il y a cet autre-monde (ou cette autre réalité) qu'il fait entrer en nous sans qu'on puisse ni l'ignorer ni la comprendre. Notre fragilité n'a d'égale que la puissance de Jean-Sébastien Bach. Sa musique nous paraît toujours surnaturelle. J'ai découvert il y a peu une jeune pianiste allemande d'origine iranienne (Schaghajegh Nosrati) qui a enregistré deux disques. L'un est consacré au Premier Livre du Clavier bien tempéré, et le second à l'Art de la fugue. Qu'une jeune pianiste commence par là en dit long sur son exigence musicale, sur le dédain affiché d'un certain succès que les pianistes, depuis toujours, savent amadouer ou provoquer en choisissant en professionnels les œuvres qu'ils jouent. Mais surtout, dans le très peu que j'ai vu d'elle, j'ai aimé le naturel de son toucher, sa manière à la fois simple et évidente de produire du legato et de la vocalité. Elle ne fait pas de manières, quitte à paraître parfois un peu terne, un peu épaisse. Elle ne choisit pas dans sa palette technique une manière qui fait de l'effet, qui impressionne, mais elle se conforme comme sans réfléchir à la phrase musicale. Je ne peux pas dire que ce soit spectaculaire, ni même séduisant, mais il y a quelque chose de très authentique dans cette manière de jouer du piano. Ça m'a beaucoup impressionné, et ça nous change un peu de tous les pitres actuels qui croient malin de souligner de rouge ce qu'ils comprennent de la musique qu'ils interprètent. Quand on joue du piano honnêtement, c'est-à-dire mieux que bien, il faut ou il faudrait que le « corps-du-Christ » soit amené sur notre langue, qu'on soit mis en contact avec une Parole sacrée, ou qui semble telle. C'est donné à bien peu, mais ça arrive. « Par une nuit obscure, par un désir d'amour tout embrasée, Oh, l'heureuse aventure ! »… Les voix portent la parole naturellement, alors que le piano doit la recréer, et c'est ce qui, paradoxalement, lui octroie ce statut si singulier. C'est un instrument magique, ou plutôt un instrument qui requiert de celui qui en joue une science magique, une transmutation. Oh, l'heureuse aventure ! Et pour que cela puisse advenir, il faut que le désir embrase le corps du pianiste et donne à sa langue une vertu qu'il ne se connaît pas, qui ne fait que le traverser mais qu'il ne possède pas. Nous devrions toujours nous tenir juste avant l'Eucharistie, être au seuil de ce miracle, disponibles et traversables

Le désir d'amour est insatiable. C'est la déception toujours reformulée qui nous propulse en avant de nous-mêmes dans la fuite des heures. Il n'y a qu'à l'église, le matin, dans les rayons du soleil filtrés par les vitraux et la poussière d'encens, qu'il nous est donné de sentir cet amour infini qui changera notre corps et le guérira du mal qui prolifère en nous jusqu'aux extrémités. Encore faut-il se tenir prêt, sans récit ni savoir personnels. Je n'aurai été capable que de sentir le parfum de l'aventure, pas d'y pénétrer. « Schmücke dich, o liebe Seele » ! Quitter les cavernes du péché ne m'aura pas été donné. On sait, qu'on est invité, il n'y a aucun doute à ce sujet, mais ce n'est pas ce qui nous donne la force de quitter notre nuit. C'est une aventure bien trop grande pour nous, sans doute. « Je me préserve encore un peu avant de fléchir complètement. »

Je m'aperçois que le verbe « entonner » a (au moins) deux sens, en français. Celui dans lequel je l'ai employé plus haut, et un autre, beaucoup plus trivial, qui signifie verser un liquide dans un tonneau, et même boire au goulot, boire sans retenue. C'est le chantre, le célébrant, toujours suspect d'être en état d'ivresse, qui fait la liaison entre les deux significations. Commencer à chanter, donc, en donnant les premières notes aux autres chanteurs. Quand on entend le premier contrepoint de l'Art de la fugue, et ce thème si simple, si parfait, qui fait retour sur lui-même sans se clore, on comprend ce que signifie « donner les premières notes », entonner, permettre une élaboration sans fin de ce qui constitue l'Être : sa parole, son verbe. Cela, Schaghajegh Nosrati le fait très bien, avec une simplicité et un naturel parfaits. Elle ne démontre pas, elle énonce, elle suit pas à pas le chemin indiqué par Bach, sans faire d'histoires, sans chercher à s'imposer. Il n'y a besoin de rien de plus. Tout est là, dans un dénuement qui n'est pas synonyme de pauvreté, et lorsqu'on parvient aux deux grands gouffres silencieux, à la fin du contrepoint, on entend intérieurement, en un éclair mémoriel, tout le chemin parcouru depuis l'exposition du thème, son Verbe, résumé, condensé, révélé. La fugue a parlé. Réjouis-toi, ô mon âme, d'être à même de parcourir ne serait-ce qu'une infime partie du chemin mis en lumière par Bach. Tu n'inventes rien, tu n'as rien découvert, mais tu marches en compagnie de celui qui a entonné le Sujet. Heureusement qu'elle n'a pas, comme d'autres, “terminé” le quatorzième contrepoint ! Les maniaques de l'achèvement, il faudrait les pendre par les mains avec lesquelles ils ont ajouté leurs notes à celles de Bach. 

Je pense tout à coup à un petit livre écrit en 1983 par Jacques Derrida, dont je n'avais lu que le titre, « D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie », et j'ai envie d'effacer trois ou quatre paragraphes du texte que je suis en train d'écrire. Qu'est-ce je peux être sérieux, et lourd, et dramatique ! Où sont passés mon humour, mon ironie, ma légèreté, ma fantaisie ? Je suis devenu un cul de plomb. D'où m'est venue cette manie de vouloir expliquer des choses ? C'est comme une infection que j'ai attrapée, mais où, quand, auprès de qui ? Il ne me suffisait pas d'être antipathique, il fallait ajouter à l'antipathie des sens celle du sens et du dramatisme, du commentaire, de l'explicite, des notes en bas de page ! On n'effacera pas. On ne s'excusera pas. On laissera l'inutile et le superflu, comme des instruments qu'on laisse traîner au jardin. D'autres que nous feront le ménage. 

La musicologie et la chirurgie esthétique ont les mêmes finalités. La seule différence c'est le coût. Il faudrait écrire une nouvelle à propos de cette soprano fameuse qui, pour perdre quelques kilos qu'elle estimait néfaste à son art, il y a de cela des lustres, avait tenté la première liposuccion de l'Histoire, bien avant que le terme et la chose soient inventés. Liposuccion qui s'est évidemment très mal terminée, mais qui lui a laissé suffisamment de temps et de fantaisie pour qu'elle fasse frire des rognons dans sa propre graisse. Voilà qui me sauverait quelques heures du marasme dans lequel je patauge avec application, si je me mettais subitement à croire à mes nouvelles. Il y a dans mon remords d'avoir un peu écrit (très peu mais déjà beaucoup trop) beaucoup de bonnes raisons. Il y en a de mauvaises aussi. Je crois qu'il faut accepter d'écrire ce qui ne ressemble à rien, ce qui n'a pas d'excuses, excuses qu'on trouve soit dans le passé soit dans son oubli, quand on s'applique à refaire ce qui a déjà été fait, soit dans les échos de ce qui nous parvient aujourd'hui, qu'on rejette ou qu'on singe par opportunisme ou par faiblesse. À chaque fois qu'il nous est dit : « Tu ne peux pas écrire cela, pas de cette manière, tu ne peux pas dire cela, ou penser cela », je suis à peu près certain qu'il faut le faire, qu'il n'existe pas de meilleure raison à ce qu'on le fasse. Sans inconscience, il n'y a rien de possible, surtout quand on possède un surmoi obèse et exaspéré. Qui viendra me libérer de moi-même, à part l'inconscience ou l'oubli de ce que j'ai lu et compris ? Il suffit de penser à la poésie contemporaine, qu'on a du mal à oublier, pour voir tout ce qu'il ne faut surtout pas faire ; c'est là sans doute que les choses sont les plus clairement montrées, mais cela ne dit pas ce qu'il faut faire, malheureusement. Ce serait trop simple. Ne pas être à la mode est indispensable, mais être démodé n'est pas une garantie suffisante. Il y a une chose dont j'ai de plus en plus horreur, en tout cas, c'est le « bien écrire ». Neuf fois sur dix, quand on me dit que tel livre est bien écrit, ce livre m'ennuie ou m'exaspère. Et pourtant, on ne peut tout de même pas désirer mal écrire… La frontière est bien mince, et surtout infiniment mobile, entre les textes bien écrits et ceux qu'on n'a pas envie de lire, entre la littérature et ce qui n'en est pas, entre le style et la péroraison fabriquée comme un meuble Ikéa de nouveau-riche.

Tchekhov fait dire ceci au “narrateur”, dans son roman, Un Drame à la chasse : « Si quelque assistant à la cérémonie trouve cette description incomplète et inexacte, qu’il en attribue les lacunes à mon mal de tête et à l’état d’âme dont j’ai parlé ; c’est ce qui m’empêcha d’observer. Si j’avais su que j’aurais à écrire un roman, je n’aurais évidemment pas tenu mon regard fiché à terre comme ce matin-là et aurais dominé mon mal de tête. » Voilà quelque chose dont je saurai me souvenir, moi qui suis nul en description, qui n'ait pas l'œil du tout, contrairement à un Quatremaille qui voit tout. J'aurai souvent mal à la tête, comme nos femmes, et des états d'âme qui m'empêchent de voir ce qui se trouve sous mes yeux. C'est dit. Personne ne peut être tenu de savoir qu'il va bientôt écrire un roman, et j'ai perdu tous mes carnets parisiens des années 80, 90, dans lesquels je notais scrupuleusement tout ce que je voyais, sans aucun souci littéraire. On voit que ma maladresse est facilement expliquée par les circonstances et le fatum. Tchekhov, sous le titre de son roman, écrit : « Histoire vraie », comme les réalisateurs de la série Fargo font précéder chaque épisode de cette déclaration amusante : « Ceci est une histoire vraie. À la demande des survivants, les noms ont été changés. Par respect pour les défunts, tous les faits ont été racontés tels qu'ils se sont produits. » Ce Drame à la chasse est le récit, fait par un ancien juge d'instruction, Ivan Kamychov, (un « beau monsieur extrêmement souple et désinvolte »), récit proposé « par besoin d'argent » au rédacteur d'un journal. Quand ce dernier questionne celui qui lui propose son manuscrit sur le sujet de son œuvre, celui-ci bafouille : « L'amour… Un meurtre… » Il souligne que tout est vrai et qu'il a assisté au drame, et même « y a pris part ». Le journaliste ricane. L'amour et le meurtre, mais c'est trop bien banal, voyons. Et surtout, la vérité n'intéresse personne. Il ne promet pas de lire le manuscrit avant longtemps, mais il s'est tout de même laissé apitoyer par le pauvre juge d'instruction qui regarde le bout de ses chaussures en tournant un crayon entre ses doigts. « À dans trois mois », lui est-il signifié, avec le conseil de « rester en bonne santé ». Là aussi, « les noms ont été changés », par respect pour les survivants ou par crainte des ennuis qui pourraient pleuvoir sur un fonctionnaire qui se mêle d'autre chose que de sa tâche ordinaire. J'en connais un, comme ça, qui sait de quoi il s'agit, et ça se passe de nos jours sur les réseaux sociaux qui évitent aux saloperies humaines d'avoir à écrire des lettres anonymes en découpant des lettres dans le journal ou de se faire envoyer paître au téléphone par un adjudant pressé. Si j'avais su que j'aurai un jour à écrire un roman, j'aurais collectionné les lettres d'insultes et de dénonciations. J'en ai eu quelques unes, pourtant, mais je n'ai pas eu la fibre collectionneuse. Dommage. On ne fait jamais aussi bien que les vrais fumiers, ou les vrais dingues, on n'a pas l'œdème de l'imagination où se concentrent et se figent toutes leurs sales pensées, et c'est un sérieux handicap littéraire. 

C'était donc écrit quelque part. Les perroquets ont parfois de bonnes raisons d'avoir tort. La pesanteur est une force écrasante, dans ce roman, qui ne laisse de répit à personne, malgré ce que l'intrigue pourrait laisser penser. N'oublions pas que Tchekhov était médecin. Tout semble se fomenter au niveau des organes et du métabolisme, c'est là que se trouve le véritable destin de ses personnages, tout les ramène sans cesse à ce que peuvent leurs pauvres corps. Ils ne sont libres qu'à mesure de leur pression sanguine et des échanges cellulaires que dissimulent mal leur anatomie et leur position sociale. Rester en bonne santé ? C'est difficile, pour un Russe, mais sa force vitale est pourtant enviable, vue de ma chambre. « Le mari a tué sa femme. » Cependant, le dénouement du roman, le vrai dénouement, c'est-à-dire ce qui suit le récit du juge d'instruction Kamichov, est saisissant. Je parlais du mépris, il y a quelques jours. Ici, il est central, on en fait presque une indigestion. « Il y a trop à lire sur un visage. »

Le seul cinéma que j'aime est celui des frères Gode-Darbord, mais il est assez difficile de trouver des salles de cinéma qui acceptent de les montrer. Les exploitants-perroquets parlent du mépris de glace et des trente-sept degrés réclamés par les deux frères pendant la projection de leurs films, mais c'est de la calomnie pure et simple. Par respect pour les défunts, tous les faits ont été racontés tels qu'ils se sont produits, mais la bémolisation des faits et des individus commence bien dans les salles obscures, croyez-moi. Plus on dispose de moyens de communication, moins on peut communiquer, je ne vous apprends rien, Anton. Ils vous diront : « Seize de tension ! Mais c'est énorme, vous risquez l'AVC ! » Menteurs. 

Autour de nous, des silhouettes immobiles plongées dans un état étrange. Les deux fistons de Jeannine avaient disposé des poutres métalliques sur les voies du TGV reliant Dijon à Paris, espérant le faire dérailler. Ces spectateurs semblent tendre tous leurs muscles dans un violent effort ou s'abandonner à un état de profond épuisement. Ce qu'ils ignoraient, c'est que chaque matin, avant le passage du premier train, une machine contrôlait les voies. Aucune communication des uns aux autres, on dirait une réunion de dormeurs qu'agitent de mauvais rêves. Ils ont été arrêtés. Ils ne regardent pas, ils boivent du regard. Ils n'écoutent pas, ils absorbent par les oreilles. Je ne me souviens plus de la peine à laquelle ils ont été condamnés. Tous sirotent un breuvage sucré et épais nommé Bémole. J'aurais volontiers fait un film sur eux, mais je tenais à ma femme de ménage. Les vedettes sont excellentes, et de plus en plus efficaces. Je n'ai pas été Nabilo, j'ai-tout-faux.

Puisque nous sommes devenus des sous-Américains et que l'impérialisme américain de la marchandise s'est emparé du monde, il est normal que les nations européennes disparaissent dans l'écrasement totalitaire de la marchandise et que le continent européen devienne un ghetto américain avec sa drogue, ses immigrés, sa délinquance. 

Si le juge d'instruction Kamichov a écrit le récit dont Tchekhov a fait un roman, c'est pour se débarrasser d'un secret lourd à porter, ou pour montrer enfin qui il est vraiment. Qui n'a pas envie d'être admiré pour ce qu'il est ? Qu'on soit un saint ou un assassin, on exige des autres qu'ils le sachent. Je ne vais pas vous donner des leçons de marxisme, rassurez-vous, mais j'aimerais assez retrouver Histoire et conscience de classe dans le foutoir de ma bibliothèque. Ce que j'ignorais, en revanche, c'est que Jean-Yves Tadié considérait que Georg Lukács avait complètement dominé la sociologie de la littérature au XXe siècle. 

La philosophie, c'est l'homme qui se cherche parce que les communautés primordiales ont été détruites par le devenir de la valeur d'échange. Le summum de la philosophie, c'est l'auto-abolition de la philosophie. Approuver ou réfuter une idéologie, c'est vraiment le degré zéro de la vie intellectuelle et sensible, pour moi, mais je reconnais que c'est une étape indispensable dans une vie d'homme. Si l'on n'est pas passé par ce moment, le détachement qu'on peut éprouver quant aux mouvements socio-politiques de l'époque est suspect. Pascal Diez, Jaco Baimole et Juliette Békar vivent en trouple. Ils travaillent dans l'événementiel et ont une chaîne Youtube avec 200 000 abonnés nommée Clef d'Ut. Racontez leur vie sexuelle et illustrez votre nouvelle avec des extraits des Variations opus 27, d'Anton Webern. Envoyez le tout à Frédéric Beigbeder. Passez au blender le plaisir, la poésie, le lyrisme, la langue, la drôlerie, la musique, la verve, le mensonge, la cruauté, l'érotisme, tout ça en 10 000 signes maximum. Ne laissez personne sur le bord du chemin et évitez tout dérapage. Faites un sort tout particulier à l'insatisfaction. L'amour, un meurtre… Etc.

dimanche 16 février 2025

Avec son nom écrit dessus


« J'étais une petite graine plantée dans un terrain qui n'était pas du tout prêt à la recevoir. » Avant-guerre, dans les années 30, une petite ville de 7000 habitants comme Montbrison n'avait guère de vie artistique ou musicale, et les parents de Pierre Boulez n'étaient ni l'un ni l'autre musiciens. Son père, très catholique, était un ingénieur directeur d'usine, austère et silencieux, naturellement de droite, et sa mère, issue d'un milieu socialiste, était au contraire fantaisiste et très extravertie. Sa sœur Jeanne, de trois ans son aînée, restera liée à lui jusqu'à la fin, lui étant indispensable, choisissant ses vêtements et lui confectionnant ses menus. Il aura bien d'autres femmes très proches de lui tout au long de sa vie, dont l'indispensable Astrid Schirmer, sa fidèle secrétaire depuis les années Londres. 

J'ignorais que Boulez avait eu lui aussi un petit prédécesseur de cinq ans son aîné. Marcelle Calabre, sa mère, née le 22 avril 1897 à Clermont-Ferrand, et Léon Boulez, son père, plus vieux de six ans, avaient eu comme premier enfant un petit Pierre Boulez mort en bas-âge. Pierre Boulez, le nôtre, apprendra cela très tôt, en voyant une petite sépulture en fer forgé avec son nom inscrit dessus. On ne sait évidemment pas comment il a réagi à cela, mais il a toujours eu un rapport difficile avec la mort, à tel point que le jour où sa sœur Jeanne lui téléphonera pour lui apprendre qu'elle avait pris une concession au cimetière, lui demandant s'il en voulait une pour lui, il lui raccrochera au nez, et qu'il ne voudra jamais entendre parler de ses différentes successions, ni s'en occuper en quelque manière que ce soit. Commentaire de son biographe, Christian Merlin : « Je pense que les parents ne mesuraient pas, à l'époque, combien ça pouvait être choquant de donner à un petit garçon le prénom d'un enfant mort précédemment. » 

On m'a bassiné avec ça durant toute ma jeunesse, et j'avoue que je n'ai jamais vu où était le problème. Mon Jérôme à moi, le jumeau d'Emmanuel, né une dizaine d'années plus tôt, est mort d'une méningite tuberculeuse à l'âge de deux ans. Ce sont mes frères et sœur et mon père qui ont paraît-il insisté pour me donner ce prénom, alors que ma mère s'y opposait. Personnellement, je suis bien content de porter ce nom, qui est également le nom de mon grand-père et un prénom assez porté dans ma famille corse. Choquant ? Pour qui ? Traumatisant ? Pour qui ? Lourd à porter ? Pour qui ? Je trouve toujours parfaitement imbécile d'en vouloir à ses parents pour quelque raison que ce soit, et celle-là ne fait pas exception. Il me paraît évident qu'ils n'ont pas voulu “faire le mal”, ni faire les malins. Je n'ai jamais eu ni la sensation ni la prétention de remplacer celui qui était mort trop tôt, mais, surtout, la hargne (ou la justice) rétrospective me fait horreur. 

Je me rends compte tous les jours qu'il faut repasser sur ce qu'on croit avoir entendu pour l'entendre vraiment, qu'il faut relire pour avoir lu vraiment, qu'il faut aimer à nouveau pour aimer vraiment, qu'il faut revoir pour tout simplement voir. Je suis capable d'écouter trois ou quatre fois de suite une émission qui m'intéresse, et de me rendre compte qu'à chaque nouvelle écoute je suis obligé de constater que je n'avais pas entendu ce que j'entends. C'en est vertigineux. 

Les parents qui aujourd'hui « perdent » des enfants en conçoivent un affreux chagrin, ce qui est bien naturel, mais, au-delà de ce chagrin, en font un cataclysme terrible et indépassable. Il n'est pas question ici de les juger, car je suis certain que je ne ferais pas mieux, mais seulement de s'interroger. À l'époque où la mortalité infantile était bien plus élevée qu'à l'heure actuelle, il n'était pas rare de compter deux, trois, ou même quatre enfants morts en bas-âge dans une famille. Que je sache, cela n'empêchait nullement la famille de se développer normalement et même d'être heureuse. J'ai pourtant vu ma propre mère s'affliger chaque 19 juillet de sa vie, le plus souvent sans un mot d'explication ni la moindre plainte, et « choisir » le 19 juillet comme jour de sa propre mort. Mais en dehors de cette journée si particulière, elle ne parlait quasiment jamais de la mort de Jérôme, et ne semblait pas en être accablée. Peut-être était-ce pudeur, ou autre chose que je ne saurais nommer avec certitude — ni même comprendre. 

Christian Merlin explique le rapport très conflictuel à la mort de Boulez par le fait qu'il porte le prénom de son aîné mort en bas-âge. C'est une possibilité, en effet, mais je ne vois pas bien ce qui peut l'en assurer. Peut-être dispose-t-il de paroles ou d'écrits auxquels je n'ai pas eu accès. Quoi qu'il en soit, je me méfie toujours de ce genre d'explications qui me paraissent trop simples et trop univoques. C'est ce que j'appelle des explications-pour-les-autres, c'est-à-dire de ces choses qu'on dit pour se débarrasser de questions trop complexes ou embarrassantes, ou, plus simplement, auxquelles on n'a pas réellement réfléchi. Tous, nous sommes à des degrés divers de petites graines plantées dans des terrains qui ne sont pas prêts à nous recevoir. C'est ce qui explique que notre « rapport à la mort » soit toujours problématique, quoi qu'on en dise. Personne ne nous attendait, et c'est d'autant plus vrai lorsque, comme moi, on n'a pas été désiré. J'écris cette dernière phrase tout en sachant très bien qu'elle n'a pas grand sens. Le « désir d'enfant » est une invention récente et un peu ridicule. La biologie et la vie se passent très bien du désir des parents — je crois plus volontiers à l'indispensable transmission, qui vient d'un temps où les hommes ne réfléchissaient pas à ces questions : il se trouve que le désir sexuel et la nécessaire filiation se rejoignent en un point obscur et qui restera toujours secret, malgré les déclarations plus ou moins fantaisistes des uns et des autres. Il faut que les noms passent à travers le sang et survivent au déluge des heures, qu'ils inscrivent une trace énigmatique dans les lieux et les moments, qu'ils laissent derrière eux une Figure. « Les fils sont là pour continuer les pères. » Même si l'on ne se fait aucune illusion sur la pérennité de ces figures ou de ces étranges constructions que sont les familles, nous sommes là pour les faire durer le plus possible ; c'était le cas du moins dans les temps civilisés. La vie n'est qu'une enquête plus ou moins fouillée sur notre patronyme et ses reflets. 

Montbrison avait sept mille habitants, en 1930, et je suis né dans une ville qui devait alors en compter trois ou quatre mille, en 1956. Ce n'est pas un village, comme quelqu'un me l'a dit l'autre jour, c'est une petite ville des années 50, mais il est vrai que la vie artistique ou plus largement culturelle n'était pas extrêmement développée. Il y avait un cinéma, une troupe de théâtre, une fanfare, et, un peu plus tard, une école de musique, ce qui est déjà pas mal. C'est bien par la radio, essentiellement, que la culture est venue jusqu'à nous, même si nous avions eu la chance dans notre famille d'avoir un père violoniste et une mère qui avait lu, qui, chacun à sa manière, incarnait un je-ne-sais-quoi nous ouvrant sur autre chose que nous-mêmes. 

Mon père était « naturellement de droite » et ma mère beaucoup plus progressiste, même s'il me serait difficile de parler ici de gauche. D'ailleurs elle était très Pompidou alors que mon père ne jurait que par le Général et considérait son successeur comme un traître — la nuance, vue depuis notre présent, peut sembler dérisoire, mais elle était essentielle, en France à la fin des années 60 et dans le début des années 70. Elle venait d'une famille plus aisée, plus cultivée que celle de mon père, plus généreuse, aussi, et plus gaie. Elle avait beaucoup de mal à comprendre la manière très dure dont mon père avait été élevé par des parents radins et qu'elle jugeait dépourvus d'affection envers leurs enfants (on ne parlait pas d'amour, à ce moment-là). Quand ils sont allés en Corse pour célébrer leur mariage, mes oncles furent effrayés par la maigreur et la faible constitution de leur beau-frère, qu'ils surnommèrent la « Vénus de mille os ». Ma mère me racontait des repas pris chez les Vallet où chaque convive devait se contenter d'une moitié d'œuf au plat, et que mon père devait étudier en cachette la nuit avec une lampe de poche sous ses draps, pour ne pas encourir le reproche de coûter cher à ses parents. 

« La patrie périra si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair. La société, le monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leurs pères. » Je ne saurai jamais si ce bref passage du Père Goriot était l'une des raisons pour lesquelles ma mère insistait tant pour que je lise ce roman. Marcher sur le cadavre de ses parents est notre lot commun, mais la démarche que nous adoptons pour les piétiner est tout l'enjeu de notre vie d'hommes. J'ai vu très tôt mon nom inscrit sur une pierre tombale, à côté de celui de mon père. Ça crée des liens, mais il m'aura fallu de longues années pour comprendre ce que je lui devais et quel rapport il pouvait exister entre sa vie et la mienne. D'ailleurs je n'ai même pas assisté à son enterrement. Je me demande comment il faut nommer un frère aîné mort à deux ans. Un « petit grand-frère » ? L'appeler prédécesseur est bien sûr abusif, même s'il nous a évidemment précédé. Mais contrairement aux parents, il me semble que nous ne sommes pas chargés de le continuer. Balzac fait dire à son héros « Mais dites-leur, quand elles seront là, de ne pas me regarder froidement comme elles font », en parlant de ses filles. Je ne connais pas de sentiment plus chagrinant, plus triste que le mépris des enfants pour leurs parents et j'ai toujours du mal à entendre des paroles haineuses à leur endroit, quelles que soient les circonstances. Je pense aux mots de Rhoda Scott pour expliquer le fait qu'elle joue de l'orgue pieds nus : « J'avais un clavier sous les pieds, je ne voulais pas marcher dessus en chaussures ! » Nos parents sont un clavier délicat sur lequel nous improvisons plus ou moins librement et la moindre des choses est d'avoir les pieds propres et souples car ils sont sans défense dans leur tombeaux, tandis que nous posons nos pieds sur leur figures. 

« Je pense que les parents ne mesuraient pas, à l'époque, combien ça pouvait être choquant de donner à un petit garçon le prénom d'un enfant mort précédemment. » Vous n'en savez rien du tout, Christian Merlin ! Même s'il existe des raisons évidentes pour ne pas le faire, il y a tout autant de raisons contraires, et je suis pleinement heureux de porter cette ombre légère sur mes épaules. Je me rappelle avoir beaucoup aimé travailler l'opus 3 de Richard Strauss. Il me semblait y lire, dans la première pièce, dans le déport à l'octave de la mélodie qui semble se dédoubler en s'épanouissant, une merveilleuse manière d'évoquer avec des sons la sensation de vivre une vie qui a déjà été esquissée auparavant, et que l'on fait sienne, dans une grande douceur. Les vies glissent les unes sur les autres et il arrive qu'on éprouve dans un frisson furtif le passage discret de l'une à l'autre : on ne sait jamais si l'on s'appartient vraiment, et c'est dans les échos et les anamorphoses d'une figure inconnue, complexe et pourtant familière qu'on se reconnaît le mieux. C'est au profond des tombeaux et du souvenir que la vie est la plus significative et la plus singulière, au ras de l'inaudible. Faisons attention à ce qui se trouve sous nos pas : c'est souvent nous-mêmes que nous foulons sans y prendre garde. 

On repassera. Quoi qu'il arrive. On a beau avoir le sentiment d'être neuf et original, et unique, on repasse toujours par des chemins empruntés à d'autres que nous, on n'invente rien. C'est pourquoi je crois qu'il est bon d'imiter sans vergogne ceux qui sont plus hauts que nous. De toute façon, nous n'arriverons jamais à faire aussi bien, et c'est donc dans le ratage que nous avons le plus de chance de trouver quelque chose de singulier — par erreur, en quelque sorte, ou par manque d'élan. Quand j'écoute de toute la force de mon âme, j'échoue à entendre, et cet inlassable échec produit un discours que ma naïveté prend pour une invention ; dans l'instant, je crois possible ou même souhaitable d'en informer les autres, jusqu'à ce que la raison me revienne avec la vergogne. 

Je me rappelle les premières fois où j'ai donné des cours de solfège. On parle facilement, en ces commencements là, de la consonance et des notes qui vont se répétant sur toutes les hauteurs, dans toute l'étendue du clavier ou dans l'ambitus d'une voix. On dit que telle note est la même parce qu'elle porte le même nom. Un mi est un mi, qu'il soit grave ou aigu. Mais pour quelqu'un qui n'est pas du tout musicien, qui n'a rien écouté, qui n'est pas habitué à cette référence, c'est complètement faux. Le mi aigu, pour lui, n'est pas la même note que le mi grave. Il sent bien qu'elles ont une proche parenté, certes, mais dire que c'est la même note est un abus de langage que seule l'éducation musicale peut justifier. C'est l'habitude, qui nous fait considérer qu'il s'agit de la même note, c'est un ensemble de références qu'on nomme la Tonalité. Elles portent le même nom et pourtant sont autres. On pourrait parfaitement imaginer des gammes (et un système harmonique) qui n'auraient pas l'octave comme critère absolu (ou indice, je ne sais quel mot convient le mieux), qui commenceraient par un ré et se finiraient par un do. C'est sans doute un besoin de simplification, qui a présidé à ce choix. Évidemment, la musique en serait cent fois plus complexe et bizarre, mais seulement pour nous qui avons été élevés dans le système tonal, que nous prenons pour le seul possible. Si l'on avait parlé du dodécaphonisme à Mozart, il aurait sans doute crié au fou (alors que le dodécaphonisme est mille fois plus simple que le système que j'imagine (peut-être à tort) possible). Il n'est pas non plus fatal d'avoir des gammes de sept notes ou de diviser l'octave en douze parties égales. D'autres cultures que la nôtre procèdent autrement. Bref, on est légitime lorsqu'on se pose la question du même. Tout est une question de dosage et d'échelles, et surtout d'habitudes. Je porte le nom de mon père et je ne suis pas lui, mais peut-être allons-nous, tout au long de notre vie, vers plus de ressemblance avec nos parents, vers moins de singularité, peut-être allons-nous vers un ambitus plus étroit, une voix plus simple. J'y pensais à revoyant mentalement ma mère monter l'escalier de notre maison, à la fin de sa vie : il m'arrive très souvent d'être absolument certain que j'ai exactement la même attitude qu'elle, les mêmes gestes, les mêmes maladresses, la même courbure physique et mentale, comme si vieillir consistait à se déplacer lentement sur une droite qui va finir par rejoindre celle de nos aïeux alors qu'on la pensait parallèle à la leur. Le temps nous amène à renoncer de plus en plus à nous-mêmes. C'est en tout cas comme ça que je vois les choses. Tout ce à quoi nous croyions être farouchement attachés nous paraît moins essentiel, moins constitutif de notre individu. On y tient par orgueil, bien sûr, et parce qu'il nous est désagréable de renoncer, de sembler nous renier, mais on sent bien, au fond de nous, que le cœur n'y est plus, qu'on continue seulement à jouer notre rôle, par habitude et par peur de trouver autre chose que ce qu'on connaît, d'aller vers un inconnu effrayant. Être consonant avec soi-même, voilà toute la pauvre ambition d'une vie humaine. Commencer par un do et finir par un do. Rester au chaud dans l'octave. La contradiction, la dissonance, le changement radical d'échelle et de perspective ne sont envisagés qu'à contrecœur et ne sont le plus souvent que l'indice d'un échec, ou d'un abandon. J'y vois plutôt la chance de découvrir une richesse que peu comprennent, mais dont le soupçon terrorise ceux qu'il effleure, privilège impartageable d'un âge qui nous isole autant de nous-mêmes que des autres. 

Les époques se suivent et se contredisent, sans que jamais que le présent ne trouve la juste distance, ou le recul qui devrait être la moindre des choses, si l'on voulait ne pas tomber dans la caricature grossière et le jugement rétrospectif et absolu qui font tant de mal aujourd'hui. On juge du passé avec les mentalités, la culture et la morale d'aujourd'hui, et tout le monde trouve ça normal, et plus que normal : sain. Pas d'autre voie. Comment se fait-il que le ridicule de cette arrogance ne semble effleurer personne, que la simple prudence soit à ce point dénigrée ou plus simplement oubliée ? Peut-être justement que c'est dans l'oubli de nos pères, que gît le mal. Il y a dans Enoch Arden, le mélodrame de Strauss sur un poème de Tennyson, un passage que j'adore, qui se situe dans la quatrième partie (« Tranquillo ») de l'œuvre, où l'on entend le narrateur dire : « No meaning there : She closed the book and slept » (il faut absolument l'écouter dit par Claude Rains, pour entendre ce dont je parle). « Cela ne lui parut rien : cela ne signifiait rien : elle ferma le Livre et s'endormit. » J'ai toujours cette impression, quand j'observe mes contemporains, qu'ils ont définitivement renoncé à lire le Livre qui leur explique ce qui est en train de se passer, car tout a déjà eu lieu. Ils préfèrent s'endormir, plutôt que de savoir, et ils vont répétant comme des ânes : cela n'a aucune signification, on ne voit rien. Bien sûr qu'ils ne voient rien, puisqu'ils ont décidé qu'il n'y avait rien à voir d'autre qu'eux-mêmes et que le regard n'avait pas besoin d'être construit et éduqué. Comme dans le poème de Tennyson, ils sont « sous le palmier » et ils s'endorment, bercés par la rumeur des infos et du présent. Très informés et complètement abrutis, ils ont des yeux et des oreilles par centaines qui ne leur servent à rien, hormis à réverbérer à l'infini ce qu'on entend partout, cent fois par jour, et qui est produit à plein régime par le Spectacle planétaire. Très malins et très cons à la fois sont les spectres que nous croisons cent fois par jour sur les réseaux numériques. 

Il n'y rien d'autre à faire que de reprendre inlassablement au début, de revenir au commencement, de répéter. Quelqu'un m'a envoyé l'autre jour un extrait filmé de la quatrième étude en ut dièse mineur de Chopin jouée par Richter. Je connaissais déjà ce petit film, mais ce qui est revenu en moi, ici, hormis la furie de Richter, qui à chaque fois m'étonne et m'amuse, c'est le souvenir du travail. Comme j'avais aimé travailler cette étude ! Comme on aime l'accumulation de toutes ces notes qui semblent s'empiler les unes sur les autres, jusqu'à former une montagne, comme on en jouit, très physiquement, dans les progrès qu'on fait très visiblement, jour après jour, du seul fait de la répétition. Comme on est fier de ses doigts, comme on a envie de les remercier de nous permettre cela ! Il y a dans cette étude un effet cumulatif très sensible, presque caricatural. C'est comme si Chopin creusait un trou dans le sol et entassait toutes les notes qu'il en retire à un rythme d'enfer. Ça bouillonne de vie ! Il y a là un feu qui nous ronge le ventre et nous dilate tous les organes. On revient et on revient sans cesse au même geste obsessionnel, euphorique, optimiste, c'est une apologie de la double-croche avec des éclats d'octaves. On la surnomme « étude torrent », cette étude qui est loin d'être la plus difficile des deux cahiers, et Richter est l'un des seuls à être capable de la jouer à la fois très vite (trop vite ?) mais sans donner l'impression de survoler les touches comme c'est généralement le cas dans toutes les versions qui veulent aller trop vite (Lisitsa). Elle dure exactement deux minutes, dans les meilleures versions. Pollini, impérial, solide, souverain, classique, reste à mon sens le meilleur, avec Perahia, plus dramatique, peut-être plus ambitieux, dans les dizaines d'interprétations que j'ai entendues (déçu par Arrau, que j'adore par ailleurs, qui en fait quelque chose d'assez terne, sauf peut-être dans la coda). Il faut de la rage, ici, mais ça ne suffit pas, le sens de la forme et celui de la progression sont essentiels. On doit sentir la mutation progressive mais rapide du corps du pianiste. Chopin traite rarement la main gauche  comme s'il s'agissait d'une deuxième main droite, comme c'est le cas ici, idée qu'il a sans doute empruntée à Bach. Les études de Chopin sont des manifestations absolument fabuleuses du travail sur le motif. Contrairement à ce qu'on pourrait croire de prime abord, ce sont vraiment des chefs-d'œuvre de composition, vingt-quatre petits chefs-d'œuvre parfaits qui touchent au but sans tergiversations. Être capable d'aller aussi loin avec des motifs aussi modestes (en général une difficulté ou une idée par pièce) est vraiment la signature des très grands compositeurs. Avec le minimum, obtenir le maximum. J'en parle souvent, mais la chose qui me manque le plus, maintenant que je ne joue plus de piano, c'est justement la répétition. Cette sensation extraordinaire que connaissent tous les instrumentistes du monde, quand ils se trouvent au pied de la montagne — l'œuvre — et qu'ils entreprennent, jour après jour, de la gravir. Il faut parfois des mois ; combien de semaines, pour la Sonate de Liszt, combien de mois, pour la Sequenza de Berio ? Sentir son corps se transformer, petit à petit, pour s'adapter aux difficultés du terrain, le rendre apte à faire des choses qu'il n'avait pas à son répertoire, c'est une sensation grisante que je ne retrouve pas dans l'écriture, malheureusement. En général, j'écris un texte en quelques heures, une journée, deux au maximum. C'est trop court pour ressentir l'effet dont je parle, et puis, surtout, il ne s'agit pas de la même chose : on a beau dire qu'écrire est une activité physique, ça l'est infiniment moins que de jouer du piano ou de la percussion. On voit rarement des écrivains en sueur, à leur table de travail alors qu'on peut perdre un ou deux kilos durant un concert. Le travail musculaire est une joie dont il est difficile de se priver sans avoir la sensation d'une perte irrémédiable. 

J'avais discuté un peu, il y a une quinzaine d'années, avec Agustin Aniévas, élève d'Edouard Steuerman, l'un des plus célèbres pianistes à avoir enregistré (avec quel éclat !) les études dans les années 60, et j'avais découvert un homme charmant et inspirant. Je me rappelle avoir eu envie de lui composer une étude à ma manière (sur les tierces), à l'époque, mais je n'ai jamais osé passer à l'acte. Je sentais déjà que la composition s'éloignait de moi, même s'il restait quelques désirs bien vivaces que je suis parvenu à asphyxier avec un acharnement méritoire. Mon seul mérite, dans cette vie, aura consisté dans tous ces deuils successifs auxquels je me suis appliqué. Ici, au moins, j'aurai fait preuve de sérieux et de constance. Je me demande si tout cela n'a pas un rapport étroit avec ce qu'on nomme « le succès ». J'ai observé ce phénomène, qui me semblait tout à fait mystérieux, durant de très nombreuses années, et je crois avoir enfin compris comment ça marche. Si vous désirez être célèbre, ou même seulement réussir dans votre domaine, il faut en passer par une étape honteuse qui se révèle aussi indispensable que payante. Il faut oser aller trop loin. J'observe, incrédule, mais fasciné, tous ces gens qui ont du succès, et dont on se dit : « Il ne va tout de même pas oser faire ça ! » Eh bien si, justement. Et c'est précisément parce qu'il ose faire ce qu'on trouverait déshonorant, qu'il a du succès. Il ne connaît pas cette barrière morale, ce surmoi terrible avec lequel il est impossible de transiger. Il y va. Il se montre. Il crie plus fort que les autres. Il montre ses muscles. Il fait la roue. Il attrape par la manche. Tout ce qu'on nous avait appris à mépriser, ou, au moins, à trouver suspect. Je ne cherche pas ici à justifier mes échecs, non, ni encore moins à faire porter sur l'éducation reçue une part de mon impuissance constitutive. Je cherche seulement à comprendre, et je ne peux le faire sans comparer avec ce que j'ai vu autour de moi depuis cinquante ans. J'aurais des dizaines d'exemples précis et concrets à donner mais je le ne ferai pas. Ce sont des « danseurs ». Ils aiment qu'on les regarde bouger. 

Je suis tombé il y a peu sur une vidéo d'Étienne Guéreau, à propos d'un certain Sofiane Pamart. J'aime bien Étienne Guéreau, dont je regarde parfois les vidéos, quand il y est question d'harmonie. Ce jeune homme a un réel métier, et il possède une bonne oreille, ce qui n'est pas si fréquent. Je ne peux pas dire que j'aime sa musique, non, je n'irai pas jusque là, mais j'ai appris des choses en l'écoutant, ce qui n'est pas négligeable. L'harmonie dans le jazz est un continent qui m'a toujours fasciné et que j'aurais aimé connaître mieux. J'ai donc regardé cette vidéo il y a quelques jours, vidéo dont je ne m'infligerai pas une deuxième lecture, même si je devrais, pour le sérieux de ce que je vais écrire ici, mais mon masochisme a des limites. Ce qui m'a beaucoup frappé, en entendant Étienne Guéreau « démolir » le pauvre Pamart, c'est toutes les précautions qu'il croit devoir prendre pour donner son avis, et ses multiples proclamations qui tentent à bien établir préalablement qu'il ne « méprise pas » Sofiane Pamart, ni ce genre de musique, ni ceux qui l'écoutent. Ah, la trop fameuse accusation de mépris… Le mépris de classe, le mépris intellectuel, le mépris culturel… Le snobisme… On peut dire qu'on connaît ça sur le bout des doigts, et depuis plus de cinquante ans. C'est un peu comme ces gens qui commencement toutes leurs phrases par « Je ne suis pas raciste mais… ». Ils ont bien appris la leçon. On ne peut pas parler librement si l'on ne commence pas par établir avec un sérieux de plomb (et un ridicule de singe) et tous les certificats afférents qu'on ne méprise personne, ni aucun genre, que ce soit dans le cinéma, dans la littérature, la musique, ou quoi que ce soit. « Il n'y pas de mauvais genres ! » (ou alors, mais c'est finalement la même chose : le mauvais genre est le seul bon genre). Il se trouve qu'hier j'ai vu passer sur les réseaux une citation de Yann Moix qui disait en substance qu'il méprisait les adultes de plus de vingt-cinq ans qui jouaient au jeux vidéos. Ouh là là ! Il veut se faire crucifier, lui ! Eh bien oui, je lui donne tout à fait raison, et je n'ai même pas honte. Pour revenir à Pamart, et cela, Étienne Guéreau le dit très bien, ce n'est pas qu'il fasse de la soupe, qui est nouveau, nous avons connu Richard Clayderman, André Rieux, Saint-Preux, bien d'autres dans les années 60 et 70, et nous savons très bien ce que cela signifie. Ce qui a changé, en revanche, c'est qu'aujourd'hui, ces gens-là sont pris au sérieux (ils sont invités sur France-Culture ou France-Musique), du moins par une part très importance de la population et des médias, alors qu'au temps de notre jeunesse, ils faisaient rire tout le monde, et qu'il suffisait de quinze secondes d'écoute à n'importe qui pour savoir à quoi s'en tenir. Désormais, il faut qu'un Étienne Guéreau fasse une vidéo de trois quarts d'heure pour nous expliquer en quoi c'est de la merde, en s'entourant de tout un tas de précautions oratoires indispensables. C'est là qu'on voit très concrètement l'effondrement culturel et civilisationnel dans lequel nous crevons à petit feu. Le mépris du mépris est une catastrophe, c'est même le point nodal vers quoi tout converge ou d'où tout provient. Le mépris du mépris, ça donne Sofiane Pamart. À quand une chaire à l'université pour expliquer en quoi la soupe est de la soupe ? Évidemment, quand on a méthodiquement détruit l'oreille, le regard et les sens de toute la population, il faut sans doute en passer par là. Mais ce sera sans moi. Renaud Camus explique très bien ce qui s'est passé depuis quarante ans, je ne vais pas refaire ici sa démonstration en moins bien (ce qu'il appelle le Petit Remplacement), mais j'insiste comme lui sur le fait que la musique (le changement de définition de la musique) a bien été l'indicateur premier du Désastre, l'alerte inaugurale, le Signe, et cela, je peux dire que je l'avais compris il y a très longtemps, quand je fréquentais encore le milieu de la musique. Dès l'enfance, j'ai entendu cette accusation. Un peu de tolérance, tu es trop méprisant ! Je ne sais pas exactement ce qui m'a permis de résister à ces objurgations, mais ce que je sais est que j'ai éprouvé parfois la tentation d'y céder, pour avoir la paix. Qui ne veut pas de la paix ? Il est plus facile d'aimer Pamart que Boulez, du moins c'est ce que je crois comprendre en observant les gens autour de moi. Mais il faut être cohérent. Si un Pamart a doit de cité sur France-Musique, alors il ne faut pas se plaindre de la violence dans les rues et à l'Assemblée nationale. Mes adorables voisins m'ont demandé l'autre jour ce que j'en pensais, de ce pauvre garçon. Je n'ai pas eu besoin de développer, un regard a suffi. Et quand j'entends Étienne Guéreau parler du « Chopin facile », ou quelque chose comme ça, les quelques cheveux qui me restent se dressent sur ma tête. Le rapport avec Chopin, je dois avouer très humblement que je ne le vois pas, ni ne l'entends. Mais c'est sans doute parce que j'ai une moins bonne oreille qu'Étienne Guéreau. Tous les Sofiane Pamart du monde ont écrit sur leur visage et sur leurs biceps : « Musique ». On n'est tout de même pas obligé de les croire sur parole, ces pauvres bougres. Qu'ils aillent se faire tatouer chez les Grecs. Je retourne à mes études de Chopin (par Cortot, qui n'a rien à voir avec Corto Maltese, il faut tout préciser, aujourd'hui). 

J'écris cela sous le regard de Jérôme, le Précédent, si beau dans son berceau, le huitième d'une famille de sept enfants, lui que je n'ai pas connu et qu'il me semble connaître si bien, et si je parle de son regard alors qu'il a les yeux fermés, sous son immense front bombé, c'est que toute la douceur de son être me parvient encore depuis les années 40.