dimanche 17 novembre 2024

Feuillets nocturnes (1)

 Le plaisir

Après la publication de Bonjour Tristesse, en 1954, livre interdit par le Vatican, Françoise Sagan reçoit trois ou quatre lettres d'injures par semaine. Heureuse époque. Aujourd'hui, ce serait quatre cents messages d'insultes et autant de menaces sur les réseaux sociaux. On lui pose la question  : « À quel âge avez-vous découvert le plaisir ? » Elle répond d'un mot : « Lequel ? » Il est beaucoup question de Laclos et de Radiguet dans la presse, à son propos, mais aussi de Colette, qui meurt le 3 août de cette même année 1954. Le Blé en herbe couronné et officiel laisse la place à la tendresse et à la rage d'une jeune inconsciente, étourdie et étonnée, qui s'amuse du scandale que paraît-il elle suscite. Elle pense que l'amour est une chose facile. Mais de quel plaisir s'agit-il ? 

Il n'y a pas de punition, dans l'histoire d'amour qu'imagine Sagan. Son héroïne ne tombe pas enceinte, elle n'est pas contrainte d'épouser le garçon avec lequel elle couche, elle n'est même pas amoureuse de lui. Sagan ne veut pas dénigrer l'amour, mais décrire simplement ce qu'elle voit. Tous les mille ans, une histoire d'amour dure : être témoin de la scène n'est pas donné à tout le monde. La vraie crainte c'est la solitude, ce qui explique beaucoup de choses, belles ou atroces. Les moments brefs de l'amour et du désir, voilà ce qu'il faut emporter avec soi dans cet autre monde fait de courtes phrases et de longs silences. On regarde le soleil, on cligne des yeux, et c'est déjà fini. Cette cruauté tellurique vaut tous les romans du monde. 

Je suis né en 1956, et je n'ai entendu parler de ce roman que lorsque j'ai eu dix ou onze ans. Ma sœur Françoise et ma mère l'avaient lu, sans doute à sa parution. Le livre avait laissé à la maison une trace très vaguement sulfureuse. À cette époque-là, la mienne, la crainte de tomber enceinte était encore chevillée au corps des jeunes filles. L'avortement, j'en ai entendu parler assez tôt. Je savais que ma mère avait avorté deux fois dans des conditions abominables, et qu'elle avait failli y laisser sa peau. Un peu plus tard, alors que j'avais engrossé la fille dont j'étais amoureux, c'est tout naturellement que celle-ci s'est fait avorter, et je me rappelle que ma mère avait conseillé, ou du moins soutenu ma petite amie dans cette épreuve. Quand on pose la question du féminisme à Sagan, « à l'époque », elle répond que ça n'avait aucun sens. 

Bonjour Tristesse est un laboratoire où l'on étudie le plaisir. Mais de quel plaisir s'agit-il ? Le plaisir d'aimer, le plaisir d'être libre, celui de la littérature, de la jeunesse, le plaisir d'être une femme, de désirer ou d'être désirée, le plaisir de balbutier tout en se sentant plus intelligent et plus vif que le monde où stagnent lenteur et conformisme, le plaisir des sens (comme on dit), celui de la singularité, de la nouveauté ? Le plaisir de la paresse et de l'impatience ? Sagan savait pourtant que son coup d'essai avait réussi pour lui permettre d'apprendre à écrire. Gréco disait d'elle : « Elle sait qu'écrire est une chose très douloureuse. » Les livres sont des avortements plutôt que des accouchements. Ce qui sort du corps de l'écrivain n'est pas viable ; à chaque fois, il s'en débarrasse dans l'espoir d'écrire un vrai livre, le vrai livre. La réalité devient la fiction mais la fiction doit en passer par la réalité longuement ruminée. Le mur invisible de la page, de tout côté, la longue plage déserte de la vérité nommée.

Tout est déjà fini, quand on commence à écrire. Son père lui recommande de vite dépenser l'argent (60 millions anciens) qu'elle a gagné avec la publication de son roman. Jaguar, casino, champagne, la vie et la légende s'écrivent l'une l'autre tout en s'effaçant l'une l'autre. Quand on a dix-neuf ans, les lendemains sont déjà là, derrière le miroir. Sortir, danser, nager, dormir, tout cela ne fait pas tant de bruit que cette insolence tranquille pourrait le laisser croire. Gaspiller c'est aussi vivre. L'intensité et l'acuité du regard rachètent ce mélange de fièvre et de désinvolture qui caractérise Françoise Sagan. En 1954, être libre et différent était aussi difficile que ça l'est soixante-dix ans plus tard. Elle aimait s'amuser — c'était son mot. Être une intellectuelle lui aurait fait horreur. « Whisky, Ferrari, jeu » plutôt que « Tricot, maison, économies ». 

Vertige du solitaire qui se met à parler aux foules avec un naturel qu'il ne soupçonnait pas… Françoise est « sérieusement paresseuse ». En France, elle énerve. En Amérique où elle est célébrée comme une starlette (15000 exemplaires de son livre vendus chaque jour), elle dédicace tous les livres qu'on lui présente d'un « With all my sympathies », ce qui signifie : « Avec toutes mes condoléances ». Quand elle a eu un grave accident avec son Aston Martin, on l'a crue morte. On lui a fermé les yeux, on lui a pris sa chaîne et on lui a donné les derniers sacrements. Il était arrivé la même chose à ma mère, allée se faire avorter, seule, à Paris. La mélancolie fait des excès de vitesse. Au moins avait-elle compris qu'il n'y a rien à expliquer, ou plutôt qu'expliquer, quand on est écrivain, est un péché. Si l'on veut qu'il y ait une raison à tout cela, il faut nous laisser avoir tort. 

Avant que cette génération n'ouvre les yeux sur elle-même, elle a su dire ce qu'elle était, très simplement, sans théorie ni pathos. La vie va recommencer comme elle le fait toujours, on peut danser et boire, se caresser, fumer des cigarettes, écouter des disques, et crever la gueule ouverte. Le plaisir est toujours au-delà, même au plus fort de l'absurde et de l'ennui. 

dimanche 10 novembre 2024

L'oreille bouchée

 

Une oreille bouchée m'a réveillé en pleine nuit et m'a tenu éveillé jusqu'au petit matin. C'est toujours formidablement angoissant, pour moi, que d'avoir une oreille bouchée ; deux, n'en parlons même pas. 

Même la lecture en serait abîmée, je crois, de ne pouvoir s'appuyer sur le son et ses reliefs (qui ne sont pas ceux de la phrase écrite), même s'il est seulement rêvé, envisagé. J'ai d'ailleurs de plus en plus de mal à lire sans y mettre la voix quelque part. J'essaie de m'y contraindre, le plus possible, pour rester présentable (et pour pouvoir lire en public, par exemple dans une salle d'attente), mais c'est difficile et je ne tiens jamais longtemps. L'hypothèse de la vocalité, au minimum, doit être une réalité, comme un arrière-plan sur lequel la compréhension (l'entendement) se manifeste. Pendant très longtemps, j'ai ricané un peu bêtement quand j'entendais parler de ce pont-aux-ânes des littéraires qu'est le « gueuloir » de Flaubert, mais il faut bien reconnaître que j'y suis venu sans même m'en rendre compte, poussé par une nécessité réelle. Ça s'est imposé à moi sans que je n'en décide. C'est fou, tout ce qu'on entend quand on se relit à haute voix, tout ce qui vient à la surface, comme la crème sur le lait qui bout. 

Sur un roman de huit cents pages, je pense qu'au moins cinq cents sont lues à voix haute, ou mezzo voce, ce qui ralentit considérablement la lecture. Tant pis. Ce n'est pas grave.

Ce qu'il faut, c'est lire. Mais lire vraiment. Pas avaler des phrases. Je me suis réveillé avec cette obsession. Lire. Lire comme on écoute la musique ; comme toute ma vie, j'ai essayé d'écouter vraiment. De sur-écouter. (Ou peut-être pas, justement…) Le verbe lire, en français, a un avantage sur celui d'écouter, et même plusieurs. Il s'anagrammise en lier, pour commencer… 

Lire vraiment. Écouter vraiment. Ouvrir un livre comme on ouvre un visage, comme on l'aime. Repousser un peu les parenthèses de la présence, ou les guillemets du temps. Faire de la place pour le verbe, ou pour les substantifs, ou les adjectifs. On aime les défauts de la phrase comme on aime ceux d'un visage. Sa longueur. La peine qu'elle prend à se refermer ou… On lie la forme de l'oreille à celle des lèvres, on entre dans la texture de la peau, si l'on peut. Je vous demande un peu. Et l'on desserre le corset des mots, qui au petit matin sont des sons, car ils ont été prononcés en dormant. On aime la voix un peu abîmée, les cernes qu'elle voudrait cacher, ses odeurs asociales. On prend la chair dans les mains, c'est une feuille légère. Je ne sais comme est proche ma fin. Alors les pages qu'on dévoile… Ici, le jour ne se lève pas, ou très peu. Du moins en ai-je décidé ainsi aujourd'hui, après avoir vomi. Le foie au chaud. Seizième dimanche après la Trinité. Huitième symphonie de Beethoven. Cet allegretto scherzando nous ravit et nous amuse. C'est Beethoven, qui a composé cela ? Comme une succession de points-virgules qui se trémoussent drôlement, rebondissant sur le matelas. Il en faut, du talent et de l'intelligence, pour faire de la musique avec si peu. La jubilation d'un enfant qui fait jouer ses muscles… 

Il vaut mieux se taire, parfois. Elles veulent faire disparaître leurs cernes — ou leur goitre. On ne peut pas leur expliquer, elles n'entendent pas. Il faut les laisser se tromper. Elles avalent nos phrases comme des cachets amers, sans les mâcher. Tant pis. Ça leur reviendra, plus tard, longtemps après que nous ne soyons plus là, ces phrases non digérées, non entendues, on le sait bien. On essaie d'expliquer et on se heurte à un mur. (Elles parlent trop et trop vite.) La parole nous revient comme un boomerang. Plus on essaie plus le mur s'élève et durcit. Mais si les paroles tombent en cendres, la musique, elle, revient toujours. Elle ne cesse jamais, elle ne le peut pas. Elle laisse des traces. Il faut seulement que leurs oreilles se débouchent, et ça peut prendre des années. Les fantômes sont toujours là, dans les couloirs du temps mais ils ne se font pas remarquer. Ils ne sont pas pressés, eux. Le désir sait s'adapter aux ornières du chemin, il se grime, il se cache, il circule à travers les organes des corps, furet silencieux et translucide qui ne se révèle que dans ses effets ou ses symptômes. Le cachet diffuse… La peine qu'elle prend à se refermer ou le plaisir qu'elle a à ne pas savoir où elle va, à se poursuivre sans terme apparent, une page, trois pages, cinq pages… « Elle avait enlevé ses longs gants trempés et les avait exposés à la flamme. » On ne lui met pas un point dans la figure sans y réfléchir à deux fois, voyons ! Lettres de cachet… La pilule est parfois amère, mais avec un peu d'inconscience et de toupet, on arrive à se soigner en douce. Ça passe inaperçu. 

Avaler des phrases sans les mâcher est aussi indigeste qu'avaler de la nourriture en oubliant qu'on a des dents. L'estomac ne peut pas faire tout le travail. Une partie de l'esprit recule devant l'obstacle, c'est comme s'il voulait se décharger de la tâche sur une autre partie du corps. Il veut sous-traiter, et si c'est impossible, il boude. 

Les écrivains se déchirent sur les réseaux sociaux. L'un parle de « critique objective ». On en rit encore. Il est toujours mal vu de ne pas aimer (presqu'autant que d'aimer). Ceux qui aiment se sentent humiliés, ou niés, même ; ça va loin ! La morale intervient, on se demande bien pourquoi. On regarde ça de loin. Surtout ne pas participer, ou alors il faut s'en amuser, mais c'est impossible, car immédiatement on est pris dans le courant, qui est puissant. Le goût est une chose étrange, il y a longtemps qu'on le sait. Le goût qui ne sait pas marcher seul, qui a toujours besoin de son compagnon intime, le dégoût. Ces deux-là s'appuient l'un sur l'autre, comme des éclopés ou des poivrots qui rentrent chez eux. Ils se font des croque-en-jambe, comme deux sales gamins qui aiment patauger dans toutes les flaques d'eau dans lesquelles se reflètent les phrases des autres. La littérature, avant même d'être elle-même, est une chose qu'on partage avec des gens qui aiment en parler, qui font profession d'en parler, qui vivent du discours qui la borne et la maintient hors des profondeurs boueuses où elle s'abîme volontiers, quand elle est privée du regard des autres, de cet écho général et vague qui lui fait comme un habit toujours mal taillé mais rassurant, qui lui permet de sortir dans le monde sans trop montrer ses entrailles. Il vaut mieux se taire, parfois. Nos oreilles et notre bouche sociales s'obstruent prudemment. Traduisons les déclarations des uns et des autres en un langage simple. « C'est moi. » « Non, c'est moi. » « Oui, c'est vous, mais moi aussi. » « Moi non plus ! » Voilà. Le cercle s'est refermé, on a quitté la cage, on revient à la page, c'est plus sûr. « Il n'a aucun style. » Et ta sœur, elle en a, du style ? 

J'avais écrit : « La peine qu'elle prend à se refermer ou […] ». L'ordinateur a avalé un morceau de la phrase sans que je m'en avise. Je ne sais plus du tout ce que j'avais écrit (on ne s'aperçoit jamais de ce genre de choses dans l'instant). C'est sans doute mieux comme ça. Il y a des phrases qu'il vaut mieux ne pas achever. Il y a des femmes qu'il vaut mieux ne pas écouter. Pas trop. Pas vraiment. Écoute flottante… Les phrases se grimpent dessus les unes sur les autres et petit à petit forment une sculpture baroque qui tient debout on ne sait comment. Ça fait toujours passer le temps. Tiens, il y a du soleil ! 

On y met la voix comme d'autres y mettent leurs doigts, leur nez, leur langue. Le sexe est-il moral ? Vocal ? Oral ? C'est un jeu que bien peu savent ou ont la témérité d'explorer jusqu'en ce lieu où il nous révèle un nouveau monde. Il faut un peu d'inconscience, bien sûr, mais aussi du tact et de l'humour. Gary Peacock, interrogé à propos du trio qu'il a longtemps formé avec Keith Jarrett et Jack DeJohnette sur les qualités essentielles, avait cette réponse trop simple et pourtant si profonde : « Listen, listen, listen. » Écouter, écouter, et écouter encore. L'amour est vocal, avant même d'être charnel. Écoute ! Ouvre tes oreilles ! Tout est lié, dans un corps, et c'est la vibration qui relie les systèmes entre eux. 

C'est un très grand écrivain ! Vous plaisantez ? C'est nul. Vous avez des prétentions à connaître quelque chose à la littérature ? Sérieux ! Dogmatisme ! Grotesque ! Dépourvu du plus mince intérêt. Bonjour chez vous. Bons fils, mauvais fils, cousins querelleurs. Garnements. Coups bas. Et ta sœur ? Ça a l'air aussi chiant que la critique qui en est faite. Plaisir contre plaisir, c'est la guerre. De vrais bons auteurs ? MMA sur Facebook. 

Je ne trouve pas « hérédisme » dans le dictionnaire. Je vois bien à peu près ce que ça signifie mais j'aurais aimé une définition un peu officielle, reprise et inscrite dans la loi des phrases. Léon Daudet écrit que « l'imagination commande le corps plus que le corps ne commande l'imagination. » Je crains de penser le contraire. Pour moi, tout procède du corps. Mais je vois qu'« hérédo », en revanche, figure dans le dictionnaire. « Tout homme de lettres est ce que j'appelle un hérédo. » Front bombé d'hérédo. Ça se transmet in utero. Avec un accent d'admiration dans la voix. « La preuve, je n'ai pas réussi à finir Ulysse de Joyce. » Plus que le snobisme, c'est l'anti-snobisme, qui est lassant. Les jeux sont défaits, avant même qu'on ait commencé à jouer. Ah, mais je vois que la Bienheureuse a tranché : « Il faut lire ses autres livres. Machin Truc est un des meilleurs écrivains actuels. » Ici, éclat de rire de Truc Machin. Conflits d'hérédismes. Je me rappelle cette soirée, à la salle Pleyel, dans un tout autre siècle. Claudio Arrau jouait le premier concerto de Brahms et j'étais littéralement émerveillé. À l'entracte, ou la fin du concert, je ne sais plus, ayant rejoint un de mes amis compositeur, celui-ci me fit doctement la morale. Il était impossible d'aimer l'opus 15 de Brahms sans se discréditer. Certes, il y avait de « belles choses » dans cette musique, il n'en disconvenait pas, mais elle était vraiment trop mal foutue, trop mal composée, contrairement au deuxième concerto, beaucoup plus tardif, comme ça se professait couramment à l'époque. On savait de quoi on parlait, alors ! Merde. J'en ai rougi, comme un type qui est bouleversé par le cul d'une fille mal élevée a tort de le proclamer devant ses amis. Je ne savais pas, alors, qu'il suffisait d'attendre un peu, quelques années, une époque, pour que mon jugement, ou mon goût, devienne tout à fait licite, voire banal. Et pour un peu, on aurait envie de contredire ceux qui aujourd'hui nous donnent raison sans y penser. (Ça manque vraiment de bathmologie, tout ça.) Vous n'y connaissez rien ! Mais vous non plus. Personne n'y connaît rien. Ils se feraient couper en deux plutôt que d'avouer que leur jugement tient à peu de choses, et peut se renverser à la faveur d'une crise de foi, un jour que leurs oreilles se bouchent ou se débouchent. Peut-être sur leur lit de mort… Mais comme ils se croient immortels, nous avons encore du temps devant nous. Les figures qui viennent à la lumière, une lumière acclimatée à l'air du temps, sont très souvent pour moi recouvertes d'une pellicule qui déforme l'image de l'auteur jusqu'à le rendre incompréhensible, même si sympathique. Il bavarde élégamment, certes, mais c'est comme s'il parlait depuis une chambre hermétiquement close qui empêcherait ses vocables de franchir la muqueuse tactique, celle qui transmue le sens en plaisir, le son en émotion. Il faut beaucoup de temps (perdu et retrouvé) pour savoir écouter et lire, relier les points erratiques qui dansent devant nos yeux comme des mouches irresponsables. Il y a une furtivité de la sensibilité. Les hallucinations collectives nous tiennent en respect, et l'on hésite, le plus souvent, à se glisser à travers les failles qu'on devine trop bien chez nos contradicteurs-prédicateurs jusqu'à des affirmations dont on sait à l'avance qu'on les regrettera un jour. Attendons, rien ne presse. L'époque va se fatiguer plus vite que nous.

Plaire aux peintres, plaire aux hommes, plaire à la lumière, mais surtout plaire au temps qui passe. Ne parle pas. Économise tes mots. Laisse-les t'envelopper doucement. Patiemment. Tu n'as pas besoin de les envoyer loin de toi comme des têtes chercheuses qui réclament leur dû. Calme-toi, je ne te veux pas de mal. Cor, trois hautbois, hautbois da caccia, orgue obligé, deux violons, alto et basse continue. La musique a cette supériorité définitive sur la littérature qu'elle finit toujours par se moquer de l'idéologie. Je dis que lire c'est lier, mais c'est au moins autant délier. C'est revenir sur la phrase et la prendre à revers, quand elle a fini de parler fort, à la racaille, de s'affirmer, de prétendre. « Les conflits d'hérédisme, de réapparitions congénitales au sein de la méditation et de la mémoire, donnent lieu à des images tourmentées, que connaissent bien les hésitants, les douteurs, et, en général, les abouliques. » Hérite-t-on du Doute ? C'est un trouble, à n'en pas douter, qui peut resurgir à tout moment sans sommations, ce dont nous lui savons gré. Le tourment et l'hésitation c'est comme la première fois qu'on met la main sur la peau d'une femme, cette griserie, qu'on aime et qu'on craint, cette divine ambiguïté, cet impossible devenu soudain possible, à l'instant T, le geste interdit qui est approuvé à notre grande surprise. « Une sorte d'inhibition se produit devant le déclic de la volonté, et, dans le doute, l'inertie l'importe. » J'aime les volontés qui abdiquent, qui s'inclinent devant une autre conduite de la sonorité, du geste et de la voix. Une fois l'idée attrapée, on n'est plus guère excité. Il faut autre chose pour que le désir se continue, en quelque sorte malgré lui. Le désir vrai doute encore, même quand il a remporté une victoire. L'incertain du geste et son inertie, sa traînée psychologique et chimique nous amène ailleurs que là où l'on désire aller — c'est heureux. Les corps lus nous mettent cul par dessus tête. Douteur, mon frère. 


mardi 5 novembre 2024

Fuir

 

« Je n'écrirai jamais de symphonie ! Tu n'as pas la moindre idée de ce que c'est que d'entendre constamment résonner les pas d'un tel géant derrière soi ! » 

Cherchez-vous un moyen rapide de prendre connaissance de l'abjection de notre époque ? Parcourez l'entrée Wikipedia consacrée à la troisième symphonie de Brahms. Vous verrez qu'en cette fiche très succincte un paragraphe entier est consacré à ce qu'ils nomment « reprises et adaptation », où il est bien sûr question du troisième mouvement : Savoir que Gainsbourg et Frank Sinatra ou Carlos Santana ont repris un thème de Brahms lui confère sans doute, pour ces tortionnaires de la grandeur, la majeure partie de son intérêt. 

Quel rêve extraordinaire j'ai fait, en fin de nuit, vers six heures ! J'aime ces rêves complexes, stratifiés, avec beaucoup de personnages, dont certains sont des revenants, ou des habitués — qui reviennent régulièrement dans mes rêves, personnages à la fois singuliers et multiples. Singuliers parce qu'on les reconnaît immédiatement, sans le moindre doute, que leur aspect et psychologie sont à peu près conformes à ce qu'on attend d'eux dans la vie diurne, mais multiples parce qu'ils sont en chaque occurrence très différents, et offrent au rêve des qualités et des fonctions qu'on n'aurait pas imaginées, qu'ils sont, dans chaque songe, très originaux, drôles et profonds à la fois, très caractérisés, ductiles et malléables. Il se trouve que deux de ces gaillards sont revenus à peu d'intervalle (environ une semaine) dans mes rêves : R.C. et Q.V. Les rêves dans lesquels intervient R.C. (j'ai dû en faire une dizaine depuis vingt-cinq ans) sont toujours merveilleusement subtils, très poétiques, très complexes et empreints d'une intelligence et d'un esprit étincelants. 

En plus de ces deux-là, il y avait beaucoup de rôles masculins (l'un d'eux, innommable — je crois savoir de qui il s'agit, je vois s'esquisser son visage assez caractéristique, mais je n'ai pas envie de le nommer), et deux femmes. Parmi les acteurs du rêve, les deux femmes avaient un rôle important. Christine S était très nettement un premier rôle, et MPF avait un rôle subalterne mais tout de même frappant (que j'ai en grande partie oublié (elle avait une jambe de bois)). Chez les hommes, hormis les deux déjà cités, Daoud B. incarnait son propre rôle (ce qui n'est guère flatteur). Christine, à la fois flamboyante et exaspérante (mais très sexuelle), incarnait un personnage à la limite du ridicule, et quelque chose me disait, sans que je me le formule explicitement, qu'elle était la couverture (ou la doublure) de quelqu'un d'autre (sans doute Isabelle). Pourtant c'était bien elle, sans qu'il soit permis d'en douter. Elle était à la fois odieuse et impériale mais aussi, j'insiste sur ce point, assez ridicule pour qu'elle soit crédible. 

J'ai oublié l'essentiel, c'est-à-dire tout ce qui faisait le sel et le charme incomparable de ce rêve. (Ma vie n'est faite que de rêves à demi oubliés.) Ne sachant comment retrouver l'essence de cette construction onirique, sa formule cryptée, j'ai cherché une musique qui soit à même de l'évoquer, au moins un peu, et j'ai immédiatement pensé à Stravinsky. Le Stravinsky de Petrouchka. Petrouchka dans sa version pianistique, avec ses accords très riches, pleins de doigts. Petrouchka volubile, acrobatique, virtuose, mais aussi grotesque et pathétique. J'espère que des souvenirs plus nets de ce rêve me reviendront, comme cela arrive parfois à l'improviste. Écrire n'est jamais que retrouver par inadvertance des bribes de rêves évanouis et tenter de les organiser quelque peu.

Mon rêve de la semaine dernière était une sorte de prologue à cette dernière chimère, beaucoup plus simple, moins narratif mais très gai et assez mystérieux. La couleur jaune y était prégnante. Je l'ai noté quelques minutes après le réveil, de manière succincte : En préambule, un rêve érotico-amoureux, très bref, dont Anne est encore une fois l'héroïne (…). Ses lèvres, épaisses, cartonneuses, mais ô combien pourvoyeuses de plaisir… Mon désir… Son attitude à mon égard — c'est tout ce que j'aime… Son mec (mari, amant ?) est très jaloux de moi. Puis, sans transition, rêve avec R.C. en courrier, en estafette, si vous préférez. Il vient en trottant, diplomate très élégant, sans veste, avec un chandail sans manches, me délivrer un message de la part de Q.V. Le message consiste en un mot-de-passe : « Tohu-Bohu ». Je suis gêné qu'il ait pénétré dans mon intérieur qui est sale et en désordre (je vois encore très nettement la table du salon sur laquelle s'étale un grand méli-mélo, et même des miettes de pain, mais où se trouve également un très joli disque dur jaune, laqué, fin, allongé, d'une grande élégance et netteté qui contrastent avec le reste. La porte-fenêtre qui donne sur le jardin était ouverte. Il fait beau. L'Émissaire est très aimable, « très-R.-C. », en somme. J'ai malheureusement oublié la substance (ou le prétexte) du message de Q.V., mais il avait un rapport avec mes manuscrits, j'en suis convaincu. Un peu plus tard (mais c'est le même rêve), je me balade dans le village en compagnie d'une grande femme inconnue d'un certain âge, aux cheveux gris et longs. Tout en marchant, je lui apprends, sans le nommer, qu'un écrivain très important et très célèbre habite dans notre village. Elle semble intéressée par cette révélation. Elle aimerait en savoir plus. Je reste évasif, sans savoir ce qui me retient de lui dire la vérité. La tonalité générale de ce second rêve est très gaie, pleine d'humour et de vivacité. C'est une fiction très agréable dont malheureusement j'ai oublié la fin. L'atmosphère est à l'intelligence et la gentillesse. Allegro.

J'ai du bois à fendre, écrit quelqu'un que je ne connais que de réseau. Moi, du bois, je n'en ai pas, et je le regrette. Je regrette ce temps (les années 80) où j'allais de l'autre côté de la ruelle fendre du bois pour alimenter mes trois cheminées et ma chaudière. Il écrit aussi que tous les discours sur l'amour l'ennuient. Je dois beaucoup l'ennuyer, s'il arrive qu'il me lise, ce que je crois. L'avenir est sombre. Depuis un mois, j'ai comme on dit gardé la chambre. Je l'aime, ma chambre. Si au moins j'avais dormi… Je m'avise avec beaucoup de retard que les douleurs continuelles que j'ai endurées depuis presque un mois ne sont pas une nouveauté. Il y a quelques années, les mêmes douleurs m'avait conduit aux urgences d'Alès. Je croyais alors être empoisonné à l'arsenic. En deux autres occasions sont revenues ces mêmes douleurs qui m'avaient conduit à appeler un médecin à sept heures du matin, lequel m'avait soulagé avec des piqures. C'est la première fois que je supporte ça aussi longtemps. Les antispasmodiques ne soulagent pas du tout. Comme la douleur n'est pas réellement insupportable, on essaie de la supporter (c'est ce que j'ai fait depuis le 30 septembre). Mais ce qui est insupportable, c'est qu'elle soit sourde, lancinante — et surtout constante —, et que rien ne puisse la faire céder. On peut dire qu'elle m'aura bien occupé, durant ce mois d'octobre, jusqu'à m'empêcher de lire, d'écrire, et même d'écouter de la musique. Raphaële me parle d'appendicite, mais je suis sceptique. Je me suis traité avec de l'argile, des clous de girofle, une nourriture adaptée et quelques jeûnes. Je ne crains pas ce qu'on appelle « la maladie ». Je ne crois pas aux maladies, que je préfère appeller « symptômes ». La seule chose qui me fasse réellement peur, c'est l'absence de sommeil. La folie n'est jamais loin, alors, et ça terrorise. Durant des jours et des jours, j'ai cru que plus jamais je ne pourrai me nourrir normalement ; perspective assez inquiétante. Il faut toujours essayer de se rappeler, quand on est « malade », que ce qu'on nomme maladie n'est que l'effort que produit notre corps pour retrouver un équilibre toujours instable. Ce n'est pas facile. Tohu-bohu… Tout est langage. Surtout la maladie. Mais lorsqu'on est malade, on n'entend pas, on n'entend plus, on ne distingue pas les paroles que nous adresse notre corps, car on n'est pas habitué à ce qu'il parle fort. On croit qu'il s'agit d'une langue étrangère alors que tout au contraire c'est le seul langage réellement personnel et intime qui nous traverse, le seul discours qui nous est adressé singulièrement. 

La langue de la maladie et la langue des rêves ont beaucoup de points communs. Nous prenons leurs discours pour un tohu-bohu parce que les croyances partagées avec les autres nous ont éloignés de nous-mêmes, de la vie qui quoi qu'il arrive persiste en nous, cherche à se rétablir. Je suis un mammifère avant d'être cartésien ou libéral ou musicien. Je suis une bête qui va mourir, quoi que je puisse dire ou écrire, ou croire. Se nourrir, produire des déchets, et dormir, voilà ce que l'idéologie ne pourra jamais contredire, quelles que soient ses prétentions et ses fanfaronnades. L'utopie et la justice viennent se briser sur les besoins fondamentaux de la cellule vivante. Dans nos rêves et dans nos douleurs il y a le feu incorruptible de la biologie qui ne cesse de s'exprimer. C'est elle qui est première. Ce que l'homme appelle désordre n'est qu'un ordre supérieur et nécessaire qu'il ne sait pas déchiffrer. Les langues se déploient toutes en même temps, parallèles les unes aux autres, et c'est de leurs rares croisements que naît l'angoisse de celui qui ne dort plus. L'eau monte. C'est la danse des nounous. J'ai l'intuition qu'il faudrait repartir de l'origine et remonter le courant mais je n'en ai plus le courage, ni la force, si je les ai jamais eus. Pourquoi nous avez-vous mis au monde ? Elle avait une jambe de bois…

Quelques incursions brèves et erratiques dans l'époque me signifient sans ménagements qu'il faut impérativement l'éviter. Nous n'avons rien à nous dire, elle et moi. La nostalgie n'est le plus souvent que le dégoût travesti, c'est un leurre, un déguisement. Ils parlent de littérature, ils parlent de musique, ils parlent d'art, ou plus simplement d'amour, de mode et de morale, et nous voyons d'atroces grimaces et des torrents de merde qui nous montent à la taille, des charognes et des clowns terrifiants qui s'invitent dans nos alcôves. Toute cette racaille ne cesse de parler, de parader, d'exister, de nous prouver sa monstruosité par un constant excès de banalité. Alors on se réfugie dans le souvenir, bien sûr : c'est le seul sanctuaire qu'ils n'ont pas encore su détruire. Mais même lui, le Souvenir, est entrelardé de publicités et d'échardes de vulgarité. L'eau monte. Elle avait une jambe de bois. Ils ou elles ont de gros muscles, ils ou elles ont de l'argent, ils ou elles ont de belles bagnoles, ils ou elles ont des baskets aux pieds, ils ou elles connaissent les paroles des chansons, ils ou elles sont tatoués et vaccinés, ils ou elles lisent les livres d'Amélie Nothomb, on a de la merde jusqu'au nombril, je préfère ne pas connaître les noms des hommes et des femmes politiques, ils ou elles se filment en train de jouer le troisième mouvement de la sonate au clair de lune sur Youtube, elles ont de grosses fesses et de grosses lèvres, ouais, elles jouent de la batterie ou elles dirigent des orchestres, elles se foutent de grandes mandales dans la gueule et s'en battent les couilles. L'eau monte toujours. L'homme aime construire et défricher — c'est indiscutable. Mais pourquoi aime-t-il passionnément aussi la destruction et le chaos ?

J'avais oublié à quel point le dernier mouvement de la troisième symphonie de Brahms est extraordinaire. J'imagine Schumann écoutant cette musique. Il aurait eu l'impression de se trouver face à la réincarnation de Beethoven, ou au moins à la seule personne sur terre capable de continuer ce que le grand génie avait entrepris au tout début du XIXe siècle, d'en donner des développements viables, solides et inspirés. (Est-ce que Brahms aurait composé cela si Schumann avait été encore vivant ?) Le romantisme est chose complexe. On ne sait jamais à partir de quel moment il a quitté définitivement les rives du classicisme allemand. Je revenais du scanner à Alès quand j'ai entendu la fin de cette symphonie, dans la voiture. Que ce soit le finale de la Troisième ou celui de la Première — adagio, piu andante, allegro non troppo ma con brio, piu allegro —, je ne peux imaginer ces mouvements dirigés autrement que par les bras de Karajan, ses bras en avant de lui, vers le bas, sans baguette, brassant une matière dense et lumineuse, souple mais dense. Cinquante-deux coups de timbales à l'unisson avec les contrebasses, sur le do. Il y a une atmosphère humide d'étoffes mouillées et des respirations épaisses. Il y a des moments, dans la vie inexplicable de ceux qui aiment la musique, où l'écoute sans préméditation d'une œuvre bien connue soudain les conduit à entendre toute la musique, où, dans quelques mesures d'un mouvement de Brahms, ils entendent bien autre chose que ce que le compositeur a écrit. L'espace de quelques secondes, cet auditeur-là ne sait plus exactement ce qu'il entend, car dans la musique de Brahms c'est aussi Beethoven, Bach, Schumann, Bruckner, en un mille-feuilles subtil et paradoxal, et d'autres encore, qui passent comme des spectres sans épaisseur, sans qu'ils se contredisent le moins du monde : on descend dans les profondeurs de la matière sonore, dans le temps, on descend si profond qu'arrivé à un certain point les compositeurs n'existent plus. Le son, à ces profondeurs, n'appartient plus à personne. C'est l'orchestre, qui parle. C'est l'esprit et la matière indissociables. J'ai de la fièvre. Je ne dors pas. L'eau monte. Je vais me noyer. J'ai rêvé de Rosa Luxemburg, Rozalia Luksenburg, née le 5 mars 1871 à Zamość en Pologne et morte assassinée le 15 janvier 1919 à Berlin en Allemagne. Je me souviens des Spartakistes de ma jeunesse. Le thème principal du dernier mouvement de la première symphonie de Brahms revient et emporte tout sur son passage (largamente). Les larmes me montent aux yeux. Je vais me noyer. Je suis comme l'eau qui s'écoule et tous mes os sont disjoints. Mon palais est sec comme un tesson d'argile et ma langue s'attache à la mâchoire. Il est une heure du matin, Dieu est mort. Eux, ils m'observent et me contemplent. Le temps semble long, sous la pluie. La maladie et les rêves ont bien des points communs. La peur à reculons me prend, me fait repasser par ce frémissement, ce souffle de l'inconnu. Elle criait « encore ! encore ! », à l'étage, juste au-dessus de la pièce où je dormais. Cinquante-deux coups de timbales… Le grand silence de la chambre. Je rallume la lampe de chevet. 

La laideur distrait. Elle possède. Elle possède les êtres bien plus que la beauté. Elle les fait se trémousser, s'agiter, gesticuler. La beauté est une grande vague souterraine, large, océanique. Les thèmes de Brahms sont souvent de cette nature. Mais qu'est-ce que j'ai à vouloir vous parler de ça ? Qui s'en soucie, de Brahms, de Stravinsky, des timbales et des contrebasses, des douleurs et des terreurs d'un vieux solitaire au fin fond d'une chambre qui rêve et qui pleure ? Il faudrait raconter une histoire, il faudrait parler des animateurs télé, des influenceurs, des virus effrayants, du sexe de Brigitte Macron et des dents de Polska, de Frédéric Beigbeder ou de Maxime Chattam, ou alors d'Israël et de Mélenchon, à la rigueur du Grand Remplacement et de la Nouvelle Droite. Participer. Aimer les gens. Émouvoir. Créer du lien. Critiquer le wokisme. S'indigner. Créer du contenu. Parler la langue : la leur. Se taire. Oublier. Sourire comme un vieux sage tranquille et malin. Répondre au téléphone. S'intéresser. En être, quoi ! Mais si je m'éveille, alors, c'est que je dormais ? Cache ton dégoût, Clochemard ! Tu parles trop, toujours trop. Tu es insensible. On te l'a dit. Ou alors trop, je ne sais plus. Écoute-moi, quand je te parle, moi ! Écoute-toi, quand je me parle de toi qui es moi et tous les autres qui n'existent pas et toutes ces saintes immondes qui se baladent en leurs auréoles glaireuses. Toutes des putes. On tremble de poser un pied dehors, tout est contaminé. C'est la danse des nounous. Elles n'ont plus de jambes de bois, elles sont entièrement reconstruites, améliorées. Libérées. Puissantes. Directrices. Premières. Plus le temps de baiser. Branlez-vous, les mecs, les boomers, les débris. Taisez-vous. J'étouffe. Le jour où j'ai arrêté la musique, je me suis condamné à mort. Cancer qui a commencé à grandir silencieusement, à s'infiltrer partout. L'eau monte toujours. La journée va être rude. Toute cette laideur qui m'est tombée dessus. Rien ne m'avait préparé à ça ! Tohu-bohu et possession. Il faudrait un exorciste. Les faire taire une fois pour toutes.

Brahms, Mozart ou Beethoven n'ont composé que pressés par la noble et vertueuse ambition d'être un jour repris par Gainsbourg ou Frank Sinatra, il va sans dire. Leur art balbutiant et primitif n'aurait pu survivre sans la générosité indolente et vaguement apitoyée de nos téméraires contemporains, les Revisiteurs du soir, hilares et décalés, le précis de déconstruction dépassant de leur poche revolver. Dévouons-nous pour dire ce qui va sans dire : il faut rendre hommage aux vrais artistes, les Lilliputiens à subvention et villas à piscine, les Morveux enrappés, les Californiens planétaires qui font la sieste à dix mille mètres d'altitude après avoir vidé une coupe de champagne. C'est du cinéma. Oui, en effet, c'est du cinéma, à tous les sens du mot. Ils ont multiplié les lanternes magiques à partir de vessies mal vidées. Ça sent vaguement la pisse, mais comme leurs sens sont réduits à peu de chose, personne ne semble incommodé. Depuis longtemps le chagrin n'a plus ni peau ni noblesse. On le laisse volontiers aux mauvais coucheurs qui rêvent seuls dans leurs chambres ; ceux-là ont déjà perdu toute dignité, à ne pas distinguer la beauté du monde qu'ils désertent en poussant quelques râles inarticulés ne dérangeant même pas les araignées tapies dans leurs cerveaux exténués. 

Si je devais écrire quelque chose, aujourd'hui, ma seule ambition, mon seul désir seraient de disparaître totalement aux yeux du présent, de m'en séparer si radicalement que plus personne ne serait en mesure de comprendre de quoi je parle, quel est le sujet de mon livre. Mon plancome est nul, inutile de me le signifier. Qu'y puis-je, moi, si la voix de mon époque me répugne tant — Adèle Exarchopoulos est un exemple presque chimiquement pur de cette voix si repoussante, si antipathique à mes oreilles que je comprendrais fort bien qu'elle soit choisie par mes congénères comme une sorte de Marianne universelle ? Vous entendez ? Non, bien sûr. À quoi bon poser la question… Je ne sais pas exactement quelle forme pourrait prendre un suicide littéraire, en 2024, mais cela me semble la seule voie envisageable. La chose est d'ailleurs merveilleusement illustrée par le destin d'une maison d'édition prestigieuse comme Gallimard. Quoi de plus radical et limpide que le passage de Gaston à Antoine ? Ici comme ailleurs, la liquidation est à l'honneur, mais elle se montre avec une transparence impressionnante. C'est le discours de la Méthode. C'est le Modèle, un peu comme le pape François succédant à Benoît XVI l'est à une autre échelle, celle de la civilisation européenne. On peut dire en tout cas que ces deux vaillants soldats n'auront pas rechigné à la tâche, qu'ils auront bien mérité les honneurs que mon époque leur rendra nécessairement. Ma seule véritable contribution à l'humanisme contemporain pourrait être de rédiger un anti manuel de savoir-vivre, c'est-à-dire d'expliquer scrupuleusement à qui voudrait s'y risquer comment l'on peut être encore plus seul parmi la multitude. Il me semble avoir développé en ce domaine une expertise unique. Nous apprenons, souvent contre notre gré, à gravir les échelons qui conduisent à notre perte, mais nous l'apprenons avec une habileté et une gourmandise qui nous étonnent nous-mêmes. Sans doute y faut-il quelques dispositions, au départ, une nature un peu singulière, peut-être, mais je crois surtout que le monde nous aura ici grandement aidés. Commençons par écouter le troisième mouvement, adagio sostenuto, de la vingt-neuvième sonate pour piano de Beethoven, la dite “sonate Hammerklavier”, dans l'interprétation d'Emil Gilels, car il faut toujours revenir à l'essentiel, c'est-à-dire à la musique qui sépare, à la musique qui vous coupe radicalement des autres, à la musique qui fait de la solitude non pas une expérience, mais la seule réalité à la fois indiscutable et impartageable. Que Dieu est facétieux de nous avoir plongés dans une époque dont les noms connus de tous sont Hanouna, Nagui, Ruquier, Nothomb, Arthur, Joey Starr, Laurent Baffie, Mbappé, Paul McCartney, et tous ceux qui sont qualifiés de « stars », dans quelque domaine que ce soit. Que le premier qui a eu l'idée funeste de parler de « star » soit maudit à jamais ! Son initiative est à mettre sur le même plan que la bombe atomique, le clonage ou la viande synthétique. Les trous noirs auraient dû rester invisibles, inexistants, du domaine du rêve ou du cauchemar, comme Dubaï ou la musique de Phil Glass. Mon époque n'entend plus les pas des géants, dans son dos, car la langue qui permettait de les entendre a été abolie. Elle a inventé le microscope électronique à « stars » : ceux-là sont en pleine lumière et projettent une ombre gigantesque sur la civilisation réduite à l'état de poussière. Brahms, Beethoven, Goethe, Rodin, Debussy, et même Stravinsky se taisent et se terrent, bien heureux d'avoir échappé à ce qu'ils n'auraient jamais pu imaginer, peinards dans leurs tombeaux, tranquilles dans leur solitude exaspérée, à des millions d'années-lumière de nous. On peut même penser qu'ils espèrent un oubli total et définitif, trop effrayés de voir ce que leur descendance a imaginé, trop humiliés de voir à quoi leur art est comparé, trop désemparés devant ce qu'il leur est impossible de comprendre. Mais tout va si vite. La bêtise majuscule s'est accumulée brusquement en une amplification démoniaque, c'est une avalanche impérieuse et impatiente, pleine de rage et de fureur. Mon père est mort en 1972, et, très souvent, je pense à lui comme un bienheureux, un Épargné. Sa vie s'est arrêtée juste au seuil du Désastre. Épargnés, nous ne le sommes pas, nous, c'est le moins qu'on puisse dire. Il faudrait un tombeau si profond et si superbement étanche que rien ne nous parviendrait plus de la rumeur maudite de ce siècle et de ses enfants hurleurs, de leur sale langue merdeuse, de leurs chansons terrifiantes, de leur morale immorale, de leur esthétique infâme et répugnante. Fuir ! C'est le plus beau verbe du XXIe siècle. Le seul qui ne mente pas. La seule promesse. C'est un trou de souris par lequel nous espérons disparaître, l'infiniment petit étant notre sauf-conduit, puisque la vie nous refuse la vie, puisque la paix se retourne contre nous et vient nous torturer au creux de la nuit. 

Reprises et adaptations… Dieu se tait. On le comprend. Lui non plus ne reconnaît plus ce qu'il a pourtant créé, il a été dépassé par ses créatures, il a laissé faire, sans doute lassé de la Bêtise arrogante qui insiste et jamais ne se lasse, qui ne connaît ni le repos ni la honte de ce qu'elle est. Il est capable d'indifférence, au contraire de nous, car il a mis tellement de distance entre lui et le monde que nos cris et nos terreurs sont incapables de troubler son splendide isolement. Je suis désolé de devoir vous le révéler, mais Dieu est Dieu, c'est-à-dire qu'il est divin. Ce n'est pas un homme augmenté, ou plus intelligent, ou meilleur que nous, il ne pense pas comme nous ; et d'ailleurs il ne pense pas. Sa nature l'en préserve. La pensée est une petite chose, à cette mesure. C'est notre besoin d'avoir un semblable à qui nous adresser qui nous aveugle, c'est notre incapacité à imaginer le tout autre, qui nous fait croire qu'il n'existe qu'une sorte de vie et d'intelligence, c'est notre pauvreté spirituelle et nos peurs qui nous empêchent de voir plus loin que ce que nous pouvons comprendre et expliquer, c'est notre invraisemblable arrogance qui limite le monde sensible à ce que nous croyons être : nos yeux ne voient que notre reflet varié dans le miroir. Je n'avais jamais réellement entendu ce solo de violon (d'abord doublé par le hautbois et le cor) dans le second mouvement de la première symphonie de Brahms : il suffit à transformer complètement mon écoute. Comme toujours, il suffit d'apercevoir un chemin insoupçonné pour que le monde prenne un sens nouveau. Combien de fois cela m'arrive-t-il avec les mots, qu'un beau jour je me mets subitement à entendre, alors que je les prononce chaque jour sans que la chair vivante de leurs sonorités parvienne à mon esprit. Si la musique a un sens, c'est bien celui-là : qu'elle nous révèle la richesse d'un monde que sans elle nous ne percevrions pas. Si elle n'est pas révélation, dévoilement, elle n'est à peu près rien.

Il y a quelques années, j'avais eu une initiative étrange. J'avais eu l'idée saugrenue d'inviter publiquement, sur un réseau social, à une sorte de rendez-vous virtuel avec la Beauté. Je demandai que tous ceux qui comprendrait le sens de ma proposition déposent simultanément sur la Toile la Rhapsodie pour alto, chœur et orchestre de Brahms. L'idée étant qu'une même œuvre soit mise en lumière (existe) dans le monde au même instant par un certain de nombre de personnes qui ressentaient le besoin de créer une sorte de rupture dans la trame ordinaire de la laideur, d'ouvrir une brève parenthèse qui fasse place à l'ancien monde. Il fallait donc impérativement se mettre d'accord sur une heure précise et agir de concert. La gratuité absolue de ce geste commun me semblait devoir lui octroyer une certaine force symbolique. J'ai dû renoncer bien vite, car aussitôt, ce ne fut que critiques, propositions alternatives, chacun désirant surenchérir et se singulariser à peu de frais. Pas cette version, pas cette œuvre, pas ce moment, pas de cette manière, etc. Tout à coup, c'est comme s'ils avaient eu cette même idée depuis toujours, et bien meilleure que la mienne, bien sûr. Las… J'aurais dû m'en douter : c'est toujours le subalterne qui triomphe de l'essentiel, c'est toujours la pose qui l'emporte sur la vérité, la loi du nombre qui terrasse l'exception. Ce fut une grande leçon. Il faut parler seul, quitte à ce que personne n'écoute. C'est la seule manière de dire quelque chose. Dès qu'un groupe se forme, la beauté et la vérité s'enfuient, car elles n'existent que dans la singularité. Il est possible que cela n'ait pas toujours été ; c'est en tout cas le monde dans lequel je vis, et je ne connais que celui-là. Peut-être est-ce mieux ainsi… La musique, telle que je la conçois, du moins, ne peut exister que dans l'amour et l'inlassable et incalculable émerveillement de l'éphémère. Ce rendez-vous était un rendez-vous amoureux, à la fois public et clandestin, hautement improbable. C'était sans compter sur la banalité prévisible des mentalités, qui ne déteste rien tant que ce qui lui échappe, car elle est peureuse et conformiste. Tant pis ! Il faut croire que je manque à tous mes rendez-vous. Nous n'avons pas les mêmes points-de-vue temporels, les mêmes rythmes circadiens, mes contemporains et moi. Je les trouve grossiers de n'être jamais à l'heure, ils trouvent que je suis à contretemps, ce qui est sans doute vrai. Quand je parle avec sincérité, on ne me croit pas. J'ai longtemps essayé, pourtant, de me conformer aux rythmes des autres, d'apprendre leur langue, mais je dois admettre que nos pas et nos mesures ne sont guère compatibles, que nous n'entendons pas les mots et les gestes selon les mêmes modes. À la fin des fins, c'est l'oreille qui décide. Le son est le grand organisateur secret du monde ; au commencement était la vibration. Mon idée était vouée à l'échec, je m'en avise aujourd'hui, et finalement, c'est cet échec en quelque sorte inéluctable qui était précieux. Reste la Rhapsodie, immortelle et toujours à découvrir, au sens propre. Les vraies musiques sont toujours cachées, recouvertes par la contingence et le bavardage, et ne se révèlent qu'à ceux qui font l'effort d'apprendre à les aimer. Et pour aimer, il faut une rencontre singulière, à nulle autre pareille, fragile et instable. Qu'elle soit par définition inadmissible ne devrait pas surprendre. 

L'amour, le rêve, les douleurs et la musique, voilà la trame en deçà de laquelle on ne peut aller sans se perdre soi-même. C'est une sorte d'épiderme, ou de muqueuse, toujours un peu à vif, fine et fragile, qui nous sépare des autres et nous donne forme ; c'est notre timbre propre, irréductible. Je pense souvent à cette leçon que Cortot avait donnée, sur Le Poète parle, de Schumann, la dernière des pièces des Kinderszenen. Il s'était mis au piano, pour montrer ce qu'il ne savait pas expliquer avec des mots, et il avait eu ces paroles admirables : « La vérité est qu'il faut rêver ce dernier morceau, et pas le jouer. » Le vieux spectre, déjà de l'autre côté du miroir, ne joue pas du piano avec ses doigts, mais de la pointe de son esprit, et même de son âme. Je ne connais rien de plus beau que ces deux courtes minutes, qui valent toutes les “masterclasses” du monde. La musique le traverse, son corps est si léger, si diaphane… « Être en présence d'un rêve qui se poursuit… » Le Mystère est palpable, intimidant, presque suffocant, on le respire, on l'entend, stupéfié par ce que la musique peut, lorsqu'elle est laissée tranquille, lorsqu'un musicien de ce calibre lui sert de vecteur, sans se mettre entre elle et nous. Et l'on réalise alors à quel point les grands compositeurs sont aussi de grands penseurs dont les spéculations sonores valent bien celles des philosophes.

mardi 22 octobre 2024

(Insomnie 5)

 

La douleur est toujours là, assise dans l'esprit, mais elle en sort, aussi, et s'étale comme une pâte, elle prend son temps, elle est chez elle, on dirait, elle l'a toujours été, la tranquille plénitude de la douleur nous affole, nous chasse de notre corps, on tombe en arrière, la nausée vient, la nausée défait le temps, le rend incompréhensible, vicieux, mol et visqueux, la nuit ne peut plus rien, elle n'est plus le contraire du jour, elle aussi s'étale et semble sans limites, la peur qu'on me touche, et l'espoir fou qu'une présence parle, qu'avec des mots elle circonscrive l'infini de mon regard retourné sur lui-même. La mère ? On flotte à l'intérieur d'un nuage de poussière pourrie. On ne comprend pas. Il n'y a rien à comprendre, mais on voudrait se rassurer, on ne veut que cela, et que quelque chose enfin dissolve, nettoie cette glu inhumaine et tenace, calme, passive et envahissante, lutte un peu, au moins, lui impose des limites, l'empêche de se répandre dans toute la mémoire qui s'avance comme un fantôme invincible. Il faudrait un leurre, une diversion, une grâce. Une main sur le front, une parole. Mais on est immobile, c'est ça le drame. Livré. Une sorte de hasard neutre et indifférent aspire notre volonté, le souvenir de notre volonté, le souvenir de la vie, de ce que la vie signifiait. On comprend qu'entre la vie et la mort il n'y a rien, personne. Personne à appeler, personne à qui confier la tiédeur qui s'exhale de nos entrailles, pas de secours à attendre, même pas un heurt qui viendrait nous distraire une seconde, un ordre, une caresse : le coup de grâce, le « enfin ! ». La vie est ailleurs, maintenant on comprend. Quand ? On n'ose pas penser ce mot. Quand est-ce… À quel moment y aura-t-il un changement, une bifurcation ? Une transformation ? Une halte, peut-être. Un oubli. C'est immense, un œil de cheval. Immense et bombé. Aucun reproche. La fadeur atone de la chambre. Un moment, je vous en supplie ! Quelque chose ! Un caprice auquel s'accrocher, un défaut où mettre la main. Même un cri. Il n'y a plus que le temps ; du temps à perte d'espoir, opaque, sans qualité ; du temps pur. Buté. J'ai tout oublié, sauf l'oubli : ce qui ne passe pas. Mais ce n'est pas un repos. Loin de là. Ma volonté me dégoûte. Mon pire ennemi. Je veux m'abandonner mais je ne le puis pas. La douleur reprend sans cesse, en amont. C'est une chaconne, imbécile car sans but. Si je connaissais sa cause, je serais moins démuni. La terreur vient de ce qu'il n'y a pas de cause, pas de raison, pas d'origine. Elle n'a ni début ni fin. On se dit : restons calme, faisons-nous discret, elle va se lasser, elle va continuer son chemin hors de nous, hors de la chambre, mais plus nous nous efforçons à cette patience, ou à cette indifférence, plus elle insiste. Ce n'est même pas qu'elle insiste, non. Elle est. Elle est la patience-même et nous ne faisons que la singer. Elle était là avant nous. Elle ne partira pas. L'horrible vérité s'impose à nous : la douleur et le temps sont une seule et même chose. Des mots passent, qui ne trouvent pas leur place. On renonce à faire des phrases, parce que ces phrases nous semblent toutes dérisoires et imbéciles, quand on veut les prononcer dans l'ankylose de la douleur. Seul le sommeil pourrait nous délivrer, mais justement, la douleur semble l'avoir éradiqué, chassé pour toujours. La douleur est dans la chair, dans le muscle, dans les viscères, dans le sang, dans l'os, dans la lymphe, peut-être nulle part, et le sommeil n'a plus de place. Qui va nous protéger ? L'espace tourne. L'œil du cheval. Solo neutre. On respire — le plus lentement possible. On attend le coup de grâce

mercredi 9 octobre 2024

Rien

Je ne sais pas comment font les écrivains ou les artistes qui, malades, continuent à travailler. Pour ma part, je n'y parviens pas. La douleur continuelle, quand elle dure des jours et des jours, qu'elle ne nous quitte jamais, même la nuit, et qu'elle nous empêche de dormir, ôte toute envie, prive de toute idée et de tout courage. Même la lecture est impossible et la musique est pénible au bout de deux minutes. On n'imagine plus sortir un jour de cet état.

dimanche 6 octobre 2024

Arrogance

 

L'extrême arrogance de Moderne est qu'il est toujours persuadé que sa et ses vérités écrasent définitivement celles du passé, même si ce passé a la durée pour lui et de très hautes réalisations à faire valoir et que le présent n'a à lui opposer que des ruines et de la laideur. 

L'idée qu'il y a un progrès moral le soutient, le conforte et le justifie dans son être. Moderne, qu'il faudrait plus justement appeler le Contemporain absolu, ou le Contemporain du Contemporain, se sent pleinement justifié, en tout, du seul fait qu'il habite le présent. Le progrès dont il est fatalement issu n'est pas seulement moral, mais scientifique, médical, politique, social, artistique, éthique. Bref, aller contre (contre le progrès et contre le Contemporain absolu) est impossible. Est-ce que Platon savait fabriquer une bombe atomique ? Est-ce qu'Hippocrate connaissait l'imagerie médicale et prescrivait des antibiotiques ? Est-ce que la Rome antique utilisait des Vélibs ?

S'il connaît des difficultés dans sa vie, si la société dans laquelle il a fait son nid n'est pas parfaitement parfaite, les raisons sont à chercher dans le passé, chez ses parents, parmi les générations qui l'ont précédé — toujours hors de lui. Le Mal est forcément à rechercher dans le passé, le Bien, lui, n'est possible qu'au présent ou au futur. En lui n'est présent que le bien qui est bien et le présent qui est présent ; la tautologie et le narcissisme le tiennent droit. 

Moderne est une émanation de ce qu'Ernest Hello appelle “l'homme médiocre”. « Le trait caractéristique, absolument caractéristique de l'homme médiocre, c'est sa déférence pour l'opinion publique. Il ne parle jamais, il répète toujours. » Le Contemporain du Contemporain ne parle pas. Il répète. C'est un perroquet enthousiaste mais dépourvu de voix propre qui habite en Tautologie. Il colle parfaitement avec son temps, avec la langue qui se parle, avec la pensée qui se pense, avec l'esthétique qui prévaut. De l'opinion publique, on ne peut même pas dire qu'il la suit, car il l'incarne. Elle est lui et il est elle. Impossible de les distinguer, ils ne divorceront pas. Quand il répète qu'il n'aime pas les préjugés, ce qui lui arrive souvent, cela signifie seulement que son préjugé essentiel le tient solidement arrimé au seul préjugé admissible de l'opinion publique, qui est de n'en avoir pas. Le préjugé absolu du Contemporain absolu est qu'il est ce qui ne peut pas ne pas être, ce qui n'aurait jamais pu ne pas être. Chacune de ses lois, chacun de ses principes, chacune de ses marottes, chacun de ses goûts est donc déclaré éternel, anhistorique et inquestionnable. Ne lui dites jamais qu'on a fait autrement par le passé et qu'on ne s'en est pas trop mal tiré : non seulement il ne vous croira pas, mais il estimera que ce simple constat est une déclaration de guerre et un outrage majeur. 

samedi 5 octobre 2024

À quoi bon ?

 

Je pourrais résumer tout ce que j'ai écrit jusqu'à présent en trois mots : À quoi bon ? On peut s'arrêter là. Je ne connais rien de plus déprimant que la musique de Brad Mehldau. « L'Iran attaque Israël. » Je crois que j'ai cru que lorsqu'une fille se mettait nue devant moi, c'était pour se donner entièrement et définitivement. “Merci Catherine”, voici le livre que je voudrais écrire aujourd'hui. Mais demain, ce sera peut-être « Tel que bonjour”. J'ai commis beaucoup d'erreurs, dans ma vie, mais Céline avait de beaux seins, et Sarah une chatte incomparable. J'ai cru que lorsqu'une femme se mettait nue devant moi, tous mes problèmes étaient résolus. C'est même le seul moment où je n'avais pas envie de dire « à quoi bon » — un des rares moments. Elle regarde en ce moment tous les documentaires sur les sérial killer sur Netflix. Mais quel con, ce Brad Mehldau ! Y a-t-il aujourd'hui beaucoup plus de gens antipathiques, ou bien est-ce que je ne les voyais pas quand j'étais plus jeune ? Mon bortsch était bon. Machin est mort. Truc est encore vivant. Il y avait de la neige à Thonon, place des Arts, en février 1985. Écrire me dégoûte, ce soir. D'ailleurs je ne le fais pas. Devant le corps d'une femme nue, j'ai cru que la vie était parfaite. Peut-être pas parfaite mais très vivable. L'invraisemblable soupe d'Avishai Cohen, devant laquelle les gogos de France-Musique s'extasient. C'est dans des moments comme ceux-là qu'on sent bien qu'on n'a rien à foutre dans cette époque de babouins. Vous faites comment, vous, pour discuter sereinement avec des gens qui vous disent : « Je vais vous partager un truc » ? C'est envisageable, ça ? C'est ça, qu'il faudrait, voilà, c'est écrire un livre par jour. « Tu étais un hippie, toi ! » Je me souviens des R8 Gordini et des cuisses de Christine. Je me fais l'impression de fouiller dans les poubelles de mon âme, c'est un peu dégueu. Mal au ventre. C'est quoi, un cancer ?

samedi 21 septembre 2024

C'est l'automne !

 

— Je ne veux pas.

— Mais pourquoi, enfin ?

— Parce que, c'est comme ça.

— Mais c'est ridicule !

— Peut-être, mais je ne veux pas. 

— Tu vas le regretter…

— Non. 

— Mais si, bien sûr, tu vas le regretter… Je suis sûr que tu ne sais même pas pourquoi tu ne veux pas…

— Peu importe. Je ne veux pas, c'est tout.

— C'que tu peux être pénible, franchement !

— Je ne vois pas du tout pourquoi je devrais vouloir…

— Ni pourquoi tu ne veux pas…

— Ne t'en fais pas pour moi.

— Mais, au fait… Qu'est-ce que tu ne veux pas ?

— Je ne sais pas, mais je ne veux pas.

— Tu ne veux pas savoir ce que tu ne veux pas.

— Et je ne veux pas ce que je ne veux pas savoir. 

— Tout va bien, donc.

— En quelque sorte, oui, tout va bien. Mais je ne veux pas le savoir.

— Savoir que tout va bien impliquerait une dégradation ?

— Et comment ! La science nouvelle ne peut exister que dans l'ignorance et le refus.

— Quelle science ? Et pourquoi nouvelle ?

— La science de l'amour, qui est toujours nouvelle.

— Inconcevable ?

— Solitaire et chic.

— Mais c'est une contradiction. L'amour ne peut se concevoir dans la solitude !

— Quelle erreur ! 

— « Le chic, c'est le pied-de-poule, et de pouvoir dire : “Non, Madame.” »

— Voilà.

— Tu ne veux pas alors que tu pourrais. 

— Parce qu'elle cesse d'exister si je ne la contredis pas.

— Et ainsi tu passes à côté de ta vie…

— Passer à côté de ma vie, c'est vivre. C'est seulement sur les côtés, que ma vie est intéressante.

— Tu remplis les marges et tu laisses la page vide.

— La marge a pris tellement d'importance que la page a été engloutie. 

— Personne ne comprendra.

— C'est le but. 

— Je ne comprends pas.

— Tu ne veux pas.

— Non. 

— Tu vois. Tu es comme moi. 

— …

— Oui, Monsieur. 

— Tu vas décrocher ?

— Non.

— Va chier. 

dimanche 15 septembre 2024

Les Femmes et les Enfants d'abord

 

L'abbé Pierre est une ordure, comme ça se disait déjà dans les années 1990 du côté de la rue de Birague. L'affaire est pliée, jugée, entendue. L'abbé Pierre a peloté des nichons sans défense, a embrassé des femmes-pures, a forniqué avec des saintes en leurs auréoles. Pierrot est un sacré numéro, avec sa bite dure et sa voix chevrotante, mais il a dû en faire bander plus d'une, j'en mettrais mes deux majeurs à couper. Il a fricoté avec des antisémites et s'est pris pour un Jésus au rabais. Bref, il n'en a fait qu'à sa tête, le curé de l'hiver et de la cloche. C'est un scandale en soutane qu'il fallait bien raccourcir un jour ou l'autre. C'était couru. Les furies aux dents rougies n'oublient jamais qu'elles n'ont pas assez joui. “Rage du cul fait passer mal de dents”, comme on dit. La passion de couper les têtes est immortelle, en France. On bave de loin, dès qu'un cou se profile sur l'étal. Mais à la différence des Sanson de jadis, les bourreaux d'aujourd'hui ne prennent aucun risque : ils coupent les têtes des morts, ils assassinent socialement, historiquement, symboliquement, numériquement, à distance et toujours en meute, sans se salir les mains ; ils condamnent et piétinent les faibles et les sans défense (quoi de plus démuni qu'un mort ? (« De vous, qui renversez les lois de la nature, / Qui, barbare, aux défunts niez la sépulture »)), jamais les puissants, jamais ceux qui sont en mesure de rendre coup pour coup. À l'époque de l'Idiot International, on était contre tout ce qui est pour, pour tout ce qui est contre. Aujourd'hui, ils sont pour tout ce qui est pour et contre tout ce qui est contre, pour tout ce qui incarne le Positif et qui tient le manche et la seringue, contre tout ce qui refuse et renâcle, ou regrette, ils n'affrontent que les perdants de l'histoire et de l'Histoire, encalfeutrés et botoxés de Justesse derrière leurs écrans imperméables aux miasmes de la réalité, sordide comme il se doit, impure et trouble, mêlée, impropre aux simplifications qu'aiment ces suaves et intraitables chevaliers du Bien. Comme toujours, les terroristes sont des êtres hyper-moraux dont la Justice est le seul bréviaire ; les lâches et les ordures prennent la pose du Juste car ils savent que la meute dominante les absout par avance. Le stratagème est que les majorités hurlantes se font passer pour des minorités piétinées, les bouchers pour des agneaux, la racaille pour l'élite, le fort pour le faible. C'est au nom du bien qu'on torture sans péril, c'est au nom de la faiblesse qu'on cogne sans entraves sur les victimes expiatoires désignées par l'air du sang. 

Sur « l'affaire abbé Pierre », je n'ai lu qu'une seule parole délicate, digne et élégante, celle d'une femme, une inconnue d'un certain âge, sur un réseau social, qui expliquait que si l'abbé, dans sa chambre d'hôpital de vieillard cacochyme, s'était laissé aller à malaxer maladroitement ses seins, elle lui aurait volontiers accordé ce petit plaisir sans se sentir agressée ou réduite à la fonction d'objet sexuel, sans se croire obligée de prendre la pose de la Victime, de la femme souillée et détruite. Mais l'on sait bien qu'écrire ce genre de choses expose immédiatement aux pires accusations, au minimum à celle du crypto-complice. Qu'il ait caché des enfants juifs, qu'il ait été résistant, « l'Insurrection de la bonté » durant hiver 1954, rien de tout cela ne compte. La seule chose pertinente, c'est : comment s'est-il comporté vis à vis des femmes ? Le reste n'intéresse pas. Tu touches un nichon tu vas en enfer. Point barre. Tu crois être protégé par le tombeau ? Gros naïf ! On ira te chercher parmi les vers et la cendre pour te traîner au Tribunal des Vertueuses de la Vengeance Éternelle. Pas de prescription, fût-elle biologique. Rien de tout cela ne tient devant l'exigence de Réparation du Nichon Glorieux. 

Je n'ai pas de sympathie particulière pour l'Abbé, Pierre ou Paul, icône ou salaud, mais j'ai une antipathie franche et brutale pour les justiciers anachroniques, pour les redresseurs de torts d'outre-tombe, et pour tous ceux qui luttent toujours à contretemps en se regardant dans le miroir, sans égards pour le pardon et l'oubli, sans considération pour l'humaine humanité, faillible et imparfaite. 

Le Morveux-roi et tout-puissant, ou la Morveuse, en l'occurrence, qui aurait terrifié tout homme normal de l'époque historique, c'est-à-dire tout individu éduqué, passé par les mains caleuses d'un père et d'une mère normaux, eux aussi (c'est-à-dire éduqués) a reçu une fessée et un verre d'eau sur la tête. La France unanime se dresse dans une apoplectique réprobation. On ne touche pas à l'Enfant ! Le Sacré du Sacré, le sommet de la pyramide inversée, le Corps Glorieux du Nouveau-monde. La Brailleuse complètement cinglée qui rendrait fou n'importe qui n'a pas eu le cerveau complètement lavé par les Nouvelles-Folles associées s'est pris une claque sur les fesses : déclaration de guerre immédiate et totale, Hiroshima psalmodié de l'Indiscutable : lance-flammes pour ceux qui ne supportent pas ce monde de tarés, et qui osent réagir comme on l'a fait durant des siècles. Pourquoi cette merdeuse a-t-elle reçu une fessée ? Tout simplement parce qu'elle n'en a pas reçu à la maison, ou, si l'on préfère, tout simplement parce qu'elle a des parents qui n'en sont pas, et qui croient pouvoir se délester en toute bonne inconscience de ce fardeau sur autrui. Pardon, mais moi, ce que je vois, ce que je constate, ce qui me crève les yeux, c'est que les Merdeux et les Merdeuses, qu'ils aient trois ans ou douze ans, qui nous pourrissent l'existence partout et toujours, à l'école, dans les trains, dans les salles d'attente, dans la rue, dans les magasins, dans les cinémas et les salles de concert, ont commencé à exister à partir du moment où ce dogme de l'Enfant-sacré s'est répandu dans la France des années 70. Enfants de la télé, enfants de la pilule, enfants du Web, enfants doltoïsés, enfants de 68, enfants admirés, enfants des mères sans pères, enfants-pas-touche, enfants-des-droits, enfants sans péché, enfants de la-construction-du-savoir, enfants enfin qui nous enseignent la vie et qui portent en eux la Vérité non construite, non-dialectique, la vérité idéale et spontanée qui sort de son puits en gueulant. Je le sais bien, qu'ils ne sont pas coupables, puisque les coupables sont les parents ; mais la maitresse, elle, n'est pas face aux parents. C'est elle qui devient folle à devoir supporter ça, et c'est elle vers qui va ma compassion immédiate, même si c'est une conne et qu'elle est sans doute aussi responsable que ces parents qui n'en sont pas quand elle est chez elle face à sa propre progéniture. Car tout se tient. J'ai eu cet âge-là, figurez-vous, j'ai reçu des fessées et des gifles, de la part des parents, des maîtres et des maitresses, et je me fiche pas mal de savoir qu'on va me trouver simpliste et de parti-pris : non seulement je n'en ai pas été traumatisé, ni blessé, mais j'éprouve de la gratitude envers ceux et celles qui ont levé la main sur moi. De la part de mon père, une seule fois, une gifle. Il faut dire qu'il n'avait pas besoin de ça pour que son autorité se manifeste. Le ton de la voix et le regard suffisaient. Ma mère, en revanche, avait la main leste. Je me rappelle encore la gifle magistrale, à tous les sens du mot, d'un instituteur, en CM1, je crois, au tout début de l'année scolaire. Quelle introduction ! Ce maître, qu'on surnommait « Tape-dur », je l'ai beaucoup aimé, et ce fut réciproque. Jamais il ne serait venu à l'idée de mes parents d'aller le voir pour lui reprocher son geste. D'où vient le « on ne frappe pas un enfant » ? Quelle légitimité a-t-elle, cette injonction, au regard de l'histoire et de la civilisation ? Qu'a-t-il produit, surtout, ce dogme ? Comme toujours, le Moderne est incapable de se regarder autrement qu'à travers ses propres yeux, de se juger autrement qu'avec les idées et principes qui sont les siens, incapable en somme de se décoller de lui-même et de son époque, ne serait-ce qu'un instant, d'avoir un regard comparatif, c'est-à-dire non-absolu, historique, humble. Tout partant de lui et tout y revenant, il est parfaitement logique que l'enfant partage avec lui cette tautologie en actes. 

En réalité, pourquoi l'adulte d'aujourd'hui ne veut-il plus lever la main sur l'enfant ? Parce que l'enfance n'existe plus. Les néo-parents voient dans leurs enfants leurs doubles. Ils refusent donc d'en venir aux mains avec eux-mêmes car ils ont été eux-mêmes élevés dans ce sentiment de la Fragilité principielle. L'enfant est déjà achevé avant d'avoir été élevé. Il est complet avant d'avoir été instruit. Les parents d'autrefois n'étaient pas nos copains. Il y avait des générations et donc des conflits de générations. Nous étions séparés de nos parents, même et surtout quand ils nous aimaient. C'est ça, qui compte, c'est la séparation, c'est la frontière, c'est la non-coïncidence. Mais ça c'était du temps qu'il y avait des classes sociales, des classes d'âge, des temps historiques, du temps discontinu, des frontières, des discriminations, des sexes, des âges, des disciplines, du remords et de la honte, de l'antagonisme, du temps que l'homme essayait encore d'être ponctuel et d'avoir une parole, une parole d'hommeTuer le père n'est possible que s'il y a un père (et pas un papa). Comme il n'y en a plus, les enfants se tuent eux-mêmes et nous tuent par la même occasion. Les parents ne veulent plus de conflits avec leurs enfants, en conséquence de quoi le conflit s'est généralisé. Et ça hurle dans tous les sens, partout, constamment. Belle victoire pour ceux qui n'ont que le mot « respect » à la bouche ! En définitive, c'est toujours la même histoire qui se répète : on ne veut plus de conflits, plus de violence, plus d'antagonismes, plus de Négatif, on les interdit, on les éradique, et la violence, le conflit et la guerre de tous contre tous prolifèrent, s'étendent à tous les domaines, envahissent tout. Ça ne rate jamais.

L'abbé Pierre est une ordure parce que TOUS LES HOMMES SONT DES ORDURES. Je viens de regarder une séquence télévisuelle absolument extraordinaire, terrifiante et exemplaire. Je dis extraordinaire, mais justement, elle ne l'est pas, extraordinaire, car si elle l'était je n'en parlerais pas. Elle reflète l'ordinaire, la norme, le canon, au contraire, et c'est précisément cela qui est terrifiant. Manon et David se rencontrent en 2015. Entre eux, c'est une évidence. David, en couple à l'époque, quitte alors sa compagne pour s'installer avec Manon. Quatre mois à peine après leur rencontre, le petit Ethan vient concrétiser leur amour. Le jeune couple se fiance et déménage à la campagne. Une vie idéale pour une vie de famille qu'ils comptent bien agrandir. Le 12 mars 2018, Manon, folle de joie, annonce à David qu'il va être papa pour la seconde fois. [Applaudissements.] Manon se rengorge devant les caméras. Brune, jeune, les cheveux longs et bouclés, assez mignonne, mais infinie tête-à-claques. « Vous êtes très beaux tous les deux. Vous ne voulez pas venir nous rejoindre, David ? J'ai envie de vous avoir avec nous. » Le David en question, la petite trentaine, brun, barbu, polo bleu, les épaules basses, marche comme un condamné qui rejoint son box. Il va comparaître devant les Femelles. Il s'asseoit à côté de sa femme qui lui attrape la main gauche et la place entre ses cuisses bien serrées, doigts enlacés. La journaliste « salue le courage de David » et dit que « l'homme est faillible, humain, malgré l'amour », et qu'il va falloir expliquer « les difficultés pour un homme, les difficultés autour de la maternité, tout ça ». Et « merci de votre courage, vraiment ». La femme souriante, Manon, après s'être essuyé les yeux, regarde son époux courageux en lui tenant fermement le bras. « Vous nous permettez qu'on raconte votre faute ? » Et David : « Oui oui, bien sûr ! » Dans l'assistance, pas un homme… Manon, accent du midi, se met à raconter l'histoire, en tenant toujours très fermement l'avant bras de l'homme qui serre les fesses et a de plus en plus l'air d'avoir chié dans son jean. C'est sans doute à ce moment-là qu'il commence à comprendre dans quoi il s'est fourré, mais il ne peut plus faire machine arrière. « J'étais enneceinnete, donc, ben, moi toute connetente, je prépare une petite boîte avec les testeuh de grossesse, le midi, donneque, avec un petit mot : “Veux-tu être mon papa ?” À mon grand j'avais fait un petit T-shirt avecque marqué « Futur grand-frère. Bravo Papa, Bravo Maman”. (« Trop choupinou », commente la journaliste.) Doncque, du coup il rennetre le midi, il ouvreuh la boîteuh, il était connetent. Bon, du coup, tout allait très bien. Petit nuage, donneque, j'étais enneceinte, tout se passait pour le mieux, pour ce que je pennesais. » Mais la journaliste redevient grave : « C'était quoi, l'ombre au tableau ? » Tout en parlant, Manon tient très fermement le bras de David. Non seulement elle tient la main gauche de l'homme endoigtée dans sa main droite, mais en plus, elle recouvre l'avant-bras gauche de son homme de son avant-bras gauche à elle. Lui regarde dans le vide, essaie de se cacher derrière sa barbe, et d'un visage mi souriant mi constipé, essaie de se composer une mine qui devrait pense-t-il lui permettre d'atteindre le bout du tunnel sans trop de dommages. Là, on commence à entendre des phrases du genre : « Là je regarde son téléphoneuh et je vois… » David est attiré par une amie d'enfance qui revient dans sa vie. « Là, je veux plus que tu la voies, j'ai pas confiance, je la sens pas. » Dans la nuit, réveillée pas « son grand » qui braille, Manon « s'ennuie » et « y a le téléphone à côté » (celui de David, bien sûr). Elle raconte que ses copines lui avaient expliqué comment on espionnait son mec en fouillant dans son téléphone ; qu'on pouvait par exemple lire les messages supprimés. « Doncque voilà, je me suis ennuyée, doncque du coup j'ai pris le téléphoneuh de David et j'ai commencé à fouiller. » Le dos de David s'arrondit de plus en plus. « Et puis là je vois un message, ta bouche, tes cheveux, bon… Mon cœur s'emballe. J'ai pris mon fils, je l'ai posé, je suis partie dans la chambre, lui il dormait à côté, je suis descendue au garage, et j'ai appelé ma mère direct. David me trompe ! » David est hagard, ses yeux partent dans tous les sens, mais il ne peut pas retirer son bras, il est fait comme un rat de laboratoire. On sent ses vertèbres qui se tassent les unes sur les autres, qui s'enfoncent les unes dans les autres, il perd cinq centimètres, il cherche sa respiration, il inspire juste ce qu'il faut d'oxygène pour ne pas tomber dans les pommes. Disparaître devant des caméras de télévision, quand ta meuf est en train de pérorer en chaire, te coince la bras dans un étau et qu'elle vit son heure de gloire au Tribunal, c'est très compliqué, mon pauvre David. Il tente de ne plus écouter, mais c'est dur. La voix de Manon est de plus en plus assurée, elle a tout le public et le jury avec elle, toute la Matrice est suspendue à ses lèvres et la pousse à aller jusqu'au bout : Vas-y, Manon, donne-nous les clefs pour les coincer une bonne fois, ces salauds. Raconte comment on pirate un téléphone, comment on lit tout, comment on entend tout, comment on voit tout, comment on sait précisément où se trouve l'ordure, avec qui, à quelle fréquence bat son cœur, si sa bite est tendue ou au repos. On veut savoir, on veut avoir accès au livre ouvert de ces salauds, on veut faire une analyse en temps réel de leur salive, on veut savoir si leurs poils sont dressés ou couchés, secs ou mouillés, à quoi ils pensent, s'ils ont bandé le mois dernier en voiture, et pour qui. « Sur Youtube, ils marquent tout, comment faire et tout. » Les sœurs ouvrent grand leurs oreilles. Transparence totale. Plus de secrets. Toute puissance. On retient son souffle. Le blanc des yeux de David commence à se teinter de rouge. Il voudrait les fermer, ses yeux, mais c'est impossible. Il doit durer et endurer ; survivre. « Et là il est parti et il est revenu en pleurs. » Ce n'est plus David, son mari, qui est assis à côté de Manon l'experte en espionnage, c'est « il ». C'est l'Homme. C'est le Coupable. C'est la Proie. Alors, David, quelles sont vos excuses, quelles sont vos explications ? Est-ce que vous vous repentez ? Est-ce que vous avez des circonstances atténuantes ? Il avoue tout, David. Il est coupable, il ne le nie pas. « Y a toujours la bonne excuse du “ça allait pas dans le couple”. Sûrement la peur d'être père une deuxième fois… Un peu tout qui s'est cumulé. » Il récite sagement le catéchisme qu'on lui a appris, la voix blanche. Allons jusqu'au bout. De toute manière le verdict est déjà connu. La journaliste se croit même en devoir de l'aider à débiter son laïus : « Vous vous sentiez délaissé, un petit peu ? » d'un air qui ne laisse aucun doute sur sa compassion formelle de juge qui connaît l'issue des choses. Elle le plaint sincèrement d'être un homme, de n'être qu'un homme. Allons, soyons magnanime, ça ne doit pas être facile tous les jours… Soyons clairs, David n'a pas trompé sa femme. Il a seulement échangé des textos et des messages un peu chauds, il a seulement flirté avec sa copine d'enfance. « J'ai vu qu'il y avait plusieurs applications [de surveillance], mais j'ai pas cédé, encore… » explique Manon. « On peut… allumer son micro à distance, on peut tout faire, en fait. » Manon n'a pas encore cédé. « Je veux que tu assumes et que tu t'excuses encore toute ta vie. » Et vous, David, vous vous en voulez à mort, en fait ? Il frotte la main de sa femme. « Je veux avancer. Au final, je sais pas si tout ce que je fais sert à quelque chose ou pas. » Ses yeux s'enfoncent dans leurs orbites. « Moi, quand je travaille sur l'émission et qu'on me dit que vous êtes là, je trouve ça très courageux et très fort. C'est un très beau message d'amour. » Et Manon, pour conclure : « J'attends le jour où tu vas refauter. Et je sais qu'un jour on se séparera parce que je sais que tu vas refauter. » David frotte l'avant-bras de sa femme, il se tord dans tous les sens, il se dandine sur son siège, il a peut-être une diarrhée foudroyante. Et là, miracle, il saute le pas, il se décide, tout à coup, il montre les coulisses du menton, et bredouille comme un pauvret : « Je reviens. » Elle n'en revient pas, Manon, mais David se met debout, enfin, et s'en va ! La journaliste émet un « Y pas de souci », prise de court. David a trouvé le courage de fuir, enfin ! On espère qu'il a fui non seulement le procès de Moscou auquel il vient de participer, mais surtout sa femme, sa vie, son couple. Ouffa ! Hourra ! 

L'abbé Pierre est une ordure, David est une ordure, Je suis une ordure, Nous sommes des ordures. Tous nous avons fauté ou nous fauterons. Nous ne connaissons ni le jour ni l'heure, c'est la seule incertitude. Ce n'est pas un peuple, les femmes, mais un public, qui le dit. Un public qui applaudit ou qui maudit, et souvent les deux à la fois. Formose, un pape du neuvième siècle, a été exhumé par l'un de ses successeurs, Étienne VI. On a installé le corps sur un trône et on l'a jugé. Un diacre répondait aux questions à sa place. On lui a coupé les deux doigts de la main droite. Il faut exhumer le Castor méditatif, Henri Grouès le Lyonnais et lui couper la bite qu'il n'aurait jamais dû avoir — il doit bien en rester un morceau, de cette légende à laquelle Roland Barthes a consacré une de ses Mythologies. L'orage approche. L'orage est là. Les grues de leurs becs déterrent les cadavres et piquent leurs os. Le curé dit Pierre est mort, il faut le ressusciter pour qu'il s'acquitte enfin de sa dette éternelle. L'Histoire qui le protégeait n'est plus. Avec lui seront déterrées toutes les ordures qui ont souillé le corps des femmes ou leur esprit ou leurs entrailles de soie et d'or. Ils trembleront enfin, même défunts, même cadavres, même poussière. Les Humiliées applaudiront, elles maudiront en chœur. Caroline, Manon, Judith, Annie, Thérèse, Maud, Faustine, Clara, Babeth, Claudine, Marie, Catherine, Chloé, Farida, Lucie, Bérénice, Sylvie, Emma, Véronique, Clotilde, Jane, Sonia, Sabrina, Michèle, Bénédicte, Raïssa, en cercle, en conclave, en robes, en toges, ces très-bonnes du curé, elles déchaineront le feu qui les brûle sur les vieilles couilles des spectres reconstitués pour l'occasion. La science sera sollicitée. On ne négligera aucun moyen. 

On vous dit que vous vivez dans une société laïque. Vous le croyez. On vous dit que les femmes ne veulent que la justice dont vous les avez trop longtemps privées. Vous le croyez. On vous dit que Dieu est mort et que vous êtes vivants et libres, que l'État vous protège, on vous dit beaucoup de choses que vous devez croire sous peine de vous mettre tout le monde à dos, et vous ne demandez pas mieux que de croire à la Science, au progrès, à l'Homme, à la justice de votre pays, à la Raison, à la République, à la médecine, aux représentants du peuple, à la Démocratie, aux images qui inondent vos écrans nuit et jour, aux voix qui vous parlent dans votre solitude, aux enfants, à votre smartphone, à l'intelligence artificielle, aux algorithmes, à la Communauté, à Cyril Hanouna et aux influenceurs. Vous croyez beaucoup et tellement que vous en oubliez que vous croyez. La seule chose à laquelle vous ne croyez plus, c'est à la division sexuelle, c'est-à-dire au monde réel, à ce qui a produit le monde durant des millénaires et ce qui a permis votre arrivée sur cette terre. Vous êtes les premiers hommes auto-engendrés, qui se sont tirés eux-mêmes du néant originel et indifférencié, les premiers exemplaires de ce monde merveilleux dans lequel les femmes n'auront plus besoin des hommes. Bravo ! Croyez et croissez ! Vous serez immortels parmi les fantômes sur lesquels vos déesses jetteront de la soupe ou de la peinture noire. Le peuple des ordures vous salue bien. Vous avez eu la peau de ces ombres. Bravo ! 

mercredi 11 septembre 2024

Souligné

 

« Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer. » Qu'est-ce qu'il a de plus beau que tout ? Une femme nue. Que les Enfants du Web, de la télé, des directives de Bruxelles et de la modernité digitalisée se soient déterminés dans le même sens que les crocodiles des jurys précités ne paraîtra comique qu'à ceux qui s'imaginent qu'il pourrait subsister des “conflits de génération”. Il n'y a plus de générations, et encore moins de conflits, à l'heure du multimédia ; il n'y a plus qu'une vague maladie sénile de l'humanité. dans le rôle de la lessiveuse à bons sentiments, le roman de Makine, plus bourré d'assouplissant que la plus performante des machines à laver, représente une sorte d'idéal. dans cette prose connivente. À tendre une oreille indulgente à toute cette poésie des confins incertains, on s'est discrédité soi-même. Slave qui peut ! Le mou des steppes. avec son sourire d'anachorète du fin fond des pages de magazines, son beau regard de stylite en extase et sa barbe modérément christique, semblent vous déconseiller gentiment de chercher à faire le malin. Ne dirait-on pas qu'un seul et même journaliste a rédigé tous ces articles ? À vrai dire, quand un livre ne présente qu'un faible intérêt, la manière dont le transfigure ceux qui en parlent, lecteurs ou critiques, peut devenir une captivante révélation, autant sur le livre lui-même que sur la société qui s'en enchante. Plus navrant le prétexte, plus éclairant l'enthousiasme qu'il suscite. la machine à fumée émotionnelle unanimisante. La “communication”, qui est un mot poli pour domestication, a fait son œuvre, elle a anéanti les êtres particuliers. cet avenir radieux du “virtuel” que l'on nous annonce tous les jours (et qui n'est peut-être que l'ultime illusion romantique d'autonomie de l'humanité. rien ne serait plus impoli que de se désolidariser de l'émotion collective, transfigurante, sans objet. On ne voit pas pourquoi le rêve de retomber en enfance se réaliserait partout dans la société et pas dans la littérature. C'est avec le sentiment apaisant de rouler dans les justes ornières du vertuisme obligatoire quand le roman n'est plus qu'une sous-division du produit culturel appelé Livre, il ne s'agit plus pour les romanciers de nous rendre étrangères des choses familières, comme par le passé, c'est-à-dire de détruire le rapport de conjugalité que nous entretenons avec nous-mêmes comme avec les autres et avec le monde (en quoi résidait sans doute l'aspect le plus profondément érotique du roman) ; au contraire, on congratulera un auteur d'avoir répété, sur tel ou tel point, ce qui était déjà écrit chez un autre auteur. A fortiori lorsque celui-ci comme celui-là œuvrent pour le bien public. L'esthétique publicitaire savait depuis les âges farouches que la voie royale du succès passait par la propagande bien-pensante. Avec Makine et quelques autres, le roman lé découvre à son tour. Un bon roman doit rendre bon. C'est à ces choses, entre parenthèses, que l'on peut apprécier la vieillesse d'une civilisation. Quand une société sort de l'Histoire commence alors pour elle le temps des bonnes œuvre. Tout se passe aujourd'hui comme si les romanciers avaient décidé d'emboîter le pas à ces sommités de la médecine que l'on voit finir leur carrière dans les Comités d'éthique. ce réflexe d'étonnement par lequel le narrateur ne cesse de nous convier à découvrir la lune en sa compagnie. cette inexpérience montée en épingle, exhibée comme un trésor sans prix. On nous a déjà si souvent resservi cette vieille soupe des émerveillements asexués de l'enfance qu'on s'étonne qu'elle puisse encore paraître consommable. l'acharnement de l'auteur à se mettre en scène comme une machine à produire de l'extase. qu'est-ce que j'y découvre ? Mon nom ! Dans la liste des écoutés ! Contribuer, à travers le langage de la mode, à un monde uni au-delà des frontières et des différences. 80% des auteurs de polars sont plus ou moins d'extrême-gauche. Le seul problème, c'est qu'on ne sait jamais s'il a fini ce qu'il voulait dire lorsqu'il se tait. Il peut cesser de parler mais continuer son idée souterrainement, pendant que les autres changent de sujet, et, au bout de dix minutes, lâcher de nouvelles phrases qui prolongent sa pensée. Le Mal absolu, c'est la petite-bourgeoisie Savigneau ou Laure Adler. Le petite-bourgeoisie en surfusion de Culture. Je me demande combien de temps encore les culs des femmes ressembleront aux culs naturels d'autrefois. Elles ont d'ailleurs commencé à s'amputer artisanalement : élagage des chattes, rasage des aisselles, régimes amaigrissants, seins au silicone, etc., mais ce n'est sans doute qu'un début. Écrire son journal en étant fermement décidé à ne pas le rendre public de son vivant : donner la preuve, jour après jour, que le public ne nous est pas nécessaire. Ni agréable. Ces enfants-là, me dis-je, sont comme des poissons d'avril que les pétasses agrafent dans le dos de leurs compagnons… Je vois la main griffue de Sollers là-dessous. Bien creusé, vieille tarte. Donner d'autres significations que les significations dominantes au réel social et historique, c'est ça, le roman. Après le Captagon supprimé il y a quelques années, le Dinintel interdit il y a quelques mois, c'est maintenant le Fenproporex qui passe à la trappe. Plus d'amphés sur le marché ! Plus rien pour s'aiguiser les dents, donner aux gens envie de mordre, de trahir et de haïr ! Terminé! Seules les pilules de bonheur, c'est-à-dire de l'adhésion, sont autorisées désormais. Et même encouragées s'ils pouvaient. S'ils osaient. Ordonnance d'Ordinator. Comme la pègre tient les “grand” journaux et les autres médias, elle ne cesse de ridiculiser les marges, et même de les déclarer désormais impossibles. Occupant le centre, elle tient à faire croire aussi que la “subversion” y réside. Sous cette couverture “subversive” et “révolutionnaire”, elle peut continuer tranquillement ses exactions mafieuses. Il est devenu banal de voir s'autoproclamer “politiquement incorrect” n'importe quel plumitif d'influence. se féliciter de la présence de touristes, où que ce soit, est déjà un crime contre l'espèce. Mais si la réalité disparaît, l'utopie n'est plus l'utopie, il n'y a plus rien pour la distinguer de rien, elle peut régner seule. La liquidation forcenée de l'accidentel a entraîné l'hypertrophie de la notion de responsabilité. Tout ce qui arrive quand-même, malgré les protections infinies dont nous nous entourons, est désormais de l'ordre de la faute, ou même du crime. Comme si elle ne pouvait comprendre son propre drame qu'à travers la transformation de celui-ci en question de société. Dans l'impuissance de vivre pleinement l'effectivité de sa peine, l'être contemporain se retrouve dans la position de l'hystérique. Il n'a accès à la réalité de sa douleur que par l'intermédiaire d'une globalisation de son cas (dont il espère aussi qu'elle atténuera sa douleur). On entre en victimance comme on entre sur le marché de l'emploi. En groupisant son propre chagrin, c'est peut-être son chagrin que l'on diminue, mais c'est sûrement son être que l'on anéantit. Il fait re-beau, tout à coup, beau d'une manière furieuse. Le bleu du ciel est plus bruyant que le pire des orages. Le soleil relève soudain de la catégorie des mauvais traitements. Les palmiers salement mistralisés, écorchés par les bourrasques, font avec leurs feuilles des bruits de sacs en papier froissés. Un vent éblouissant transforme l'écume accourante des vagues en troupeau de vaches folles. Au garde-à-vous horizontal, les femmes étalées sur les galets ouvrent incroyablement leurs cuisses à cette violence qui les laissera vierges comme elle les a trouvées. La fête comme destruction du bonheur privé. On dirait qu'elles ont laissé leur âme dans le grand sac où elles ont aussi rangé leurs vêtements en se déshabillant. une lettre lécheuse de Frédéric Berthet, hibou impuissant, alcoolique et sollersoïde. et où précisément Onfray publie (pour la seconde fois puisque c'est déjà sorti dans son dernier bouquin) l'article où il traite Duteurtre de nazi. Cet univers est peut-être le premier dont la seule perpective vous console par avance de la perspective d'en être un jour privé. Toutes les larves n'y écrivent que pour, par, dans, et à travers l'Arnaqueur Sémiliant. Zagdansky, Bourgeade, Moix, Nabe, Pleynet, Beigbeder se bousculent pour astiquer la statue du Frauduleur. Quelle belle équipe ! Regrets éternels ! Un imbécile ressuscite Dada en aspergeant Laure Adler avec un arrosoir. Pourquoi il ne lui pisse pas dessus ? La voilà toute mouillée. Déjà, pauvres et gras au naturel, ses cheveux inondés la rendent pire que jamais. Elle a le rimmel qui fuit. Sollers n'arrête pas de lui essuyer sa sainte face avec des petits gestes de marquis des bacs à sable. On en reste là. Rideau. On accuse cette idiote qui n'a pas volé ce qui lui arrive de “désinvolture” (tiens, un nouveau délit). Ils croient à ce qu'ils voient parce qu'ils le camescopisent. La preuve de Paris, c'est qu'ils le filment. Meyer, en sympathique apparatchik payé par le Système pour remplir la case “turbulences”. En conseil de discipline pour banalisation, annonce Bayrou-tête-de-nœud ! Comme si l'art avait valeur de remède ou de narcotique grâce auquel on pourrait se défaire toutes les autres misères. Quand Babar et Céleste se marient, par exemple, “rien n'indique que Céleste ait eu son mot à dire dans cette affaire”, écrit le con yankee. L'hypothèse morale est toujours au bord des lèvres. C'est cette révolution des transports (avec effacement du territoire, disparition progressive de l'espace, donc de la réalité, etc.) qui est l'objet fondamental, essentiel, des livres de Céline, et qui leur donne leur esthétique. En prison dans l'instantanéité. Veuf de la distance. Amputé des intervalles. le délai dans la communication (le “retard”, le temps passé) était une condition essentielle de la liberté de l'homme. le délire autour du harcèlement sexuel, ce procès d'intention fait à l'autre, est déjà un signe pathologique de la haine du prochain ou de la prochaine. Les médias au sens large, dit-il enfin (et sans grandiloquence), c'est l'Occupation. enfant de chœur urinant dans le bénitier. Je demande la peine capitale contre l'amitié. Le monde présent ne cesse d'offrir à la littérature romanesque des sujets inouïs. La difficulté à les traiter vient de ce qu'il faut commencer par les dégager de la propagande effervescente qui les environne et les protège de toute menace d'impertinence. Le burlesque est partout ; les obscénités inconscientes d'elles-mêmes prolifèrent, mais elles sont offertes à l'admiration de tous comme autant de chefs-d'œuvre du génie moderne, ou comme des émanations parfaitement naturelles, donc incritiquables, de la réalité nouvelle. S'il y a quelque chose que le touriste a en horreur, c'est de se voir et d'être vu comme un touriste. Le touriste (c'est-à-dire aussi quatre-vingt-dix-neuf pour cent des lecteurs. Il souhaite qu'on lui offre à contempler ce qui n'existe plus du fait de sa présence. qui y trouve justement une occasion prestigieuse de se nier lui-même. Par l'irréel dont il était l'une des plus hautes formes d'expression, le théâtre permettait une perception aiguë du réel. L'art serait désormais, et de façon naturelle, un service public, Citoyen-spectateur, Citoyen-lecteur. Et pourquoi pas Citoyen-écrivain ? On se souviendra qu'en 1793, la Convention bannit les termes “madame” et “monsieur” au profit de citoyenne et citoyen, en même temps qu'elle rendait le tutoiement obligatoire. L'homme célinien peut fuir, espérer fuir, se donner l'illusion de la fuite L'homme coincé, bloqué, baisé, enculé jusqu'aux yeux par le Tout sous ses innombrables aspects annonce le règne de la Solidarité de fer. Plus de divers, plus d'autre. Et pourquoi la conversation a-t-elle disparu ? Parce qu'après la Révolution, dit-il, les femmes ne sortent plus seules, elles sont perpétuellement et pesamment accompagnées de leurs maris. Chacun, dès le début du XIXe, a donc son Big Brother intime auprès de lui. L'époux à son épouse, l'épouse a son époux. Chacun vit désormais sous le contrôle de son épouvantail. Kafka n'est plus, et définitivement, que celui qui “a décrit avant terme les arrestations des Juifs, les événements des camps”. Toute son œuvre “est une méditation sur la judéité”. J'aime trop ce pays pour le gâcher par deux phrases et trois comparaisons. Et qu'en est-il de la sexualité du touristanthrope ? De son érotisme ? De son érotourisme ? J'ai bien peur qu'il n'en ait guère, dans la mesure où il représente une sorte de perfection dans l'anéantissement de la négativité. Le touristanthrope est un intégré. Un réconcilié. Il est partout chez lui (définition du touriste). Sorti de l'état de séparation, il n'a littéralement pas d'objets de désir. s'il baise (et il baise, bien sûr), c'est comme on joue au docteur quand on a cinq ans. Grande et belle femme brune qu'il serait agréable de foutre impunément sans lui adresser la parole. remplacement des éléments naturels de l'humanité par du sirop de sucre. Les Maîtres confiseurssuccédant aux Maîtres penseurs. C'est comme s'ils chiaient devant nous. Je me sens dans l'état de quelqu'un qui, après une guerre, appartiendrait au camp des vaincus, des battus à plates coutures. C'est seulement quand elle fait l'éloge de Pennac que je craque. Les originaux ont généralement été aussi des nommeurs », écrivait Nietzsche. les Ceaucescu de l'Infini. (…) les Thénardiers de la rue des Saints-Pères, l'inénarrable Lévy et son Arielle sans bouillir. Pompéi de l'âge touristique. Ils ont mis un nez rouge à tout ça. Et puis voilà. Ça suffit. Au matin, les nuages n'ont pas décroché du ciel. Ils deviennent même, au fil des heures, de plus en plus lourds, noirs, sinistres. Vers midi, tout est consommé. Les nuages sombres fument au-dessus des collines comme des incendies froids. Le ciel traîne sur la terre comme un ventre dégueulasse et trop fatigué pour essayer de se relever. Une pluie de novembre ou décembre tombe sur nous de tout son poids. C'est comme si le Midi lui-même ne croyait plus au Midi. Depuis le début des temps, tout ce qui était possible dans l'ordre des choses vivables et normales a été essayé. Maintenant commence l'âge des choses folles, monstrueuses, difformes, atroces et non critiquables. Côté cul, son plus bel exploit est d'avoir, il y a quelques années, mis son corps en congé sabbatique pour rompre un schéma amoureux qui se répétait un peu trop souvent à son gré. il s'agit de “dégager” un espace “authentiquement démocratique, non hiérarchique, multiculturel, multiracial, dans un pays rongé comme d'autres par le cancer du “nationalisme ethnique”.C'est un monde à part, explique-t-elle, un monde de nobles, qui vivait dans une bulle sans ce soucier du sort des autres. Évidemment, si la Marquise s'était souciée des autres, elle n'aurait jamais écrit ses lettres, on ne viendrait pas visiter son château, il n'y aurait donc pas de guide, et la gentille Lili n'aurait pas de travail. Mais ça c'est une autre affaire. Ils s'emmerdent ensemble. Leurs conversations se traînent misérablement. À intervalles réguliers, l'un ou l'autre se jette sur son téléphone portable, le cramponne, gueule dedans des choses insignifiantes et passionnées, puis coupe la communication, et le néant se réinstalle à table. Avec le café, je me souviens d'un roman, Je vous hais tu connais, de Michel Desgranges. le sport est notre langue mondiale, c'est la lingua franca de la planète ! L' « olympisme est un renverseur de cloisons », il a le merveilleux pouvoir de nous rassembler, de réunifier les hommes ! l'hébétude programmée continue. Les méchants de l'ancienne civilisation désespéraient Billancourt, ceux du monde actuel désespèrent Nouvelles Frontières. Toutes les activités contemporaines vont dans le sens de la réconciliation par l'effacement des derniers discriminants. une frénésie de liquidation de frontières qui se poursuit et ne cesse de s'étendre négation (féministe ou homo) des sexes comme des espèces réunion enfin de tout ce qui peut-être n'avait de goût, de saveur, de charme, que parce que c'était séparé, que parce que c'était repérable et désirable en tant que séparé. Dieu a sorti ses trompettes, ses grosses caisses, tout son merdier d'orchestre. Toutes les opinions ou conduites majoritairement respectées sont en même temps parées des plumes de la subversion. Tous les salauds, bien entendu, hurlent à la saloperie. Pour ce qui concerne le roman, je préconise d'essayer d'exprimer dans le style de Céline des histoires “à la” Kundera. Pour ce qui concerne l'essai, je propose des analyses “à la” Baudrillard, mais avec la violence de Bloy. Au fond, ce n'est plus la droite et la gauche qui nourrissent les choix politiques et composent l'éventail des partis, mais l'apitoiement et la haine. La pluie tombe du matin au soir comme une longue chevelure morne. On va donc enfin pouvoir, comme je le prévoyais depuis si longtemps, mettre en examen la plupart des écrivains et artistes des siècles passés, tous plus ou moins infirmes de la sensibilité (démocratique, humanitaire, multiculturelle, zoophile, etc.). un assez joli aveu du crapuleux Lelouch Les romans de la rentrée sont tous formidables, surtout quand leurs auteurs sont des femmes. Tout ce qui peut arriver de négatif à la culture, je trouve ça bien. Je travaille, c'est-à-dire que j'essaie de me plaire. M. et Mme Vu-à-la-télé, c'est-à-dire Kristeva et Sollers. Sa voix de volupté nasillarde, sa voix midinette mourante, sa voix nymphette démoniaque. Il ne verra donc pas la statue de Michael Jackson en faux bronze plastique érigée sur une colline exactement là où, dans les années cinquante, d'élevait celle de Staline. C'est le gladiateur agonisant dans toute sa scandaleuse splendeur. L'Histoire est terminée (elle était catholique, l'Histoire) ; l'Empire fémino-luthéro-homosexuel commence. Cette rencontre avec Bérénice au Select est plus décevante que je ne le craignais. Le temps et les souvenirs l'avaient bien arrangée, Bérénice. Ils avaient supprimé de son fantôme tout ce qui m'ennuyait, en elle, du temps où elle était vivante, c'est-à-dire vivante dans mes bras, sous moi, sur moi, toute nue, en sueur et rebondie et ardente. Qu'est-ce que j'ai pu m'enfouir dans les poils de sa chatte. Ce qui ne veut pas dire que la Bérénice d'aujourd'hui manque de séduction, loin de là. D'ailleurs, c'est pour me séduire qu'elle voulait me voir. Pour me faire le coup de l'amitié. Elle cherche un “ami”. Un ami homme. Est-ce que je pourrais faire l'affaire ? On en discute tout en marivaudant pendant deux heures. À un moment, dans le but de lui démontrer que l'amitié est impossible entre elle et moi (parce qu'elle ne s'intéresse pas, parce qu'elle ne s'est jamais intéressé à ce que je dis), je me mets à lui raconter mes démêlés avec les voisins du dessous. Elle s'ennuie immédiatement. Sans doute s'animerait-elle si je lui parlais de X, de Y, des noms chatoyants. Du people. comment matérialiser quelque chose (quelqu'un) qui est de l'ordre du flux et de la fuite ? le dégagement du ridicule passant pour la norme. que peut le roman dans un monde où tous les ridicules se démesurent d'eux-mêmes sans la moindre apparence d'intuition de leur propre dérision ? Peut-on encore exagérer une réalité enragée et contente de l'être ? Même si la graphomanie n'existait pas, il faudrait la combattre. Comme toutes les espèces qui, se sachant menacées, ne peuvent plus rien inventer d'autre que l'accélération de leur disparition, les artistes contemporains adhèrent à l'humanitarisme, qui est l'ennemi mortel de chaque art séparé. Pour que les arts séparés entrent dans la sphère de l'humanitarisme, il faut qu'ils perdent leur spécificité. La meilleure manière de leur faire perdre cette spécificité est de les noyer tous ensemble dans la soupe de la Culture. Ce qui tombe de la littérature à la faveur de son absorption dans la Culture, c'est d'abord la bienfaisante fonction handicapante, complexante, inhibante, “paternelle” en somme, qu'elle exerçait face à chaque candidat écrivain. La Culture ne retire rien aux arts qu'elle absorbe, sauf une chose, une seule, leur qualité d'empêchement : autant dire leur sexe. En tant que destin mondial de l'absence des arts, la Culture est l'expérience essentielle de l'histoire contemporaine. Dans l'époque historique de la littérature, il existait des impostures. Dans l'ère graphomaniaque, il n'y a que des postures. Céline promettait, contre une rente à vie, de ne plus jamais écrire une ligne. Ne permettons plus aux artistes, aux écrivains, déclarent-ils avec autorité, de dire que la condition humaine est tragique, que la mort existe, que Dieu est éloigné, que l'enfance est à jamais perdue. Faisons triompher la vérité ! On n'entend plus les écrivains taper. Moins le graphomane est dans l'admiration (et l'imitation) des œuvres du passé, et plus il est dans la concurrence mimétique avec ses jumeaux en graphomanie. C'est de l'art au foyer. Où trouver un lecteur, quand tout le monde écrit ou s'apprête à le faire ?« Le parterre a tout à coup sauté sur le théâtre. » Et il ajoute avec ironie : « Un homme de génie est presque impossible au milieu d'une foule aussi puissamment intelligente. Napoléon commandait à des soldats silencieux, tandis qu'en littérature chacun s'adresse à des gens qui raisonnent. » « Son bébé, son nouveau film, ses trente ans, son premier roman. » Moins il y a de demande et plus il y a d'offre. Si la graphomanie relevait des lois communes, il y a longtemps qu'elle aurait disparu. Même quand elle prend l'allure d'une lamentation ou d'une critique, sa littérature appartient à l'industrie de la positivité. le graphomane n'a que des amis. Cela suffirait à le différencier des écrivains. chaque participant avait quelque chose à y perdre, ne serait-ce que sa singularité). Ils sont aussi des temps de disparition des genres. Dans les temps d'égalité, l'œil voit ce qui unit. Le graphomane exerce son droit à écrire comme les handicapés exercent leur droit au sport. Celui qui s'arrête fait remarquer l'emportement des autres. se demander ce que peut le roman dans un monde où tout le monde devrait être mort de rire. « Qu'est-ce qu'il y a de plus intelligent chez une femme ? – Le sperrrme. » Elle veut faire des films, des enfants et passer son permis. Maintenant, en ouvrant les journaux, chaque matin, j'ai honte d'être encore vivant parmi eux. La Fête c'est la peste. La Feste ou le choléra. La fin de l'histoire, c'est le règne des femmes. C'est le pouvoir féminin dans toute son horreur. La fin de l'histoire, c'est les hommes devenus femmes. revanche de la progestérone, Mais ça suffit. Le charme est niqué. Ils sont là. Ils sont là, les monstres de l'inadmissible maintenant. « Ce que nous cherchons, dit-il, c'est rendre aux gens leur dignité de consommateurs. » on pouvait baiser pour pas cher dans l'arrière-boutique de “certaines librairies-lingeries”. On empêche la techno d'avancer. ce qui était bon, ou non, pour lui-même. La désinvolture, l'insolence vis-à-vis de la réalité / me faire prescrire des ersatz d'excitants. De l'Ordinator. Faut cesser de dire du mal du monde contemporain, oh oui, oui, oui, mon petit chou. Au lieu de foutre cette bonne femme dans une camisole de force, on lui tend un micro. « Vers sept-huit ans, ajoute-t-elle, je mimais “Apostrophes” avec mes poupées »… l'épidémie actuelle de découvertes de cas d'incestes dans les familles (découvertes très exactement contemporaines de la mise au pinacle de l'homosexualité. Il me révèle, enfin, que le sinistre Nabe chie sur moi dans le troisième tome de son journal. J'ai l'impression assez désagréable qu'elle me parle comme à une copine, moi qui l'ai si solidement enculée par le passé. Je me demande comment, avec tout ça, elle espère mon appui. Enfin elle est charmante. Un peu ennuyeuse. Le lecteur d'aujourd'hui est prêt à payer très cher pour qu'on ne lui dise pas ce qui se passe. Affecté par le collectif. Infecté par le subjectif. on pourra bientôt affirmer, sans faire rire personne, que Don Quichotte a été écrit dans le but de résoudre le problème des banlieues, qu'Illusions perdues est une défense des sans-papiers, que Flaubert luttait pour la visibilité gay et Baudelaire pour la reconnaissance immédiate de toutes les minorités. Les femmes sont désormais les gardiennes de deux choses : 1° Le bon déroulement de l'après-Histoire ; 2° Le mensonge obligatoire concernant le fait que l'Histoire ne serait pas terminée. Bref, j'ai vécu partout sauf parmi les intellectuels de cette époque. C'est naturellement parce que je les méprise ; et qui donc, connaissant leurs œuvres complètes, s'en étonnera ? Bientôt, ils feront leurs gros titres sur le fait que le soleil se lève à l'est (et se couche à l'ouest, pour les quotidiens dits du soir). Ou que c'est mouillé quand il pleut. Mais bien entendu, l'Histoire n'est pas finie, oh non, non, non. L'histoire moderne est celle de ses récupérations. La civilisation actuelle ne tolère aucun extérieur. Ses “ennemis”, elle les accueille et les nourrit, c'est plus sûr. les plus veules présentateurs de télévision font l'apologie de la marginalité. Il faudra inculper les nouveaux totalitaires pour confiscation d'alternative. Ainsi le féminisme et l'homosexualité ont gagné partout, à un point tel que ceux qui en sont écœurés n'osent plus publiquement les vomir ; cependant, même leur victoire doit continuer à être proclamée en tant qu'échec, racontée éternellement sur le mode épique d'une héroïque minorité contre une majorité répugnante ; les machos, les pères, les homophobes, etc., dont il n'existe pourtant plus aucun exemplaire en circulation. Depuis la guerre, c'est la mode de crier au fascisme à tort et à travers, alors que l'on prépare de nouveaux conditionnements socio-culturels, alors que les nouveaux dangers idéologiques paraissent inoffensifs. La culture s'est libérée de l'“élite” qui semblait en être propriétaire, mais, dans le même temps, elle n'a plus cru qu'à elle-même et a été obligée de se constituer en religion pour durer quand-même. toutes les conditions de la vie actuelle rassemblent en leur sein en même temps la maladie et tous les médicaments, analgésiques, hypnotiques, permettant d'endurer cette maladie, et même de l'empirer sans cesse, appel constant à lutter contre des ennemis oniriques, Si, comme je le disais, les individus les plus veules, les appointés les mieux domestiqués du système font jour et nuit l'apologie de la marginalité ou de la subversion, c'est qu'il est impossible désormais à quiconque d'être réactionnaire. le roman ne peut avoir d'autre projet que de dévoiler le monde en tant que valeur d'échange, Devant un bol de café, elle décortique la dépendance des hommes à leur mère, assassine Freud et Dolto, parle de la paternité, de mère toute puissante et assène cette phrase formidable : “Pour moi, l'homme et la femme sont pareils devant les enfants”. Je revois aussi Isabelle, morte aujourd'hui. Isabelle, dans une chambre d'hôtel, à Deauville, en septembre 1975. Isabelle rugissant. Me disant plus tard, dans un bar, en s'accoudant au comptoir : “C'est merveilleux, tu sais, je ne peux plus m'asseoir.” Ce qui me gêne dans ce texte (…) c'est que je m'y plagie. « La seule chose que je me flatte d'avoir comprise très tôt, avant ma vingtième année, c'est qu'il ne fallait pas engendrer. » Oui. Et ce n'est même pas moi qui ai écrit ça, mais Cioran, en 1962. Finkielkraut, paraît-il, se demande pourquoi je le déteste. J'ai eu l'audace, par deux fois, de refuser d'aller à son émission. Je suis tombé sur les cinq mille trois cent quatre-vingt-deux lettres que Bérénice m'a écrites entre octobre 87 et mai ou juin 88. Je les ai vaguement relues, puis jetées. Je n'ai conservé que les photos, celles surtout où elle est à poil avec vue sur son cul, ses hanches agressives, sa grande toison noire hallucinée. Tout cela est allé rejoindre d'autres documents dans un petit cimetière de chattes mortes connu de moi seul.