dimanche 29 juin 2025

Chacun voit minuit à sa porte


("Opérer la rumeur")


Avez-vous un objectif ? Il m'arrive d'en avoir, mais il ne reste mon objectif que durant un quart d'heure, jusqu'à ce qu'un autre, plus séduisant, passe à portée de pensée. J'en rêve, oui, c'est un fantasme, d'avoir un objectif — un projet, comme disent les petits directeurs établis —, de savoir où je vais, de ne pas dévier, de ne pas quitter le chemin, l'idée, la voix et le vêtement qui l'accompagne ; un fantasme et une utopie, mais pas plus, et de moins en moins. 

Ça clignote de partout. Toutes les onze secondes, une fenêtre (un œilleton, une porte, un couloir, un chemin, une autoroute), une meurtrière s'ouvre sur un monde ignoré jusque là avec un bonheur insu. Le "connaître" du monde numérique (son "savoir", qui n'est que de l'information éparpillée, jetée aux quatre vents) est une immense entreprise de détournement de l'être Le soi retourne à la matière informe qui l'a fait naître avec une sorte de joie mauvaise, on ne peut même pas dire sauvage, car le sauvage a sa noblesse. La vie fuit par ces trous, par ces fenêtres, de ces liens, de ces rebonds incessants qui nous renvoient d'une information à l'autre, d'une image à l'autre, d'une nouvelle à l'autre, jusqu'à en perdre la tête et le sens — c'est-à-dire la direction que nous avions choisie et la concentration nécessaire à l'individu, celui qui ne se divise pas. 

De plus en plus j'écris trois ou quatre textes à la fois, en parallèle. N'est-ce pas le signe indiscutable de la folie ? (Je pense au mot “savoir”, à la fois verbe et substantif. Il a refusé de choisir, celui-là, et nous offre par là quelque chose de merveilleux, qui, semble-t-il, n'a pas de nom.) J'ai peut-être capitulé : Sachant l'obstacle trop haut, on choisit de le contourner ou de l'ignorer. Ne sachant écrire une mélodie simple et convaincante, on bricole un palimpseste cubiste qui s'effondre du même mouvement qu'il s'ébauche, on effiloche à plaisir les contrepoints et l'on fait l'indifférent devant les cadences impassibles qui restent dans l'ombre, attendant leur heure. Dans ma fragile citadelle, je suis tout sauf serein. Faudrait-il le cacher ? À d'autres époques, il le fallait, si l'on voulait faire une œuvre. Ce n'est plus le cas. Là aussi la distance avec soi-même s'est réduite comme peau de chagrin, nous ne sommes plus que lui, sans la peau. On ne se cache plus derrière une forme ; du moins le croit-on, le proclame-t-on avec une candeur suspecte. 

L'image de la meurtrière me semble la plus évocatrice, la plus parlante à rebours, et comme telle la moins juste. Elle nous dit que nous avons cessé de nous prémunir contre l'information (les fameuses nouvelles qui sont les drones sans-gênes de la rumeur) qui nous inonde à chaque instant. Il faudrait reconstruire des châteaux forts, mais en nous, remonter les ponts-levis. Il faudrait réduire les dimensions des fenêtres, et, surtout, ne pas leur octroyer cette faculté mortelle de laisser passer le réel et ses images dans les deux sens. Recréer de la distance, cette distance qui est abolie par la vitesse en expansion infinie et la familiarité, par l'idéologie du sympa et la technologie. Meurtris du matin au soir par le monde qui déferle sur nous, nous avons les chairs à vif et notre âme rétrécit jusqu'à se nécroser. Le pire étant que chacun se croit le seul vrai et authentique relais, indispensable, indemne de corruption, celui qu'on doit écouter sous peine de mourir idiot. 

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La complexité est séduisante mais on s'y épuise vite quand elle n'est pas garantie par une simplicité supérieure. J'aime le contrepoint, j'aime la variation infinie, mais n'est-ce pas seulement en raison d'une faiblesse de mon esprit qui est incapable de se fixer, de se canaliser, de se concentrer ? De couper dans la masse, de tailler dans la matière, « senza pietà », comme le disait Bruno Maderna à ses étudiants.

J'en reviens toujours à cette scène primitive, qui m'a beaucoup appris. C'était dans les années 90 du siècle précédent, durant lesquelles je travaillais beaucoup avec des machines (synthétiseurs, échantillonneurs, séquenceurs (l'équivalent de nos traitements de texte), processeurs “d'effets”, logiciels de traitement du son, etc.). Les capacités de plus en plus importantes des disques durs alliées à la rapidité de plus en plus grande des processeurs ont fait que nous avons eu accès, tout d'un coup, à un nombre vertigineux de sons, d'objets et de matières sonores, de textures… Durant un moment assez bref, ce fut l'euphorie. Enfin, nous sortions de la rusticité qui jusque là était l'apanage “naturel” de ces engins, enfin nous avions le Choix, nous nous sentions libres ! Mais très vite j'ai compris dans quelle illusion nous étions entraînés. Plus nous avions le choix, plus les possibilités étaient grandes, plus la composition se révélait difficile, longue, laborieuse, incertaine et arbitraire, hors de portée de nos sens, finalement, alors que c'est tout le contraire qui nous était promis. Une frontière avait été franchie sans que nous nous en soyons aperçus. Cette frontière, c'est celle du nombre. Toujours, il arrive qu'au-delà d'une certaine quantité, d'une certaine accumulation, les choses changent de nature (tout en gardant leur nom et souvent leur cadre théorique). Mais on ne peut pas le prévoir avant d'avoir dépassé cette limite. C'est toujours a posteriori qu'on se rend compte de l'escroquerie. C'est pourquoi les débuts sont toujours enthousiasmants, comme les révolutions, mais mènent invariablement au désastre, que le plus devient moins, à notre grand étonnement naïf. La limitation était notre chance. L'illimité sera notre enfer. Imaginez seulement un alphabet de trente mille signes. Eh bien Internet, qui n'est vraiment entré dans nos vies qu'après le moment dont je parle ici, c'est un alphabet de trois millions de lettres. Qui peut prétendre parler cette langue ? Qui en a même la plus petite idée ? C'est ce qui a prolétarisé les usagers, ceux que nous côtoyons quotidiennement et que nous prenons pour des interlocuteurs. Ils ont bien vu que la langue ne leur appartenait plus, qu'elle s'éloignait d'eux à grande vitesse, comme un mirage fond à mesure qu'on tente de l'approcher. La plupart en ont entendu parler, c'est tout. On leur a raconté des histoires à son sujet, des histoires abstraites ou féeriques et qui ne les retiennent pas, dont ils s'échappent sans même y penser ; ils en voient des traces, parfois, au détour d'une phrase, d'un film ou d'une publicité, mais ça ne va pas au-delà. Ils en ont pris leur parti, avec un art consommé de l'amnésie consentante. Les nouveaux prolétaires ne sont pas forcément des gens désargentés, ce sont avant tout des individus qui ont perdu leur langue (et la maitrise d'une discipline, d'une technique). Ça s'entend. Personne ne peut cacher ça. « La décadence d'une littérature commence quand ses lecteurs ne savent pas écrire » notait le grand Dávila. Je me demande bien ce qu'il écrirait aujourd'hui… « On parle à présent d’interdire l’apprentissage de la lecture avant l’âge de sept ans, parce qu’il est injuste envers les enfants qui ne peuvent en bénéficier, et creuse les inégalités. » La prolétarisation est toujours la conséquence de la dépossession d'un langage, d'une langue, d'un savoir-faire et de la vertu qui l'accompagnait. Les outils informatiques, calculatrices, ordinateurs, smartphones, ne sont pas différents en cela des machines-outils de jadis. Le savoir-faire manuel fragmenté, décomposé, redistribué, machinisé, externalisé, a privé les ouvriers et les artisans de leur techniques, de leur art, et souvent de leur être — les a prolétarisés. Le Numérique est en train de faire la même chose avec l'instrument le plus intime, le plus essentiel et le plus universel qui soit, la langue commune. Si l'on résume les choses un peu brutalement : la communication est en train de tuer la communication, puisque le monde numérique est organisé autour d'une Communication géante, universelle et incessante. C'est le jour où l'on a eu l'idée de relier les ordinateurs entre eux, que la bombe a explosé silencieusement. « Monades disloquées, nous voici à la fin des tristesses prudentes et des anomalies prévues : plus d'un signe annonce l'hégémonie du délire. » On les a reliés et ils nous ont déliés, ces cubes de silicium cernés de ventilateurs. Il suffit d'inverser deux lettres pour que délier devienne délire. Une fois dépassées les anomalies prévues est venue l'heure des anomalies imprévisibles et incontrôlables, de l'hégémonie du délire. Qui ne le sent pas, qui ne le ressent pas dans sa propre chair, ce délire incessant qui nous submerge, qui nous réveille le matin et nous empêche de nous endormir le soir ? 

***

Ces gens qui vibrionnent de douleur et irradient de compassion pour les malheurs et les injustices qui touchent leurs frères-en-humanité situés à l'autre bout de la terre me font toujours songer à la merveilleuse description de Mme Verdurin, dans Le Temps retrouvé : « Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait, et donnant des pichenettes à son journal pour qu’il pût se tenir grand ouvert sans qu’elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait : “Quelle horreur ! Cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies.” Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l’air qui surnageait sur sa figure, amené là probablement par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d’une douce satisfaction. » Je n'arrive pas à les prendre au sérieux. Leur compassion sonne faux. Elle est avant tout dirigée vers eux-mêmes, vers le sentiment qu'ils ont pour eux-mêmes. Oh, ils sont sincères, dans leur insincérité, je n'en doute pas. Ils se sont forgé une petite religion à laquelle ils s'agrippent comme un naufragé à sa planche de bois. Ce qu'ils nomment « humanité » est le reflet amplifié de ce qu'ils aperçoivent dans leur miroir : c'est eux-mêmes, un eux-mêmes multiplié, diffracté à l'infini, adouci et poli par l'effroi de l'inconnu réel qu'ils tiennent ainsi à distance. 

« Au rebours des plaisirs, les douleurs ne conduisent pas à la satiété. Il n'est point de lépreux blasé. » Il existe plusieurs degrés de la douleur, il serait plus juste de dire plusieurs états (comme l'eau se présente sous trois états, solide, liquide, gazeux). On ne la reconnaît pas toujours, surtout quand elle nous est transmise, si peu que ce soit, par contagion, quand nous l'apercevons dans la prunelle qui nous regarde. « Bien avant que physique et psychologie fussent nées, la douleur désintégrait la matière, et le chagrin, l'âme. » On l'oublie, on veut l'oublier. « Nous souffrons : le monde extérieur commence à exister... ; nous souffrons trop : il s'évanouit. La douleur ne le suscite que pour en démasquer l'irréalité. » Jusqu'à quel degré le monde extérieur existe-t-il en nous ? La plupart des gens ne se posent pas la question. Ils le voient comme une réalité intangible et indiscutable que pas un instant ils ne songent à remettre en cause. 

Quand Mme Verdurin lit son journal en trempant ses croissants dans le café au lait du matin, elle peut encore tenir les catastrophes à distance (celles-ci se trouvent uniquement dans le journal qu'elle tient ouvert devant elle), c'est ce qui lui permet de mimer sans dommages réels la douleur de la tragédie réduite au milliardième, de la scénariser habilement en son petit théâtre privé. Ça ne prête pas à conséquences. Il lui suffira de fermer son journal pour que la tragédie s'en retourne au néant de l'image qu'elle avait quitté un court instant pour distraire la migraineuse. Nos journaux à nous ne se referment plus, jamais. Personne n'éteint la lumière, la scène est toujours éclairée a giorno, même en pleine nuit. La distance entre le monde et nous a été réduite à rien : nous sommes le monde, dans le monde numérique. Les nombres ont remplacé les lettres, les données ont remplacé le savoir, les mesures ont remplacé la mesure. Un match de foot à Paris ou à Berlin, et un petit village dans la Creuse entre en transe. 

La vieillesse n'a pas que des inconvénients, elle nous fait comprendre que l'oubli rend heureux. Plus les semaines passent, moins il nous semble grave d'oublier, de ne pas être au courant, à la page, sur le pont où versent les tempêtes ; ce sont les coulisses et les sacristies ombreuses, qui nous semblent désirables, pas les scènes et les autels, pas les soleils hurlants qui arrosent nos nerfs d'acide. La tristesse prudente veut ralentir ; ce n'est pas une défaillance, c'est la vie qui se rebelle contre l'invivable, contre les délirants perfusés à l'Aktu. 

Je ne sais pas si le monde numérique est intrinsèquement bête, mais il flatte indubitablement la bêtise, une bêtise grégaire d'où la violence n'est jamais absente, surtout quand les mots lui servent de maquillage. Il m'arrive de penser que le mot « génocide » à été inventé moins pour décrire une réalité atroce (pour empêcher qu'elle se reproduise) que pour rendre perméable les esprits à l'air du temps, à ce qui se passe « de l'autre côté de la rivière », qu'il sert avant tout à nous interdire de vivre à une échelle humaine, qu'il a rendu possible l'effraction permanente du quant-à-soi qui caractérise ce début de XXIe siècle, qui ne cesse de vous faire comprendre que vos portes, vos paupières et vos serrures n'ont plus aucune efficience, qu'il s'agit seulement d'un reste, d'une survivance folklorique du monde disparu qu'on vous laisse pour vous consoler et vous rassurer à peu de frais. Certains mots sont des voies d'accès à notre for intérieur. Le contrôle tout relatif que nous pouvions avoir sur nous-mêmes se situe désormais à l'extérieur de nous. Ces mots sont des clefs capables d'ouvrir à tout moment le noyau intime et d'extraire (comme on extrait une vieille dent de sagesse) tous les secrets qui nous constituaient. Nina Ricci crée son parfum l'Air du temps en 1958, au moment où de Gaulle revient au pouvoir avec la cinquième République. On était encore très loin de l'hégémonie du délire, mais les conditions pour qu'il advienne étaient déjà là. Il suffirait d'amplifier, d'accélérer, d'aller plus loin, toujours plus loin et plus vite. L'air du temps n'aurait bientôt plus de frontières et l'idée même de frontière deviendrait bientôt immorale ou incompréhensible, puis criminelle. On n'en manque pas, d'air du temps, c'est au contraire son excès qui nous étouffe, et que ça sente la même chose partout. Comment avoir des sens vifs et sensibles lorsque les stimuli ne cessent jamais ?

C'est chaque jour qu'un Lusitania fait naufrage dans notre chambre à coucher. Il faudrait des milliers de croissants pour éviter la migraine universelle avec laquelle on se réveille le matin. Les jours ne sont plus des jours, puisqu'ils se répètent à l'identique, qu'ils bégaient que la Troisième Guerre mondiale est pour demain matin, que l'Événement va se produire, sans voir qu'il s'est déjà produit depuis longtemps, mais pas sous la forme que nous avions appris à repérer. Chacun voit minuit à sa porte. Les catalogues sont toujours, par définition, des catalogues de choses connues, répertoriées, qui ne peuvent donc comprendre l'Événement, celui dont personne ne connaît encore la physionomie et la grammaire. Ils voient si bien le même qu'ils ne verront jamais l'autre, ce qui n'a pas encore été décrit ou écrit.

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