« Paris est une ville irrécupérable », peut-on lire ici ou là, après les beaux exploits de la fête de la musique. Ils ont attendu 2025 pour s'en rendre compte ?
J'en suis parti en 2002, et l'on pouvait déjà sentir très clairement, à ce moment-là, ce que cette ville allait devenir. Pourquoi Paris ferait-elle exception, pourquoi cette ville échapperait-elle au cloaque qu'est devenue la France ? Il faut être très enrhumé pour ne pas sentir l'odeur de putréfaction qui se dégage de ce pays. Les choses suivent leur cours et s'accélèrent : cette accélération est sans doute le seul paramètre qu'il était difficile d'estimer correctement il y a vingt-trois ans. Mais il ne sert à rien de parler de ces choses. Les uns les voient et comprennent très bien de quoi nous parlons, les autres non, qui se trouvent très bien dans cette ville et dans ce nouveau pays. Grand bien leur fasse. Qu'ils profitent de ce monde qui moi me fait horreur. Je leur laisse volontiers. Très à propos, Bernard Cavanna écrit d'ailleurs ceci en réponse à ce que j'écris plus haut : « On peut être certes zémourien et sympathique et cultivé mais je préfère largement rester avec mes nègres, mes juifs et bougnoules. Avec eux, je me sens bien et pleinement en France. » Il dit aussi que « Paris reste une ville bouillonnante ».
Ce qui a disparu et qui est la cause de la fureur désespérée qui s'empare de notre monde, c'est le surmoi. Partout je sens son absence. Je la sens par exemple dans le jazz, qui s'autorise désormais tout ce qui lui passe par la tête. J'écoutais hier-soir en dînant l'émission de Nicolas Pommaret, sur France-Musique, “Au cœur du jazz”. Il nous faisait entendre entre autres cette pauvre tarte de Thomas Enhco, le Benco du jazz, dont la carrière m'a toujours stupéfié. Comment peut-on réussir à percer quand on est si ostensiblement dépourvu de tout talent, voilà un grand mystère qui n'en est pas un. Je ne sais plus si c'est lui ou l'un de ses semblables, car ils se multiplient comme les pains de Jésus, qui s'emparait de ces pauvres Variations Goldberg qui sont en passe de devenir, pour notre plus grand chagrin, ce que sont depuis une éternité les Quatre Saisons de Vivaldi, les Tableaux d'une exposition ou plus récemment le dernier mouvement de la Sonate au clair de lune, que tout un chacun se croit autorisé à citer, jouer, malmener, ridiculiser, transformer à sa guise, sans goût ni intelligence ni culture, comme un caillou qu'on ramasse et qu'on lance au loin sans aucun scrupule et sans se demander qui va le recevoir sur le coin de la figure. Si l'on m'avait dit, il y a quarante ans, que je tournerais le bouton dès les premières notes de l'aria qui ouvre les variations de Bach… Partout cette odeur de putréfaction, de décomposition, de charnier… Je n'ose plus ouvrir un œil sur ce qui passe dans « ce » pays. Tout ressemble à un mauvaise farce ou à une tragédie suffocante ; la plupart du temps il n'y a pas à choisir. Chaque manifestation, qu'elle soit culturelle, politique, nationale, sociale, ou même festive et privée, est l'occasion d'assister au dernier bal avant l'apocalypse. Mais tout le monde a l'air de trouver ça très bien (« bouillonnant »), comme Cavanna et tant d'autres, donc je me dis que c'est moi seulement qui n'aime pas excessivement être cuit à gros bouillons dans la marmite d'un mondialisme décomplexé et triomphant qui se sent partout chez lui ; j'ai tort, il faut aimer l'inéluctable, il faut aimer « le sens de l'histoire ». Sur toutes choses, même les plus naturelles, même les plus innocentes, pèse un soupçon affreux de corruption, de bêtise, de perversion, de brigandage de grand chemin, qui nous rend méfiants même quand il s'agit d'aller vider ses poubelles ou faire ses courses. Je vais régulièrement faire des courses au Carrefour contact qui se trouve au bout de la rue, et trois fois sur quatre, je m'aperçois que j'ai été volé, mais il ne faut rien dire, tout le monde a l'air d'accepter ça de bon cœur, d'ailleurs quand la caissière demande aux clients s'ils veulent leur ticket de caisse, ils répondent de ce ton grand-seigneur qui dit la tranquillité d'esprit que non, bien sûr que non, pour quoi faire ? Le client ordinaire du Carrefour Contact et le Français normal sont les mêmes : ils ne voient pas où est le problème. D'ailleurs, s'ils pouvaient faire pareil, ils ne s'en priveraient sans doute pas. La corruption est quelque chose qui se décline à tous les échelons de la vie sociale, professionnelle et bien sûr politique. La corruption, à tous les sens de ce mot, fait partie de la bouillonnance, ou est-ce l'inverse… Quand le surmoi s'éclipse, tout devient possible, tout devient acceptable, même s'il est parfois difficile de distinguer entre bouillonnance et brutalité sauvage, entre mensonge délibéré et imbécillité congénitale. D'où cette odeur de putréfaction qui se répand et gagne même la chambre à coucher.
Je crois que ceux qui voient sont beaucoup plus nombreux qu'on ne le pense, mais, comme pour la vaccination, ils ne veulent surtout pas l'admettre, car ce serait reconnaître qu'ils ont été cocufiés, et de belle manière. Il n'est agréable pour personne de s'apercevoir qu'on a été pris pour un con et qu'on l'a accepté, qu'on a fait pire que ça, qu'on a applaudi à ce cocufiage, qu'on en a redemandé, et qu'ainsi on a mis le doigt dans un engrenage dont il est quasi impossible de s'extraire. Le destin des peuples se joue parfois à des choix minuscules qui semblent sans commune mesure avec les conséquences qu'ils ont à long terme.
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