dimanche 25 septembre 2022

Le Grand Divorce

Il n'y a peut-être pas de rapport entre les deux choses, mais en ce jour anniversaire de la naissance de Glenn Gould, le 25 septembre 1932, à Toronto, je crois qu'il est grand temps d'annoncer le divorce définitif entre deux des races humaines qui peuplent la Terre. Il me semble patent, depuis une dizaine ou une quinzaine d'années, que les hommes et les femmes ont cessé de s'entendre, et de le désirer. Les seuls rapports qu'ils continuent d'entretenir se tiennent principalement dans les prétoires ou les caves humides des territoires occupés. Il ne se passe pas un seul jour sans qu'une femme fasse un procès à un homme, sans qu'elle ne cherche à le détruire, au moins symboliquement, à le déchirer à belles dents, à le réduire en bouillie, à le piétiner ou à l'humilier. Je ne pense pas que les femelles humaines soient les seules responsables de cet état de fait, mais force est de constater qu'elles sont pour l'instant à l'avant-garde du combat qui prétend abolir la barrière des sexes. Il ne se passe pas un seul jour où je n'entende dire et raconter l'abolition de la sexualité (donc de la partition humaine), qui est tout de même, je me permets de le rappeler au passage, à l'origine de la vie sur Terre, au moins pour ce qui concerne l'espèce humaine. Mais qu'elles commencent par l'homme ne doit pas nous aveugler ; le terme de ce processus est l'abolition de toutes les différences, et de toute singularité : race, nationalité, culture, sexe, toutes les catégories vont y passer, les unes après les autres. Le but ultime est la création d'une nouvelle humanité indifférenciée et homogène, globale, sans altérité, la fameuse MHI de Renaud Camus. Ne nous étonnons donc pas qu'en conséquence l'amour soit devenu aussi impraticable et dangereux que le serait le saut à l'élastique sans élastique. 

En ce qui concerne la partition que jouent les hommes et les femmes dans notre monde depuis les temps immémoriaux, nous sommes passés du contrepoint (ou de l'harmonie, dans le meilleur des cas) à la cacophonie et à la guerre sans merci. La musique qui se joue entre les sexes n'est plus de Mozart ou de Debussy mais de Charles Ives ou de Lachenmann. La déchirure semble impossible à réparer, la faille impossible à combler, c'est la dérive des incontinents, l'adieu au langage des corps et des humeurs. D'ailleurs les jeunes générations ne s'y trompent pas, qui n'ont avec la sexualité qu'un rapport très lâche, presque inexistant. Ne vous étonnez pas que la pornographie ait acquis cette puissance et cette emprise sans précédent : elle ne fait que prendre la place laissée vacante. Tout se passe désormais derrière l'écran, ou au laboratoire, et le jour n'est plus très loin où les grossesses seront exclusivement provoquées par des inséminations artificielles, externalisées grâce à l'utérus postiche qui pointe déjà son gros nez de cauchemar.

Je note un paradoxe très parlant, à propos du viol. D'un côté, tout est considéré comme viol, aujourd'hui, le moindre attouchement, le moindre geste déplacé (bientôt la moindre parole inélégante) peuvent être considérés comme tels, et d'un autre côté, les vrais viols, les viols brutaux, les viols qui font mal, qui blessent, qui détruisent, et parfois tuent, sont, eux, considérés comme des délits mineurs, et leurs auteurs sortent le plus souvent du tribunal en ricanant, après avoir reçu une tape sur les doigts. Le viol, encore un mot qui s'est mis à puer le mensonge. 

Les hommes qui ne sont pas poursuivis par une femme qui les accuse de viol, ou d'une quelconque brutalité, ou bassesse, ou violence (comme disent toutes celles qui se succèdent au tribunal ou sur les plateaux de télévision), ou qui les empêche d'écrire ou de créer, se comptent sur les doigts d'une main, et chaque jour qui passe sans une lettre d'huissier nous étonne autant que si nous étions arrivés à quatre-vingts ans sans un seul chagrin. Il sera bientôt aussi étrange et saugrenu, pour un homme, de ne pas être poursuivi par une de ces gorgones échevelées, qui déshonorent l'hystérie, que de ne pas l'être par une association antiraciste ou de ne pas être accusé de complotisme. Ceux qui passent à travers les mailles du filet sont presque automatiquement suspects. Ils n'appartiennent pas tout à fait à ce monde. Il faut les surveiller de près. Ce sont les fichés S (comme sexe) de demain. 

Les femmes sont en train de se transformer en gorgones. La voix, l'allure, la figure, le démarche, les goûts, tout semble concourir à les transformer en une nouvelle espèce qui (me) fait peur. De l'autre côté, les hommes se féminisent à vue d'œil et de nez, sauf ceux dont il ne faut pas parler, bien entendu. L'autre jour, c'est une gifle qui a défrayé la chronique. Une gifle ! Une gifle donnée par un homme à sa femme. Il est devenu impossible de dire que ce n'est pas si grave que ça. Bien sûr, je n'affirme pas que gifler sa femme est quelque chose de “bien”, mais enfin je trouve parfaitement ridicule qu'un homme qui s'est ainsi conduit se sente obligé (par exemple) de venir présenter des excuses publiques, ou de démissionner de ses mandats civiques, comme c'est le cas ici. Là encore, comme pour ce qui est du viol, on mélange tout, et tout est cul par-dessus tête. Ceux qui brutalisent les femmes, ceux qui leur font vraiment du mal sont, dans la plupart des cas, renvoyés gentiment à leur condition de victimes éternelles, mais ceux qui, dans un moment de fureur incontrôlable, leur donnent une gifle, sont conduits en place de grève afin d'expier leur condition de bourreaux éternels. J'ai reçu une gifle (violente) d'une femme, il y a une dizaine d'années. Je ne lui en ai jamais voulu. (Faut-il préciser que je ne légitime absolument pas la violence dans le couple (ni ailleurs) ? Oui, il le faut sans doute, puisque personne ne comprend plus rien, et puisque toutes les paroles sont aujourd'hui utilisables contre ceux qui ne font qu'exprimer ce qui était évident il y encore trente ans, et qui s'appelait encore le sens commun.) La décence n'est pas du côté de ceux qui s'en réclament à grands cris aujourd'hui (il n'est pour s'en persuader que de voir ce qu'un réseau social tel que Facebook appelle “décence”). La décence bien comprise, c'est d'abord de ne pas tout mélanger et de savoir garder un œil sur l'échelle des torts et sa gradation : tout ne se vaut pas. Les méfaits ne sont pas tous des crimes, mais les crimes, eux, doivent pouvoir être punis à raison de leur gravité. 

Si les hommes sont coupables par nature, comme autrefois les femmes l'étaient d'être privées d'âme, il faut le dire tout de suite, et supprimer la moitié de l'humanité, ce qui devrait conduire à la naissance d'un monde enfin parfait. Mais peut-être est-ce déjà le Projet de ceux qui aiment à extirper le Négatif de toutes les ornières où il se terre sournoisement ? Il y a des jours où cela nous semble plausible. L'homme serait en quelque sorte la version charnelle et macroscopique du Virus dont on nous somme de nous protéger, et la femme l'organisme sain et stérile en lutte contre le Mal et les microbes. 

Vite ! Un vaccin !

dimanche 18 septembre 2022

Au soleil, dans la paix du négatif




La maison est inondée de lumière, ce matin, et il est facile d'écrire. Il me semble que la vérité s'offre à moi d'une manière inhabituelle. J'écoute d'une oreille des extraits des pages symphoniques de Mahler, et mon émerveillement rejoint celui que me procure la langue, cette substance toujours inouïe dont j'espère qu'elle ne m'abandonne pas trop vite. Pouvoir faire des phrases : c'est quelque chose dont je ne me lasse pas. Comme le dit Jean-Luc Godard dans une interview, j'aime parler pour ne rien dire, et de plus en plus. Après avoir longtemps pensé qu'il s'agissait de dire quelque chose, quelque chose d'important, de neuf, de singulier, de surprenant, je crois désormais que ce qui a le plus de prix, c'est de se fondre dans la langue et d'accepter de n'avoir rien à dire qui n'ait déjà été dit cent fois, mille fois, quelque chose qui dise le moins possible, de parler une langue morte, à la limite de l'extinction de voix, comme un animal qui nous regarde, la voix très loin au-dedans de lui. Disparaître complètement dans l'épaisseur de la langue, ne faire qu'un avec elle, c'est finalement le grand art, comme si elle nous recouvrait de sa lumière infinie jusqu'à annuler toute notre pauvre singularité. Je sais bien que je n'y parviendrai jamais, mais parfois, comme ce matin, je me laisse aller à croire que pendant quelques instants, mes phrases auront eu l'audace de ne vouloir rien dire, qu'elles seront prises pour des instruments de l'orchestre qui soudain sortent du rang et se mettent à déblatérer tranquillement, comme le fou à qui l'on a permis de quitter l'asile, pour quelques heures, et d'aller se promener au soleil, en ville. 

Après Mahler, ce sera Luigi Nono et son quatuor, Fragmente — Stille, an Diotima, par les Arditti. J'ai toujours l'impression d'entendre de la musique en négatif, quand j'écoute ce quatuor. Les blancs sont noirs et les noirs sont blancs. Les silences sont sonores et les sons silencieux. On pense à Maître Eckhart. Dieu se cache. Pas de séduction. Pas de démonstration. Un langage d'avant le langage. On craint toujours de chuter dans les gouffres qui s'ouvrent entre deux éclats. Ce sont des falaises sonores, des gris infinis. L'Énigme semble nous engloutir, ou nous dissoudre. Elle nous pousse sur les bords du monde. Nous le regardons depuis la marge alors que nous sommes en son centre. (La partition est si belle…)

mercredi 14 septembre 2022

Jean-Luc Godard

 


Le propre d'un artiste est de montrer ce que les gens ne voient pas, ce qu'ils ne comprennent pas, pas de leur donner ce qu'ils savent déjà, de leur dire ce qu'ils ont déjà compris. C'est au public d'aller vers l'artiste et d'essayer de le comprendre, ce n'est pas à l'artiste de traduire sa propre langue pour ressembler à ceux qui le regardent. Or le cinéma est le seul art qui donne l'impression que tout le monde peut en parler. Il n'y a pas d'effort à faire, nulle expertise à acquérir. Tout est donné dans les images, tout est à portée de vie, et de voix. C'est l'art petit-bourgeois par excellence. Il parle de tout et tout le monde parle en lui. Entrez, vous êtes chez vous !

Heureusement qu'il existe des Godard pour l'amocher, le septième art, et ainsi lui donner une petite chance de sortir du bourbier dans lequel il patauge depuis trois quarts de siècle, le rendre à son étrangeté et à sa langue singulière. (Mais qui sait encore ce qu'est une langue ?) Godard est l'un des seuls à refuser que les spectateurs se sentent chez eux dans une salle obscure. Si vous voulez rester chez vous, regardez la télévision ! Dans 99% des cas, les films qui sont montrés ne sont pas du cinéma. Ce ne sont que des histoires agrémentées d'images et de sons, plus ou moins bien amenées — à peu près rien. Si l'on a envie d'histoires avec des images et du son, on peut aller à l'opéra, c'est plus intéressant. Mais personne ne songe à critiquer le cinéma. Personne ne peut critiquer le cinéma. Le cinéma est par nature incriticable, comme tous les arts petits-bourgeois. Ce n'est pas de l'art, mais les petits-bourgeois ont compris qu'il était très important de lui donner ce statut, car il en va de leur domination qui se doit d'être sans partage : en pervertissant tous les mots, ils brouillent les pistes qui ne mènent plus à Rome. C'est toujours le ressentiment et la médiocrité qui tiennent le crachoir, en société petite-bourgeoise. 

Il y a des artistes qui "précipitent" la Bêtise, qui la rendent à la fois inévitable et foudroyante. Godard est certainement l'un de ceux-là. Il est pour moi l'une des figures de l'intelligence française. Il exaspère parce qu'il résiste à l'hypnose, et il partage avec Boulez et Lacan cette faculté unique de susciter la Bêtise, de la précipiter. Il la convoque à coup sûr, la rend inévitable. Tous les trois, ils étaient dotés d'une formidable drôlerie sous leurs airs de grincheux patibulaires. À leur contact, nous n'avons que deux possibilités : soit devenir plus intelligents, soit nous crisper dans notre dignité blessée, grimée en sarcasme. Tous les trois, ils ont eu une adversité à la mesure de leur génie. 

« L'art est comme l'incendie, il se nourrit de ce qu'il brûle. » Godard, lui, a voulu que le cinéma soit de l'art, l'exception, et pas la règle. Quelle folie ! Il aura donc tout le monde contre lui, nécessairement. Il a commencé par brûler les images et les dialogues, et par écrabouiller la sacro-sainte musique de film. Il a travaillé. Il n'a pas seulement fait des films, il n'a pas seulement dragué des acteurs, il ne s'est pas mis à leur service (à cet égard, ses déboires avec Delon et Depardieu sont éloquents ; tous deux ont retiré de leur filmographie le film qu'ils ont tourné sous sa direction, ou en ont dit du mal. Ils me font penser à ces femmes portraiturées par Picasso qui lui reprochaient de ne pas faire des portraits ressemblants, à quoi le peintre aurait répondu : « Attendez un peu ! »), il a essayé de comprendre de quoi était fait cet art bâtard entre tous, et ce qu'il pouvait éventuellement donner à voir et à entendre de singulier. Il y a chez Godard l’émerveillement du naïf, mais un naïf qui chercherait à comprendre, à savoir ce que ces images privées de chair et de parole peuvent retrouver de fraîcheur et de vérité quand on les soumet à un regard libéré de la logorrhée, de la répétition imposée et de l'adhésion obligatoire. Il filme le silence, il filme les gestes, il filme les corps, il filme la langue et ce qui l'annule, ce qui l'empêche, il filme la littérature qui se dépose dans le paysage et dans l'être, ou qui les fuit. Quand je vois un film de Godard, je vois d'abord un homme qui est là et qui écoute. Godard a une oreille extraordinaire. Les bandes-son de ses films sont toujours merveilleuses. Prenez par exemple celle de Nouvelle Vague (1990), parue en CD, et écoutez-là. Vous verrez, c'est mieux que tous les films que vous pouvez voir depuis trente ans, c'est un chef-d'œuvre en soi. Personne, je dis bien personne, n'a cette oreille, ce sens du rythme, de la polyphonie, des enchaînements, des couleurs, des noirs profonds, de la scansion, du contraste et de l'éclat. Godard compose ses films. Les autres font de la prose (et encore), lui fait de la poésie. Pas étonnant qu'on le déteste. Pas étonnant qu'on nous ressorte continuellement les trois mêmes films des débuts, alors que la fin de sa production est mille fois supérieure. Pensant à Godard, je pense à Beethoven. Ils ont eu chacun leurs trois périodes. Lorsque j'entends dire que les seuls films de Godard qu'il est possible de sauver, ce sont les premiers (À bout de souffle, Pierrot le fou, Le Mépris, par exemple), et que la fin est incompréhensible et inutile (j'ai même lu cette formule extraordinaire : « du roman de gare cinématographique »), je pense qu'on a dit la même chose à propos de Beethoven. L'opus 18, c'était formidable, et aussi l'Appassionata et l'Héroïque, mais les derniers quatuors, c'est insupportable, ennuyeux, abscons, « chiant ». (Ah, ça, le petit-bourgeois constipé trouve facilement que c'est chiant…) La période centrale de Godard, c'est Prénom CarmenPassionDétectiveJe vous salue Marie, et c'était très bien, mais ses grands chefs-d'œuvre, ce sont les films de la fin, à partir de Nouvelle Vague jusqu'à l'Adieu au langage. Godard crève les yeux des aveugles comme Beethoven crevait les oreilles des sourds. Que cela déplaise me semble la moindre des choses. Personne n'aime qu'on le force à voir ou à entendre. C'est très désagréable. (C'est chiant…) 

Mais je ne suis pas un cinéphile et je ne l'ai jamais été, c'est sans doute pour cette raison que j'aime tant Jean-Luc Godard. Je vous laisse bien volontiers à votre cinéma et à l'hypnose collective qui semble vous paraître si désirable.

dimanche 11 septembre 2022

Restez chez vous !



J'ai un peu honte de faire ça, mais je ne résiste pas au plaisir de copier la belle critique de Pascal Adam, dans Profession-Spectacle

« Puisque c’est, comme disent les représentants de commerce, la "rentrée littéraire", parlons d’autre chose. De Luna, de Georges de La Fuly, par exemple, qui ne s’achète que sur Amazon. Luna est morte et l’auteur n’en fait pas le deuil, il ne veut pas, peut-être même se doit-il de ne pas. "On ne tient jamais parole. Malgré toute la volonté vraie, sincère, profonde, on va faillir au moment important, c’est écrit. L’homme est maudit. On ne peut pas compter sur lui. Même pas moi ! Mais tu seras vengée car moi non plus je n’aurai personne quand l’heure sera venue. Le faux salaud se transforme vite en vrai martyr, abandonné lui aussi, sur son bout de carton souillé, c’est la seule consolation, celle que chacun veut ignorer absolument." Je ne suis pas certain que La Fuly ait cherché un éditeur ; il a bien fait, gagné du temps et peu perdu en publicité. "Le bleu des montagnes avait cette tonalité schubertienne qui pousse les êtres à se taire définitivement parce qu’ils savent que personne ne sera là au moment crucial. Il n’y a pas de port d’attache." Pour être bref et plat, je dirais que Luna en textes serrés parle d’amour, de solitude et de musique ; ce qui serait presque banal, s’il n’en parlait profondément, jusqu’à l’insupportable, dans des pages souvent extraordinaires ; si ces trois choses-là n’étaient pas si intimement liées, à s’en confondre, à en former la vie même, mort incluse. Le temps et lui seul peut-être a composé ce livre dont chaque texte est soigné, précis, osé, éreintant, intelligent, agaçant parfois, émouvant à pleurer, plein de motifs qui reviennent aussi quand on ne s’y attend pas ; ou plus. "Tu es morte dans mes bras. J’ai vu tes yeux jusqu’à ce qu’ils ne voient plus, et même au-delà. Nous avons respiré ensemble jusqu’à ton dernier souffle. Ne pouvant aller de l’autre côté avec toi, je me suis arrêté au seuil, effaré de constater que mon souffle continuait, que mes yeux voyaient encore, éblouis par la lumière sombre qui émanait de ton corps quand tu l’as quitté." » 


vendredi 9 septembre 2022

Le point-virgule

Moi je suis très attaché à la ponctuation je déplore en particulier la disparition du point virgule c'est vraiment trop triste que le point virgule ait quasiment disparu je ne parviens pas à m'en consoler non vraiment c'est bien triste tout ça les gens devraient faire attention à leur ponctuation c'est important la ponctuation je ne le dirai jamais assez

Pas comme nous

 — Mais tu te rends compte qu'il écoute les études de Debussy ?

— Sérieux ?

— Sérieux.

— Il se cache, au moins ?

— Oui, oui, bien sûr, mais tout de même…

— C'est dingue.

— C'est dingue, oui. 

— Alors qu'il pourrait écouter les préludes !

— Ce genre de types, moi c'est bien simple, je n'arrive pas à les comprendre. 

— C'est impossible. Ils ne sont pas comme nous. Tout simplement.

— Pas comme nous.


(À Monsieur Jérémie Sercy)

dimanche 4 septembre 2022

Incarnata [journal]


Dimanche 4 septembre 2022, huit heures et demie du matin.

J'exulte ! La journée avait pourtant bien mal commencé. Une panne d'Internet qui m'avait mis de fort méchante humeur. Et puis je suis allé à la boulangerie (en vain car elle était fermée), je suis rentré, et la connexion s'est rétablie pendant que le café coulait dans la cafetière. J'ai ouvert un des pots de confiture de figues que j'ai faite il y a deux semaines. J'ai bu un peu de café, mordu dans une tartine de pain beurré, lu quelques lignes d'Incarnata, un livre de Jacques Chessex offert, si ma mémoire est bonne, par Dominique Bianchi, lors de son premier séjour ici, il y a deux ou trois ans. J'ai lu d'abord ceci : « Je suis saturnien, disait le vieux [Ramuz], et aux dires des astrologues, les saturniens sont obstrués. »

J'étais donc à la cuisine, en train de boire mon café du dimanche, à lire Chessex et à écouter une cantate (la 119) de Bach, quand je me suis aperçu que j'exultais. Quel extraordinaire sentiment ! Pas un sentiment, d'ailleurs. Une intense vibration interne, une tension du corps, un abandon à l'instant, une plénitude joyeuse et parfaite. C'est bien sûr indescriptible. J'avais passé une partie de la nuit à regarder des reportages sur l'ayahuasca, ce breuvage psychédélique amazonien qui me fait très envie. Enfin, ce n'est bien entendu pas le breuvage qui me fait envie, mais ce qu'il promet, ce qu'il rend possible, bien que je sache parfaitement que ce genre d'expérience n'est pas envisageable en dehors du cadre solide d'une culture très référencée et d'une discipline impeccable. Et puis, je suis sans doute trop vieux pour ce genre de fantaisies. N'empêche que je le regrette. Ma vie est notoirement incomplète, je le sais bien. Je n'ai pas ouvert toutes les portes qui se sont présentées à moi, loin de là ! Et je n'ai jamais oublié les “enseignements” du don Juan de Carlos Castaneda, rencontré quand j'avais dix-huit ans. Il a ressuscité soudainement en moi, il y a quelques jours, celui-là ! Je ne m'y attendais vraiment pas. Castaneda et Ramuz et Bach : drôle de mélange… Mais j''allais oublier l'essentiel. Cette nuit (enfin, la nuit qui vient de s'écouler), j'ai expérimenté (mon Dieu, comme ce verbe est laid !) la puissance de la Prière. Moi qui étais convaincu de ne pas savoir prier, j'ai prié, et j'ai été exaucé ! Je n'en reviens toujours pas. J'ai demandé au Seigneur la Paix, et elle est venue presque immédiatement. C'était extraordinaire. Stupéfiant. Elizabeth Sombart me disait souvent de prier, ma mère aussi, et Macha, et moi je répondais systématiquement que j'en étais incapable. Ce n'est pas que je ne voulais pas, mais c'est que je ne savais pas le faire. En outre, prier pour demander me semblait ridicule, obscène, et surtout misérable. Pourtant, au plus profond de la nuit, toutes mes angoisses se sont envolées en trente secondes. Je me suis mis à respirer comme si j'avais oublié l'étouffement. 

Il faut que je relise Ramuz. Ramuz qui fut, il y a longtemps, un des éblouissements de ma jeunesse. Un éblouissement sec, pur, sans fioritures, sans gras. Ramuz, Castaneda, Bach… Quelle drôle de trilogie ! Quelle alchimie bizarre ! Et pourquoi aujourd'hui ? Exultation d'entendre les Concertos brandebourgeois. Enivrante solitude, au matin. INCARNATA. C'est comme si j'étais revenu dans mon corps, duquel j'avais été chassé durant quelques mois (quelques moi ?). Je suis à nouveau là : j'y suis. Il fallait que ça arrive un dimanche. J'aurais aimé écrire que j'avais écouté l'Exultate Jubilate de Mozart, mais non, ce sont les Brandebourgeois qui me sont spontanément venus à l'oreille et aux nerfs.

J'étais obstrué. Quelque chose a rouvert la voie. La musique ne passait plus. Il y avait un bouchon. J'étais sourd. Horreur ! Quelle énigme que la vie ! J'étais désincarné et sourd. Et lorsqu'on est sourd, Dieu ne peut pas nous entendre. Que se passe-t-il dans la vie de l'âme ? Se trouve-t-elle dans le cerveau ? Rien n'est moins sûr. 

Je lisais il y a peu un texte passionnant de Michel Houellebecq, une conférence qu'il a donnée récemment, je crois. Il y a dans cette conférence quelque chose avec quoi je ne suis pas du tout d'accord. 

« Je ne crois pas à la peur de la mort. Je rappelle le raisonnement d’Épicure : quand nous sommes, la mort n’est pas, et quand la mort est, nous ne sommes plus ; nous ne rencontrerons jamais la mort, nous n’avons rien de commun avec elle. Ce raisonnement est simple, il est convaincant et exact. La seule peur que nous puissions avoir, c’est celle de la mort des autres, de ceux qui nous sont chers. Et la seule peur que nous ayons pour notre propre compte, c’est la peur de la souffrance. »

Il y a pour moi, dans ce paragraphe, contrairement à ce qu'on pourrait croire, une gigantesque naïveté. Mais j'y reviendrai.


samedi 3 septembre 2022

Chaudeflûte et la voix jactée


Chaudeflûte va, son arbalète de cœur jactant sous les étoiles qui se voilent. Il agite les bras. C'est un carillon d'oriflammes, une pétition de lampes à frotter, c'est le K2 qui proteste contre la suprématie de l'Everest en l'applaudissant, les neufs sommets, il veut en être, à tout prix, c'est un mastroquet qui intervient dans toutes les conversations de ses soulards, il court avec le troupeau, en tête, la rire puissant et la panse signe de l'Univers rutilant, son humilité placardée sur tous les pare-brise, il avance à l'aveugle, ses jambes comme les pâles du moulin battant conquête et redistributives de l'affection débordante de son désir. Toujours là, telle pourrait être sa devise. Jeune herbe congratulée d'un souffle au revers, tout épanoui de pavonner avec, — l'"avec" est son pavillon de complaisance, sa corne essoufflée de la puissante note éclaireuse et stridente, à très haute température. Vous allez quelque part? Je viens. Vous riez ? Je ris avec vous. Vous partez ? Je pars aussi. Vous aimez ? J'aime encore plus. Vous écoutez ? Il surécoute. Vous prenez un repas, il mange comme quatre. Il aime les entrées. Dans la secte, dans le groupe, dans la société, dans la troupe, dans le projet, dans la ronde, dans le présent, l'avenir, dans l'odeur, dans la chambre, dans le Sujet, dans le cœur. Il a la nostalgie du boniment, de la vente, c'est un publicitaire formidable. Mais de Quoi ? De rien, ou seulement de lui-même. C'est son Être dont il fait la promotion sans fatigue, son être qui veut vous aimer, vous entourer, vous pousser de l'épaule, son être dont le vibrato hystérique griffe les tympans, assèche l'ardeur à vivre, ronge les dernières digues de la paix. La sputation affective le tient éveillé, toujours à l'affût, sans répit, et dans son sillage un nuage de sauterelles affamées vous sautent au visage, vous mordent le front, vous agacent les dents, creusent en vous un concerto de scies sauteuses. De tout temps on est menacé par sa gentillesse comme on l'est par la morve en hiver. Il a autant de considération pour votre humaine présence que Conlon Nancarrow pour la morphologie de ses interprètes, ses diastoles sont celles d'un pile atomique qui aurait peur du sommeil, dernier reste de prudence, programmé par les vieux humains. Si Chaudeflûte veut en être, c'est parce qu'il veut en naître. Pas encore, lui souffle le vent, et cela le désespère. Quand viendra mon tour ? grince-t-il en déracinant les buissons qui gênent la sortie. Le monde est là, déjà, et lui resterait à l'intérieur du vagin tiède, comme un con, encore ? À d'autres ! L'arme est lourde quand on l'a trop chargée et qu'on ne tire pas. Si l'amitié n'était si caramélisée d'ardeurs criardes, on s'en ferait volontiers un bouclier à tremper dans le potage où surnagent quelques clins d'œil à soufflet, mais le cœur n'y est pas vraiment, c'est trop devoir à cette présence qu'on devine à ses cris épiques ne jamais devoir s'amincir. Le lyrisme a ses pauvretés, quand la beauté se met la main devant la bouche, lasse. On me dira que le confrère de la bloge est ainsi, par définition, presque. C'est possible, à voir les trémoussements des demi-princesses qui se congratulent du museau à longueur de livre à effet de figures. Elles ont la main, ces ennuyées du petit virtuel sans tain, ces valseuses sur un pied maquillées de néant, ces palimpsestes défigurés inutilement lestes sous la nacre de leur écran saturé de confiture sans fruits, ces missionnaires de la mendicité asynchrone, mais elles ne sont que la bouche ripolinée de la foule des désirants sans sommeil. Regardez-les se masturber, croyant nous délivrer le grand secret du monde, ces écolâtres de l'Imitation, déchargées de prudence. Elles miment la rencontre et l'offrande, elles dissertent sur l'Autre, alors qu'elles n'en finissent pas de rester entre elles (et même pas), ni d'actionner le manège gentiment centripète qui leur interdit à jamais l'excursion et la saisie fraîche de l'Heure. La ponctualité n'est pas leur fort, si ce n'est celle de la concertation fade avec le trumeau. Elles ont l'œil à la barbacane, mais ce cavalier qui vient n'est que l'ombre mal ajustée de leur jeunesse perdue — et il n'y a pas d'âge pour perdre sa jeunesse. Attendre toute une vie pour naître n'est pas une anomalie qui annule le présent. Les sanglots ne fendent pas les âmes sans y laisser de traces, il faut traverser la scène sans se noyer dans ses propres reflets, sauf à jouer à contretemps de la cymbale sensuelle. Être à la traîne des corps disposés, bien ou mal, ici ou là, ne peut être qu'un hors-d'œuvre pris à minuit, Chaudeflûte, console-toi avec l'espèce neuve, la bonne nouvelle est à ce prix, et pense que la liturgie profonde de la moutarde qui monte au nez d'autrui n'est rien, assommée d'innocence qu'elle est, dans le tréfonds des miroirs éteints.

(2010)

vendredi 2 septembre 2022

À la Poorte

La poorte s'ouvre. La poorte s'ouvre, et ce que je comprends me semble tout simplement impossible : Je suis derrière cette poorte alors que je ne l'ai pas encore franchie. J'étais de l'autre côté de la poorte et j'étais en train de m'observer l'ouvrant (la bouche, pas la porte). Je m'attendais, en quelque sorte. Le moi qui se trouvait au-delà attendait le moi qui se trouvait en-deçà et l'observait avec curiosité. Il ne semblait éprouver aucun sentiment à son égard. Il n'était ni bienveillant ni malveillant, mais en revanche il semblait curieux, comme on peut l'être à l'occasion d'une première rencontre avec un inconnu. Le moi qui se trouvait au-delà de la poorte était bien moi, cela ne faisait aucun doute, mais j'avais tout de même la certitude que ma pensée se trouvait dans le premier moi, celui qui se trouvait en-deçà. J'eus même très brièvement la tentation de refermer la poorte, mais je n'eus pas le courage de le faire, car je ne voulais pas faire de peine au moi au-delà. Je le regardais me regarder avec son regard plein de curiosité et j'aimais cette curiosité. J'en étais flatté. Elle me rendait joyeux. Pourtant, j'avais bien conscience de l'absurdité de la situation, car s'il était bien moi, il savait tout de moi, et cette curiosité était au mieux étrange, au pire inquiétante. Je note cela tout en précisant (c'est très important) que je n'avais pas le moindre doute quant à l'identité de celui que je voyais et qui m'observait. Jamais je ne m'étais vu aussi clairement, d'ailleurs. Aucun miroir n'avait jamais renvoyé une image de moi aussi fidèle, aussi précise, aussi nette. Ce n'était pas « un double », ce n'était pas « un autre moi-même », que je rencontrais, c'était moi-même… et même moi ! Son identité (notre identité) était une identité au carré, si je puis m'exprimer ainsi, mais je ne pouvais pas non plus affirmer qu'il était « plus moi-même que moi ». Alors, pourquoi cette curiosité ? J'étais troublé. Devais-je en avoir peur ? Oui et non serait sans doute la meilleure réponse. 

Alors l'idée que sans doute je me connais mal me traverse l'esprit. S'il a ressenti le besoin de se manifester à moi, c'est peut-être qu'il veut me montrer — ou me démontrer, qui sait ? — celui que je suis réellement. Mais là encore, c'est idiot. Si je me connaissais mal et s'il était moi-même, il ne me connaissait pas mieux que je ne me connaissais. En outre, si cette idée me traversait l'esprit, elle devait logiquement traverser son esprit au même moment. Mais l'autre versant de cette même pensée était bien entendu que si j'étais lui je devais savoir aussi bien que lui ce qui lui traversait l'esprit. Avait-il des volontés distinctes des miennes ? La question paraissait saugrenue. À moins qu'il ne se la pose au même moment que moi, dans une parfaite synchronicité. Mais si nous avions des volontés distinctes tout en étant rigoureusement la même personne, cela ne pouvait signifier qu'une chose : qu'une part de moi-même (et de lui-même, donc) n'était pas sous mon contrôle. (Cela, je l'avais déjà pensé, en un temps qui me parut obsolète.) 

Mais pourquoi la poorte s'était-elle ouverte ? Elle aurait pu rester fermée, et je n'aurais jamais aperçu ce moi-même au-delà. La première idée qui me vint fut que ce qui avait provoqué l'ouverture de la poorte était sa volonté à lui. Mais puisqu'il était moi, j'aurais dû éprouver cette même volonté. Or, il me semblait que cette poorte s'était ouverte spontanément, sans que j'y sois pour quoi que ce soit, ni même que je l'ai seulement désiré. Non, le plus probable était que la poorte s'était ouverte du fait de la volonté d'un tiers. Restait à savoir de quel tiers il s'agissait. J'espérais seulement que ce tiers n'était pas un troisième moi-même, même si, il faut le reconnaître, l'hypothèse me paraissait maintenant avoir avait quelques chances d'être fondée. C'est à ce moment-là que je remarquais que la poorte, contrairement à une porte, n'était pas incluse dans un mur. Je veux dire que de chaque côté de la poorte il n'y avait rien. C'est sans doute la raison qui fait qu'il s'agit d'une poorte et non d'une porte, me dis-je. Une poorte s'ouvre et se ferme, tout comme une porte, mais en revanche on peut parfaitement la contourner, ce qui lui ôte tout de même une bonne partie de son utilité (au moins de ce son utilité pratique). Une porte ouverte nous permet de passer d'une pièce à l'autre, et une porte fermée nous l'interdit, mais une poorte, qu'elle soit ouverte ou fermée, ne nous interdit pas du tout de circuler d'une pièce à l'autre, puisqu'il suffit de la contourner, dans le cas où elle est fermée. Je commençais à comprendre la raison de ces deux « o » (comme dans alcool), qui semblaient signifier qu'il existait simultanément deux manières de la considérer, ou de considérer sa raison d'être. La poorte, contrairement à la porte, semblait comporter une dose très importante de gratuité. Elle se fermait sans interdire. Son ouverture et sa fermeture semblaient ne pas se contredire, de la même manière que le moi-même au-delà ne me contredisait pas le moins du monde, alors qu'il était pourtant distinct de moi. Bien entendu, si j'avais été logique avec moi-même, je me serais demandé comment je pouvais imaginer qu'une poorte séparait effectivement deux pièces distinctes, puisqu'une poorte n'était entourée d'aucun mur. Mais je décidais d'un commun accord avec le moi-même au-delà de ne pas aller jusque là. J'étais déjà bien suffisamment avancé comme ça !

Il avait ouvert la poorte en ouvrant la bouche, c'est ce que j'ai compris avec un peu de retard. J'avais donc également ouvert la poorte en ouvrant la bouche. On pourrait dire aussi qu'ouvrir la bouche et ouvrir la poorte sont deux actions identiques, et donc, logiquement, que ce que j'appelle la poorte est synonyme de nos deux bouches ouvertes se faisant face et se complétant. Rien n'aurait pu être plus exact, je m'en apercevais maintenant. Et si nos deux bouches s'étaient ouvertes au même moment, c'était soit par étonnement de voir l'autre nous-même soit par la nécessité que nous avions, lui et moi, de parler, et de le faire simultanément. Ma vie avait besoin d'être restaurée, et cette restauration ne pouvait passer que par le double mouvement qui conduit simultanément de l'être au néant et du néant à l'être. Ce n'est pas la vie qui s'épuise, c'est la non-vie qui prend de plus en plus de place dans l'existence car l'être humain fait une place toujours plus grande au néant qui le fascine beaucoup plus que la vie. C'est parce qu'il oublie constamment qu'il est d'abord et à jamais un être-pour-la-mort, que l'homme aime en retour à se plonger dans le néant, et de plus en plus au fur et à mesure qu'il avance en âge. 

mercredi 31 août 2022

Et l'aigreur ne suffit pas à combler les trous

Ils suivent un ordre chronologique, et pourtant décousu, puisqu’ils sont animés par les caprices de la mémoire, « cette chose diabolique et vicieuse, en même temps que le plus délicieux des poisons ». Manifestant un rejet du monde moderne, ils produisent sur le lecteur un effet indéniable d’exotisme, souvent cocasse (« J’ai connu l’époque où les promoteurs envoyaient des types casser les chiottes communs dans les immeubles »). On y croise Glyne, la tante de l’auteur, et des quartiers, la place des Vosges, des musiciens, des femmes, l’érotisme diffus qui fut propre aux grandes villes, et des réflexions sur l’évolution de la capitale.

On lira notamment de belles pages sur la figure de la bourgeoisie provinciale, touchante, naïve et empruntée, comme on ne la rencontre plus guère. Ainsi, la mère de l’auteur voit les ouvriers, dans sa petite ville, comme « des individus » ; à Paris, ils sont « une armée ». De la même façon, elle porte en semaine des fourrures qu’elle n’aurait pas portées chez elle. Plus généralement, c’est la figure de l’artiste de province qui passionne le lecteur. On a presque oublié l’aimant que constituait la capitale pour les jeunes gens ambitieux, ou seulement curieux. Ils s’y trouvaient mêlés à un monde infiniment plus riche et excitant que ce qu’ils avaient connu. L’indifférence, l’anonymat, la foule, la vitesse, que, revenus chez eux, ils prétendaient détester, constituaient au contraire « un plaisir inconnu qui les gris[ait] et dont peut-être ils [avaient] peur ». Aussitôt revenus dans leur petite ville, la sensation d’étouffement les reprenait en effet. (On recommande particulièrement le chapitre sur la « distance », « cette impression singulière », qui distinguait Paris de la province, non « pas seulement une matière temporelle », mais « une doctrine de l’espace ».)

Que trouvait-on à Paris d’exaltant ? La richesse artistique et culturelle, bien sûr, mais surtout la liberté, la surprise des rencontres et la possibilité des amours. C’est ce que l’auteur resserre dans une belle formule : Paris permettait d’« embrasser la carrière de l’occasion ». Chaque jour, au réveil, on se disait : « C’est sans doute pour aujourd’hui. Quoi ? On ne le sa[va]it pas, et c’est pour cette raison qu’on [voulait] être là, être près de l’occasion, être dans le cercle magique des heures qui les contient toutes. »

Il y avait la flânerie aussi (« Errer est humain, disait Victor Hugo, flâner est parisien »), morte, remplacée par la visite : il n’y a plus de province, il n’y a plus de flâneurs, il y a des TGV et des touristes. Paris, en général, est mort, dit l’auteur, non sans amertume. Tout y « est faux, bavard, folklorique au plus mauvais sens du terme, sous verre, sauf la violence qui elle est bien réelle », une ville pour « amateurs de Fred Vargas et de John Adams ». Il date de la guerre dans l’ancienne Yougoslavie la fin du Paris qu’il a connu, « comme si ce qui se passait à l’est de l’Europe avait sournoisement donné le coup de grâce à l’Europe de l’ouest […], comme si Sarajevo avait poussé Paris hors de l’histoire ». C’est ici, d’ailleurs, que l’on aurait aimé que l’auteur s’explique : ses intuitions s’arrêtent parfois trop brutalement, et l’aigreur ne suffit pas à combler les trous. C’est aussi la limite de ce type de livre, constitué de textes épars, qui auraient gagné à être agencés et approfondis, pour mieux servir des pages souvent singulières, toujours remarquables.

 Raphaëlle Dos Santos, dans Culture 31



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mardi 30 août 2022

Un absent

Me réveillant au milieu de la nuit, j'écoute Anne Queffélec, Olivier Charlier, Anna Göckel, Laurent Marfaing, Marc Coppey et Yann Dubost, qui jouent Mozart (le quatuor avec piano en sol mineur) et Beethoven au festival de La Roque d'Anthéron, et ce qui me frappe c'est qu'elle (Queffélec) n'a pas assez en elle pour jouer cette musique. Pas assez de quoi ? C'est toute la question. Tout, dans son visage, dans ses attitudes, dans ses mimiques, dit cette insuffisance, ce manque, cette impossibilité. Il est probable que si j'écoutais ce concert à la radio, je ne serais pas aussi sensible à cet aspect des choses, mais ici ça me crève les yeux. Je ne vais pas critiquer tel ou tel point de son piano, de son interprétation, la question n'est pas là. La question est au-delà de la musique, ou peut-être au contraire n'est-elle que cela : la musique. Qui faut-il être pour jouer le Quatrième concerto de Beethoven ? Il n'y a pas suffisamment dans ce petit corps, dans ce visage, tout en lui le crie. Elle aura beau faire, elle aura beau donner le meilleur d'elle-même, et très sincèrement, et ses compagnons également, ils auront beau « faire de la musique », et du mieux qu'ils le peuvent, ils seront toujours en-deçà. Le moindre rubato le démontre, le moindre crescendo. Comme j'écris ceci en écoutant la musique en arrière plan, je me dis que je suis injuste, que ce n'est pas si mal, qu'il y a de belles choses, et puis je me dis aussi, qui suis-je pour porter un tel jugement, que je n'ai sans doute pas la compétence nécessaire pour juger de cela, que je ferais mieux de me taire, de ne rien dire, de prendre ce qu'il y a à prendre sans demander mon reste, qu'il faudrait être bienveillant et indulgent… Mais non ! C'est de la folie, d'être bienveillant et indulgent ! Tout le monde l'est bien suffisamment. Qui défend Beethoven, qui défend Mozart ? Qui se soucie de la musique ? Après tout, personne n'a forcé ces gens-là à jouer Beethoven ! On ne peut pas être indulgent quand il est question d'art et la bienveillance n'a rien à faire ici.

La précipitation avec laquelle elle revient jouer en bis l'arrangement (par Kempff) du menuet d'une suite de Haendel, à peine ont-ils salué pour le concerto de Beethoven, le démontre cruellement. Cette musique, si jolie soit-elle, est un affront terrible à ce qu'on vient d'entendre auparavant, et la pianiste semble comme un poisson dans l'eau quand elle joue Haendel. Ici elle est à sa place. 

Qui se soucie de la musique ? Personne. Qui écoute Beethoven ? Personne. Ils écoutent tous un concert où l'on joue du Beethoven. Ils écoutent une pianiste qui joue du piano. Beethoven n'est qu'un prétexte. Il disparaît tout à fait sous les phrases et les sentiments de cette pianiste et de ces musiciens qui sont venus là pour eux-mêmes, pour eux-mêmes ou pour le concert qu'ils donnent, pour le public. On a l'impression qu'ils n'ont aucune idée de qui est Beethoven et surtout de ce qu'est sa musique. On les voit mimer les sentiments et les effets et les contours qu'on a déjà vus et entendus ailleurs milles fois. Ils ont l'impression que la musique c'est ça, ils sont sincères. Chacune de leurs phrases est correctement jouée, sans doute, mais elle n'est tout simplement pas à la hauteur. L'exigence terrible de Beethoven, ils ne l'éprouvent pas : ils jouent des notes. Assez bien, d'ailleurs. 

Que manque-t-il ? Que manquent-ils ? Beethoven

jeudi 25 août 2022

C'est physique

Plus ça va moins je comprends le sempiternel décret : « Pas sur le physique ! » (entendez : on n'attaque pas quelqu'un à cause de son physique). Il me semble au contraire qu'il n'y a guère que ça qui compte. Tout le reste est falsifiable. Seul le corps ne peut pas mentir. C'est un peu comme si l'on disait : « Cette musique sonne horriblement mal, mais elle est tout de même merveilleuse. » (Bon, d'accord, je reconnais que ça arrive… Rarement.) 

Plus ça va moins j'ai honte de juger celui que j'ai en face de moi sur ses apparences, sur ce qu'il me montre, sur ce que son corps et sa langue me disent (sa langue, pas son discours). Disant cela, je suis bien conscient de me mettre moi-même en fâcheuse posture. Mais justement : est-ce parce qu'une vérité nous met en danger qu'elle est réfutable ? C'est ainsi, j'ai des affections et des inimitiés instantanées, épidermiques, instinctives contre lesquelles je ne peux pas et je ne veux pas aller, car je les crois plus vraies et plus radicales que ce que me dit ma réflexion ou ma morale, le plus souvent. 

Dans 95% des cas, les choses se passent ainsi. Celui que je rencontre me fait une première impression. En un second moment, le temps et les discours (et le regard des autres, qui est loin de jouer un rôle négligeable) faisant leur office, je pondère cette première impression, je la modère, je la corrige, et il arrive même fréquemment que j'aille tout à fait à l'encontre du sentiment originel. Mais toujours vient le troisième temps, qui est celui du retour : et là, invariablement, je suis bien obligé d'admettre que ma première impression était fondée. Si la première impression est la bonne, c'est bien que la vérité du corps a été la plus forte. L'évidence est là, sous nos yeux. Il suffit de l'entendre. 

Prenons Truc, par exemple. Je me rappelle très bien les premières choses que j'ai lues de lui, sur Facebook. J'en avais une représentation mentale assez précise, alors, qui me montrait le personnage sous un jour franchement déplaisant, un peu triste et assez bête. Nous avons commencé à nous heurter dans des discussions sans intérêt auxquelles j'ai cru accorder une certaine importance. Il fallait que je le contredise, et c'était réciproque. Rapidement, j'ai arrêté, lassé. Du temps a passé, et c'est lui qui m'a recontacté, plusieurs mois après, sur un tout autre mode. Il semblait avoir changé. Il était agréable et même amical. Il paraissait me vouloir du bien. Nous nous sommes rencontrés, et j'ai compris immédiatement que le premier personnage était toujours là, et même plus là que jamais. Une épreuve ! Mais lui s'est accroché. A continué à m'écrire, à me parler. Il voulait me parler. (C'est-à-dire ce qu'il appelle parler : faire des tunnels longs comme un jour sans nuit.) Étrange tout de même qu'il n'ait pas senti immédiatement tout ce qui nous séparait (ou peut-être est-ce le cas, justement ?). Il est gentil, certes, je ne peux pas dire le contraire, mais sous sa gentillesse (qui semble ne pas me concerner (j'ignore si elle concerne d'autres que moi)) il y a toujours ce personnage épais et trouble qui me déplaît souverainement, dans sa manière de parler, de bouger, d'être là. Sa voix… Qu'y puis-je ? Et surtout, pourquoi se forcer ? Pourquoi aller contre son sentiment charnel ? Il doit bien servir à quelque chose, non ? Il n'est pas là par hasard ! Il n'existe pas de hasard, ni d'inutile, dans le registre de nos sensations — c'est comme les symptômes de ce que nous appelons les maladies : chacune d'entre elles est une information qui est là pour nous renseigner, ou nous enseigner. Si nous avons des sens, c'est bien parce que le sens nous parvient (de manière fragmentaire) grâce à eux. La saveur du pain nous dit beaucoup, la saveur d'un être également. Chaque signe parle à la place de l'émetteur, la plupart du temps sans que celui-ci en ait conscience — et c'est ce qui rend ce signe parfaitement authentique. Nous sommes tous des postes de radio qui diffusent leur musique vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ça ne s'arrête jamais. Ça parle même en dormant. Le phare éclaire même dans la nuit noire. 

Pour revenir à Truc, ce qu'il dit pourrait m'intéresser, je pourrais éventuellement trouver dans sa conversation des macro-nutriments utiles à ma croissance, mais jamais je ne les digérerai, car je n'aime pas leur goût. Pourquoi avaler des choses indigestes ? Nous savons bien ce qui arrive aux éléments que notre corps ne peut pas assimiler : soit ils se retrouvent dans les toilettes (hypothèse optimiste), soit ils s'accumulent dans notre organisme, comme des déchets qu'il ne sait pas évacuer, et finissent par se constituer en tumeurs (hypothèse pessimiste). Car nous n'avons pas tous un système digestif capable d'avaler du Truc ou du Machin. 

Je crois vraiment que la plupart des gens ont perdu cet instinct très utile qui nous prévient immédiatement, en présence d'une personne inconnue, qui nous indique son degré de possible métabolisation, de manière presque infaillible. Peut-être est-ce dû à la trop grande quantité d'informations dont nous sommes bombardés en permanence, peut-être que la nourriture frelatée qui nous est imposée bloque chimiquement les récepteurs propres à cet instinct, peut-être est-ce dû à d'autres facteurs sociaux, civilisationnels, historiques, et peut-être que c'est dû à tout cela à la fois, je n'en sais rien, mais je constate que la plupart de mes contemporains refusent catégoriquement d'écouter les signes qui proviennent du corps de l'autre, et qu'ils camouflent cette infirmité par des prétextes dérisoires qui les flattent. Finalement, c'est toujours le même scénario qui prévaut : nous prenons nos faiblesses pour des qualités humaines, car ça nous évite d'avoir à nous renforcer. Vous tenez absolument à être sympas ? Tant pis pour vous !

mardi 23 août 2022

Les dernières années

Je ne l'ai pas vue depuis plus de trois décennies. Et encore est-ce elle qui me rappelle à ma grande honte que nous nous sommes croisés il y a trente-quatre ans à Paris ; moi je ne m'en souviens pas. Je ne parviens pas à croire que plus de trente années se soient écoulées depuis notre dernière entrevue. Dans mon souvenir, c'est encore une jolie enfant blonde — et je crois n'avoir connue que cette fillette — alors qu'aujourd'hui c'est une femme qui a trois enfants déjà adultes et une vie solidement établie dans une capitale européenne. Nous nous parlons simplement, comme si nous nous étions quittés avant-hier, comme si une fillette de dix ans pouvait comprendre un homme mûr de soixante-six ans. Cette simplicité m'étonne et me ravit, tout en me semblant quelque peu irréelle. Elle est l'un des très rares personnages de mon passé qui semble ne m'avoir pas oublié. 

Ces jours derniers, on parle beaucoup des cent ans de Micheline Presle, que j'avais croisée un jour d'été de 1989, ou peut-être 88, rue de l'École de Médecine, à Paris. Il faisait très beau et la vie était légère, et nous nous promenions gaiement cette après-midi-là, Maya et moi, comme nous le faisions souvent à cette époque. C'est mon amie qui avait pressé ma main en me disant que la belle dame d'un certain âge que nous venions de croiser était l'actrice bien connue de ma jeunesse dont la voix résonne encore en moi aujourd'hui. Jamais je n'ai oublié sa parfaite distinction, son élégance toute naturelle, si française (je ne parle pas de sa distinction et de son élégance en général, qui m'indifférent complètement, je parle de ces deux qualités imprimées dans l'air du temps ce jour-là, dans ce lieu précis, avec Maya à mes côtés, de la physionomie qu'elles avaient donné à ma journée, et pas seulement à cette journée, puisque trente ans après je peux la sentir encore). Elle souriait, je m'en souviens, en s'adressant d'un air enjoué à l'homme qui l'accompagnait. 

Or, c'est sans doute à cette époque qu'a eu lieu notre dernière rencontre, Sandra et moi, cette rencontre dont le souvenir me fuit. Je me rappelle Micheline Presle et je ne me souviens pas de Sandra à Paris. C'est étrange, car je ne suis pas du tout du genre à aimer les célébrités, à désirer les rencontrer, encore moins à m'afficher avec elles quand j'en ai la possibilité, et c'est étrange aussi pour la raison que j'aime bien Sandra, et que je n'ai jamais oublié la petite fille profondément émouvante que j'avais découverte en Haute-Savoie, quelques années auparavant. Sandra a une bonne mémoire, et me rappelle des situations et des êtres qu'elle ne peut pas avoir inventés, je m'en rends bien compte, mais moi je n'y suis plus. Pourquoi Micheline Presle plutôt que Sandra ? Est-ce à cause de Maya ? De la rue de l'École de Médecine ? De l'été à Paris quand on flirte ? D'une simple configuration chimique ou métabolique ?

Micheline Presle a cent ans et Sandra a quelque chose comme la moitié de cet âge. Ces deux vies n'ont aucun rapport, et pourtant elles ont croisé un même point il y a trois décennies. Ce point c'est moi, qui suis approximativement à mi-chemin de ces deux destins, en terme de temps passé sur cette terre. 

Ce que Sandra m'apprend, aujourd'hui, c'est peut-être que ceux à qui j'ai accordé mon temps, mon affection et ma mémoire, que j'ai aimés, ont tous aujourd'hui disparu de ma vie, alors que ceux que je n'ai pas assez regardés sont toujours là. Ils se tenaient là, en réserve, attendant patiemment que je daigne les voir. (C'est encore la manière la plus optimiste de voir les choses.) 

Les dernières années de la vie d'un homme sont toujours les dernières, quel que soit le moment où elles se situent, mais surtout elles commencent à être les dernières dès notre naissance (mon frère Jérôme en sait quelque chose !). Nous ne vivons que dans les dernières années de notre vie. La vie ce n'est que ça : des dernières années qui s'entassent les une sur les autres. Tout est toujours en train de finir ; même quand nous nous attaquons à une œuvre de grande envergure, elle sent déjà la fin, dès le départ, et c'est bien ce qui nous intimide. Allez au bout, c'est difficile, mais savoir qu'il y a un terme, ça l'est encore plus. Je me demande ce que nous aurions fait de notre vie, si l'on nous avait expliqué ça tout de suite, au lieu de nous le laisser découvrir par nous-mêmes. Je crois que ma vie aurait été tout autre si j'avais compris ça plut tôt. Mais si je commence à me demander à cause de quoi j'ai raté ma vie, je n'ai pas fini de commencer ! 

Quel est mon « âge ressenti », comme on parle de « température ressentie » ? Je ne le sais  pas. Ça dépend des douleurs le matin, du nombre de likes sur Facebook, du repas du soir la veille, d'un appel téléphonique, des yeux qui voient plus ou moins trouble et de ce que me laisse sentir mon nez. Je ne peux évidemment pas prétendre que j'ai vingt-quatre ans, ni même quarante, mais je le voudrais si fort, pourtant, quand je vois de belles jeunes femmes qui me parlent gentiment. Intolérable, de se dire qu'une Ophélie ne reviendra pas, par exemple. Intolérable de savoir que tout ce qu'on a aimé dans la vie se trouve désormais de l'autre côté d'une vitre blindée. 

Maya était plus jeune que moi, elle devait avoir vingt-six ou vingt-sept ans, c'est à-dire l'âge d'Ophélie, et moi j'avais trente-deux ou trente-trois ans, au moment où nous croisâmes Micheline Presle. Était-il normal qu'une jeune Française d'origine syrienne de cet âge-là s'intéresse à une actrice française des années 60 ? Je n'en ai pas la moindre idée. Mais il n'est pas normal non plus qu'une jeune femme de vingt-sept ans s'intéresse à un vieux de soixante-quatre ans. Ce n'est pas normal mais heureusement, ça arrive ! Les températures de l'été qui s'achève n'ont pas été normales non plus. Elles ont été éprouvantes pour ma vieille carcasse. Je suis pourtant content de les avoir connues. Elles au moins, elles n'étaient pas de l'autre côté de la vitre blindée. Elles au moins elles m'ont fait souffrir. 

Sandra me parle de ses souvenirs à Rumilly, quand elle jouait avec Sarah, la fille de Christine, qui devait avoir cinq ou six ans alors. De cela non plus je ne me souvenais pas.  Il y a toujours plus d'interactions que l'on croit entre les différents personnages de nos vies, c'est pourquoi elles sont si difficiles à comprendre (tout le monde parle à tout le monde, ou le croit, tout le monde coupe la parole et la route à tout le monde). On croit les avoir à l'œil, mais ils nous échappent en grande partie, ces personnages qui vont et viennent comme des poissons danseurs dans les profondeurs du décor. Je vis mes dernières années (depuis toujours!) : c'est la seule certitude. 

dimanche 21 août 2022

La Purge [journal]

Reviens d'Aix, où Raphaële m'avait invité à l'opéra, Moïse et Pharaon, de Rossini. Je crois pouvoir dire que cette date restera gravée en moi. J'ai très nettement senti ma vie basculer, en une journée et demie. Vertigineux sentiment que la terre se dérobe sous mes pas.

Une des plus mauvaises idées qui puisse nous venir est de parler de ce que nous faisons à notre propre famille. Je l'ai su très tôt, pourtant, et j'ai tout de même refait cette erreur, tout récemment. On n'apprend jamais rien. Rien ne nous sert de leçon. Dès mon adolescence, pourtant, j'ai compris que ce que je faisais n'intéressait pas ma famille et qu'ils trouvaient ça inutile, voire complètement ridicule. Ils ont eu à cœur de me montrer le mépris dans lequel ils tenaient ce que je faisais, et je dois reconnaître qu'ils ont eu de la suite dans les idées, car ce mépris n'a jamais varié. Ç'a commencé avec la musique, ça s'est poursuivi avec la peinture, et, très logiquement, ça continue avec les livres. Il n'y a aucune raison pour qu'il en aille autrement. Je ne peux pas faire quelque chose de bien, c'est impossible, c'est interdit, puisque j'appartiens à leur race jalouse et stérile. Mais il faut que je sois complètement honnête : une fois, un de mes frères a dit qu'il avait été fier de moi. Ce jour-là, avait-t-il raconté à notre mère, il avait vu mon nom (donc le sien) sur une affiche, aux côtés de celui de Mozart. Le temps d'une soirée, on peut se laisser aller à un peu de mauvais goût. 

Tout cela est très simple et très ordinaire. Les gens se vengent de ce qu'ils ne sont pas. Vous leur montrez ce que ce qui est impossible est possible, et c'est impardonnable.

Le désespoir arrive parfois à l'improviste, surgissant d'une bouche que l'on croyait fermée à tout jamais. Mais justement, les bouches ne le sont jamais, fermées à tout jamais. Faites confiance aux membres de la famille : ils se tiendront prêts jusqu'à la mort.

Ce court voyage à Aix aura fait basculer ma vie car il m'a permis de toucher du doigt mes illusions, de les ouvrir comme des figues trop mûres. Charnellement, concrètement. Les illusions prennent parfois l'aspect d'un visage martelé par les ans.

Je ne pense pas aux illusions qui sont sœurs de l'espérance, je parle plutôt de l'infinie illusion d'être soi. J'ai vécu trente ans dans l'illusion d'être moi, et d'aimer ce que j'aimais, et qui j'aimais. Cette illusion était d'une extraordinaire efficacité, il faut le reconnaître.

Ce dont je parle ne peut se représenter qu'à partir d'un certain âge. Vient un moment, dans la vie, où l'on s'aperçoit avec effroi que ce qu'on nomme "vie adulte" est bâti sur du vide. Tout ce qu'on a cru construire de solide s'effondre sous le souffle de l'enfance qui revient comme un boomerang. On l'avait lancée loin, très loin, et elle a mis un certain temps à revenir, mais c'est ce temps même qui lui donne cette force et cette violence inouïe, quand elle revient nous frapper par derrière. Je retrouve le désarroi et l'angoisse de mes quatorze ans. Je ne m'aime pas. Je ne n'aime pas mais surtout je ne comprends plus comment j'ai pu faire semblant si longtemps de m'aimer. En avais-je seulement le désir ?

Renaud Camus écrit aujourd'hui dans son journal : « Si on avait un échange avec eux, on serait stupéfait par ce qu’il comprennent et surtout ne comprennent pas, et croient comprendre. » [cmqs] Mais cette phrase, je l'entends d'abord comme s'appliquant à moi-même. J'ai cru (sincèrement) me comprendre. Pour pouvoir aimer, il faut croire se comprendre. L'amour est un crime parfait. (Si je m'aimais moi-même je ne dirais pas ça…)

Je suis un premier communiant. Je ne communique pas, je communie, comme le dit joliment Jean-Luc Godard à propos de son chien Roxy. Je n'ai finalement jamais réussi à communiquer avec le moindre être humain. En revanche, j'ai beaucoup communié, ça oui. Sans doute trop. Cette communion m'a traîné sur l'asphalte des voies humaines : mon dos et mes genoux sont râpés et me brûlent.

Ces quelques jours, que l'on pourrait qualifier de "post-publication", puisque j'ai publié coup sur coup deux livres, Luna et À Paris, ont été très difficiles, vraiment très difficiles. Je ne sais pas exactement dans quelle mesure les choses sont liées, mais il se trouve que le contrecoup profondément déstabilisant de mon petit voyage à Aix aura été concomitant à ces publications. Je ne peux pas ne pas faire de rapprochement. D'un côté j'ai revu une femme dont j'ai été profondément amoureux, il y a vingt ans, et d'un autre côté j'ai rendu publique des écrits qui parfois remontent à une dizaine d'années. Et dans les deux cas, je ne parviens pas à comprendre. Je ne parle pas de comprendre ce qui se passe au moment présent, encore que, mais plutôt de comprendre qui j'ai été il y a quelques années. Qui a été celui qui fut amoureux de Raphaële ? A-t-il seulement existé ? Qui a été celui qui écrivit ces textes ? Mon blog, ce blog, aura finalement été d'un grand secours. Ces deux livres ne sont qu'une purge, ou une tentative (partielle) de purge. Il fallait que je me débarrasse enfin de ces textes, qui m'empêchaient d'écrire vraiment. Et je ne connais pas d'autre manière de se débarrasser de textes que le fait de les publier. Je les ai gardés trop longtemps en moi, ces textes ; ils étaient en train de se constituer en tumeur. C'est sans doute la raison de ces titres complètement nuls : “Luna” et “À Paris”, qui ne sont pas réellement des titres. Je n'ai pas voulu chercher de beaux titres. J'ai seulement donné le nom que ces séries de textes portaient, dans le blog. Donner de vrais titres m'aurait paru faux, artificiel, et prétentieux. J'avais des paniers pleins, je les ai vidés. Je peux désormais repartir au marché. D'ailleurs je viens de faire des confitures de figues, car je ne pouvais pas manger tous les fruits que portaient mes deux figuiers. 

Dans la solitude, nous ne sommes jamais seuls. C'est ce que ne comprennent pas ceux qui en ont si peur qu'ils sont capables de tout pour vous faire sortir de cet état de grâce, y compris en vous offrant généreusement leur parole envahissante et écrabouillante. 

Baudelaire écrit à Wagner : « Enfin l'indignation m'a poussé à vous témoigner ma reconnaissance ; je me suis dit : je veux être distingué de tous ces imbéciles. » C'est la première motivation de l'amour (ou de l'admiration), cette volonté de se distinguer des imbéciles. Quand tout ou presque est inaimable, chez une femme, quand nous sommes les seuls à voir ce qu'elle a d'aimable et de véritablement singulier, la tentation est alors à son comble — c'est la possibilité de l'érotisme. Mais le désespoir arrive à l'improviste quand certaines bouches s'ouvrent et se mettent à parler dans une langue que soudain nous entendons. Nous avions tellement l'habitude d'être à l'étranger, dans l'amour… Baudelaire écrit encore : « Avant tout, je veux vous dire que je vous dois la plus grande jouissance musicale que j'aie jamais éprouvée. » À ces femmes-là, nous leur devons la plus grande jouissance jamais éprouvée. Le question est de savoir si la jouissance doit se dire. En réalité, la réponse à cette question est évidente : c'est non. Mais plus le non s'impose plus nous vient le désir de dire tout de même, car nous savons bien que les phrases n'ont de sens que dans cette zone où elles doivent forcer le passage pour prendre forme. Elles n'ont de réalité littéraire que dans la mesure où elles ont dû forcer le passage. 

Je ne les vois pas, mais j'entends des chevaux qui passent dans la rue devant chez moi. Quel son merveilleux ! Et, heureusement, ces bêtes montées passent juste à l'heure où un profond silence s'est établi au village. Il y des miracles, ici-bas ! 

Dans la solitude, nous ne sommes jamais seuls. Je connais quelqu'un, comme ça, qui littéralement me terrorise. Face à moi, je le vois et je l'entends fomenter ses phrases comme d'énormes camions de chantier qui vont balayer impitoyablement mes pauvres tentatives (pourtant rares !) pour prendre la parole. Quel lourdaud !  Quel butor ! À peine ai-je commencé à parler que je le vois préparer sa contre-attaque comme s'il amassait des tonnes de cailloux qu'il déverse en hâte sur mon pauvre énoncé qui n'arrivera jamais à son terme. Il ne lui faut que deux ou trois secondes. Sa réplique monte comme un raz de marée, en un formidable crescendo, jusqu'à couvrir triomphalement ma voix. Une ou deux fois, je me suis rebellé, j'ai forcé la voix, j'ai presque hurlé pour aller jusqu'à la terminaison, mais j'ai vite compris que, même si ma voix réussissait à faire pièce à la sienne, il ne serait tenu aucun compte de ce que j'avais dit. Il n'écoute pas. Il n'entend pas. Il est plein de sa parole, et uniquement de sa parole. Pour ces gens-là, vous n'existez pas. C'est un mur infranchissable contre lequel viennent se briser toutes les tentatives de dialogue. Peu de situations me désespèrent et me révoltent comme celle-là. J'éprouve un véritable dégoût pour ceux qui se conduisent ainsi, que je tiens pour des criminels. Combien l'on se méprise de devoir forcer sa voix et sa nature, combien il est humiliant de se mettre au niveau de ces rustres ! La plupart du temps on n'essaie même pas, mais on est alors condamné à ne rien dire, à subir, à laisser libre cours à cette logorrhée écœurante qui prend toute la place et vous renvoie au néant. HURLER serait la seule réponse possible, mais on s'en voudrait trop de hurler avec les hurleurs, de se placer à leur hauteur, ou plutôt à leur bassesse. Donc on se tait. Dans la vraie solitude, on est toujours deux : soi et l'autre ; car l'autre ne disparaît jamais, quoi qu'on fasse, quoi qu'on dise. Or, dans ces sortes de joutes imbéciles, on est seul, absolument seul ! Je ne comprendrai jamais quel est le bénéfice de ceux qui se conduisent ainsi. 

Plus ça va plus je suis sensible à l'adieu au langage. Que ce soit à cause d'une langue déficiente, appauvrie à l'extrême, handicapée, éclopée, ou à cause de l'incapacité chronique de la plupart des contemporains à écouter l'autre, à lui faire une place dans la conversation, le langage s'éloigne de nous à la vitesse d'un cheval au galop. Je vois arriver le jour où plus personne ne saura de quoi il est question. C'est déjà le cas, le plus souvent. Je regarde autour de moi, et je m'aperçois que ceux avec lesquels je peux avoir une vraie conversation se comptent sur les doigts d'une main. C'est terrifiant. Les fleurs, les animaux, les paysages seront bientôt nos seuls interlocuteurs. 

Une des choses que j'aime, chez elle, c'est qu'elle ne coupe jamais la parole, et qu'elle ne répond jamais trop vite. Elle prend son temps pour me répondre, toujours. Parfois trop, et même beaucoup trop ; mais je préfère ça à l'inverse. Je pardonne presque tout à celui qui me dit : « Je ne comprends pas » ou « je ne sais pas ».

« Il me semblait que cette musique était la mienne, et je la reconnaissais comme tout homme reconnaît les choses qu'il est destiné à aimer. » C'est à moi, avons-nous envie de dire du corps que nous désirons ! Et moins le corps en question nous appartient, plus nous avons le désir de le croire nôtre. Un corps de femme, c'est le temps : il passe et ne revient jamais, mais nous avons la sensation qu'il n'a d'existence que pour nous. C'est le pas des chevaux devant la maison dans le silence d'un dimanche d'août, métronome discret et poétique qui dit mieux que les mots. C'est notre destin qui passe sotte voce. Moi aussi j'aurais aimé écrire à Wagner. Ou, mieux, à Debussy. 

Ce n'est pas Rossini, qui a provoqué mon désarroi (l'opéra était particulièrement grotesque et monté d'une manière tellement imbécile qu'on a honte d'en faire état (il faudrait pourtant parler de cette mise en scène consternante et révoltante, mais ça m'ennuie d'avance de me coltiner  ces crétineries), et nous ne sommes même pas restés jusqu'à la fin), non, c'est de la revoir, elle, c'est de l'entendre parler, c'est de passer quelques heures chez elle, de voir sa maison, c'est de rencontrer un de ses “ex”, c'est la chaleur, c'est le mal de dos, c'est l'âge qui a décidé soudain de m'ouvrir les yeux, ou c'est peut-être (et même sûrement) quelque chose que je ne comprends pas, que je ne vois pas, et qui vient du fond de l'existence, quelque chose qui n'a pas de visage mais qui a enjambé les années et s'est placé entre moi et le monde, comme un très haut mur. Tout s'est déclaré brutalement, comme un cancer qui flambe, comme un hurlement qui déchire le rêve. 

Il aura suffi de quelques heures, de quelques jours pour que ma vie prenne un sens différent, et même un sens différend. Je me suis trouvé brutalement face à un sens qui cherchait la bagarre alors que je ne lui demandais rien. J'avais seulement accepté une invitation. Je voulais seulement entrer dans le monde, le temps d'une soirée. Je n'avais pas l'intention d'en sortir. C'était un piège. La tumeur était sans doute déjà là, bien sûr, mais elle dormait. Je ne sentais rien. Mes esprits, mes monologues me protégeaient, me détournaient du foyer hurlant. Rossini a bon dos. Yves aussi. Et même elle… Elle n'y est finalement pour rien. Elle n'a fait qu'obéir, et m'amener au centre du cercle, inconsciente et docile. Baudelaire finit sa lettre à Wagner par cette phrase : « Je n'ajoute pas mon adresse, parce que vous croiriez peut-être que j'ai quelque chose à vous demander. » Il faudrait toujours écrire sans donner son adresse, car ils veulent tous nous y reconduire de gré ou de force. Ils ont décidé qu'ils connaissaient notre demeure. On ne pourra jamais les détromper. Une femme qu'on a aimée se trompe plus sûrement que n'importe qui sur celui qui se trouve face à elle. Quand je suis arrivée chez elle, elle m'a dit : « Tu as drôlement changé ! » Je ne pouvais pas lui répondre la même chose, puisque je l'avais vue il y a neuf ans, et que déjà elle m'avait semblé avoir perdu toute la beauté que j'avais aimée. Les piteuses retrouvailles des vieux amants ont cet avantage extraordinaire que nous pouvons nous dire que nous avons souvent connu le meilleur de ces visages et de ces corps. Je n'avais rien à lui demander, contrairement à ce que j'avais cru, pendant que je conduisais la voiture pour aller la rejoindre, ce mercredi 20 juillet. Et puis, mon adresse, elle l'avait oubliée depuis si longtemps que j'étais à l'abri de toute tentation. Mais ce n'est pas drôle, de n'être pas tenté… Le mur paraît bien trop proche de notre tête pour que la douleur du choc ressentie par avance ne nous fasse pas perdre les pédales. Et voilà où j'en suis. 

Et Baudelaire dit encore : « En somme vous avez dû être satisfait du public dont l'instinct a été bien supérieur à la mauvaise science des journalistes. » Les amoureux sont le bon public, dont l'instinct est toujours supérieur aux intelligents critiques qui les regardent de l'extérieur avec un rictus navré. Mais quelle furieuse et méchante contradiction, quand nous regardons dans le passé de nos attachements ! « Une fois encore, Monsieur, je vous remercie ; vous m'avez rappelé à moi-même et au grand, dans de mauvaises heures. » La vie nous ouvre les yeux dans le même temps exactement qu'elle nous les ferme. Toutes les heures sont simultanément bonnes et mauvaises, dès qu'on s'en est éloigné, et ce qui nous en éloigne a invariablement les traits abîmés d'un visage aimé — « l'âme montée à son paroxysme », la chair carbonisée et malodorante des souvenirs retournés. Je l'ai vécu très charnellement ces derniers jours où mes rêves ont été violents et poignants, émouvants et traumatisants, doux et brutaux, révoltants. Mes nuits étaient plus brûlantes que la canicule. Tout est sorti d'un coup, par tous les émonctoires psychiques dont je dispose. Les pages du livre ouvert étaient des lèvres chauffées à blanc, cachant mal des dents acérées. 

𝐸𝑡 𝑗'𝑎𝑖𝑚𝑎𝑖𝑠 𝑏𝑒𝑎𝑢𝑐𝑜𝑢𝑝 𝑝𝑙𝑢𝑠 𝑡𝑒𝑠 𝑙𝑒̀𝑣𝑟𝑒𝑠 𝑞𝑢𝑒 𝑚𝑒𝑠 𝑙𝑖𝑣𝑟𝑒𝑠.

Distinction

Le goût, c'est d'abord cela que souvent on aime pour être distingués des imbéciles. 

jeudi 18 août 2022

Un autre rêve

Je suis avec une bande d'amis, assez nombreux (six, sept ?), jeunes, disons entre trente et quarante ans, nous nous amusons bien. Nous sommes en ville, dans des cafés, sans doute, ou au restaurant, et la conversation est spirituelle, enjouée, légère, très vive et stimulante. Et puis il y a soudain trois femmes, ou deux, mais plutôt trois, un peu plus âgées, mais pas beaucoup, très bourgeoises et très élégantes, auxquelles nous décidons de jouer un tour. En réalité il ne s'agit pas vraiment de leur jouer un tour, mais de s'en moquer gentiment. Le jeu se déroule à merveille. Ça prend. Elles s'intéressent à nous et ne se rendent pas compte qu'elles sont manipulées. Mais les choses vont un peu trop loin, et elles se rebiffent. Je suis le plus impliqué de tous. Petit à petit, les choses se retournent, et je sens que je me prends d'amitié pour elle, et j'ai honte de ce jeu gratuit et un peu cruel. Alors, tout en jouant ma partition avec virtuosité, je commence à me retirer d'elle, à l'interpréter. Je mets de la distance entre moi et moi. Mais le ton monte. Nous sommes accusés assez violemment. Des tiers s'en mêlent. Les discussions sont âpres, je dois me sortir de la nasse. Je parle énormément, avec un brio qui m'étonne moi-même, et m'étourdit presque. C'est comme de conduire à grande vitesse une voiture de sport. Je crois que je réussis (presque ?) à les convaincre de ma bonne foi. Mes amis sont plus loin, ensemble, et moi je suis avec les trois femmes, au café. Et plus ça va plus je sens que je suis de leur côté mais sans pouvoir leur dire. Je les aime. Mais j'aime aussi mes amis. Ma position est très délicate. Je ne veux trahir personne. Je vois en particulier une blonde, assez grande, fine, très élégante, qui se penche au-dessus de moi, et je peux sentir son parfum et la courbure de son corps qui m'émeut tout particulièrement. Je me sens de mieux en mieux mais ma position est de plus en plus délicate. Je veux les défendre, mais de manière à ce que mes amis pensent que c'est encore un jeu à leurs dépens (aux dépens des femmes). Je m'en tire à merveille et en retire une jouissance incomparable. Quand je retourne vers mes amis, il y a un moment délicat. Ils m'accusent de collusion avec les femmes, mais, là non plus, nous ne savons pas si c'est joué ou si c'est réel. Je me prends sincèrement de bec avec eux et à la fois, sans qu'il semble y avoir la moindre contradiction, nous nous congratulons secrètement. Pourtant mon cœur est avec les femmes. 


Il y avait dans ce rêve une qualité de suavité et d'esprit mêlée à un érotisme léger mais entêtant qui le rendait incomparable. C'était comme un grand vin blanc. Léger, mais puissant et enivrant. Une fête des sens et de l'esprit. Peut-être que je ne suis jamais aussi heureux que lorsque je suis partagé… C'est vrai mais ce n'est pas ça non plus. Je ne saurai sans doute jamais d'où provient ce bonheur. Si je devais lui donner un titre, le seul qui me paraît adapté serait "ivresse", alors même que ça ne dit rien de l'histoire. Mais j'étais sur la pointe des nerfs et de l'esprit, sans aucune douleur. « Dans l'Orient désert quel devint mon ennui ! » Non, c'est là qu'il me faut être, au creux de la modernité, à Paris ou dans une grande ville de province. À la rigueur dans l'Orient-Express. Il faut que dans ma mémoire flottent quelques bribes de Blue in Green, de Bill Evans. Il n'y a que le jazz qui sache parler de ces états, ces états où la conversation, le jeu, la sexualité, l'intelligence et la séduction nous font vibrer à une fréquence rare, si précieuse. La vie dans ce qu'elle a de plus fin, subtil, aigu, aérien, inventif. La vie, quoi ! C'est peu mais c'est énorme. 

Les commentaires imbéciles, pourtant

 Soit cet extrait de Schopenhauer déposé sur Facebook. 

« Pour moi, je nourris depuis longtemps l’idée que la quantité de bruit qu’un homme peut supporter sans en être incommodé, est en raison inverse de son intelligence, et par conséquent peut en donner la mesure approchée. Aussi lorsque j’entends, dans la cour d’une maison, les chiens aboyer pendant une heure, sans qu’on les fasse taire, je sais déjà à quoi m’en tenir sur l’intelligence du propriétaire. Celui qui fait claquer habituellement les portes, au lieu de les fermer avec la main, ou qui le tolère dans sa maison, est non seulement un homme mal élevé, mais encore une nature grossière et bornée. “Sensible” en anglais signifie également “intelligent”, et ce sens-là procède d’une remarque très fine et très juste. Nous ne serons complètement civilisés que le jour où les oreilles seront libres, elles aussi, et où l’on n’aura plus le droit, à mille pas à la ronde, de venir troubler la conscience d’un être qui pense, par des sifflements, des cris, des hurlements, des coups de marteaux ou de fouets, des aboiements etc. Les Sybarites bannissaient hors de leur ville tous les métiers bruyants ; et la respectable secte des Shakers, dans le nord de l’Amérique, ne souffre aucun bruit inutile dans les villages ; on raconte la même chose des frères moraves. »  

Qui donne lieu à des commentaires tels que :

« Comme j'aime les chiens, leur aboiement ne m'est pas insupportable. J'ai plus de mal à endurer les cris des marmailles sur la plage ou dans un parc. »

Et encore :

« C'est un beau texte, pas très scientifique mais beau. Normal pour un philosophe j'ai envie de dire. Ça n'en fait, heureusement, pas une généralité [sic]. Sans compter que les exemple cités ont des pertinences qu'il n'y a pas ici (en tout cas pour les chiens) »

Et surtout :

« Après pour le silence, il reste l'ehpad ou le tombeau. Les bruits font aussi partie de la vie. »

Ça c'est vraiment le bouquet ! Ce crétin se croit sans doute spirituel, en plus. Ou très fin. Ou les deux. Pauvre imbécile. C'est vraiment pitoyable. Et ce con a l'air d'être flûtiste, en plus… Les bruits font partie de la vie… J'ai rarement entendue répartie aussi bête. A-t-il seulement lu le texte que j'ai déposé ? Il vaudrait mieux penser que non, par charité chrétienne. Ce genre de commentaires ne me donnent jamais envie de répondre sérieusement, rationnellement, logiquement, mais seulement d'insulter — ce que j'ai fait. Merde alors, ils ne méritent pas mieux. La tolérance a des limites. On a beau en avoir l'habitude, la confrontation avec la bêtise crue bouleverse. Pour peu, elle nous ferait fondre en larmes, car elle vient toujours comme un coup de couteau dans la trame courante de l'esprit. Elle nous prend toujours au dépourvu, même si nous la connaissons bien. La bêtise est toujours une agression, quoi qu'on dise. Pour me calmer, j'écoute des chansons de Bola de Nieve, que j'adore. Quel baume ! Où est donc passée la bonté que ces chanteurs-là savaient mettre dans leur voix ? La bonté, la douceur et le sourire aimable, tout le contraire du ricanement et du clinquant, brutal ou stupide, qui aujourd'hui a étouffé toute poésie, toute gentillesse et tout savoir-vivre. Il existe un lien direct entre amabilité et silence, et toute personne qui ne le voit pas est pour moi une brute. Tout grand art porte en lui une dose immense de silence. C'est lui, le silence, qui rend possible le son, les notes, les phrases, qui les habille de cette couleur chaude et précieuse, qui les protège de la vulgarité, qui leur donne finalement une forme humaine, généreuse, une forme qui adoucit les angles de la réalité et qui éloigne les sauvages. 


« C'est une chose étonnante que l'indifférence vraiment stoïque avec laquelle les cerveaux ordinaires supportent le bruit. » (C'est Schopenhauer encore.) Mais voici le passage en entier, qui précède tout juste celui que j'ai cité plus haut. « En revanche, c’est une chose étonnante que l’indifférence vraiment stoïque avec laquelle les cerveaux ordinaires supportent le bruit ; qu’ils pensent, qu’ils lisent ou qu’ils écrivent, rien ne peut les troubler, tandis que les cerveaux d’élite en deviennent incapables de tout travail. Mais ce qui les rend si insensibles aux bruits de toutes sortes, les rend également insensibles à la beauté dans les arts plastiques, à la profondeur de la pensée ou à la finesse de l’expression dans les arts du discours, bref à tout ce qui ne les intéresse pas personnellement. Au sujet de l’action paralysante qu’exerce au contraire le bruit sur les esprits d’élite, citons la remarque suivante de Lichtemberg, qui trouve ici sa place.  “C’est toujours un bon signe, quand un artiste est empêché par des riens d’exercer son art comme il faut. F… plongeait ses doigts dans de la poudre de lycopode, lorsqu’il voulait jouer du piano… Des esprits moyens ne sont pas empêchés par de telles vétilles. Ce sont des cribles à larges trous.” »


***


Je dépose cette phrase, sur Facebook : « Un bon professeur, c'est quelqu'un qui jamais n'a voulu enseigner, mais qui a toujours désiré apprendre. » Il y a peu de choses, il y a très peu de choses dont je sois sûr, dans la vie. Celle-ci en fait partie.


Aussitôt, un professeur surgit pour me rappeler à l'ordre : « Non. C'est quelqu'un qui désire partager ce qu'il ne cesse d'apprendre. Le plaisir d'enseigner est essentiel. » Outre que cette manière d'asséner des truismes est assez ridicule, il y a le ton, bien sûr. Eût-il dit la même chose d'une aimable manière que j'aurais volontiers répondu en précisant ma pensée : il est vrai que je pense plus au maître qu'au professeur à proprement parler. Un "bon professeur", donc, pour moi, c'est quelqu'un qui est devenu ce qu'il enseigne. Il a fait plus que l'étudier, il en a fait sa vie. Il est devenu son art, ou sa discipline. Il n'a jamais désiré être professeur. Quelle piètre ambition, quand on y songe ! Vouloir exercer le métier de professeur… Oh, il en faut, certes, il en faut et il en faudrait beaucoup, même. Mais moi ce n'est pas du tout de cela que je parle. Non, je ne m'intéresse pas à ces ouvriers du savoir qui « aiment leur métier et le font le mieux possible ». Grand dieux, s'ils aiment ça, eh bien qu'ils le fassent, leur métier, et qu'ils ne viennent pas en plus nous chanter leurs propres louanges ! C'est trop, vraiment ! Il y en même un qui, venant à la rescousse du grand professeur outragé, s'est écrié, la main sur le cœur et la tripe palpitante : « magnifique! Mon credo » (sans espace avant le ! ni point à la fin de son exorde sans suite, bien sûr (les profs ne savent pas se déguiser très longtemps en professeurs, il leur manque la patine donnée par l'habitude). Je parle des grands professeurs, je parle de ceux qu'on appelait jadis les maîtres. Un maître selon mon cœur ne se réveille pas un matin avec « la passion de transmettre », cette triste baudruche du temps de l'École mise à terre (ou plus bas que terre). Un maître passe sa vie à se confondre avec sa discipline, à ne faire qu'un avec elle et, à la condition qu'on lui demande avec insistance, et généralement à la fin de sa vie, il accepte d'avoir quelques élèves, car il ne peut pas refuser. Encore une fois, ce n'est pas son but dans la vie. Son enseignement ne sera que ce qu'il ne peut empêcher de laisser voir de son savoir, ou, pour mieux dire, de son être. Il n'aura que très rarement une fiche de paie (et jamais une retraite). On choisit un maître, on vient à lui parce qu'il est lui. Lui ne va pas aux élèves. Qu'il enseigne le piano, le kung fu, ou la calligraphie, il a passé sa vie à se passer de ces élèves qui viennent le trouver quand il a côtoyé son art durant trente ou quarante ou cinquante ans. C'est justement parce qu'il n'a pas d'élèves qu'on vient le voir. Ce qu'on vient chercher, chez lui, c'est son silence ; c'est le mystère de son désir inflexible, c'est tout ce qu'il ne dira pas. Il n'apprendra pas à faire des gestes, à jouer comme ceci ou comme cela, à penser comme ceci ou comme cela, à faire des fiches, des exercices, il pensera, il jouera, ou il se taira, et cette pensée, ce jeu ou ce silence seront plus qu'un exemple ; ce sera le Désir qui flambe dans les deux corps mis côte à côte ; ce sera la Pensée qui se dresse dans deux esprits mis côte à côte, le Son et la Forme qui naissent simultanément dans deux êtres mis côte à côte ; ce sera le Geste qui naît pour la première fois dans les membres de l'élève. Voilà le Professeur dont je parle. Il se contrefiche de “transmettre”, car transmettre signifie qu'on transmet quelque chose. Lui il poursuit son chemin, il continue à apprendre, jusqu'à la mort, et si son inlassable apprentissage peut jeter un peu de lumière (ou de trouble) dans l'âme du néophyte, ce sera une bonne chose. Sinon, tant pis. D'autres le feront. Il est d'abord et avant tout le gardien de sa discipline, qu'il désire porter au point le plus haut. Ce n'est que de cette manière qu'il est utile, vraiment utile. 


Mais le professeur outragé s'était signalé un peu plus tôt dans la journée par une intervention tout aussi cuistre. J'avais déposé le quatrième des Vier Letze Lieder de Strauss, dans l'interprétation de Jessie Norman, et j'avais ajouté en commentaire qu'un peu plus tôt dans la journée, j'avais été très surpris de constater que je m'étais trompé sur la voix que j'entendais à la radio sans rien savoir d'elle, en passant dans ma cuisine. C'est précisément parce que cette méprise m'avait surpris (j'avais cru reconnaître Schwarzkopf, sur une ou deux mesures (c'est-à-dire trois ou quatre notes) entendues je le répète en passant) que j'avais jugé amusant et utile de le dire. C'est précisément dans la mesure où ces deux voix sont très dissemblables que ma méprise m'a amusé, ou m'a semblé intéressante. Mais le professeur outragé a tenu à me faire la leçon : « Deux voix à l'opposé l'une de l'autre pourtant. » Ça alors par exemple ! Quelle information inouïe et capitale ! Comme il était utile de me l'apprendre ! Je ne m'en serais jamais douté. Comme il est bon de se faire redresser la parole par un spécialiste bien assis et bien coiffé ! 


***


À quoi répondent-ils, ces commentaires imbéciles ? On se le demande. Certainement pas à ce qui est écrit, ou dit, en tout cas. Sans doute se répondent-ils à eux-mêmes. Mais si c'est bien le cas, pourquoi ne dialoguent-ils pas avec eux-mêmes ? Ce serait tellement plus intéressant et pertinent. Pourquoi rompent-ils le silence ? C'est cela la vraie question.

Dans un dialogue, le plus important est de savoir à quoi répondre, et donc, sur quoi se taire. C'est comme de savoir ce que l'on doit voir dans un tableau ou entendre dans une page de musique. Nous n'avons pas les bras assez grands pour embrasser le sens, ni le tout de la parole de l'autre. Quand nous lisons un livre, c'est la même chose. Nous savons bien que nous ne lisons pas tout. C'est le choix que nous faisons qui importe : ce que nous laissons est aussi important que ce que nous prenons. Mais surtout, il m'est de plus en plus difficile de supporter ces gens (de plus en plus nombreux) pour qui lire, c'est confronter le sens qu'ils portent en eux au sens de celui qu'il lise. Ils ne veulent savoir qu'une chose : vrai ou faux ? Ils veulent pouvoir dire : Oui ou non ? Eh bien je leur propose de vite refermer le livre, car ils perdent leur temps. Il existe bien d'autres occupations et situations qui leur permettront de jouer à ces jeux binaires et de croire conséquemment qu'ils savent quelque chose. Les bruits font partie de la vie ? Oui. Mais surtout de la vie des cons. 


[C'est moi qui souligne]