dimanche 21 août 2022

La Purge [journal]

Reviens d'Aix, où Raphaële m'avait invité à l'opéra, Moïse et Pharaon, de Rossini. Je crois pouvoir dire que cette date restera gravée en moi. J'ai très nettement senti ma vie basculer, en une journée et demie. Vertigineux sentiment que la terre se dérobe sous mes pas.

Une des plus mauvaises idées qui puisse nous venir est de parler de ce que nous faisons à notre propre famille. Je l'ai su très tôt, pourtant, et j'ai tout de même refait cette erreur, tout récemment. On n'apprend jamais rien. Rien ne nous sert de leçon. Dès mon adolescence, pourtant, j'ai compris que ce que je faisais n'intéressait pas ma famille et qu'ils trouvaient ça inutile, voire complètement ridicule. Ils ont eu à cœur de me montrer le mépris dans lequel ils tenaient ce que je faisais, et je dois reconnaître qu'ils ont eu de la suite dans les idées, car ce mépris n'a jamais varié. Ç'a commencé avec la musique, ça s'est poursuivi avec la peinture, et, très logiquement, ça continue avec les livres. Il n'y a aucune raison pour qu'il en aille autrement. Je ne peux pas faire quelque chose de bien, c'est impossible, c'est interdit, puisque j'appartiens à leur race jalouse et stérile. Mais il faut que je sois complètement honnête : une fois, un de mes frères a dit qu'il avait été fier de moi. Ce jour-là, avait-t-il raconté à notre mère, il avait vu mon nom (donc le sien) sur une affiche, aux côtés de celui de Mozart. Le temps d'une soirée, on peut se laisser aller à un peu de mauvais goût. 

Tout cela est très simple et très ordinaire. Les gens se vengent de ce qu'ils ne sont pas. Vous leur montrez ce que ce qui est impossible est possible, et c'est impardonnable.

Le désespoir arrive parfois à l'improviste, surgissant d'une bouche que l'on croyait fermée à tout jamais. Mais justement, les bouches ne le sont jamais, fermées à tout jamais. Faites confiance aux membres de la famille : ils se tiendront prêts jusqu'à la mort.

Ce court voyage à Aix aura fait basculer ma vie car il m'a permis de toucher du doigt mes illusions, de les ouvrir comme des figues trop mûres. Charnellement, concrètement. Les illusions prennent parfois l'aspect d'un visage martelé par les ans.

Je ne pense pas aux illusions qui sont sœurs de l'espérance, je parle plutôt de l'infinie illusion d'être soi. J'ai vécu trente ans dans l'illusion d'être moi, et d'aimer ce que j'aimais, et qui j'aimais. Cette illusion était d'une extraordinaire efficacité, il faut le reconnaître.

Ce dont je parle ne peut se représenter qu'à partir d'un certain âge. Vient un moment, dans la vie, où l'on s'aperçoit avec effroi que ce qu'on nomme "vie adulte" est bâti sur du vide. Tout ce qu'on a cru construire de solide s'effondre sous le souffle de l'enfance qui revient comme un boomerang. On l'avait lancée loin, très loin, et elle a mis un certain temps à revenir, mais c'est ce temps même qui lui donne cette force et cette violence inouïe, quand elle revient nous frapper par derrière. Je retrouve le désarroi et l'angoisse de mes quatorze ans. Je ne m'aime pas. Je ne n'aime pas mais surtout je ne comprends plus comment j'ai pu faire semblant si longtemps de m'aimer. En avais-je seulement le désir ?

Renaud Camus écrit aujourd'hui dans son journal : « Si on avait un échange avec eux, on serait stupéfait par ce qu’il comprennent et surtout ne comprennent pas, et croient comprendre. » [cmqs] Mais cette phrase, je l'entends d'abord comme s'appliquant à moi-même. J'ai cru (sincèrement) me comprendre. Pour pouvoir aimer, il faut croire se comprendre. L'amour est un crime parfait. (Si je m'aimais moi-même je ne dirais pas ça…)

Je suis un premier communiant. Je ne communique pas, je communie, comme le dit joliment Jean-Luc Godard à propos de son chien Roxy. Je n'ai finalement jamais réussi à communiquer avec le moindre être humain. En revanche, j'ai beaucoup communié, ça oui. Sans doute trop. Cette communion m'a traîné sur l'asphalte des voies humaines : mon dos et mes genoux sont râpés et me brûlent.

Ces quelques jours, que l'on pourrait qualifier de "post-publication", puisque j'ai publié coup sur coup deux livres, Luna et À Paris, ont été très difficiles, vraiment très difficiles. Je ne sais pas exactement dans quelle mesure les choses sont liées, mais il se trouve que le contrecoup profondément déstabilisant de mon petit voyage à Aix aura été concomitant à ces publications. Je ne peux pas ne pas faire de rapprochement. D'un côté j'ai revu une femme dont j'ai été profondément amoureux, il y a vingt ans, et d'un autre côté j'ai rendu publique des écrits qui parfois remontent à une dizaine d'années. Et dans les deux cas, je ne parviens pas à comprendre. Je ne parle pas de comprendre ce qui se passe au moment présent, encore que, mais plutôt de comprendre qui j'ai été il y a quelques années. Qui a été celui qui fut amoureux de Raphaële ? A-t-il seulement existé ? Qui a été celui qui écrivit ces textes ? Mon blog, ce blog, aura finalement été d'un grand secours. Ces deux livres ne sont qu'une purge, ou une tentative (partielle) de purge. Il fallait que je me débarrasse enfin de ces textes, qui m'empêchaient d'écrire vraiment. Et je ne connais pas d'autre manière de se débarrasser de textes que le fait de les publier. Je les ai gardés trop longtemps en moi, ces textes ; ils étaient en train de se constituer en tumeur. C'est sans doute la raison de ces titres complètement nuls : “Luna” et “À Paris”, qui ne sont pas réellement des titres. Je n'ai pas voulu chercher de beaux titres. J'ai seulement donné le nom que ces séries de textes portaient, dans le blog. Donner de vrais titres m'aurait paru faux, artificiel, et prétentieux. J'avais des paniers pleins, je les ai vidés. Je peux désormais repartir au marché. D'ailleurs je viens de faire des confitures de figues, car je ne pouvais pas manger tous les fruits que portaient mes deux figuiers. 

Dans la solitude, nous ne sommes jamais seuls. C'est ce que ne comprennent pas ceux qui en ont si peur qu'ils sont capables de tout pour vous faire sortir de cet état de grâce, y compris en vous offrant généreusement leur parole envahissante et écrabouillante. 

Baudelaire écrit à Wagner : « Enfin l'indignation m'a poussé à vous témoigner ma reconnaissance ; je me suis dit : je veux être distingué de tous ces imbéciles. » C'est la première motivation de l'amour (ou de l'admiration), cette volonté de se distinguer des imbéciles. Quand tout ou presque est inaimable, chez une femme, quand nous sommes les seuls à voir ce qu'elle a d'aimable et de véritablement singulier, la tentation est alors à son comble — c'est la possibilité de l'érotisme. Mais le désespoir arrive à l'improviste quand certaines bouches s'ouvrent et se mettent à parler dans une langue que soudain nous entendons. Nous avions tellement l'habitude d'être à l'étranger, dans l'amour… Baudelaire écrit encore : « Avant tout, je veux vous dire que je vous dois la plus grande jouissance musicale que j'aie jamais éprouvée. » À ces femmes-là, nous leur devons la plus grande jouissance jamais éprouvée. Le question est de savoir si la jouissance doit se dire. En réalité, la réponse à cette question est évidente : c'est non. Mais plus le non s'impose plus nous vient le désir de dire tout de même, car nous savons bien que les phrases n'ont de sens que dans cette zone où elles doivent forcer le passage pour prendre forme. Elles n'ont de réalité littéraire que dans la mesure où elles ont dû forcer le passage. 

Je ne les vois pas, mais j'entends des chevaux qui passent dans la rue devant chez moi. Quel son merveilleux ! Et, heureusement, ces bêtes montées passent juste à l'heure où un profond silence s'est établi au village. Il y des miracles, ici-bas ! 

Dans la solitude, nous ne sommes jamais seuls. Je connais quelqu'un, comme ça, qui littéralement me terrorise. Face à moi, je le vois et je l'entends fomenter ses phrases comme d'énormes camions de chantier qui vont balayer impitoyablement mes pauvres tentatives (pourtant rares !) pour prendre la parole. Quel lourdaud !  Quel butor ! À peine ai-je commencé à parler que je le vois préparer sa contre-attaque comme s'il amassait des tonnes de cailloux qu'il déverse en hâte sur mon pauvre énoncé qui n'arrivera jamais à son terme. Il ne lui faut que deux ou trois secondes. Sa réplique monte comme un raz de marée, en un formidable crescendo, jusqu'à couvrir triomphalement ma voix. Une ou deux fois, je me suis rebellé, j'ai forcé la voix, j'ai presque hurlé pour aller jusqu'à la terminaison, mais j'ai vite compris que, même si ma voix réussissait à faire pièce à la sienne, il ne serait tenu aucun compte de ce que j'avais dit. Il n'écoute pas. Il n'entend pas. Il est plein de sa parole, et uniquement de sa parole. Pour ces gens-là, vous n'existez pas. C'est un mur infranchissable contre lequel viennent se briser toutes les tentatives de dialogue. Peu de situations me désespèrent et me révoltent comme celle-là. J'éprouve un véritable dégoût pour ceux qui se conduisent ainsi, que je tiens pour des criminels. Combien l'on se méprise de devoir forcer sa voix et sa nature, combien il est humiliant de se mettre au niveau de ces rustres ! La plupart du temps on n'essaie même pas, mais on est alors condamné à ne rien dire, à subir, à laisser libre cours à cette logorrhée écœurante qui prend toute la place et vous renvoie au néant. HURLER serait la seule réponse possible, mais on s'en voudrait trop de hurler avec les hurleurs, de se placer à leur hauteur, ou plutôt à leur bassesse. Donc on se tait. Dans la vraie solitude, on est toujours deux : soi et l'autre ; car l'autre ne disparaît jamais, quoi qu'on fasse, quoi qu'on dise. Or, dans ces sortes de joutes imbéciles, on est seul, absolument seul ! Je ne comprendrai jamais quel est le bénéfice de ceux qui se conduisent ainsi. 

Plus ça va plus je suis sensible à l'adieu au langage. Que ce soit à cause d'une langue déficiente, appauvrie à l'extrême, handicapée, éclopée, ou à cause de l'incapacité chronique de la plupart des contemporains à écouter l'autre, à lui faire une place dans la conversation, le langage s'éloigne de nous à la vitesse d'un cheval au galop. Je vois arriver le jour où plus personne ne saura de quoi il est question. C'est déjà le cas, le plus souvent. Je regarde autour de moi, et je m'aperçois que ceux avec lesquels je peux avoir une vraie conversation se comptent sur les doigts d'une main. C'est terrifiant. Les fleurs, les animaux, les paysages seront bientôt nos seuls interlocuteurs. 

Une des choses que j'aime, chez elle, c'est qu'elle ne coupe jamais la parole, et qu'elle ne répond jamais trop vite. Elle prend son temps pour me répondre, toujours. Parfois trop, et même beaucoup trop ; mais je préfère ça à l'inverse. Je pardonne presque tout à celui qui me dit : « Je ne comprends pas » ou « je ne sais pas ».

« Il me semblait que cette musique était la mienne, et je la reconnaissais comme tout homme reconnaît les choses qu'il est destiné à aimer. » C'est à moi, avons-nous envie de dire du corps que nous désirons ! Et moins le corps en question nous appartient, plus nous avons le désir de le croire nôtre. Un corps de femme, c'est le temps : il passe et ne revient jamais, mais nous avons la sensation qu'il n'a d'existence que pour nous. C'est le pas des chevaux devant la maison dans le silence d'un dimanche d'août, métronome discret et poétique qui dit mieux que les mots. C'est notre destin qui passe sotte voce. Moi aussi j'aurais aimé écrire à Wagner. Ou, mieux, à Debussy. 

Ce n'est pas Rossini, qui a provoqué mon désarroi (l'opéra était particulièrement grotesque et monté d'une manière tellement imbécile qu'on a honte d'en faire état (il faudrait pourtant parler de cette mise en scène consternante et révoltante, mais ça m'ennuie d'avance de me coltiner  ces crétineries), et nous ne sommes même pas restés jusqu'à la fin), non, c'est de la revoir, elle, c'est de l'entendre parler, c'est de passer quelques heures chez elle, de voir sa maison, c'est de rencontrer un de ses “ex”, c'est la chaleur, c'est le mal de dos, c'est l'âge qui a décidé soudain de m'ouvrir les yeux, ou c'est peut-être (et même sûrement) quelque chose que je ne comprends pas, que je ne vois pas, et qui vient du fond de l'existence, quelque chose qui n'a pas de visage mais qui a enjambé les années et s'est placé entre moi et le monde, comme un très haut mur. Tout s'est déclaré brutalement, comme un cancer qui flambe, comme un hurlement qui déchire le rêve. 

Il aura suffi de quelques heures, de quelques jours pour que ma vie prenne un sens différent, et même un sens différend. Je me suis trouvé brutalement face à un sens qui cherchait la bagarre alors que je ne lui demandais rien. J'avais seulement accepté une invitation. Je voulais seulement entrer dans le monde, le temps d'une soirée. Je n'avais pas l'intention d'en sortir. C'était un piège. La tumeur était sans doute déjà là, bien sûr, mais elle dormait. Je ne sentais rien. Mes esprits, mes monologues me protégeaient, me détournaient du foyer hurlant. Rossini a bon dos. Yves aussi. Et même elle… Elle n'y est finalement pour rien. Elle n'a fait qu'obéir, et m'amener au centre du cercle, inconsciente et docile. Baudelaire finit sa lettre à Wagner par cette phrase : « Je n'ajoute pas mon adresse, parce que vous croiriez peut-être que j'ai quelque chose à vous demander. » Il faudrait toujours écrire sans donner son adresse, car ils veulent tous nous y reconduire de gré ou de force. Ils ont décidé qu'ils connaissaient notre demeure. On ne pourra jamais les détromper. Une femme qu'on a aimée se trompe plus sûrement que n'importe qui sur celui qui se trouve face à elle. Quand je suis arrivée chez elle, elle m'a dit : « Tu as drôlement changé ! » Je ne pouvais pas lui répondre la même chose, puisque je l'avais vue il y a neuf ans, et que déjà elle m'avait semblé avoir perdu toute la beauté que j'avais aimée. Les piteuses retrouvailles des vieux amants ont cet avantage extraordinaire que nous pouvons nous dire que nous avons souvent connu le meilleur de ces visages et de ces corps. Je n'avais rien à lui demander, contrairement à ce que j'avais cru, pendant que je conduisais la voiture pour aller la rejoindre, ce mercredi 20 juillet. Et puis, mon adresse, elle l'avait oubliée depuis si longtemps que j'étais à l'abri de toute tentation. Mais ce n'est pas drôle, de n'être pas tenté… Le mur paraît bien trop proche de notre tête pour que la douleur du choc ressentie par avance ne nous fasse pas perdre les pédales. Et voilà où j'en suis. 

Et Baudelaire dit encore : « En somme vous avez dû être satisfait du public dont l'instinct a été bien supérieur à la mauvaise science des journalistes. » Les amoureux sont le bon public, dont l'instinct est toujours supérieur aux intelligents critiques qui les regardent de l'extérieur avec un rictus navré. Mais quelle furieuse et méchante contradiction, quand nous regardons dans le passé de nos attachements ! « Une fois encore, Monsieur, je vous remercie ; vous m'avez rappelé à moi-même et au grand, dans de mauvaises heures. » La vie nous ouvre les yeux dans le même temps exactement qu'elle nous les ferme. Toutes les heures sont simultanément bonnes et mauvaises, dès qu'on s'en est éloigné, et ce qui nous en éloigne a invariablement les traits abîmés d'un visage aimé — « l'âme montée à son paroxysme », la chair carbonisée et malodorante des souvenirs retournés. Je l'ai vécu très charnellement ces derniers jours où mes rêves ont été violents et poignants, émouvants et traumatisants, doux et brutaux, révoltants. Mes nuits étaient plus brûlantes que la canicule. Tout est sorti d'un coup, par tous les émonctoires psychiques dont je dispose. Les pages du livre ouvert étaient des lèvres chauffées à blanc, cachant mal des dents acérées. 

𝐸𝑡 𝑗'𝑎𝑖𝑚𝑎𝑖𝑠 𝑏𝑒𝑎𝑢𝑐𝑜𝑢𝑝 𝑝𝑙𝑢𝑠 𝑡𝑒𝑠 𝑙𝑒̀𝑣𝑟𝑒𝑠 𝑞𝑢𝑒 𝑚𝑒𝑠 𝑙𝑖𝑣𝑟𝑒𝑠.