jeudi 18 août 2022

Les commentaires imbéciles, pourtant

 Soit cet extrait de Schopenhauer déposé sur Facebook. 

« Pour moi, je nourris depuis longtemps l’idée que la quantité de bruit qu’un homme peut supporter sans en être incommodé, est en raison inverse de son intelligence, et par conséquent peut en donner la mesure approchée. Aussi lorsque j’entends, dans la cour d’une maison, les chiens aboyer pendant une heure, sans qu’on les fasse taire, je sais déjà à quoi m’en tenir sur l’intelligence du propriétaire. Celui qui fait claquer habituellement les portes, au lieu de les fermer avec la main, ou qui le tolère dans sa maison, est non seulement un homme mal élevé, mais encore une nature grossière et bornée. “Sensible” en anglais signifie également “intelligent”, et ce sens-là procède d’une remarque très fine et très juste. Nous ne serons complètement civilisés que le jour où les oreilles seront libres, elles aussi, et où l’on n’aura plus le droit, à mille pas à la ronde, de venir troubler la conscience d’un être qui pense, par des sifflements, des cris, des hurlements, des coups de marteaux ou de fouets, des aboiements etc. Les Sybarites bannissaient hors de leur ville tous les métiers bruyants ; et la respectable secte des Shakers, dans le nord de l’Amérique, ne souffre aucun bruit inutile dans les villages ; on raconte la même chose des frères moraves. »  

Qui donne lieu à des commentaires tels que :

« Comme j'aime les chiens, leur aboiement ne m'est pas insupportable. J'ai plus de mal à endurer les cris des marmailles sur la plage ou dans un parc. »

Et encore :

« C'est un beau texte, pas très scientifique mais beau. Normal pour un philosophe j'ai envie de dire. Ça n'en fait, heureusement, pas une généralité [sic]. Sans compter que les exemple cités ont des pertinences qu'il n'y a pas ici (en tout cas pour les chiens) »

Et surtout :

« Après pour le silence, il reste l'ehpad ou le tombeau. Les bruits font aussi partie de la vie. »

Ça c'est vraiment le bouquet ! Ce crétin se croit sans doute spirituel, en plus. Ou très fin. Ou les deux. Pauvre imbécile. C'est vraiment pitoyable. Et ce con a l'air d'être flûtiste, en plus… Les bruits font partie de la vie… J'ai rarement entendue répartie aussi bête. A-t-il seulement lu le texte que j'ai déposé ? Il vaudrait mieux penser que non, par charité chrétienne. Ce genre de commentaires ne me donnent jamais envie de répondre sérieusement, rationnellement, logiquement, mais seulement d'insulter — ce que j'ai fait. Merde alors, ils ne méritent pas mieux. La tolérance a des limites. On a beau en avoir l'habitude, la confrontation avec la bêtise crue bouleverse. Pour peu, elle nous ferait fondre en larmes, car elle vient toujours comme un coup de couteau dans la trame courante de l'esprit. Elle nous prend toujours au dépourvu, même si nous la connaissons bien. La bêtise est toujours une agression, quoi qu'on dise. Pour me calmer, j'écoute des chansons de Bola de Nieve, que j'adore. Quel baume ! Où est donc passée la bonté que ces chanteurs-là savaient mettre dans leur voix ? La bonté, la douceur et le sourire aimable, tout le contraire du ricanement et du clinquant, brutal ou stupide, qui aujourd'hui a étouffé toute poésie, toute gentillesse et tout savoir-vivre. Il existe un lien direct entre amabilité et silence, et toute personne qui ne le voit pas est pour moi une brute. Tout grand art porte en lui une dose immense de silence. C'est lui, le silence, qui rend possible le son, les notes, les phrases, qui les habille de cette couleur chaude et précieuse, qui les protège de la vulgarité, qui leur donne finalement une forme humaine, généreuse, une forme qui adoucit les angles de la réalité et qui éloigne les sauvages. 


« C'est une chose étonnante que l'indifférence vraiment stoïque avec laquelle les cerveaux ordinaires supportent le bruit. » (C'est Schopenhauer encore.) Mais voici le passage en entier, qui précède tout juste celui que j'ai cité plus haut. « En revanche, c’est une chose étonnante que l’indifférence vraiment stoïque avec laquelle les cerveaux ordinaires supportent le bruit ; qu’ils pensent, qu’ils lisent ou qu’ils écrivent, rien ne peut les troubler, tandis que les cerveaux d’élite en deviennent incapables de tout travail. Mais ce qui les rend si insensibles aux bruits de toutes sortes, les rend également insensibles à la beauté dans les arts plastiques, à la profondeur de la pensée ou à la finesse de l’expression dans les arts du discours, bref à tout ce qui ne les intéresse pas personnellement. Au sujet de l’action paralysante qu’exerce au contraire le bruit sur les esprits d’élite, citons la remarque suivante de Lichtemberg, qui trouve ici sa place.  “C’est toujours un bon signe, quand un artiste est empêché par des riens d’exercer son art comme il faut. F… plongeait ses doigts dans de la poudre de lycopode, lorsqu’il voulait jouer du piano… Des esprits moyens ne sont pas empêchés par de telles vétilles. Ce sont des cribles à larges trous.” »


***


Je dépose cette phrase, sur Facebook : « Un bon professeur, c'est quelqu'un qui jamais n'a voulu enseigner, mais qui a toujours désiré apprendre. » Il y a peu de choses, il y a très peu de choses dont je sois sûr, dans la vie. Celle-ci en fait partie.


Aussitôt, un professeur surgit pour me rappeler à l'ordre : « Non. C'est quelqu'un qui désire partager ce qu'il ne cesse d'apprendre. Le plaisir d'enseigner est essentiel. » Outre que cette manière d'asséner des truismes est assez ridicule, il y a le ton, bien sûr. Eût-il dit la même chose d'une aimable manière que j'aurais volontiers répondu en précisant ma pensée : il est vrai que je pense plus au maître qu'au professeur à proprement parler. Un "bon professeur", donc, pour moi, c'est quelqu'un qui est devenu ce qu'il enseigne. Il a fait plus que l'étudier, il en a fait sa vie. Il est devenu son art, ou sa discipline. Il n'a jamais désiré être professeur. Quelle piètre ambition, quand on y songe ! Vouloir exercer le métier de professeur… Oh, il en faut, certes, il en faut et il en faudrait beaucoup, même. Mais moi ce n'est pas du tout de cela que je parle. Non, je ne m'intéresse pas à ces ouvriers du savoir qui « aiment leur métier et le font le mieux possible ». Grand dieux, s'ils aiment ça, eh bien qu'ils le fassent, leur métier, et qu'ils ne viennent pas en plus nous chanter leurs propres louanges ! C'est trop, vraiment ! Il y en même un qui, venant à la rescousse du grand professeur outragé, s'est écrié, la main sur le cœur et la tripe palpitante : « magnifique! Mon credo » (sans espace avant le ! ni point à la fin de son exorde sans suite, bien sûr (les profs ne savent pas se déguiser très longtemps en professeurs, il leur manque la patine donnée par l'habitude). Je parle des grands professeurs, je parle de ceux qu'on appelait jadis les maîtres. Un maître selon mon cœur ne se réveille pas un matin avec « la passion de transmettre », cette triste baudruche du temps de l'École mise à terre (ou plus bas que terre). Un maître passe sa vie à se confondre avec sa discipline, à ne faire qu'un avec elle et, à la condition qu'on lui demande avec insistance, et généralement à la fin de sa vie, il accepte d'avoir quelques élèves, car il ne peut pas refuser. Encore une fois, ce n'est pas son but dans la vie. Son enseignement ne sera que ce qu'il ne peut empêcher de laisser voir de son savoir, ou, pour mieux dire, de son être. Il n'aura que très rarement une fiche de paie (et jamais une retraite). On choisit un maître, on vient à lui parce qu'il est lui. Lui ne va pas aux élèves. Qu'il enseigne le piano, le kung fu, ou la calligraphie, il a passé sa vie à se passer de ces élèves qui viennent le trouver quand il a côtoyé son art durant trente ou quarante ou cinquante ans. C'est justement parce qu'il n'a pas d'élèves qu'on vient le voir. Ce qu'on vient chercher, chez lui, c'est son silence ; c'est le mystère de son désir inflexible, c'est tout ce qu'il ne dira pas. Il n'apprendra pas à faire des gestes, à jouer comme ceci ou comme cela, à penser comme ceci ou comme cela, à faire des fiches, des exercices, il pensera, il jouera, ou il se taira, et cette pensée, ce jeu ou ce silence seront plus qu'un exemple ; ce sera le Désir qui flambe dans les deux corps mis côte à côte ; ce sera la Pensée qui se dresse dans deux esprits mis côte à côte, le Son et la Forme qui naissent simultanément dans deux êtres mis côte à côte ; ce sera le Geste qui naît pour la première fois dans les membres de l'élève. Voilà le Professeur dont je parle. Il se contrefiche de “transmettre”, car transmettre signifie qu'on transmet quelque chose. Lui il poursuit son chemin, il continue à apprendre, jusqu'à la mort, et si son inlassable apprentissage peut jeter un peu de lumière (ou de trouble) dans l'âme du néophyte, ce sera une bonne chose. Sinon, tant pis. D'autres le feront. Il est d'abord et avant tout le gardien de sa discipline, qu'il désire porter au point le plus haut. Ce n'est que de cette manière qu'il est utile, vraiment utile. 


Mais le professeur outragé s'était signalé un peu plus tôt dans la journée par une intervention tout aussi cuistre. J'avais déposé le quatrième des Vier Letze Lieder de Strauss, dans l'interprétation de Jessie Norman, et j'avais ajouté en commentaire qu'un peu plus tôt dans la journée, j'avais été très surpris de constater que je m'étais trompé sur la voix que j'entendais à la radio sans rien savoir d'elle, en passant dans ma cuisine. C'est précisément parce que cette méprise m'avait surpris (j'avais cru reconnaître Schwarzkopf, sur une ou deux mesures (c'est-à-dire trois ou quatre notes) entendues je le répète en passant) que j'avais jugé amusant et utile de le dire. C'est précisément dans la mesure où ces deux voix sont très dissemblables que ma méprise m'a amusé, ou m'a semblé intéressante. Mais le professeur outragé a tenu à me faire la leçon : « Deux voix à l'opposé l'une de l'autre pourtant. » Ça alors par exemple ! Quelle information inouïe et capitale ! Comme il était utile de me l'apprendre ! Je ne m'en serais jamais douté. Comme il est bon de se faire redresser la parole par un spécialiste bien assis et bien coiffé ! 


***


À quoi répondent-ils, ces commentaires imbéciles ? On se le demande. Certainement pas à ce qui est écrit, ou dit, en tout cas. Sans doute se répondent-ils à eux-mêmes. Mais si c'est bien le cas, pourquoi ne dialoguent-ils pas avec eux-mêmes ? Ce serait tellement plus intéressant et pertinent. Pourquoi rompent-ils le silence ? C'est cela la vraie question.

Dans un dialogue, le plus important est de savoir à quoi répondre, et donc, sur quoi se taire. C'est comme de savoir ce que l'on doit voir dans un tableau ou entendre dans une page de musique. Nous n'avons pas les bras assez grands pour embrasser le sens, ni le tout de la parole de l'autre. Quand nous lisons un livre, c'est la même chose. Nous savons bien que nous ne lisons pas tout. C'est le choix que nous faisons qui importe : ce que nous laissons est aussi important que ce que nous prenons. Mais surtout, il m'est de plus en plus difficile de supporter ces gens (de plus en plus nombreux) pour qui lire, c'est confronter le sens qu'ils portent en eux au sens de celui qu'il lise. Ils ne veulent savoir qu'une chose : vrai ou faux ? Ils veulent pouvoir dire : Oui ou non ? Eh bien je leur propose de vite refermer le livre, car ils perdent leur temps. Il existe bien d'autres occupations et situations qui leur permettront de jouer à ces jeux binaires et de croire conséquemment qu'ils savent quelque chose. Les bruits font partie de la vie ? Oui. Mais surtout de la vie des cons. 


[C'est moi qui souligne]