dimanche 18 septembre 2022

Au soleil, dans la paix du négatif




La maison est inondée de lumière, ce matin, et il est facile d'écrire. Il me semble que la vérité s'offre à moi d'une manière inhabituelle. J'écoute d'une oreille des extraits des pages symphoniques de Mahler, et mon émerveillement rejoint celui que me procure la langue, cette substance toujours inouïe dont j'espère qu'elle ne m'abandonne pas trop vite. Pouvoir faire des phrases : c'est quelque chose dont je ne me lasse pas. Comme le dit Jean-Luc Godard dans une interview, j'aime parler pour ne rien dire, et de plus en plus. Après avoir longtemps pensé qu'il s'agissait de dire quelque chose, quelque chose d'important, de neuf, de singulier, de surprenant, je crois désormais que ce qui a le plus de prix, c'est de se fondre dans la langue et d'accepter de n'avoir rien à dire qui n'ait déjà été dit cent fois, mille fois, quelque chose qui dise le moins possible, de parler une langue morte, à la limite de l'extinction de voix, comme un animal qui nous regarde, la voix très loin au-dedans de lui. Disparaître complètement dans l'épaisseur de la langue, ne faire qu'un avec elle, c'est finalement le grand art, comme si elle nous recouvrait de sa lumière infinie jusqu'à annuler toute notre pauvre singularité. Je sais bien que je n'y parviendrai jamais, mais parfois, comme ce matin, je me laisse aller à croire que pendant quelques instants, mes phrases auront eu l'audace de ne vouloir rien dire, qu'elles seront prises pour des instruments de l'orchestre qui soudain sortent du rang et se mettent à déblatérer tranquillement, comme le fou à qui l'on a permis de quitter l'asile, pour quelques heures, et d'aller se promener au soleil, en ville. 

Après Mahler, ce sera Luigi Nono et son quatuor, Fragmente — Stille, an Diotima, par les Arditti. J'ai toujours l'impression d'entendre de la musique en négatif, quand j'écoute ce quatuor. Les blancs sont noirs et les noirs sont blancs. Les silences sont sonores et les sons silencieux. On pense à Maître Eckhart. Dieu se cache. Pas de séduction. Pas de démonstration. Un langage d'avant le langage. On craint toujours de chuter dans les gouffres qui s'ouvrent entre deux éclats. Ce sont des falaises sonores, des gris infinis. L'Énigme semble nous engloutir, ou nous dissoudre. Elle nous pousse sur les bords du monde. Nous le regardons depuis la marge alors que nous sommes en son centre. (La partition est si belle…)