dimanche 24 mai 2020

Didier Raoult



Y a des trucs qu'on peut pas laisser passer, AMHA.

Raoult, le druide de la torsion de pointe, le chlorogourou à cheveu gras, le youtubeur Marseillais qui se fait acclamer par les chauffeurs de taxi, le virus habens des Bouches du Rhône, le Zinzin de la courbe en cloche, le mec qui vous envoie ad patres simplement parce qu'il a décidé de se laisser pousser la barbe, sur les conseils de sa femme, le patron d'institut pourri de fric qui roule en Bentley, le zyva des comorbidités, il faut le faire passer en conseil de guerre, il a trahi la patrie, il a cocufié le Président, il a mis la main aux fesses de la République, et il n'a pas d'assurance sur sa Golf GTI reprogrammée stage II. Et cette Golf GTI, est-ce que vous savez qui la conduit, la plupart du temps ? Marion Maréchal ! Je vous laisse réfléchir, les amis…

Sa chloroquine, c'est un poison violent à base de glyphosate qui a été fabriqué par des enfants esclaves en Syrie, et d'ailleurs il est financé en secret par Monsanto. Tous les ans, il part en vacances dans la résidence de Trump, qui lui offre des putes et des cigares cubains. Là bas, il roule dans un énorme 4x4 Mercedes qui pollue comme sept Renault Clio. Il a soudoyé tous les médecins qui travaillent dans son institut, il a des dossiers sur tout le monde, et il se tape systématiquement toutes les secrétaires de l'IHU. D'ailleurs, il y a une vidéo qui circule où on le voit dans un club échangiste de Marseille en train de sodomiser une jeune fille de douze ans droguée à la chlorocoquine, un dérivé de la chloroquine qu'il a élaboré dans le plus grand secret, dans le labo que Trump lui a fait installer dans son ranch en Arizona. Il est très copain avec DSK, Roman Polanski, Gabriel Matzneff, et la femme de Marc Dutroux, qu'il approvisionne en chlorocoquine. On parle aussi de satanisme, mais là, je n'ai pas (encore) de preuves. Ce qui est sûr, c'est qu'il s'est fait tatouer un portrait de Gilles de Rais sur la bite et une croix inversée sous l'aisselle gauche. Son institut, à Marseille, il n'y est jamais. Il y va tous les matins mais il en ressort aussitôt par un tunnel secret qu'il a fait aménager pendant la construction de l'IHU. Un ami dont je tairai le nom a retrouvé dans les rushes du film Eyes Wide Shut, un plan où l'on peut voir Didier Raoult filmé par Stanley Kubrick. Inutile de dire que ce n'est pas un hasard si Raoult se retrouve dans ce film… 

En outre, je rappellerais tout de même que Didier Raoult a la tête classique du sidaïque refoulé. Certains vont jusqu'à affirmer qu'il serait à l'origine même du coronavirus, car on l'a vu traîner dans les bordels de Wuhan, et il paraît qu'il avait ses entrées au labo P4 de la ville. De là à penser qu'il a lui-même traficoté le virus du sida pour déclencher la pandémie, il n'y a qu'un pas, car il voulait prouver ainsi au monde que lui seul avait une molécule capable de traiter le Covid. Tout cela semble fou, je vous l'accorde, mais quand on connaît le personnage, on est vite convaincu de la plausibilitude de ce que j'affirme ici. D'ailleurs, M. Recatolo, mon voisin, a chez lui des documents ultra secrets qu'il a bien voulu me confier quelques heures afin que je les étudie. Eh bien je peux vous affirmer que la réalité dépasse la fiction ! Mais je n'entrerai pas dans les détails car je crains pour ma vie. 

Cette histoire est le plus grand scandale que la France ait connu, depuis le vase de Soisson et le procès de Jeanne d'Arc. Vous pouvez compter sur moi pour ne pas le lâcher, ce salopard ! On va lui régler son compte une bonne fois pour toutes, à ce FDP.

jeudi 21 mai 2020

Qu'il n'y a pas de problème de l'emploi


— Présentez-vous, s'il vous plaît.

— Je mise sur le très long terme, et j'ai horreur des couilles molles.

— Pardon ?

— Vous n'avez pas entendu ?

— Si, mais qu'est-ce que cela signifie ?

— Je n'aime pas développer.

— Ça commence mal !

— On n'a qu'à en rester là.

— Vous êtes toujours aussi désagréable ?

— Presque toujours, oui.

— Mais vous cherchez bien un emploi ?

— Je cherche un salaire.

— Il fallait le dire tout de suite.

— Je vous le dis.

— Vous ne voulez pas travailler ?

— Si c'est indispensable pour gagner de l'argent… mais je préfèrerais autant ne pas.

— Alors en effet, dans ces conditions…

— Au revoir.

— Mais attendez ! Pourquoi partez-vous ?

— Dans ces conditions… je n'ai rien à faire là, c'est bien ça ?

— Non, non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Au contraire. Ces gens qui veulent un travail, en plus d'un salaire, je trouve ça louche.

— Je ne vois pas pourquoi on les empêcherait de travailler, si ça leur fait plaisir.

— Non, bien sûr, je ne désire pas les en empêcher, mais vous ne m'ôterez pas de l'esprit que c'est un peu surprenant.

— Il y a des choses encore plus étranges.

— C'est vrai, c'est vrai. Eh bien, quand pouvez-vous commencer ?

— À toucher un salaire ? Mais tout de suite.

— Ça me convient.

— Vous payez bien ?

— Écoutez, je n'en sais rien, c'est la première fois que je recrute.

— Alors il va falloir discuter des conditions.

— Je m'en doutais un peu. Mais si nous pouvions faire simple…

— Ça ne dépend pas de moi. Il y a toujours une négociation, en général.

— Qu'y a-t-il à négocier ?

— Eh bien mon salaire, pour commencer, et aussi mes avantages.

— Pour le salaire, je vois, mais qu'appelez-vous des avantages ?

— Eh bien, par exemple, les congés, les primes, les tickets restaurant, le treizième mois, une mutuelle, etc.

— Ah oui, très bien, très bien. Tout cela m'a l'air parfaitement normal.

— Oh, il n'y a rien d'extraordinaire, en effet. C'est le lot de tous les travailleurs.

— Certes, mais vous n'allez pas travailler…

— À mon avis, c'est un détail. Ça ne devrait pas changer quoi que ce soit au reste.

— Bien. Vous avez l'air de connaître votre affaire, et j'avoue que ça m'arrange. Abordons la question du salaire, voulez-vous ?

— Je peux vous faire une proposition tout à fait honnête. Que diriez-vous de deux mille euros par mois ?

— En effet, c'est très modeste. Vous allez vous en tirez, avec un salaire comme ça ?

— Ah, je ne vous dis pas que ce sera la grande vie, non, mais rien ne nous empêche de considérer que je commence au bas de l'échelle.

— Au bas de l'échelle, oui, c'est ça, oui, au bas de l'échelle, ça me paraît convenable. Vous êtes raisonnable de ne pas vouloir commencer plus haut. 

— J'ai des besoins assez modestes, c'est vrai. Je ne suis pas du genre à frimer dans une décapotable.

— D'ailleurs, en ce moment, une décapotable…

— Oui, en ce moment, on serait plus à l'aise dans une grosse berline confortable.

— Je suis bien d'accord avec vous. J'aime le confort.

— Et la sécurité.

— Et la sécurité, oui. Le confort et la sécurité. Mais un peu de luxe ne me dérange pas.

— Je peux comprendre ça, mais je n'aime pas le luxe ostentatoire.

— Ah non ! Non. Moi non plus. Quand je dis "luxe", je parle d'un luxe discret.

— …

— Pour ce qui concerne vos tickets restaurant, je vous laisse le soin de les commander, car je n'y connais rien.

— Faites-moi confiance, je choisirai avec soin. Je déteste ces tickets restaurant sur lesquels on ne rend pas la monnaie. On est obligé de faire des calculs, et c'est humiliant.

— Vous êtes en bonne santé ?

— Je pense que oui. Je ne suis jamais malade… Les arrêts-maladie, ce n'est pas pour moi.

— Comme vous ne travaillerez pas, ils ne serviraient pas à grand-chose.

— Voilà encore un autre avantage. Et puis, jamais d'accidents de travail…

— Ah mais oui ! C'est bien, ça… Pas de travail, pas d'accidents du travail.

— Et les jours fériés, on s'en moque comme d'une guigne.

— Même pour Pâques ?

— Même pour Pâques.

— Formidable !

— Ah, en revanche, je tiens beaucoup à mes vacances. Je veux un mois de vacances en été, et quinze jours en hiver.

— Ma foi, ça ne me dérange pas du tout. Je trouve même que c'est plus sain. Un salarié doit pouvoir oublier son travail, de temps à autre.

— Il faut pouvoir se changer les idées radicalement.

— Finalement, vous êtes facile à vivre. Je n'aurais pas cru.

— Si l'on sait me prendre, je peux être très sociable.

— Dieu merci ! Je préfère éviter les conflits.

— N'oubliez pas, tout de même, que je n'aime pas les couilles molles.

— En quoi suis-je concerné ?

— N'hésitez pas à prendre les mesures qui s'imposent. En toute occasion. 

— Lesquelles ?

— Mais c'est à vous de savoir !

— Oui, oui, certainement, mais je n'ai rien contre un bon conseil, vous savez.

— Des conseils, je peux vous en donner, mais quand il faudra prendre une décision, alors vous serez seul !

— Oui ?

— Ah oui ! Pas question que je me laisse entraîner là-dedans !

— En somme, chacun son métier, c'est comme ça que vous voyez les choses ?

— Parfaitement. Ou alors, la question du salaire se reposerait !

— Ah mais oui, bien sûr. Si vous aviez des responsabilités, vos deux milles euros mensuels seraient très insuffisants. 

— Écoutez, ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Pour l'instant, restons-en à un simple salariat, un salariat ordinaire. Vous êtes le patron, et je suis l'employé. Il sera toujours temps, dans quelques mois, de réévaluer la situation, si vous estimez qu'elle le mérite, ou si j'ai des velléités d'avancement — question qu'il ne faudra pas négliger pour autant.

— Vous avez raison. Soyons raisonnables. Rien ne sert de se monter la tête. Voyons d'abord si vous me convenez.

— Et réciproquement.

— Vous n'êtes pas sûr de rester à mon service ?

— Je ne peux pas en être complètement certain, non, mais a priori je ne vois pas ce qui pourrait me faire quitter cet emploi.

— Emploi qui n'est pas un emploi, nous sommes bien d'accord ?

— Nous sommes parfaitement d'accord. Je disais emploi pour faciliter la compréhension des choses.

— J'aime ce mot. Faciliter : voilà comme il faut prendre la vie. Facilitons tout ce qui peut l'être.

— N'oubliez pas non plus que je mise sur le très long terme.

— J'avoue ne pas très bien comprendre ce que vous entendez par là.

— C'est une formule que j'aime bien placer tout de suite dans la conversation. Histoire qu'on sache à quoi s'en tenir.

— À quoi doit-on s'attendre ?

— Au fait que je vois loin, que je prends mon temps.

— Vous prenez votre temps, soit, mais pour quoi faire, exactement ?

— Pour tout. Par exemple, un homme normal devient adulte à vingt ans, à peu près. Moi, je ne serai adulte qu'à soixante ans. Mais je le sais : ce n'est pas une surprise, pour moi.

— Donc, si j'en juge par votre aspect physique, vous êtes encore un enfant ?

— Quand même pas. Je suis encore dans l'adolescence. Mais rassurez-vous, sans les graves inconvénients de l'adolescence banale.

— Je préfère ça, car je déteste les adolescents. Et pour le treizième mois, comment procède-t-on ?

— Je serais assez pour que vous me le versiez immédiatement. Histoire de me motiver

— Excellente idée. C'est important, la motivation. Et puis comme ça, on n'aura plus à y penser jusqu'à l'année prochaine. 

— Permettez-moi de vous le dire : je trouve que vous faites un bon patron. 

— Vraiment ? Vous ne dites pas ça pour me flatter ?

— Non, je suis sincère. Il est rare que l'on puisse définir un plan de travail aussi rapidement, et avec une clarté tout à fait bienvenue. J'aime la clarté ; elle me rassure. Si vous saviez comme certains patrons peuvent être compliqués…

— J'ai des amis patrons, vous savez, mais j'avoue que nous ne parlons pas beaucoup de cet aspect de leur vie, entre nous. Et pourtant, j'éprouve souvent une grande curiosité, à cet égard. 

— Moi c'est le contraire. Ça ne m'intéresse pas du tout. Ces gens-là sont fréquemment obnubilés par leur travail, et je me dis que leur vie ne doit pas être très amusante. Je n'ai pas envie de savoir ce qui les tracasse tant.

— Mais, vous-même, en tant que salarié, vous avez bien aussi quelques tracas ?

— Absolument. Mais pourquoi en parler ?

— Vous avez peut-être raison. Pourtant je trouve qu'il est intéressant de comprendre en quoi la vie des autres peut être difficile. Cela peut nous servir, à nous-mêmes, vous ne croyez pas ?

— Non, j'ai acquis la certitude que la vie des autres n'a aucun intérêt. Je fais bien sûr semblant de m'y intéresser, pour ne pas avoir de problèmes en société, mais à vrai dire, je ne veux rien savoir. Les malheurs et les bonheurs des autres ne participent en rien aux miens. 

— Vous êtes une sorte de philosophe…

— Surtout pas. Je hais la philosophie. 

— Mais pourquoi ?

— Parce que c'est un travail très mal rémunéré. J'ai essayé, quand j'étais plus jeune, d'être philosophe. Ça ne sert à rien. On ne transmet rien, aux autres, rien du tout. Ni le talent, ni l'intelligence, ni même des connaissances. 

— Mais enfin, et l'école, alors ?

— Je l'ai quittée à douze ans, soulagé. 

— Mais de quoi avez-vous vécu, jusqu'alors?

— J'ai fait toutes sortes de choses. Toutes sortes de métiers, comme on dit.

— Donc vous avez travaillé.

— Oui, j'ai travaillé. Assez pour estimer que ça suffisait. 

— Je ne voudrais pas être indiscret, mais puisque l'emploi que je vous propose ne fera pas de vous un travailleur, qu'allez-vous faire de votre temps ?

— Et vous, pourquoi m'embauchez-vous ?

— Je vous répondrai si vous répondez honnêtement à ma question. 

— J'ai plusieurs projets. Le premier de ces projets consisterait à aller m'établir dans le Grand Nord, pour au moins une année, absolument seul. Le deuxième projet est plus ambitieux encore. Je voudrais dormir pendant six mois. 

— Vous êtes fatigué ?

— Non, mais j'adore dormir. C'est pour moi la vie rêvée, et c'est le cas de le dire, parce que je rêve beaucoup. 

— Vous avez d'autres projets encore ?

— J'en ai un troisième, mais de celui-ci je ne peux pas parler. 

— Dommage. Vous avez aiguisé ma curiosité. 

— À vous maintenant. Pourquoi vouloir un employé ?

— Oh, c'est un désir assez courant, je crois. Rémunérer quelqu'un justifie de vivre. Cela crée une relation très forte, mais surtout, cela me rassure. Quand vous allez voir une prostituée, par exemple, et que vous laissez des billets de banque sur la table de nuit, est-ce que vous ne vous sentez pas bien dans votre peau ? Vous permettez à quelqu'un de vivre. Créer de l'emploi, j'avais ça dans un coin de ma tête, depuis très longtemps. Cet échange est tout de même fondamental ! De l'argent contre quelque chose… 

— À ce moment-là, il suffit d'aller acheter quelque chose à la Samaritaine !

— Non, je ne crois pas. Il y a une satisfaction à consommer, bien sûr, je ne le nie pas, mais donner de l'argent à quelqu'un, c'est très différent. Et je sais ce que vous allez me dire… Non, je ne suis pas un philanthrope, car je propose un échange. 

— Mais alors, dans notre cas, en échange de quoi me donnerez-vous deux mille euros par mois ?

— En échange de ce que grâce à vous je serai devenu un patron. 

— Je comprends. Je comprends même très bien, même si le désir d'être patron ne m'habite pas. 

— Nous nous complétons admirablement. 

— Pourvu que ça dure !

— J'ai encore une question à vous poser. An début de cet entretien d'embauche, vous m'avez dit que vous étiez toujours désagréable. Ce n'est pas l'impression que je retire de notre discussion. 

— Chacun a une manière bien à lui d'être désagréable. Permettez que j'en reste à la mienne, qui me convient. Si l'on commence à se demander, à chaque rencontre, ce que l'autre peut bien considérer comme désagréable, il me semble que tout le bénéfice trouvé à l'être est réduit à peu de choses. Je ne laisse personne décider pour moi de ce que je considère comme agréable ou désagréable. C'est ma morale. 

— Vous êtes quelqu'un de moral.

— Très. Mais vous noterez comme il est difficile d'être moral dans une société immorale. 

— Les travailleurs sont-ils des êtres moraux, selon vous ? 

— Ceux qui, comme moi, ne veulent pas travailler, le sont, bien sûr. Le travail ne devrait s'envisager que s'il n'est pas rémunéré. 

— Vous ne voulez pas l'échanger ?

— À long terme, il y a bien échange. Mais cet échange n'est bénéfique que s'il est nié, à court terme. 

— Je n'y comprends plus rien, mais ça n'a aucune importance. Notre arrangement me convient parfaitement. 

— Mettons-nous immédiatement au travail.


Ils se serrent la main, quand l'un des deux s'avise d'un oubli.


— J'ai oublié de vous demander votre nom !

— Georges de La Fuly.

— Tiens, ça c'est amusant. Vous portez donc le même nom que moi ?

— Ça m'arrive, oui. 

mardi 19 mai 2020

Pire que l'enfer


Avec leur Piccoli, ils ont fait remonter en moi Georges Delerue. La musique du Mépris, film que je n'ai jamais vraiment regardé, ou seulement par morceaux. Ça remonte de très loin, de très profond, de cette zone où les choses baignent dans une sorte de soupe primordiale indifférenciée, dans cette zone où l'on n'est pas occupé à juger, où l'on reçoit les choses en pleine poire sans les comprendre, disons entre quinze et vingt ans. 

J'ai même longtemps confondu la musique de Delerue et l'adagio de Barber, c'est dire si je ne prêtais pas vraiment attention à ce que j'entendais. En fait, j'avais instantanément classé cette musique dans la rubrique mauvais goût, ou "musique de cinéma", ce qui était (et l'est toujours) peu ou prou la même chose. 

Récoutant aujourd'hui ce Thème de Camille, je m'aperçois qu'il me bouleverse, qu'il m'oppresse, qu'il me plonge dans un malaise presque insupportable. Piccoli n'est pas étranger à ça, non plus que Bardot. J'en ai profité pour récouter aussi la chanson d'Hélène, dans le film Les choses de la vie, interprétée par Romy Schneider et Piccoli. Je ne me souviens plus du tout du film, dont le titre me plaisait tant quand j'avais quatorze ans. C'est à peu de choses près le même malaise qui m'envahit. J'avais tout simplement oublié la terrible oppression que peut causer l'abandon, dans un cœur sensible.  Sans doute me suis-je protégé, à mon insu, au fur et à mesure de mes désillusions amoureuses. On continue de se raconter que la peine d'amour est terrible, même quand on a cessé depuis longtemps de l'éprouver, cette sensation de suffocation, de panique, et même de terreur. Oui, c'est la même sensation que celle qu'on éprouve quand l'air vient à manquer, qu'on cherche le salut qui n'existe pas. Toutes les portes sont closes. Personne ne viendra nous secourir. J'ai du mal à écrire ces mots…

J'ai croisé Piccoli un jour, dans la rue Saint-Antoine, à Paris. Il venait de Bastille, moi j'y allais. C'était à peu près devant la boulangerie, si elle existe tojujours, un peu avant la rue Castex. Je l'ai regardé à la dérobée. Grand, il me faisait peur, avait l'air plus ou moins furieux. Je ne lui trouvais rien de sympathique, au contraire. À l'époque, je l'avais entendu lire à la radio un extrait d'Avril brisé, d'Ismaïl Kadaré, livre que j'avais lu dans la foulée avec un immense bonheur. Je ne sais pourquoi je pense à ça, je ne sais pas comment raccorder ce souvenir avec l'angoisse profonde dont je tente de parler ici, mais je sais qu'il y a un rapport. Romy Schneider était quelque chose comme mon idéal féminin, quand j'avais vingt ans. Bardot, pas du tout. (idéal féminin, c'est débile. Je n'ai aucun idéal féminin.) Ce que j'ai appris plus tard, c'est qu'elle est sans doute morte dans l'appartement que j'avais juste sous les yeux quand je regardais par la fenêtre, à cette époque-là, l'appartement de Brialy, place des Vosges. En 82 je n'y habitais pas encore, mais je venais régulièrement voir ma tante, qui me disait invariablement : « Ne regarde pas. Mes neveux sont polis ! » Contrairement à ce qu'elle pensait peut-être, je n'avais aucune curiosité pour Jean-Claude Brialy, contrairement à elle, mais j'aimais bien observer ce qui se passait chez les voisins. Brialy, je l'avais croisé quelquefois en montant chez ma tante, et je faisais toujours celui qui n'avait aucune une idée de qui il était. Bonjour, bonsoir, on se tient la porte, c'est tout. Pas de sourires, rien. Je n'ai appris que bien plus tard ce qui était arrivé dans son appartement, et, à l'époque, si on m'en avait parlé, je n'aurais pas écouté. Quand-même, ça me fait drôle, de penser à Romy Schneider, de la voir à l'écran, avec ses lunettes, se retourner sur Piccoli, alors qu'elle tape à la machine et qu'elle chante. Dès qu'elle sourit, ça y est, ça revient, cette sale angoisse qui me tord le bide, et je vois la face de l'autre, le sale con de Piccoli, et j'entends : « Tu ne m'aimes plus ». Insupportable. Je cherche l'air pendant qu'elle croque dans sa pomme. 

Je ne sais plus du tout ce que je voulais dire. Je réponds au téléphone alors que j'écris, ça m'apprendra. La petite Agathe a perdu son chat, elle est bien malheureuse. Je pourrais lui en parler des heures, de ces horreurs. Mais revenons à Delerue et à sa musique de merde. On baisse le son, parce que quand-même, on a honte d'écouter ça (la-ré-fa#-mi-fa#-ré-la-ré-fa#-mi-fa#-ré-la…), s'il n'y avait pas les fesses de Bardot, on ne s'y serait sans doute jamais intéressé. Moi, Godard, ce sont ses derniers films, que j'aime, pas les premiers. Je vous salue MarieNouvelle Vague, Histoire(s) du cinéma, For ever Mozart, JLG/JLG, Éloge de l'amour, Adieu au langage, ça oui, mille fois oui. Sinon, Week-end, à cause de Mozart. Pierrot le fou, À bout de souffle, bof. N'empêche. Même dans le Mépris, au-delà des poses et du cinéma qui se regarde faire du cinéma, il y a cette chose, là, qui me broie le ventre, le désespoir amoureux, quand ça ne marche pas. Et cette mélasse sonore, cette bouillie insupportable de niaiserie qui colle aux doigts, qui n'arrive pas à nous dégoûter d'elle-même. Je me vautre là-dedans, c'est comme de manger de la crème Mont-Blanc praliné, ou de tirer sur le tube de lait concentré qu'on a planqué sous le lit. Éteins la lumière, qu'on ne voie pas que je bande ! (Tu peux pas comprendre. Maintenant, les gosses de quatorze ans envoient des photos de leur bite en érection à leurs copines.) 

Il y a tellement de chose, que tu ne peux pas comprendre. « Musique de film », quand j'avais seize ans, c'était synonyme de merde. On a finalement méprisé le cinéma à cause de ses "musiques". Un art qui trempe là-dedans n'est pas grand-chose. Le pire de ce que pouvait nous donner "la bourgeoisie", c'était ça. D'ailleurs, il suffit de voir où ça nous a menés. Les cinéphiles sont des archi-ploucs imbéciles déguisés en experts, des crétins crottés qui craquent à la guimauve. Ils mangent des barbes-à-papa qu'ils voudraient nous faire prendre pour de la haute gastronomie. Ils peuvent bien disserter sur la morale du travelling ou du plan-séquence, ils resteront toujours des ploucs déguisés en aristos. Là encore, il suffit de regarder ce qu'on a sous les yeux, ici et maintenant. Pas un cinéaste n'est à sauver, sauf Godard, justement, parce qu'il fait autre chose que du cinéma. Il a bien compris, lui, qu'il n'y avait rien à sauver dans cet art de pèquenauds. Ou alors il faut aller du côté du documentaire. Claude Sautet, je préfère encore Bonne nuit les petits ou bien Exhibition, de Jean-François Davy, avec la charmante Claudine Beccarie. S'il faut vraiment sauver un cinéaste, je dirais Luc Moullet. Pas plus. 

Donc la belle Romy était en train de crever, là, au numéro 3 de la place des Vosges, pendant que ma tante était en train de crever dans le lit de ma mère, à l'autre bout de la France. « Viens la voir » me suppliait ma mère. « Elle te réclame. » Trop con, trop occupé, trop jeune, trop bête, trop amoureux, trop loin. L'appartement, j'allais parfois y dormir, quand je venais donner mes cours à Paris. Dans le lit de ma tante. Dans ses meubles. Dans sa vaisselle. Tout était en l'état. Un mausolée. Toutes les odeurs étaient encore là. Ma copine ne comprenait pas : « Comment peux-tu aller dormir là-bas ? » Il ne manquait qu'un piano. Mais dès mes cours donnés, je fonçais m'enfermer au fin fond de la Bourgogne, avec mon chat Inouï et Bach et Beethoven. 

Est-ce que tante Glyne aimait Piccoli ? Je n'en sais rien. En revanche elle aimait Alain Delon et détestait Juliette Gréco. « Cette pute », qu'elle avait lâché un soir, devant la télé. J'avais piqué un fou-rire mais je ne lui donnais pas tort. Elle passait chez Pivot, et se vantait connement de ne pas porter de montre. « Je suis une femme libre ! » avait-elle claironné en prenant un air mystérieux, pendant que Jacques Attali prenait un air intelligent. Tatie, tu reveux un marron glacé ? Bon, c'est vrai que Gréco avait un avantage sur Annie Ernaux (je ne sais pas pourquoi je pense à elle), c'est qu'elle avait couché avec Miles Davis. Mais Piccoli, je ne sais pas pourquoi, je ne l'imagine pas du tout en train de faire l'amour à une femme. Non, vraiment pas. Un acteur et puis rien d'autre. 

La musique de Delerue a ceci de commun avec l'adagio de Barber que ça s'étire toujours plus, comme un Malabar qu'on se tire de la bouche — ça ne craque jamais, ces choses-là — et pendant ce temps-là, on réfléchit, on rêvasse, on se ramollit l'esprit dans un bain de merde. C'est un peu le même geste que ces femmes qui se passent un doigt dans les cheveux et l'enroulent autour d'une boucle à la Escher, ou un anneau de Mœbius. (La musique de Barber, on la sent pousser en temps réel, nanomètre par nanomètre, comme une barbe…) Ça peut durer très longtemps. On a l'impression d'un geste banal, un peu bête, automatique, enfantin, alors qu'il y a un désespoir sans nom qui tourbillonne là-dedans, et je vois le sourire de Romy Schneider. C'est affreux, d'aimer une femme ! Faut comprendre ça. C'est atroce. C'est pire que tout. C'est pire que l'enfer. 

lundi 18 mai 2020

Poème quantique n°1


Je vais me reposer. Je suis locataire de la relation entre une jeune fille et un homme qui lui plaisait. Il a fait sa carrière dans une position très proche de son maître, et lui avait donné une bonne raison d'être dans son cœur. Elle est à la hauteur de ses présomptions et des yeux qui nous rendent hommage. Nous avons appris à retrouver cette situation de tristesse dans les plus grands moments de notre enfance. Il a été décidé de quitter la ville et de vivre avec elle même si elle était en pleine croissance. Je ne suis donc toujours pas à la recherche d'un emploi mais je ne suis plus en mesure de me rendre.

Annexe 1. La réponse au coronaire est une question qui a été faite pour le compte commun des fonds de banque. J'ai reçu par courrier le contrat de travail qui me semble un accord de principe très correct. Il me reste encore un mois de congés pour la fin du stage, mais j'ai un peu remanié mon temps libre pour me libérer davantage. Si tu peux me donner les dates et le nombre de personnes qui seront présents, je serai ravi de pouvoir te faire une proposition de prix. La semaine dernière, on avait parlé avec les parents de la classe de ski de notre enfance à Londres. Ils m'ont demandé de les faire passer à la maison pour leur donner des nouvelles de votre côté. Si vous avez besoin d'un coup sur le toit de cet appartement, n'hésitez surtout pas à nous contacter pour nous donner vos réponses à notre sondage. Je pense que vous pouvez nous donner les coordonnées du notaire et de votre collègue. Nous avons besoin d'un avis sur ce point de vue et il nous reste des places disponibles. Je suis à la maison avec ma compagne qui a un souci avec ma mère. Elle est toujours à l'hôpital pour la nuit et elle a été prise en main propre sur la route du retour. Inutile donc de faire une visite de son maître à un autre endroit. Je vous rappelle que je suis à la fin du monde et que j'aime beaucoup les petits bouts de chou. 

dimanche 17 mai 2020

Karol Józef Wojtyła


Quelle belle gueule, ce Jean-Paul II ! Si j'étais une femme, j'en serais amoureuse.

Même si je me suis senti plus proche d'un Benoît XVI, idéologiquement parlant, Jean-Paul II restera mon pape préféré. Un colosse. À chaque fois que je l'ai vu à la télévision, j'ai été bouleversé : ce type-là portait quelque chose d'énorme en lui. 

Époque

Je viens de regarder quelques films pornos des années 60. Comme c'est rafraichissant ! La joie, le plaisir de se toucher, de se montrer, de voir ce qu'on peut faire avec son corps, de jouer. C'était bien, quand-même. On ressent la même chose, parfois, avec les mots.


Je suis un surhomme cul de jatte, sans bras, sourd, aveugle, muet et très laid, qui se regarde dans la glace. 

Fond d'écran


L'harmonie, c'est plus c'que c'était. Moi, j'vois, avec Mélodie, c't'année, on fait break sur break. On partage même plus nos ressentis, on n'échange plus, tout ça. Même, tiens, l'aut'jour, elle a regardé Zemmour sur Cnews, et moi Koh Lanta. Chais pas… J'me dis que p'têtre on a raté un truc. Des fois ça arrive. J'crois qu'au final c'est l'entrée en sixième, qui nous a perturbés. Et puis aussi elle est fan de Raoult.

J'crois qu'je vais changer mon fond d'écran…

vendredi 15 mai 2020

Techniques de drague



La belle jeune fille fait un malaise dans la galerie. Il lui tapote le front, trouve qu'elle n'a pas de fièvre (mais qu'elle est « un peu moite »), et dit « Alors déjà, pour commencer, il ne faut pas aller voir de films israéliens. »

***

« C'est notre impénitent orgueil et aussi le besoin de misérables sous qui font qu'on ne peut garder ses manuscrits à l'abri des mufles. »

***

« Dans quatre milliards d’années, notre galaxie entrera en collision avec notre grande spirale voisine, Andromède. »

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« Heidegger, Heidegger, oui, d'accord, je vois très bien, mais vous avez de très beaux seins, je suis désolé d'avoir à le dire. »

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« Depuis la nuit des temps, il était écrit que je raterai tout, tout sauf notre rencontre. » La fille a une épouvantable diarrhée.

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« Je ne peux pas avoir ton 06 ? Mais qu'est-ce que j'en ai à foutre de te baiser ? Tu te crois bandante, vraiment ? Genre on n'attendait que toi et tu n'as qu'à écarter les jambes, c'est ça ? Pauvre cruche. Je veux seulement pouvoir t'écrire un texto, moi, c'est la seule chose qui m'excite. »

***

Elle écoute Ben Webster. Il écoute Mireille Mathieu. Entre eux, le courant passe. Il s'écrivent de plus en plus. Un jour, il lui envoie une photo de son père : le colonel Jaruzelski. Ce jour-là, elle aura son premier orgasme. 

***

« Et puis, quand je m’éveille en songeant à ton cul,
Je contemple mon vit qui n'y arrive plus —
Ce membre qui a honte d'avoir survécu,
J'aurais tant voulu pouvoir le dire repus. »

(La carte lui est revenue…)

***

Il l'emmène écouter un concert de musique contemporaine. Kurtag, Aperghis, ou Morton Feldman, il ne sait plus. Depuis, elle s'est abonnée à l'Intercontemporain, et il ne l'a plus jamais revue. La prochaine, ce sera Christophe. 

***

« T'es bête, t'as une voix de merde, tu ne sais pas faire l'amour, t'as un gros cul, t'es plate comme une limande, et tu pues des pieds, mais je suis dingue de toi. Reviens ! »

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Quinze ans qu'elle allait chez lui, deux fois par semaine. Très chères, les séances, mais ça n'avançait pas. Un jour, il lui demande deux fois le prix habituel. Elle sort de là raide dingue de son psy. 

***

« J'écris pour me vider, comme on va chier un bon coup. Ça m'allège. » Il regarde ses mains qui tiennent une tasse de matcha latte brûlant, ses belles mains fines et soignées, qui tremblent légèrement. Mais il est l'heure de prendre congé.

***

« Elle te résiste ? J'ai un truc imparable ! Tu lui joues le Marteau sans maître, de Boulez, mais à trois temps. Ni à deux ni à quatre, hein, à trois temps ! Aucune ne résiste à ça. Enfin, moi, j'en ai pas rencontré qui résistaient. Infaillible, je te dis. »

***

« Ça te dirait, de venir tirer un petit coup chez moi ? J'ai du gel, des gants et des masques. »

mercredi 13 mai 2020

Le Mal en patience (5)


Il y a donc 7 milliards de suspects. Ça tombe bien, on va mettre tout ça en chiffres. On y verra plus clair.

Chaturbate a gagné la partie. Le bordel est une survivance un peu exotique du passé. Les clients des claques étaient suspects, mais ceux de Chaturbate sont facilement surveillables. Que des avantages. 

« Les cafés caractérisent l'Europe. Ils vont de l'établissement préféré de Pessoa à Lisbonne aux cafés d'Odessa, hantés par les gangsters d'Isaac Babel. Ils s'étirent des cafés de Copenhague devant lesquels passait Kierkegaard pendant ses promenades méditatives, aux comptoirs de Palerme. »

Rencontrant une femme de plus de cinquante-cinq ans, il faut souvent faire l'effort d'imaginer qu'elle a très bien pu être belle, et même très belle, jadis… J'ai mis du temps, à comprendre ça.

« Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l'un des jalons essentiels de la "notion d'Europe". Le café est un lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage, la place du flâneur et celle du poète ou métaphysicien armé de son carnet. »

J'ai passé une demi-heure à regarder une vidéo qui explique comment aiguiser ses couteaux. Trouver la même vidéo pour savoir comment aiguiser ma prose… qui, au fil du temps, est devenue bien gentille, bien douce ! Bien molle.

« Il est ouvert à tous et pourtant c'est aussi un club, une franc-maçonnerie de reconnaissance politique ou artistique et littéraire, de présence programmatique. Une tasse de café, un verre de vin, un thé au rhum donnent accès à un local où travailler, rêver, jouer aux échecs ou simplement passer la journée au chaud. C'est le club de l'esprit et la "poste restante" des sans-abri. »

Tout à l'heure, j'ai passé une heure à regarder Michel Pectorian, sur Facebook, à reluquer ses statuts tous plus incroyables les uns que les autres. Ce type me fascine. Il parvient excellemment à faire semblant de sacrifier son image (il est ridicule, mais ce ridicule lui est toujours compté favorablement (on fait comme si ce ridicule était celui des personnages qu'il interprète, mais il n'interprète que des personnages auxquels il peut prêter son propre ridicule)) pour délivrer un message politique, alors que c'est exactement le contraire. Du deuxième degré inversé, ou du quatrième, je ne suis pas sûr… Il y a chez lui un emploi du ridicule tout à fait magistral. Même un Lafourcade fait semblant de le prendre au sérieux. Et puis, c'est tout de même l'inventeur d'une formule géniale : « L'inversion des valeurs absolues ». Je suis désolé, mais ça, il fallait y penser ! Il fallait l'oser. L'inversion des valeurs absolues, putain… Je pense aux simplets de mon enfance, à ceux dont tout le monde se moquait, qui passaient, le nez rouge et farci, le béret vissé sur le crâne, sur leurs "vélos de course", et qu'on interpelait gaiement, ou dont on dégonflait les pneus, selon la saison. Je me dis que ces hommes-là avaient du génie. Ils n'allaient pas répétant comme des perroquets le dernier syntagme à la mode, ils se contentaient de boire les coups qu'on leur offrait, d'être là, dans le paysage, comme des repères intangibles. Ce ne sont pas eux qui seraient allés par les coursives bégayant « la société du spectacle », par exemple, ou d'autres fariboles qui passent de bouche en bouche sans toucher le moins du monde au réel. La grande différence entre nos simplets de village et un Michel Pectorian, c'est que l'un est d'une obscénité totale, sans bords discernables, quand les autres en étaient absolument dépourvus. Michel Pectorian ne crève pas l'écran, il crève le personnage qu'il pense interprèter. Le second degré se rebiffe. L'obscénité est un acide qui ronge les images.

« Aussi longtemps qu'il y aura des cafés, la "notion d'Europe" aura du contenu. »

Nos contemporains sont persuadés que la médecine soigne avec des remèdes, alors qu'elle ne fait que remédier, avec des soins qui peuvent tenir leur efficacité de toutes les catégories du sens, sans exception, à des déséquilibres que le récit substantiel inscrit perpétuellement en nous, avec notre complicité active. La biologie n'est pas un anti-langage. Elle est un langage parmi d'autres.

Je me rappelle cette femme, rencontrée, tard le soir, dans un café de la rue Royale, à Annecy. Elle était attablée devant un chocolat chaud. Elle devait avoir quarante, quarante-cinq ans, ce qui pour nous, qui en avions seize, ou dix-sept, était l'âge d'une vieille femme. Elle était tout à fait explicitement dans l'attente d'un jeune garçon comme moi. Douce, calme, tranquille, elle attendait, en buvant son chocolat chaud, que l'un de nous se décide. Ce n'était pas une prostituée, non, pas du tout, pourtant elle semblait accomplir une tâche dont le professionnalisme était évident. Cela m'a intimidé, et j'ai renoncé. Que de regrets, ensuite. On sentait bien que nous nous trouvions face à la porte d'entrée d'un monde merveilleux. La porte était entr'ouverte, c'est peut-être ce qui me mit en fuite. Mais il y avait un autre obstacle, qui était le regard des autres, des copains : celui qui franchirait le seuil serait à la fois auréolé de gloire et un peu méprisé — de ces deux bénéfices, on ne savait trop lequel serait signe d'une vie nouvelle et inconnue.

Merveilleux Coronavirus, qui nous aura tant appris, en deux petits mois. Ce fut une véritable IRM de l'intelligence sociale. 2020 commence sur les chapeaux de roues : nous étions déjà tous soupçonneux, mais nous sommes désormais tous suspects. Porteurs, colporteurs, complotistes, vaccinés, malades, contagieux, trouillards, délinquants en pantoufles, artistes masqués, guerriers sans bras ni jambes, flibustiers du Pixel, la Grande Vibration mondiale s'est mise en branle. On regarde les brins d'herbe comme si on allait nous faire boire la ciguë durant notre sieste, on se mouche dans des lingettes chlorées, on ajoute un peu d'acide sulfurique à notre café, on inhale de la nicotine, on se pique avec Well, You Needn't, de Monk, les suspects ordinaires se donnent le coude, tout autour du globe, ça tangue, ça éternue, l'image se fige, puis on voit apparaître un court instant Lénine, Mao, Vercingétorix, Gilles de Rais, Gengis Kahn, mais Macron donne un coup de pied dans la table, et on voit les tours jumelles repousser en accéléré, tandis des milliards de boîtes de sardines nous dégringolent sur la tête — la musique en fond sonore, c'est Keith Emerson qui met des coups de couteau dans son orgue pendant que son batteur bourrinne comme un sourd. Ça coagule avant même la faciale ! Le récit substantiel ne fait pas forcément du bruit. Il est même, la plupart du temps, complètement silencieux, ce qui le rend suspect.

Pourtant vous rêverez toujours, chastes échalas, d'imperméables sous-traitances de la réalité. Entendez-vous la violence de ces modulations ? Croyez-vous que votre nombre effraie, dans la pharmacie déserte ? Rencontre privée. Soir de septembre. Alcools, quand la terre respire, dont le ventre se gonfle, au jardin. Je te serre dans mes bras, tu respires comme en peinture, frêle, et tu laisses des traces sur les doigts, orgue inconsolable, orange et parfum, ouverte et hurlante.

Tout

Il est plus facile de tout donner que de donner à moitié. Tout ce que nous gardons est un cancer dans nos entrailles 

Jacques Maritain

dimanche 26 avril 2020

Les Épouvantails du Net (information et récepteurs)


Celle-là, il y avait un petit moment que je l'avais repérée. J'avais déjà bloqué ses messages privés — elle m'envoyait régulièrement des vidéos et des articles qui étaient censés corroborer ses multiples colères-et-indignations-légitimes — mais je continuais à la suivre, à moitié par joie perverse de voir une authentique cinglée se prélasser dans sa folitude, à moitié pour me tenir au courant des embardées printanières des complotantes amateuresses.

Elle est vraiment gratinée, dans le genre. Le plus drôle est qu'il y a peu, j'ai déposé sur Facebook un tweet qui parlait d'elle, et qu'elle l'a liké. Le tweet en question parlait de ces gens qui sont en état d'indignation permanente, et qui ne se rendent pas compte que plus personne ne fait attention à eux, comme ces épouvantails, dans les champs, sur lesquels les oiseaux viennent se poser tranquillement, après avoir becqueté tout ce qu'ils pouvaient aux alentours. On ne les remarque même plus, ils font partie du paysage ; on a pris l'habitude de leur petite musique un peu rasoir, mais qui ne dérange pas plus que ça. Je ne sais plus qui, l'autre jour, à la radio, a fait ce lapsus absolument merveilleux, en parlant de Stéphane Hessel et de son livre qu'il a renommé : « Résignez-vous ! ». Ah oui, ça me revient, il s'agit de Denis Podalydès, le comédien. On a vraiment envie de lui dire, à cette pauvre fille : « Résigne-toi ! » Tout va bien. 

L'autre jour, elle a déposé un statut Facebook invraisemblable dans lequel elle affirmait de manière extrêmement péremptoire qu'il n'y avait vraiment pas de quoi faire une histoire de ce coronavirus, puisque « la grippe saisonnière tuait 20 fois plus ». À l'appui de ses dires, elle avançait des chiffres ; des chiffres mirobolants, incohérents, délirants, absurdes, loufoques. Et quand je lui ai fait remarquer qu'elle écrivait des bêtises, elle s'est mise en colère et m'a accusé… de ne pas savoir compter ! L'erreur était si énorme, pourtant, si manifeste, si aveuglante, qu'après quelques heures de refroidissement du système cognitif, elle a bien dû en convenir : elle avait tout simplement mélangé les chiffres du monde et ceux de la France. Mais il a fallu insister très lourdement pour qu'elle accepte de revenir sur ces chiffres qu'elle brandissait comme des évidences. Et elle n'a accepté que du bout des lèvres (« il n'y a pas mort d'hommes ») de reconnaître qu'elle avait, encore une fois, écrit des bêtises. Tout cela pour effacer son statut, en catimini, quelques heures plus tard. Pas un mot d'excuses, de repentir, pas de mea culpa, rien. Ce n'est pas grave, c'est juste des chiffres ! Oui, mais alors si ce ne sont "que des chiffres", pourquoi les utiliser afin de prouver ce qu'on veut prouver ? 

Ces gens-là partent toujours d'une idée, ou d'un postulat, qu'ils veulent faire admettre comme vrai, comme indiscutable, plutôt, et ils vont ensuite à la pêche aux "informations" susceptibles de "prouver" qu'ils ont raison. Mais ils sont tellement convaincus d'avoir raison a priori qu'ils lisent très mal, ou écoutent très mal. Tout est bon pour les conforter dans leurs croyances. Ils survolent ce qu'ils lisent, ils écoutent un mot sur quatre, une phrase sur deux, et dès qu'ils lisent ou entendent les mots qu'ils espéraient, ils cessent de lire ou d'écouter. On en arrive évidemment à des contresens extravagants, à des aberrations baroques, et le fait même qu'ils énoncent de telles énormités semble leur paraître prouver, paradoxalement, qu'ils disent bien la vérité.

Le récent épisode Luc Montagnier, à cet égard, a été très révélateur. Il a fait une déclaration très mesurée, assez précise, qui immédiatement a été "entendue" de manière extensive (soyons charitables). Vous dites par exemple : « Il arrive parfois que certains X ressemblent à des Y » et les gens dont je parle entendent : « X et Y, c'est pareil ». Ou alors, comme Didier Raoult il y a quelques jours : « Oui, c'est une hypothèse : il se pourrait que le COVID-19 disparaisse dans quelques semaines », ce qui devient : « L'épidémie vit ses derniers instants. » Tout se passe comme si les cerveaux censuraient une partie de l'explication, ou de la démonstration, ou bien la perdaient en chemin — cette partie de l'information ne les intéresse pas, donc ils la barrent. Je suppose que les cellules du corps humain se comportent de la même manière : si la "clef" du virus n'est pas adaptée aux serrures dont elles sont pourvues, celui-ci ne les pénètre pas. L'information n'est pas tout, il faut encore que l'esprit de celui qui entre en contact avec elle soit pourvu des bonnes serrures, des bonnes ouïes. Cela tendrait à prouver que l'attention n'est pas tout, ou plutôt, que l'attention n'est jamais neutre. À quoi est-on attentif, tout est là.

Bien entendu, la pauvre fille dont je parle plus haut est complètement cinglée, mais il n'y a pas que des cinglés qui se comportent comme ça. C'est même une tendance de fond. D'un autre côté, il y a des gens intelligents sages, placides, qui sont tellement intelligents, sages et placides, qu'on a parfois envie de les secouer comme prunier. Il y a un conformisme et une paresse de la dinguerie, c'est entendu, mais il y a aussi un conformisme et une paresse de la sagesse. On peut être intelligent sans avoir d'esprit, on le sait depuis longtemps. La colère et l'indignation sont en général de mauvaises conseillères, mais la sagesse et l'esprit de sérieux empêchent aussi de voir clairement (Finkielkraut en a donné tout récemment un bon exemple), il est donc assez compliqué de s'y reconnaître, dans ce foutoir paradoxal qu'est le monde de l'information. On peut toujours accéder à un niveau supérieur du sens, il ne faut jamais cesser d'être en mouvement, surtout lorsqu'on est sûr d'avoir raison. 

mercredi 22 avril 2020

Paradigme


Ça se passait en 1978, à Paris, dans le 18e arrondissement. Je jouais alors en duo avec un guitariste, que j'avais en partie converti à la musique contemporaine (lui venait du rock, moi du jazz). Une après-midi, il sonne à la porte de l'appartement, au 62 de la rue Joseph de Maistre, et il me montre deux partitions encore chaudes et bien bariolées. Avant même de jeter un œil sur la musique, j'ai compris qu'il se passait un truc. Les deux partitions portaient des titres bizarres. L'une s'intitulait "Paradigme", et l'autre "Syntagme". 

J'ai rien demandé, j'ai posé la musique sur le pupitre. Et là, nom de dieu, c'était pas croyable ! Il y avait des notes à chier partout et le mec avait bouffé de la septième majeure et de la neuvième mineure à s'en foutre une courante de printemps, ça zigzaguait dans tous les sens, c'était hérissé de partout comme un virus devant un festin de pancréas ! On voyait tout de suite qu'il avait composé ça dans une sorte de transe sans entendre une demi-mesure, juste pour le plaisir d'aligner de la dissonance au kilomètre, et de briser toutes les attentes du dingue qui aurait eu l'idée saugrenue d'écouter ça sans se protéger. Malgré tout, je dois reconnaître qu'il y avait quelque chose, dans cette exaspération jaculatoire. Le type était complètement barge et sa musique était un fameux autoportrait, on pouvait pas lui enlever ça. 

On a joué ses saucissons, et après je lui ai posé la question qui me brûlait les lèvres : ça veut dire quoi, "paradigme" ? Et "syntagme" ? Évidemment qu'il n'en avait pas la plus petite idée. Il avait dû ouvrir un livre de linguistique et trouver ça joli. Enfin, joli, je m'entends… Il avait dû trouver surtout que personne ne saurait ce que ça voulait dire, et c'est bien ça qui lui plaisait. Ça allait foutrement bien avec la musique, si tu vois ce que je veux dire… D'un seul coup, le mec découvre la septième majeure, la neuvième mineure ET deux mots parfaitement imbittables ! C'était Noël en plein été. Il en faut peu pour être heureux, quand on sort de sa grotte, encore tout couvert de morve. 

Là, je dois vous avouer que moi non plus, je ne connaissais pas ces mots. Dès que mon guitariste fou est parti, j'ai demandé à ma copine si elle savait ce que ça signifiait, mais comme je n'ai rien compris à ses explications (contrairement à nous, elle était allée à l'école), j'ai bien été obligé d'ouvrir un dico — ce qui ne m'a pas vraiment renseigné. Bon, pour le "syntagme", encore, ça allait, même si je trouvais l'explication un peu simple, et donc un peu louche. Mais pour "paradigme", alors, non, vraiment, j'ai rien compris du tout. Ce mot m'a trotté longtemps dans la tête. Paradis, digue, zeugme, j'entendais les aiguilles d'une trotteuse hystérique qui se serait cognée contre les bords d'une montre, des bouts de granit, un truc hirsute et un peu espagnol sur les bords, mais le mot restait complètement muet ; il voulait pas partager. J'ai fini par l'associer aux septièmes majeures et le ranger dans un coin de ma tête, jusqu'au jour où je l'ai retrouvé dans un texte de Barthes. 

Si on m'avait dit, alors, qu'un beau jour, tout le monde emploierait ce mot, sans le comprendre plus que les deux couillons que nous étions en ce temps-là ! Ils veulent tous absolument, toutes les deux minutes, qu'on change de paradigme, ces cons ! Enfin, il y a ceux qui veulent que tu changes de logiciel, et ceux qui veulent que tu changes de paradigme. Dans tous les cas, t'as intérêt à en changer… Sans doute que les logiciels et les paradigmes étaient assez crades aux entournures, et que ça commençait à sentir par en-dessous. C'est la seule explication que je vois. Mais bordel, commencez donc par changer de culotte ! Moi, mon paradigme, je n'en change pas. J'y tiens !

mardi 21 avril 2020

Le Mal en patience (4)


Le COVID, c'est d'abord un attentat contre les malades, contre tous ceux qui étaient malades avant son arrivée sur le marché, les cardiaques, les cancéreux, les sclérosés en plaque, les malades orphelins, les malades au long cours, les malades ordinaires, les handicapés sévères, les brûlés, les énervés, les écorchés, les écervelés, les trépanés, les aliénés, les aveuglés, les paralysés, les accidentés, les martyrisés, les oubliés, les esseulés, tout ce peuple meurtri et fragile qui, juste avant la survenue de COVID Ier, emplissait les chambres d'hôpital et les mouroirs cachés, les hospices des pauvres et les cliniques des riches.

Sa majesté COVID les a fait disparaître, tous ces malades et toutes ces maladies. Une maladie majuscule a relégué les maladies ordinaires dans les souterrains du réel. Comme elle a vidé les rues et les villes, elle a vidé les hôpitaux et les cabinets médicaux, mais également l'esprit de l'homme. La vérité ordinaire a cédé le pas à la Vérité virale, la vérité banale à la Vérité extraordinaire, la vérité plurielle à la Vérité unique. Et la Vérité majuscule a ceci de particulier qu'elle tue tout ce qui n'est pas elle. J'ai connu, personnellement connu, des gens qui, avant le COVID, étaient parfaitement capables de réfléchir, et qui ont cessé brutalement de faire usage de leur intelligence, dès l'arrivée sur le marché de la Vérité virale, basée sur les nombres et les statistiques. Quelque chose en eux s'est débranché. Un circuit a été rompu. C'est très net. Ils ont d'eux-mêmes cessé, d'un seul coup, de se servir de leur esprit, comme si cette cessation était une offrande au dieu COVID. Une vérité chiffrée, une vérité de laboratoire ou de tableau noir est tellement plus sexy qu'une vérité sale, approximative, sanguinolente, et qui sent.

On observe que les pays pauvres ont réagi comme on réagissait dans le monde d'avant, ce monde duquel la Vérité virale était absente. On est malade ? Eh bien il faut soigner ! Pas de ça dans les pays riches qui, eux, ont désormais à leur disposition une réponse d'un niveau supérieur. Vous êtes malades ? Il faut apprendre à vivre autrement, à vivre à travers un écran, dans un écrin. Il faut changer de paradigme (ils adorent cette expression). Platon écrivait qu'« on peut aisément pardonner à l'enfant qui a peur de l'obscurité. La vraie tragédie de la vie, c'est lorsque les hommes ont peur de la lumière ». La lumière crue du réel blesse les yeux de Moderne, il lui préfère celle du Chiffre, du Numérique, le confinement social, la distanciation corporelle. Les réseaux dits sociaux nous y auront efficacement préparés. 

Avez-vous remarqué que dans COVID il y a "vide" ? Comme dans un tour de magie, nous avons tous braqué les yeux sur quelque chose qui n'existait pas, pendant que le prestidigitateur agissait ailleurs. Il ne s'agit pas d'un attentat, comme je l'écris plus haut, mais d'illusionnisme. Plus on éclaire le faux, plus le vrai disparaît. 

samedi 18 avril 2020

Le Mal en patience (3)


Les vieux savants, qui ne sont plus dans la course (avec leurs pairs), et qui ont acquis à ce moment de leur vie à la fois de la sagesse et de la liberté sont très souvent ceux qui ont les "intuitions" (appelons cela ainsi, pour le moment) les plus prometteuses, les plus porteuses d'avenir. Ce sont aussi ceux sur lesquels se déchaînent, en général, les jeunes scientifiques arrogants qui n'ont pas encore compris que la science avançait en zigzags.

Un certain rapport, un certain équilibre — miraculeux, du point de vue de la pensée — entre sagesse et liberté est la clef qui ouvre certaines portes, de celles qui resteront fermées à la plupart des chercheurs. En cela ils sont très proches des grands artistes. Je dirais même qu'ils sont de grands artistes. 

Arrivés à un certain moment de notre vie, nous sommes conscients d'être à la fois la chose et la chose qui observe cette chose. Un musicien est celui qui produit un son, mais aussi celui qui écoute ce son. Il est le premier auditeur du son qu'il produit, et son écoute n'est pas une écoute passive, mais une écoute active, c'est-à-dire que cette écoute va modifier le son en même temps qu'elle l'entend. L'information façonne le son. Moins le musicien ajoute entre l'information et le son, plus le son qu'il produit est beau — beau, car juste. 

Il faut avoir acquis une certaine vitesse — vitesse acquise par une vie de travail et d'étude, par la discipline (de la discipline) — pour que, sur cette lancée, et sans imprimer de force supplémentaire, la découverte survienne naturellement. Alors, le moins est le plus. La vitesse acquise permet, grâce à la force accumulée (force accumulée qui est en elle-même de l'information), de ne plus faire d'efforts pour parvenir au but, qui alors, s'atteint sans aucun travail. C'est le sens de la célèbre phrase de Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve. » 

John Archibald Wheeler, un grand physicien américain, "père" des trous noirs, a une formule très drôle, et que je crois très juste. Il dit : « Ne jamais faire de calculs avant d'en connaître le résultat. » Le calcul peut corroborer une idée, mais il ne doit pas la produire. Le calcul n'est qu'une vérification a posteriori. Commencez donc par observer !

jeudi 16 avril 2020

Le Mal en patience (2)


La science a mis la main sur la médecine, ou bien, pour parler comme Renaud Camus, la médecine a été remplacée par la science médicale. Toute la crise actuelle nous le démontre. D'ailleurs, ce n'est pas une crise, c'est une révolution, c'est un changement anthropologique profond, qui accompagne d'autres changements anthropologiques profonds. Une remplacement ne va pas sans d'autres remplacements. Le Remplacisme n'est pas seulement une théorie, c'est une puissante vague de fond qui déferle sur le réel, et qui le retourne — nous en avons tous les jours la démonstration. 

Les médecins veulent soigner. La Science leur répond qu'ils n'en ont plus le droit. Ils doivent appliquer des protocoles qui sont décidés ailleurs que dans leurs cabinets, en dehors du face à face du médecin et du malade, face-à-face qui constituait jusqu'alors la base de la médecine. 

Les nations veulent exister en tant que nations, on leur répond qu'elles n'en ont plus le droit. Elles doivent appliquer les règles qui ont été décidées ailleurs qu'au sein de leurs peuples, peuples qui n'ont plus de légitimité, peuples à qui l'on ne demande plus leur avis avant de décider d'eux. 

Les hommes veulent exister en tant qu'hommes, les femmes veulent exister en tant que femmes, mais on leur fait savoir que ces vieilles notions ne recouvrent plus rien. La sexualité est abolie. Ne vous inquiétez pas, on vous fournira du plaisir autrement. 

Une gigantesque Rationnalité est à l'œuvre, derrière ces grands mouvements de fond, une rationalité dont le cœur est le Calcul. Le nombre, les nombres, ont remplacé les qualités et les essences, et bientôt les choses le seront aussi. La singularité est abolie. Tout est désormais reproductible à l'infini, et donc remplaçable sans perte. Le Numérique commence à révéler sa vraie nature. Tout ce qu'il ne comprend pas (aux deux sens du verbe comprendre), tout ce qu'il ne peut décrire et ingérer, n'existe plus. Tout ce qui n'est pas susceptible d'être ap-prouvé par une étude statistique est déclaré invalide. Ne vous étonnez pas que la conception littéraire du monde ait complètement disparu des esprits : elle était à peu près seule à pouvoir lutter contre la puissance du dieu Calcul. « En double aveugle »… ? Les yeux grands fermés, oui. Vos sens ne vous servent plus à rien, reniez-les publiquement ! Nous aurons des machines beaucoup plus performantes, qui ne seront pas gâtées par des affects singuliers et irréductibles à une théorie. Une théorie ? Non, LA Théorie. Celle qui englobe toutes les théories, et qui, comme toutes les théories indépassables, peut se réduire en définitive à un binôme sacré et pur : 1 & 0.

La médecine, comme la littérature, comme la musique, comme la parole, était un art, un art du vivant. Il était temps de passer à un autre stade, plus stable, moins incertain, et qui ne laisse aucune place à cette chose complètement démodée, qui était au cœur de l'homme : l'indétermination. 

Le Mal en patience (1)


– Les prisonniers sortent, les vieux sont enfermés. 
– On a un traitement, mais on ne s'en sert pas.
– Les hôpitaux sont vides alors qu'on manque de lits. 
– On manque de moyens mais on aide l'Afrique.

Je ne vais pas continuer la liste, tout le monde peut le faire…

À ce niveau-là, ce n'est plus de l'incompétence, ce n'est plus de l'incohérence, ce n'est plus de l'impréparation, ce n'est plus de l'improvisation, c'est une volonté farouche de se débarrasser de son peuple.

mardi 14 avril 2020

Notes éparses du 14 avril 2020

De plus en plus souvent, nous sommes obligés de faire de la divination. Il faut un don, aujourd'hui, pour parvenir à percer le sens des sentences de nos contemporains. Il ne suffit plus de savoir lire, et l'on peut même avancer que savoir lire est un handicap, quant au déchiffrement de la plupart des écrits qui nous parviennent. On en est réduit à imaginer un sens, vague, souvent, et contradictoire, parfois, qui semble le plus probable, mais qui entretient avec l'écrit en question un rapport très lâche, pour ne pas dire inexistant.

De la même manière que la bonne éducation est pénalisante, dans les rapports sociaux, la bonne lecture n'aide en rien, quand on désire communiquer avec ses compatriotes.

Nous voici revenus au temps des hiéroglyphes et des borborygmes.


***


Les médecins me font rire, je l'avoue. Ils se comportent et ils parlent tout à fait comme si de rien n'était, comme s'ils étaient là pour soigner les gens.

En fait, comme les "professeurs", quand il y en avait encore, ont mis un certain temps à comprendre ce qu'on attendait d'eux, ils n'en sont encore qu'à la période d'incubation. Mais les choses vont aller très vite, je n'en doute pas, et nous aurons bientôt des médecins, qui, comme les professeurs sont devenus des profs, seront devenus des "méds".

Il y en a déjà un certain nombre, à l'avant-garde, qu'on peut admirer, entre autre, à la télévision.


***


La vie civile, qui n'existe plus qu'à l'état de souvenirs, pour les plus vieux d'entre nous, est désormais remplacée par la guerre civile. En réalité, c'est exactement la même chose, on a simplement inversé la polarité du circuit.

Bien sûr, dans le temps qui est le nôtre, il faut préciser qu'on est passé à un stade ultérieur : la vie incivile est devenue la guerre incivile. La négation fait partie intégrante du système.


***


On a commencé avec les digicodes, puis on a enchaîné avec les capotes. Maintenant on passe aux masques, avec un petit détour par le voile islamique.

Bienvenue dans le monde numérique.


***


Tout ce qui arrive aujourd'hui est absolument logique. Plus d'école — elle ne servait plus à rien, depuis trente ans. Plus de vie civile — il y a longtemps qu'elle n'existe plus, dans les faits. Et "l'emploi", le fameux emploi, but et condition ultimes de la vie sur terre, est renvoyé à son néant essentiel.

Macron ne fait qu'appliquer les procédures, les protocoles qui vont mener les hommes à disparaître en tant qu'hommes. Il ne faut pas lui en vouloir. Un autre que lui aurait fait la même chose. Il faut soigner l'homme de sa maladie originelle : être un homme. On est en bonne voie.


***


Il y a deux choses dont il est impossible de parler : les 10 000 degrés à Hiroshima, et l'odeur d'une femme qu'on désire.


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En fait, le gouvernement est bien plus prévoyant qu'on le dit ! Ils ont constitué des stocks importants de gaz lacrymogène. Or, chacun sait que le gaz lacrymogène est le pire ennemi du coronavirus.

D'ailleurs, la preuve en est que dès le commencement du mouvement des gilets jaunes (jaunes comme chinois) les autorités ont copieusement arrosé les manifestants de gaz lacrymogène, pour les débarrasser (pour leur bien) de tous les coronavirus qu'ils trimballaient sans le savoir dans leurs gilets (jaunes, couleur de la Chine).

Il faut raison garder. Le gouvernement sait ce qu'il fait. Et moins l'on comprend ce qu'il fait, plus c'est la preuve que son plan est solide et bien établi. Ne dit-on pas : « Les voies du Seigneur sont impénétrables » ?

Raoult, à Marseille, essaie tant bien que mal de faire diversion (on voit tout de suite qu'il a un mauvais fond, celui-là), mais force restera à la Loi, et à notre Cher Président Directeur Général et Guide, qui voit plus loin que nous.


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Je n'aime pas beaucoup le moteur, c'est entendu. Pourtant, il me semble qu'il se situe moins bas que l'amplificateur, dans mon estime. L'amplification des sons, je crois qu'il n'existe rien de pire ; à part-être le tourisme, qui a fort à voir avec le moteur…

Nous supprimerons les deux, dans le prochain monde.


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Anthelme Théophane Salénac, sur Facebook, a eu ce coup de génie : il a parlé, dans une conversation sur les tics de langage, de plis de langage. Je trouve l'expression merveilleuse, et merveilleusement juste. Ces tics que nous attrapons, comme des virus, au contact de ceux qui les expectorent généreusement, sont exactement comme ces faux plis qu'un malheureux coup de fer à repasser donne à une étoffe, et qui sont si difficiles à faire disparaître, une fois 'pris'. Le pli se forme très facilement, mais disparaît très difficilement.



mardi 7 avril 2020

Des réponses !


Ah, les questions… Tout le monde aime les questions. Tous les écrivains sérieux, tous les philosophes sérieux, tous les sociologues sérieux aiment à affirmer qu'ils ne font que poser des questions, que le salut est dans la question, et qu'on se perd en donnant des réponses. France-Culture, par exemple, est passée armes et bagages dans le camp de la question, depuis vingt ans. J'imagine que Le Clézio y a élu domicile… Même à Koh-Lanta, ils ne font que poser des questions. La Question, c'est la torture.

Il n'y a rien de plus agaçant que ces poseurs de questions ! Nous, ce qu'on veut, ce qu'on exige, ce sont des réponses ; y compris à des questions qu'on n'a pas posées, surtout à des questions que personne n'a posées. Est-ce que je t'en pose, moi, des questions ? Et si j'en pose, c'est à mon corps défendant, c'est malgré moi, c'est à l'insu de mon plein gré. Même Edmond Jabès, avec son Livre des questions, donne des réponses. Les questions sont illégitimes. Elles ne font que masquer l'extraordinaire prétention du poseur de question, qui fait son candide, qui flagorne ignominieusement comme un petit démon domestique qu'il est, et qui, surtout, avance voilé. Il veut avoir l'air idiot ? Il y réussit très bien. Tu lèves le doigt ? Quatre heures de colle ! Tu t'interroges ? Au goulag ! Un homme digne de ce nom ne pose aucune question. Soit il sait, soit il s'écrase. On apprend en douce. On regarde. On écoute. On lit. On dort. Ça travaille tout seul. Il y en a qui meurent idiots ? Et alors ? Qu'est-ce que ça peut faire ? Il vaut mieux se tromper en ne sachant pas que se tromper en sachant. Les poseurs de questions sont des mendiants ingrats. Rendent-ils ce qu'ils ont extorqué par des questions ? Jamais. Plus ils posent de questions, plus ils ont de questions à poser. Ça n'en finit jamais. Vous leur donnez une réponse, et ils en veulent cent. Il faut leur dire non tout de suite. Commencez par donner des réponses, et, peut-être, alors, aurez-vous le droit de poser des questions — mais ce n'est pas sûr. 

Les questions, il y a des modes d'emploi, pour ça. Les questions, il y a les femmes, pour ça. 

Vous croyez que Bach pose des questions, quand il compose l'Art de la Fugue ? Et Beethoven, il pose des questions, quand il écrit son quatuor opus 95 ? Et les virus, ça pose des questions, les virus ? Et Dieu, dans son silence infini, il se pose des questions ? Et Achille ?

jeudi 19 mars 2020

Dire, simplement dire (1)


Les jours se croisent en tout sens, superposant leurs hiérarchies contradictoires, leur apparent désordre n'épargnant que la déception et la pitié confuse que la femme lui inspire. Un ordre supérieur lui révélerait peut-être que sa médiocrité touche au génie, viendrait teinter son frelat indigent d'un soupçon de nécessité, mais il n'a pas accès à ce savoir là, lui qui tient banalement la loyauté en grande estime. L'aventure humaine ? Elle la garde chiffonnée au fond de sa matrice, pliée de rire ou crevée de sanglots, comme un mouchoir morveux oublié là.

— Mais pourquoi ne dis-tu pas plus simplement que tu en as marre de cette pauvre fille ?

— Si parler de pauvre fille dit autant, ou plus justement, alors je pourrais me laisser tenter — mais je n'en suis pas certain. En revanche, que j'en aie marre, de ça je suis sûr.

— Mais tu as besoin de faire des phrases ?

— Oui, j'ai besoin de "faire des phrases", pour savoir ce que je pense. Ça t'étonne ?

— Oui, ça m'étonne. Tu es souvent lapidaire et péremptoire, et tu as l'air de savoir ce que tu penses…

— C'est vrai. Je suis souvent péremptoire et tranché dans mes jugements. La mollesse dans le jugement m'exaspère. J'ai toujours l'impression que les gens ont peur de penser ce qu'ils pensent, et de voir ce qu'ils voient, et cette peur même me semble méprisable.

— Alors n'aie pas peur de penser ce que tu penses : pauvre fille !

— Je crois vraiment n'avoir pas peur de penser ce que je pense. Mais je veux penser tout ce que je pense, et ne pas être contraint par la simplification. Et ça, ça nécessite des phrases et encore des phrases. Nous sommes toujours tentés par la simplification, moi le premier, mais il n'y a qu'en faisant des phrases qu'on parvient, un peu, à penser — fût-ce en se contredisant. Il y a longtemps que j'ai commencé, tu me l'accorderas, et je vais continuer. L'énigme de l'amour vaut bien ce détour.

— Les "hiérarchies contradictoires" provoquent-elles les détours dont tu parles ?

— Exactement. On ne peut pas ne pas se contredire lorsqu'on parle d'amour avec sincérité, car il est suspendu à des désirs qui se croisent sans se reconnaître. Méfions-nous des discours trop cohérents, et qui restent d'un seul côté de la vérité. Il faut avoir emprunté les deux axes, parfois perpendiculaires, de celle-là, pour toucher à l'essentiel. Il faut croiser les jours et les nuits, il faut bénir le désordre des sensations et des sentiments, il faut contredire la contradiction.


— Tu vas continuer à t'enferrer…

— Ce n'est pas impossible. Mais pour dire simplement, il faut penser difficilement. Je n'y peux rien.

— Mais enfin, c'est quoi, l'amour ?

— Tu aimerais bien que je me ridiculise…

— Non, mais je me demande si tu n'es pas en train d'entrer dans un nouveau délire en essayant de te tirer par les cheveux du délire amoureux.

— Rassure-toi, je n'ai pas l'intention de te dire ce qu'est l'amour, ce qu'il est pour toi, pour les autres ou pour tout le monde ; je veux seulement essayer de comprendre ce qu'il est pour moi.

— Bonne chance !

— Tu as raison, il entre beaucoup de chance dans tout cela. La chance, ça se provoque. Et la seule chance réelle que je connaisse, c'est celle qui consiste à ne pas avoir peur d'entrer dans les phrases. Il est de gens qui, entrant dans les phrases, en expulse la vérité, car ils prennent toute la place. Il faut se faire petit, si l'on veut cohabiter avec elle. Les vérités trop lourdes et trop épaisses finissent par crever ceux qui les énoncent.

— Excuse-moi, mais pour l'instant, et contrairement à ce que tu prétends, tu penses simple et tu dis compliqué. "Entrer dans les phrases", je ne sais pas très bien ce que ça signifie… Moi ce que je crois, c'est que tu n'en sors pas, de tes phrases.

— C'est vrai. Tout le monde n'a pas le talent qu'il faut pour survivre aux phrases. Ce sont des vagues qui nous arrivent de tous les côtés, et il faut pourtant essayer de nager droit. « Notre amour n'appartient pas à l'être qui l'inspire »…
Je me demande surtout ce qui l'empêche fondamentalement de donner. Elle ne donne strictement rien. Et la première explication qui vient à l'esprit est que si elle ne donne rien, c'est parce qu'elle n'a rien à donner.

— Il ne faut pas toujours chercher midi à quatorze heures.

— L'amour est précisément ce lieu où tout se renverse en permanence. Le simple devient compliqué et le compliqué devient simple.

— Mais je ne parle pas de l'amour, je ne parle même pas des femmes, je parle de cette femme !

— Je sais. Son intégrité est en question parce qu'elle n'est pas intégrale. Le simple ne peut pas renvoyer au complexe, et le complexe ne trouve pas d'origine dans le simple — il y a un fossé entre ces deux états. Il manque quelque chose qui pourrait faire communiquer l'un et l'autre. Quand on parle de l'amour, on est obligé de penser à la totalité : l'amour est bien ce qui vise à voir l'être dans son entier. Ce qui l'empêche de connaître sa totalité, (et donc de la partager) je crois, c'est qu'elle ne connaît pas sa loi. Elle n'est pas loyale parce qu'elle ne connaît pas son désir.

— C'est fou comme de connaître quelqu'un permet de ne pas le voir…

— Je ne peux pas te donner tort sur ce point. Mais la connaissance que nous avons des êtres est toujours bathmologique. Il faut parfois les connaître moins pour les connaître mieux, c'est vrai, mais on peut surtout, et ce n'est pas contradictoire, et on doit, arriver à un stade où défauts et qualités n'ont plus aucune importance. Qu'on réponde oui ou non à la question posée ne change rien. La question demeure, "intransitive".

— Il faudrait commencer par lui révéler sa propre loi ?

— Personne ne le peut. « Les êtres vont d'une comédie vers une autre », et si l'on intervient pour les aider à choisir, c'est toujours pour le pire. Il faut leur laisser le rôle principal, même si leur texte est très mauvais.

— Tu devrais l'écrire, ça.

— Ah oui, oui, tu fais comme Sartre : « Quand on veut se débarrasser d'un maboule, il faut toujours lui conseiller d'écrire ».

— Tu es la pierre à mon cou : toi, maboule, je coule. 

mardi 17 mars 2020

À point nommé


Mais tout convergeait, bien sûr — on nous appelle les mortels. Tout devait arriver, et tout arrivait. À point nommé. On l'attendait depuis longtemps déjà, on la pressentait, on en avait peur mais on l'espérait. On ne savait pas quand, ni comment, ni vraiment pourquoi, mais elle était dans toutes les têtes, même les plus silencieuses, même les plus vides. Ce qu'on n'avait pas pensé, c'est qu'elle ne viendrait pas seule. Elle était tellement formidable, tellement immense, tellement incroyable, aussi, qu'on ne pouvait imaginer de lui ajouter quoi que ce soit qui l'aurait diminuée. Seule, déjà, elle aurait suffi à nous balayer ; on savait comment ça marchait, on n'en était pas à notre coup d'essai, et même si ses précédentes apparitions avaient l'air une peu ridicules à côté de celle-là, on ne pouvait imaginer qu'elle se ferait seconder par une alliée aussi redoutable qu'elle. On ne pouvait imaginer qu'à celle-ci on aurait ajouté celle-là, et sans doute encore cette troisième.

Maintenant qu'on en était là, que tout avait convergé à ce point où nous étions, il nous paraissait évident qu'il ne pouvait en être autrement, que jamais les choses n'auraient pu se passer d'une autre façon. On regardait le monde, et le monde était comme il devait être, exactement. 

Le président avait fait un discours, puis un autre, puis un autre encore. Le ton était grave. Il évoquait la catastrophe, mais en évitant soigneusement de parler de la principale. C'est la deuxième, qu'il mentionnait, mais tout le monde comprenait qu'il ne parlait d'elle que pour ne pas parler de l'autre, ce qui la rendait encore plus terrifiante. 

L'exactitude du désastre était ce qui frappait le plus — il était arrivé à l'heure dite, et cette ponctualité provoquait un silence sacré. Il n'avait pas failli, il n'avait pas tremblé, il était à sa place, et cette place était immense : elle recouvrait tout d'une vérité sans pli, sans ombre. Ce que nous comprenions soudain, c'était que ces trois catastrophes ne pouvaient qu'être concomitantes, plus, que chacune n'était qu'une part du même malheur qui les comprenait toutes. Le monde était ainsi fait qu'on ne pouvait tirer un fil sans que tout l'édifice soit touché. Tout convergeait vers nous, vers ce que nous étions, vers le monde que nous avions construit, chacun de notre côté, croyant être libres et indépendants. Point nommée, non-dite, la vérité imposait sa lumière aveuglante avec une netteté formidable. C'était le moment, il n'y en avait pas d'autre. On en était là, sidérés et brûlés par sa clarté sans bords. Il n'y avait pas trois catastrophes, il n'y en avait qu'une. Qu'on l'appelle Guerre, Épidémie, Effondrement économique, n'avait plus aucune importance. Toutes les théories politiques, économiques, stratégiques, médicales, philosophiques, historiques, furent en un instant balayées par le vent de l'Événement et du Présent éternel. Le futur devint en un clin d'œil un concept ringard, comique et farfelu, mais même le passé semblait complètement irréel, comme une photo ratée peut échouer à montrer ce qui fut. Nos souvenirs nous semblèrent mensongers, nos livres d'histoire dérisoires. Il n'y avait plus ni ancêtres ni descendance, il n'y avait plus ni remords ni espoir. Tout menait à cet instant, mais rien n'en partait. Le présent retenait tout en lui-même, sentiments, projets, peur, raisonnement, possible.

(…)

jeudi 12 mars 2020

Chef d'œuvre !

Faire tomber une jeune femme de 20 ans quand t'en as 40,
c'est bien plus de la paresse qu'une prouesse.
Charmer une femme de 40,
Séduire une femme de 50,
Enchanter une femme de 60...
ça, c'est le chef d'œuvre de l'orfèvrerie érotique. 

Toi, tu prétends jouer les Rois avec les vierges... Mais dès qu'on élargit un peu la perspective de l'échiquier, on distingue très vite que t'es qu'un modeste "Fou maladroit" paralysé devant les Tours, les Chevalières et les Reines.

Mais, bien sûr, l'effet de la chose n'est pas complet si l'on ne voit pas QUI (et combien) like(nt) ça, sur Facebook.

mercredi 11 mars 2020

Amer


Tout ce qui est est amer. On ne peut pas être pessimiste. Ça n'existe pas, le pessimisme. Comment être pessimiste alors qu'on est mortel ? Tout ce qui n'est pas amer n'est pas. Le sucre est une parodie. 

Je ne me lasse pas d'écrire ce mot : « amer ». À mère, arme à la mer, rame, âme, erre, chère âme, aime ton errance amère, depuis la mère jusqu'à la mer infinie qui t'engloutira et te rendra à la mère originelle.

Qu'y a-t-il, entre soi et Dieu ? L'amertume. Qu'ai-je aimé, en dehors de « la bonne chair » ? Rien. Rien et la musique (mais il y a de fortes chances que ce soit la même chose). Ah si, j'ai aimé le non-travail. C'est le non-travail qui permet à l'homme de comprendre un peu sa vie. La journée, quelle trouvaille ! Le soir, le matin, les heures… Les repas. On confectionne méticuleusement sa journée. L'amertume des secondes, des minutes, l'amertume qui devient joie, qui devient soleil. Lumière de l'amertume. Vous n'avez pas assez d'amertume en vous pour que je vous prenne au sérieux. Vous êtes au service d'une idée, ce qui est abject. Ridicule grandiose. Publicistes. Professionnels (comme on dit d'une pute que c'est une "professionnelle"). Si l'on a vraiment du caractère, on disparaît, on rate, on (se) barre. Le sucre de la publication. La poisse. Argumenter, voilà l'ordure. L'amer est le contraire de l'argument. L'amer fouette le sang et redresse l'âme. Je ne connais rien de plus abject que le "marketing". Monter sur une chaise, alors qu'il faut avant tout se débarrasser de soi-même. Dès qu'on parle, on est bête, dès qu'on écrit, on est banal. Écrire, c'est jeter son sperme au vent. Poisse, poisse, poisse. Argument-purée. Sucre synthétique. Compromis. Discrédit. Vide. Vite !

L'être se tient dans l'amer. Écrire vide l'amer de l'être. Il ne reste plus qu'un morceau de sucre tout poisseux. Regardez-les, les écrivains ! On voit sur leur visage les rigoles faites par la fonte des phrases. S'ils vous embrassent, ça colle. Les livres sur les tables des libraires sont des morceaux de sucre emballé. L'amer est la seule arme dont nous disposons, entre l'aube et le crépuscule. Il y a dans l'amer un à-quoi-bon qui se rebiffe contre lui-même.

Journée vide. Prière amère. Action rituelle des ancêtres, à quatre mains. Marche en silence. Obstination. Aller. S'enfoncer toujours plus avant dans l'amer.