mercredi 22 avril 2020

Paradigme


Ça se passait en 1978, à Paris, dans le 18e arrondissement. Je jouais alors en duo avec un guitariste, que j'avais en partie converti à la musique contemporaine (lui venait du rock, moi du jazz). Une après-midi, il sonne à la porte de l'appartement, au 62 de la rue Joseph de Maistre, et il me montre deux partitions encore chaudes et bien bariolées. Avant même de jeter un œil sur la musique, j'ai compris qu'il se passait un truc. Les deux partitions portaient des titres bizarres. L'une s'intitulait "Paradigme", et l'autre "Syntagme". 

J'ai rien demandé, j'ai posé la musique sur le pupitre. Et là, nom de dieu, c'était pas croyable ! Il y avait des notes à chier partout et le mec avait bouffé de la septième majeure et de la neuvième mineure à s'en foutre une courante de printemps, ça zigzaguait dans tous les sens, c'était hérissé de partout comme un virus devant un festin de pancréas ! On voyait tout de suite qu'il avait composé ça dans une sorte de transe sans entendre une demi-mesure, juste pour le plaisir d'aligner de la dissonance au kilomètre, et de briser toutes les attentes du dingue qui aurait eu l'idée saugrenue d'écouter ça sans se protéger. Malgré tout, je dois reconnaître qu'il y avait quelque chose, dans cette exaspération jaculatoire. Le type était complètement barge et sa musique était un fameux autoportrait, on pouvait pas lui enlever ça. 

On a joué ses saucissons, et après je lui ai posé la question qui me brûlait les lèvres : ça veut dire quoi, "paradigme" ? Et "syntagme" ? Évidemment qu'il n'en avait pas la plus petite idée. Il avait dû ouvrir un livre de linguistique et trouver ça joli. Enfin, joli, je m'entends… Il avait dû trouver surtout que personne ne saurait ce que ça voulait dire, et c'est bien ça qui lui plaisait. Ça allait foutrement bien avec la musique, si tu vois ce que je veux dire… D'un seul coup, le mec découvre la septième majeure, la neuvième mineure ET deux mots parfaitement imbittables ! C'était Noël en plein été. Il en faut peu pour être heureux, quand on sort de sa grotte, encore tout couvert de morve. 

Là, je dois vous avouer que moi non plus, je ne connaissais pas ces mots. Dès que mon guitariste fou est parti, j'ai demandé à ma copine si elle savait ce que ça signifiait, mais comme je n'ai rien compris à ses explications (contrairement à nous, elle était allée à l'école), j'ai bien été obligé d'ouvrir un dico — ce qui ne m'a pas vraiment renseigné. Bon, pour le "syntagme", encore, ça allait, même si je trouvais l'explication un peu simple, et donc un peu louche. Mais pour "paradigme", alors, non, vraiment, j'ai rien compris du tout. Ce mot m'a trotté longtemps dans la tête. Paradis, digue, zeugme, j'entendais les aiguilles d'une trotteuse hystérique qui se serait cognée contre les bords d'une montre, des bouts de granit, un truc hirsute et un peu espagnol sur les bords, mais le mot restait complètement muet ; il voulait pas partager. J'ai fini par l'associer aux septièmes majeures et le ranger dans un coin de ma tête, jusqu'au jour où je l'ai retrouvé dans un texte de Barthes. 

Si on m'avait dit, alors, qu'un beau jour, tout le monde emploierait ce mot, sans le comprendre plus que les deux couillons que nous étions en ce temps-là ! Ils veulent tous absolument, toutes les deux minutes, qu'on change de paradigme, ces cons ! Enfin, il y a ceux qui veulent que tu changes de logiciel, et ceux qui veulent que tu changes de paradigme. Dans tous les cas, t'as intérêt à en changer… Sans doute que les logiciels et les paradigmes étaient assez crades aux entournures, et que ça commençait à sentir par en-dessous. C'est la seule explication que je vois. Mais bordel, commencez donc par changer de culotte ! Moi, mon paradigme, je n'en change pas. J'y tiens !