dimanche 15 novembre 2020

L'Apostrophe

Tout est mal écrit, mal dit, décousu, débraillé, ébréché, et pour tout dire (ou dire les choses simplement) incompréhensible. Tout est jeté là comme on jette son manteau sur une chaise en rentrant à la maison. Tout est contradictoire, emberlificoté, long quand ça devrait être court, trop court quand il faudrait développer, avec des mots incomplets, déchiquetés, cul par dessus tête, pas à leur place, une ponctuation absente ou délirante, des caractères manquants, des apocopes systématiques, des erreurs, des oublis, des répétitions, des incohérences, des impasses logiques, des sauts de côté, et des emplâtres syntaxiques. 

On a beau lui dire gentiment, le plus gentiment possible, elle s'en fout, n'en fait qu'à sa tête, qu'elle croit bien faite, et même s'en vante, car elle pense que la spontanéité fait office de liant, ou de style, ou de couleurs, alors que son discours est gris comme un trottoir sale. Qui se vante d'écrire en mouvement et sans jamais se relire s'expose à très vite lasser ses correspondants, en tout cas ceux qui prennent les autres au sérieux. « Écrire en mouvement »… Faut-il être prétentieux pour se croire capable d'une telle prouesse ! Ils écrivent en mouvement, ils lisent debout dans une librairie, ils écoutent de la musique en faisant leurs courses, ils font quatre choses à la fois, seize fois plus mal, donc, et ils vous jettent ça à la figure comme si nous devions nous incliner admirativement devant cette danse de Saint-Guy verbale ? Qui s'étonnera ensuite de la solitude et de la mutité tragique dont parle Houellebecq ? Elle fait partie de ces gens qui croient que malgré tout le fond est là, de toute éternité, parce qu'ils le valent bien. Elle prend son arrogance bébête pour du courage, et son autisme pour de l'originalité. Elle n'assume rien, et efface copieusement ses interventions, sans aucun égard pour les autres, même quand ceux-ci ont passé du temps à lui répondre. Cette incapacité à comprendre que ce qui est proféré devant autrui ne peut être déproféré sans renier tout le pacte inhérent à la conversation me glace. Ce qui est dit est dit, ce qui est écrit est écrit, une fois pour toutes. Rien n'empêche d'y revenir, de se corriger, de pondérer ce qu'on a écrit, et même de se contredire, pourquoi pas, mais effacer est la marque des faibles et des "inverbants" (ceux qui ne disent rien), ceux pour qui la Parole ne compte pas, et qui ne croient pas à ce qu'ils disent. Comment pourrait-on dès lors leur accorder quelque confiance ? Ils deviennent arrogants à force de complexes. Qu'on ait des complexes quand on s'expose est tout à fait normal, et chacun devrait connaître cette gêne qui sous-tend la civilité, mais qu'on retourne ces complexes en arrogance qui autorise tout est la marque d'une incroyable immaturité. 

Et toujours cet argument ridicule du « on est sur Facebook, merde ! » qui tient lieu de sauf-conduit puéril ! Qu'ils soient sur Facebook ou ailleurs ne change évidemment rien à leur langue, tout le monde le sait sauf eux. Quand on ne sait ni lire ni écrire, le lieu compte pour rien. Et c'est cela qu'ils révèlent à leur corps défendant : qu'ils ne savent pas lire, ce qui les rend très pénibles à supporter, car qui ne sait pas lire fait perdre un temps fou à son interlocuteur. C'est malentendu sur malentendu, quiproquo sur quiproquo, explications à n'en plus finir, approximations et contresens. La vie a d'autres ambitions !

On en revient toujours à la politesse — la politesse qu'on doit aux autres. La politesse est une forme d'humilité, quand le soi-mêmisme n'est que vanité et inconscience : on considère l'autre, on lui accorde des droits sur nous-même, et en tout premier celui de ne pas être importuné par nos maladresses et notre laideur. Une langue soignée est à l'évidence la première de toutes les politesses, car la langue est par excellence le lieu du Lien vivant, organique, fondamental . La politesse a ceci de particulier qu'elle ne peut pas se singulariser. Si chacun a sa propre politesse, personne n'en jouit. La politesse est un langage. 

Ce qu'elle appelle "chipoter", c'est donner à l'autre de son temps pour qu'il n'ait pas d'efforts inutiles à faire. Prendre le temps de mettre une apostrophe n'est pas un "détail" qu'on peut négliger, au prétexte que « ça prend du temps » ou que « ça demande un effort », puisque c'est justement le temps que ça prend, et l'effort qu'on fait, qui a du sens. Rien n'est gratuit. Tous les signes du langage réclament un effort au scripteur — il faut les connaître, savoir les utiliser à bon escient, et les former — mais leur emploi ne peut pas être fonction de cet effort. Les relations humaines sont d'abord faites du temps qu'on offre à l'autre, et de l'effort qu'on fait pour que l'autre en fasse moins. Ce qu'elle appelle "chipoter", c'est également le fait de vouloir que les choses qu'on écrit aient un sens véritable, que ce ne soit pas du bavardage, du bruit. Personne n'est obligé de supporter le bavardage des autres, les niaiseries, les affirmations qui ne reposent sur rien de solide, les clichés qui ne servent qu'à remplir le vide de l'âme et de l'esprit, le charabia. Ce n'est pas "chipoter" que de vouloir que la parole soit vraie, c'est seulement être vivant. On aime l'humour, on aime la fantaisie, mais précisément, l'humour et la fantaisie sont bien trop précieux pour être sacrifiés à la banalité et à l'approximation, au prétexte qu'on "improvise". L'improvisation n'a jamais empêché quiconque de se relire avant d'appuyer sur la touche envoi. Le mal-écrire me donne toujours l'impression de me trouver face à un postillonneur décomplexé. 

Il faut toujours croire à son premier mouvement. Quand on se trouve face à quelqu'un d'approximatif, il le restera. Quand on se trouve face à quelqu'un de mal élevé, il le restera. Quand on se trouve face à quelqu'un de bête, sa bêtise trouvera des accommodements, mais ne disparaîtra jamais. Elle reviendra même plus forte encore d'avoir pu trouver en vous un écho favorable. Les postillonneurs restent éternellement des postillonneurs, quel que soit le charme qu'ils aient par ailleurs. Tout cela se lit dans la première phrase. L'approximation se retrouve partout, et dans les phrases et dans la pensée, et même dans les affects. La grossièreté, c'est pareil. Rien n'est caché, dans les êtres. Ils montrent tout, tout de suite. Mais nous avons tellement peur de voir, nous avons tellement peur de la vérité…