Souvent malade, et très heureux de l'être. Un romantisme des muqueuses. Hallucinations, terreurs, temps long, ennui, visions, le jardin, la chambre, les bruits de la maison. Les biscottes avec le miel. Les chats. Les livres. La neige sur les collines. Le bonheur est un péché vibrant.
Les chambres. La chambre de la sœur. La chambre du pigeonnier. La chambre aux deux lits. (Chambre est un mot étrange. Ambre à laquelle s'ajoute le ch de "chut".) Et la chambre des parents, avec son balcon, la seule chambre qui donne directement sur la salle de bains.
Le père est silencieux. C'est la mère qui parle. Il parle, mais ailleurs, avec ses amis, avec ses maîtresses. À la maison, il est là pour signifier la loi, c'est tout. Il est là pour corriger les fautes de français et pour imposer le silence. Ou mettre de la musique.
Au milieu de la nuit, un ami de mes frères ainés est descendu se cacher dans le cellier. Mon père descend, ouvre la porte, prend quelque chose à boire, et, au moment d'éteindre la lumière et de refermer la porte, dit très tranquillement, presque à voix basse et sans le regarder : « Bonsoir, Lalo. »
Dans sa famille, les garçons portent des prénoms qui commencent par un "R". René, Robert, Roger. Il joue du violon au théâtre, le soir, pour payer ses études.
J'entends ma mère me dire : « Tu es le seul avec qui il parle. » et aussi : « Tu es le seul qu'il ait jamais pris dans ses bras. »
À quinze ans, j'ai voulu reprendre le piano. À ce moment-là le regard du père a changé. Ricanement général dans le reste de la famille. Il fera comme nous.
Comment s'appelait le type qui l'avait escroqué ? Ah oui, Metzger. « Un franc-maçon ! », avait lâché mon père, à table, avec un mépris formidable. Un million quand-même. Pour lui, la parole était sacrée. J'ai compris ce jour-là qu'il n'en allait pas de même pour tout le monde.
Hors de Gaulle, il n'y avait rien (ça n'a pas changé). Ma mère était plutôt du côté de Pompidou. Normal.
Les adultes sont des enfants ratés. Malheur, souffrances, plaies, ça ressort toujours un jour ou l'autre. Quand elle se met à crier comme une folle, imaginez-la enfant, dans sa chambre…
« Le génie c'est l'enfance retrouvée à volonté. » CRAC ! L'autre imbécile de Faurisson qui "analyse" Rimbaud… On croit rêver ! Et la mémoire, vous y croyez, M. Vallet ?
Isabelle trouve que je rhapsodise trop. Moi que ce n'est pas assez, jamais assez.
Dans la chambre de la sœur, il y avait un placard en deux parties. La partie basse servait de penderie, et la partie haute de placard. Elle y cachait les livres licencieux.
Vaut-il mieux être un enfant raté ou un enfant gâté ?
Quand il me donne cette gifle, nous sommes sur le perron, devant la maison. Puis il me prend dans ses bras. L'odeur.
Chambres, penderies, placards, bijoux, cheveux, parfums, odeurs, présences-absences. Après-midi… La maison pour soi seul.
Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous,
vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni.
Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort.
Madame Bovary, 1856, l'année de la mort de Robert Schumann. Le dogme de l'Immaculée Conception date de 1854, Ineffabilis Deus. Cette histoire impressionnait beaucoup Flaubert.
Expérience intérieure : l'amande de l'angoisse extatique. Comment comment ? Angoisse ou extase, faudrait savoir ! Eh bien non, l'angoisse de l'abandon est indissolublement liée à l'extase.
Faire des phrases qui nous acheminent vers la Parole, parce que tout à coup notre solitude est à son apogée, n'est-ce pas un peu la même chose que de procréer ? Se continuer dans un autre corps que le sien, est-ce toujours et forcément lié à un acte sexuel ? Être l'enfant de Dieu, est-ce être divin ?
Dans cette maison-là, dans ces après-midi-là, dans ce temps-là, c'était divin. Tiroirs, lingerie, livres, poussière, photographies, heures longues, longues, silence… Les six autres avaient vidé les lieux, je restais seul en pleine possession du royaume et entrais en communication directe avec les parents absents. Nul obstacle. Je peux faire pivoter mon regard comme un périscope temporel, je revois parfaitement les coins et recoins du galetas, dans lequel je passais des heures. La salle de bains, avec son immense œil de bœuf, avait un plafond surélevé par rapport au reste de la maison, ce qui faisait par contrecoup dans le galetas comme une sorte d'estrade, comme un ring de boxe, ou comme une scène.
Le fruit de vos entrailles… La sonorité de ces cinq mots, leurs résonances, mais surtout ces entrailles, le bruit des entrailles, sonnailles, failles, semailles, grenailles, mailles, éventail, le cru et le recuit des entrailles, quel mystère ! Bruits et frottements… L'amande, la figue, l'âme, le noyau, et le corps entier. Pleine de grâce…
J'ai rencontré la grâce, elle avait quinze ans et demi. Mais la grâce humaine fuit, très vite, elle s'échappe par tous les orifices du corps et de l'esprit. À quoi bon ressusciter ? Il y en a qui posent cette question sérieusement ! Posez-vous la question des entrailles, imaginez, bon dieu, imaginez ! Vous êtes là, dans la mère, les bruits, les sensations, les voix, déjà… Le balancement… Extase… Enstase… Ça commence déjà là, la musique. La caresse et la musique. C'est décidé, je serai un enfant gâté.
Mais j'ai entendu sa voix, la voix du père, à travers les membranes, à travers les muqueuses, et la voix du père était le souffle de l'âme entre les jambes de la mère. Violon, piano, voix, immédiatement.
Je ne peux plus supporter les « On ne les oublie jamais » (les morts). Quel infect baratin ! Bien sûr qu'on oublie. On oublie tout, même le plus important, même le plus brûlant, même le plus dramatique, même ceux qu'on a aimés avec le plus d'intensité et de vérité, même ceux qui ont donné leur vie pour nous. Les hommes sont des oublieux doublés de menteurs, d'abjects baratineurs qui ne cessent de se décerner des certificats de bonne conduite et de pleurer sur eux-mêmes. Écoutez-les mentir en toute bonne foi, avec des trémolos d'émotion dans la voix, cette sale émotion répugnante qui n'est jamais dirigée que sur eux ! Misérables bouffons !
L'ange est face à Marie, il la salue. C'est lui qui parle, au commencement de la prière. Puis c'est vous, c'est moi, nous. On peut basculer de l'ange à soi, comme ça, simplement ? Bien sûr ! Il voit le fruit de ses entrailles, il voit à travers elle, parce qu'il écoute. Son salut est plus qu'une annonce, il la prend avec lui. Il la com-prend. C'est la cordialité. C'est la sympathie. Elle va se continuer dans un autre corps que le sien, un corps qu'elle a à la fois engendré et laissé passer à travers elle. C'est ce qu'il lui dit. Elle va continuer à vibrer à travers d'autres corps, d'autres cordes, d'autres souffles. Du cœur aux cordes vocales, l'âme prend la forme du corps. Ça chante.
De quoi es-tu fait ? Terre, cire, souffle, poussière, atomes, ombres, proportions, nombres, regrets, fonctions, vibrations, cordes, masques, mouvement, cri, phrases, hasard ? Entassement d'odeurs qui ont engendré une forme ? Bruits d'étoiles ? Vide ? Ce ré qui revient périodiquement dans la nuit, durée pâle qui parle seule, dans le désert du village endormi, pour qui, pour quoi ?
« La voix ne sort pas du corps, le corps est tout entier dans la voix. » Je suis toujours à la recherche de la voix de mon père, de la voix de ma mère. C'est très compliqué, de retrouver ces choses-là. Pas le souvenir de la voix, mais la voix elle-même, de la voix vraie, présente, actuelle (qui est un acte de présence). Il ne faut pas avoir peur. Ce ne sont pas des fantômes. Ils sont toujours là. Il faut seulement se mettre en disposition de les entendre, se rendre présent à leur absence, trouver l'angle, la tonalité, l'ouverture. Il y a les oiseaux dans le jardin, le coq, les voitures un peu plus loin sur la route, la rumeur générale, le souffle du vent, et puis, comme une fente verticale dans cela, une amande qui est là, qui attend, des entrailles qui palpitent. Il faut tout écouter en même temps, comme un contrepoint. Si le corps est tout entier dans la voix, entendre la voix suffit. C'est le seuil. La grâce. Grâce à la voix on peut tout, ou presque.
Le fruit de vos entrailles… La sonorité de ces cinq mots, leurs résonances, mais surtout ces entrailles, le bruit des entrailles, sonnailles, failles, semailles, grenailles, mailles, éventail, le cru et le recuit des entrailles, quel mystère ! Bruits et frottements… L'amande, la figue, l'âme, le noyau, et le corps entier. Pleine de grâce…
J'ai rencontré la grâce, elle avait quinze ans et demi. Mais la grâce humaine fuit, très vite, elle s'échappe par tous les orifices du corps et de l'esprit. À quoi bon ressusciter ? Il y en a qui posent cette question sérieusement ! Posez-vous la question des entrailles, imaginez, bon dieu, imaginez ! Vous êtes là, dans la mère, les bruits, les sensations, les voix, déjà… Le balancement… Extase… Enstase… Ça commence déjà là, la musique. La caresse et la musique. C'est décidé, je serai un enfant gâté.
Mais j'ai entendu sa voix, la voix du père, à travers les membranes, à travers les muqueuses, et la voix du père était le souffle de l'âme entre les jambes de la mère. Violon, piano, voix, immédiatement.
Je ne peux plus supporter les « On ne les oublie jamais » (les morts). Quel infect baratin ! Bien sûr qu'on oublie. On oublie tout, même le plus important, même le plus brûlant, même le plus dramatique, même ceux qu'on a aimés avec le plus d'intensité et de vérité, même ceux qui ont donné leur vie pour nous. Les hommes sont des oublieux doublés de menteurs, d'abjects baratineurs qui ne cessent de se décerner des certificats de bonne conduite et de pleurer sur eux-mêmes. Écoutez-les mentir en toute bonne foi, avec des trémolos d'émotion dans la voix, cette sale émotion répugnante qui n'est jamais dirigée que sur eux ! Misérables bouffons !
On oublie tout mais on peut, aussi, se rappeler tout. Non pas se souvenir, mais se rappeler. Rappeler l'enfant. Rappeler la musique. Rappeler l'odeur. Se rappeler dans l'enfant, se rappeler dans la musique, se rappeler dans l'odeur. On ressuscite, à condition de le vouloir. Regardez autour de vous, plus ils sont de vieux enfants ratés, moins ils ressuscitent. Ils n'ont pas cherché la clé, elle leur pend autour du cou. Ils n'appellent pas. Ils ont oublié les noms, les sons, les corps, leurs corps. Pour être heureux il faut avoir un corps multiple.
L'ange est face à Marie, il la salue. C'est lui qui parle, au commencement de la prière. Puis c'est vous, c'est moi, nous. On peut basculer de l'ange à soi, comme ça, simplement ? Bien sûr ! Il voit le fruit de ses entrailles, il voit à travers elle, parce qu'il écoute. Son salut est plus qu'une annonce, il la prend avec lui. Il la com-prend. C'est la cordialité. C'est la sympathie. Elle va se continuer dans un autre corps que le sien, un corps qu'elle a à la fois engendré et laissé passer à travers elle. C'est ce qu'il lui dit. Elle va continuer à vibrer à travers d'autres corps, d'autres cordes, d'autres souffles. Du cœur aux cordes vocales, l'âme prend la forme du corps. Ça chante.
De quoi es-tu fait ? Terre, cire, souffle, poussière, atomes, ombres, proportions, nombres, regrets, fonctions, vibrations, cordes, masques, mouvement, cri, phrases, hasard ? Entassement d'odeurs qui ont engendré une forme ? Bruits d'étoiles ? Vide ? Ce ré qui revient périodiquement dans la nuit, durée pâle qui parle seule, dans le désert du village endormi, pour qui, pour quoi ?
« La voix ne sort pas du corps, le corps est tout entier dans la voix. » Je suis toujours à la recherche de la voix de mon père, de la voix de ma mère. C'est très compliqué, de retrouver ces choses-là. Pas le souvenir de la voix, mais la voix elle-même, de la voix vraie, présente, actuelle (qui est un acte de présence). Il ne faut pas avoir peur. Ce ne sont pas des fantômes. Ils sont toujours là. Il faut seulement se mettre en disposition de les entendre, se rendre présent à leur absence, trouver l'angle, la tonalité, l'ouverture. Il y a les oiseaux dans le jardin, le coq, les voitures un peu plus loin sur la route, la rumeur générale, le souffle du vent, et puis, comme une fente verticale dans cela, une amande qui est là, qui attend, des entrailles qui palpitent. Il faut tout écouter en même temps, comme un contrepoint. Si le corps est tout entier dans la voix, entendre la voix suffit. C'est le seuil. La grâce. Grâce à la voix on peut tout, ou presque.