À tous les benêts qui se rassurent sur la mort en prétendant n'en avoir pas peur, je répondrai par une citation de Cioran : « Utopie noire, l'anxiété seule nous fournit des précisions sur l'avenir. » Soit ce sont des peureux qui ont peur de leur peur, soit ce sont des idiots qui n'ont jamais réfléchi sérieusement à ceci : comment pourrait-on être rassuré quant à quelque chose que personne jamais n'a décrit positivement. Et puis il y a une arrogance puérile (à la Pierre Arditi, mettons) — n'appelons pas cela « orgueil », c'est trop grand — dans cette forfanterie pieuse et naïve. Il faut un manque singulier d'imagination pour ne pas être terrifié, chacun se raccrochant à son pauvre catéchisme personnel ou collectif : La mort est ceci, la mort est cela… Dérisoires affirmations dénuées de tout fondement, qu'on récite comme une grenouille de bénitier athée (qui sont les plus acharnées croyantes, les plus dénuées de scrupule intellectuel). L'avenir est l'avenir, l'inconnu est l'inconnu, le mystère est le mystère, quoi que vous en ayez, et ce ne sont pas les quelques dérisoires et fugitives certitudes scientifiques qui me démentiront, au contraire. Je crois vraiment qu'il faut être privé d'imagination pour ne pas craindre le trépas. La mort, c'est précisément ce lieu (ou ce temps, mais rien ne nous dit que ce ne soit pas la même chose) où TOUT est possible, même l'impensable, surtout l'impensable : ce à quoi l'esprit humain ne saurait nous préparer, car il y est radicalement étranger. La mort est hors de proportion avec la vie telle que nous la connaissons, telle que nous la pensons. Nous sommes dans la finitude, dans la contingence, nous nous mouvons dans un tout petit univers circonscrit ; elle est l'infini, le seul véritable infini. On ne peut même pas dire qu'elle est plus grande que la vie, puisqu'elle lui est incommensurable. Pour mesurer la mort, il faudrait des instruments que nous ne possédons pas.
Si l'imagination est incapable d'appréhender la mort autrement que par des images très humaines et très dépendantes de notre savoir, de notre culture et de nos civilisations, c'est bien que la mort se situe au-delà, et que nous ne posséderons jamais de véhicules suffisamment rapides et puissants pour nous y conduire en touristes et nous en ramener. Le fin fond de la galaxie est bien plus proche de nous que ce qui n'est plus la vie de ce qui l'est encore.
Les religions ? Je les crois très utiles, souvent d'un grand enseignement, à divers points de vue, mais totalement impuissantes à aller au-delà de l'humain. Plus leurs dogmes sont sophistiqués et séduisants plus elles sont paralysées par les logiques qui les sous-tendent. Elles ne peuvent que parler de l'au-delà, élaborer des systèmes plus ou moins complexes, plus ou moins sophistiqués, censés en donner une idée, en donner des représentations logiques, imaginaires ou poétiques, formuler des hypothèses, mais rien, jamais, ne peut approcher cette réalité qui par définition la défie et la nie. La mort n'est même pas le contraire de la vie, ce qui est parfaitement réducteur, énoncé qui suppose surtout un savoir qui nous fait absolument défaut.
Pourquoi ces angoisses mortelles, qui parfois nous assaillent alors que rien ne les a annoncées, que rien ne les justifie, qu'elles ne signifient rien d'autre qu'elles-mêmes ? Oh, je sais bien ce qu'on me répondra, ce que la psychanalyse et la science me répondront, l'inconscient, la vie de nos parents et les mémoires des générations qui nous ont précédés, des traumatismes inscrits dans la chair, des modifications chimiques ou métaboliques à l'intérieur de notre corps, des troubles électriques, un déséquilibre dans le Yin et le Yang, des émonctoires bouchés, des organes affaiblis, la lymphe saturée de déchets qui stagne au lieu de circuler, je sais bien qu'on ne peut faire autrement que de s'appuyer sur les quelques discours connus et reconnus pour tenter de savoir ce qui se passe à l'intérieur de nous, mais rien de tout cela n'est entièrement convaincant, parce que la part de l'inconnu est bien trop grande pour qu'on puisse l'ignorer le cœur tranquille et l'esprit apaisé. Pourquoi la mort ne serait-elle pas à l'œuvre en nous au même titre que la vie, peut-être à parts égales ? Et si elle l'est, comment pourrions mesurer les effets de quelque chose qui par définition échappe complètement à nos sens ? L'information circule en nous en tous sens, bien plus et bien plus vite qu'elle ne le fait dans le monde extérieur, c'est la seule certitude. Rien n'est indépendant, rien n'est inaccessible aux messagers qui circulent de fond en comble et à grande vitesse à travers toutes les différentes couches de nos tissus. Il ne faut jamais se fier à une description, fût-elle la plus précise. La description n'est pas la réalité, ce n'en est qu'une représentation schématique plus ou moins fidèle, plus ou moins juste, toujours adaptée à (et suscitée par) notre capacité de compréhension et à (et suscitée par) un état de la science et de la culture à un moment donné. C'est bien pour cette raison que la vraie médecine ne sera jamais une science et qu'elle sera toujours un art. Seule l'anxiété nous fournit des précisions sur l'avenir. Une médecine (qu'elle soit une médecine du corps ou une médecine de l'âme) qui ne prend pas en compte la mort à l'œuvre à chaque instant à l'intérieur même du vivant pèche contre l'esprit par arrogance et ignorance, et surtout par désinvolture. L'insu (même insu) et peut-être plus encore que le su, est aussi agissant dans l'existence que l'anti-matière l'est dans le couple indissoluble qu'elle forme avec la matière, que le vide l'est avec le plein, que le silence avec le son.
Quand j'ai des angoisses extrêmes, comme j'en connais de plus en plus, je cherche toujours la musique qui peut m'apaiser un peu. Très souvent, c'est le Clavier bien tempéré de Bach qui joue ce rôle. Dans ces moments-là, on est bien démuni et l'angoisse de ne savoir quoi faire ajoute encore à l'angoisse. Je crois me rappeler que Vincent écrivait quelque chose qui disait à peu près que Bach était toujours gentil. De quelque côté qu'on prenne sa musique, quelque chose en elle prend soin de nous. Comme le corps humain se répare lui-même, si on le laisse faire, la musique de Bach cicatrise nos plaies, sans même qu'elle en soit consciente, et je pense que cette vertu lui vient de son rapport à la mort, justement, ou d'une juste distance entre elle et lui : Bach ne l'ignore jamais. Elle est toujours là, même quand sa musique est souriante. Elle fait place à l'Inconnu.
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