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dimanche 3 août 2025

Inconnue


 

À tous les benêts qui se rassurent sur la mort en prétendant n'en avoir pas peur, je répondrai par une citation de Cioran : « Utopie noire, l'anxiété seule nous fournit des précisions sur l'avenir. » Soit ce sont des peureux qui ont peur de leur peur, soit ce sont des idiots qui n'ont jamais réfléchi sérieusement à ceci : comment pourrait-on être rassuré quant à quelque chose que personne jamais n'a décrit positivement. Et puis il y a une arrogance puérile (à la Pierre Arditi, mettons) — n'appelons pas cela « orgueil », c'est trop grand — dans cette forfanterie pieuse et naïve. Il faut un manque singulier d'imagination pour ne pas être terrifié, chacun se raccrochant à son pauvre catéchisme personnel ou collectif : La mort est ceci, la mort est cela… Dérisoires affirmations dénuées de tout fondement, qu'on récite comme une grenouille de bénitier athée (qui sont les plus acharnées croyantes, les plus dénuées de scrupule intellectuel). L'avenir est l'avenir, l'inconnu est l'inconnu, le mystère est le mystère, quoi que vous en ayez, et ce ne sont pas les quelques dérisoires et fugitives certitudes scientifiques qui me démentiront, au contraire. Je crois vraiment qu'il faut être privé d'imagination pour ne pas craindre le trépas. La mort, c'est précisément ce lieu (ou ce temps, mais rien ne nous dit que ce ne soit pas la même chose) où TOUT est possible, même l'impensable, surtout l'impensable : ce à quoi l'esprit humain ne saurait nous préparer, car il y est radicalement étranger. La mort est hors de proportion avec la vie telle que nous la connaissons, telle que nous la pensons. Nous sommes dans la finitude, dans la contingence, nous nous mouvons dans un tout petit univers circonscrit ; elle est l'infini, le seul véritable infini. On ne peut même pas dire qu'elle est plus grande que la vie, puisqu'elle lui est incommensurable. Pour mesurer la mort, il faudrait des instruments que nous ne possédons pas.

Si l'imagination est incapable d'appréhender la mort autrement que par des images très humaines et très dépendantes de notre savoir, de notre culture et de nos civilisations, c'est bien que la mort se situe au-delà, et que nous ne posséderons jamais de véhicules suffisamment rapides et puissants pour nous y conduire en touristes et nous en ramener. Le fin fond de la galaxie est bien plus proche de nous que ce qui n'est plus la vie de ce qui l'est encore. 

Les religions ? Je les crois très utiles, souvent d'un grand enseignement, à divers points de vue, mais totalement impuissantes à aller au-delà de l'humain. Plus leurs dogmes sont sophistiqués et séduisants plus elles sont paralysées par les logiques qui les sous-tendent. Elles ne peuvent que parler de l'au-delà, élaborer des systèmes plus ou moins complexes, plus ou moins sophistiqués, censés en donner une idée, en donner des représentations logiques, imaginaires ou poétiques, formuler des hypothèses, mais rien, jamais, ne peut approcher cette réalité qui par définition la défie et la nie. La mort n'est même pas le contraire de la vie, ce qui est parfaitement réducteur, énoncé qui suppose surtout un savoir qui nous fait absolument défaut. 

Pourquoi ces angoisses mortelles, qui parfois nous assaillent alors que rien ne les a annoncées, que rien ne les justifie, qu'elles ne signifient rien d'autre qu'elles-mêmes ? Oh, je sais bien ce qu'on me répondra, ce que la psychanalyse et la science me répondront, l'inconscient, la vie de nos parents et les mémoires des générations qui nous ont précédés, des traumatismes inscrits dans la chair, des modifications chimiques ou métaboliques à l'intérieur de notre corps, des troubles électriques, un déséquilibre dans le Yin et le Yang, des émonctoires bouchés, des organes affaiblis, la lymphe saturée de déchets qui stagne au lieu de circuler, je sais bien qu'on ne peut faire autrement que de s'appuyer sur les quelques discours connus et reconnus pour tenter de savoir ce qui se passe à l'intérieur de nous, mais rien de tout cela n'est entièrement convaincant, parce que la part de l'inconnu est bien trop grande pour qu'on puisse l'ignorer le cœur tranquille et l'esprit apaisé. Pourquoi la mort ne serait-elle pas à l'œuvre en nous au même titre que la vie, peut-être à parts égales ? Et si elle l'est, comment pourrions mesurer les effets de quelque chose qui par définition échappe complètement à nos sens ? L'information circule en nous en tous sens, bien plus et bien plus vite qu'elle ne le fait dans le monde extérieur, c'est la seule certitude. Rien n'est indépendant, rien n'est inaccessible aux messagers qui circulent de fond en comble et à grande vitesse à travers toutes les différentes couches de nos tissus. Il ne faut jamais se fier à une description, fût-elle la plus précise. La description n'est pas la réalité, ce n'en est qu'une représentation schématique plus ou moins fidèle, plus ou moins juste, toujours adaptée à (et suscitée par) notre capacité de compréhension et à (et suscitée par) un état de la science et de la culture à un moment donné. C'est bien pour cette raison que la vraie médecine ne sera jamais une science et qu'elle sera toujours un art. Seule l'anxiété nous fournit des précisions sur l'avenir. Une médecine (qu'elle soit une médecine du corps ou une médecine de l'âme) qui ne prend pas en compte la mort à l'œuvre à chaque instant à l'intérieur même du vivant pèche contre l'esprit par arrogance et ignorance, et surtout par désinvolture. L'insu (même insu) et peut-être plus encore que le su, est aussi agissant dans l'existence que l'anti-matière l'est dans le couple indissoluble qu'elle forme avec la matière, que le vide l'est avec le plein, que le silence avec le son. 

Quand j'ai des angoisses extrêmes, comme j'en connais de plus en plus, je cherche toujours la musique qui peut m'apaiser un peu. Très souvent, c'est le Clavier bien tempéré de Bach qui joue ce rôle. Dans ces moments-là, on est bien démuni et l'angoisse de ne savoir quoi faire ajoute encore à l'angoisse. Je crois me rappeler que Vincent écrivait quelque chose qui disait à peu près que Bach était toujours gentil. De quelque côté qu'on prenne sa musique, quelque chose en elle prend soin de nous. Comme le corps humain se répare lui-même, si on le laisse faire, la musique de Bach cicatrise nos plaies, sans même qu'elle en soit consciente, et je pense que cette vertu lui vient de son rapport à la mort, justement, ou d'une juste distance entre elle et lui : Bach ne l'ignore jamais. Elle est toujours là, même quand sa musique est souriante. Elle fait place à l'Inconnu. 

dimanche 18 décembre 2022

La Clef

 


Rarement j'aurai fait plus merveilleux rêve, et plus étrange, que ce matin. Et ce qui est plus prodigieux encore est qu'après une courte pause liée au besoin d'uriner, qui m'a réveillé, il a repris, sous un aspect un peu différent, mais sans que la principale protagoniste, l'indiscutable héroïne, ait disparu. Je voudrais tant parvenir à le retenir, ce rêve… 

Mais le noter ici, ce que je suis en train de faire, va paradoxalement le faire, sinon disparaître de ma mémoire, du moins l'annuler en tant que rêve. Je le sais, mais existe-t-il une autre solution ? Ne pas en parler serait pire encore. 

Au moment de l'éveil (le deuxième éveil), cette phrase s'est naturellement inscrite en moi : « Je veux votre splendide sperme qui vienne me tartiner. »

Il avait commencé, si je ne m'abuse, par cette femme qui se trouvait sur un terrain de sport (un sport collectif, basket-ball ou handball), et qui faisait quelque chose d'admirable avec sa vulve. Quoi ? Je ne saurais le dire, mais j'étais littéralement enthousiasmé. Elle réussissait quelque chose que personne avant elle n'avait réussi, ni même imaginé. Quelques moments après, j'étais avec un autre homme (il s'agissait peut-être de P. J., mais je ne peux en jurer), et nous tentions de faire l'amour avec cette femme, dans la rue, seulement séparés du « public » par une haie végétale. Comme la haie ne nous dissimulait pas suffisamment, nous avons abandonné l'idée de faire ça, ici et ainsi, et nous nous sommes retrouvés tous les trois devant l'entrée d'une soirée très huppée, et nous tentions d'entrer, d'abord sans succès, car il fallait porter le smoking, ce qui n'était pas notre cas, je le faisais remarquer à mes amis de circonstance. Pourtant, l'instant d'après, nous étions bel et bien à l'intérieur. (Je revois P.J. se présentant en haut des escaliers dans une sorte de costume militaire de grand apparat, blanc, rouge, vert. Il était à la fois très grand, très élégant et très ridicule.) À l'intérieur de l'établissement, les choses étaient très étranges, et même très bizarres. Tout était manifestement sexuel, chargé d'une sensualité brûlante, de ce côté-là, rien à redire, mais les corps des personnes présentes tenaient plutôt de la marionnette, et la plupart du temps, de la marionnette désarticulée ou démembrée. On pouvait voir des cuisses, des bras, des troncs, des pieds manquants ou bien en trop. Le jeu était un peu angoissant. Bref, ce n'était pas ça. Ensuite je me suis retrouvé seul avec la femme, et c'était sans aucun doute le moment le plus exaltant et le plus réussi de l'ensemble, mais, au moment de l'écrire, je m'aperçois que j'ai tout oublié. Était-ce à ce moment-là que la phrase notée plus haut fut prononcée ? Je ne saurais le dire. Il ne me reste plus que le sentiment d'une très puissante exaltation et d'une très vive satisfaction physique ET mentale. J'étais comblé. Ah oui, il ne faudrait pas que j'omette de parler du sexe de la femme, qui, à ce moment-là, s'est dévoilé à moi sous des traits qui, eux, sont restés très nets : c'était bien la vulve parfaite, que j'avais sous les yeux, à n'en point douter, du moins la vulve parfaite d'après mes critères personnels. Cette femme devait avoir quarante-cinq ans environ. Elle était brune, les cheveux courts, ou plutôt mi-longs, et nous nous entendions à la perfection. C'est à ce moment-là que je me suis réveillé pour la première fois. J'étais dépité, car je voulais que le rêve se poursuive, mais il était impératif que j'aille vider ma vessie, dans le froid glacial de cette nuit de décembre. Je suis revenu bien vite me glisser au chaud sous les trois couettes, en priant le rêve de bien vouloir continuer— ce qui advint. 

Nous étions désormais chez elle. Elle habitait un appartement assez exigu, et sa chambre était pourvue d'une seule fenêtre carrée de petites dimensions (50 x 50 cm), avec des volets en bois hermétiquement clos. Comme j'avais dû faire une remarque à ce propos, elle m'expliqua que, même si elle habitait à un étage élevé, elle ne voulait pas avoir de mauvaises surprises. L'endroit était tout de même assez angoissant. Elle me laissa seul (peut-être devait-elle aller travailler, je ne sais pas), et je me rendis aux toilettes, qui se trouvaient au bout d'un très long couloir commun à plusieurs appartements. J'avais laissé la porte de son appartement ouverte, et je réalisai que c'était idiot car, à peine étais-je revenu que son voisin, rentrant du travail, passait devant la porte d'entrée que je venais de refermer (mais, même refermée, celle-là ne me dissimulait pas entièrement le voisin, et je n'étais pas non plus dissimulé à ses yeux (il y avait un léger jour entre le chambranle et la porte)). 

Peu après cet épisode, la femme fut là et nous reprîmes nos ébats, dans un état de plaisir intense et partagé. Le bonheur était privé d'images, et peut-être même de gestes. Mais alors, en quoi consistait-il donc ? Était-ce la personnalité de la femme, son physique, ses cheveux, son sexe, son odeur, sa voix, sa taille (elle était assez petite), autre chose que j'ai oublié ? Cette rencontre avait en tout cas un caractère SINGULIER, et je dois écrire cet adjectif en lettres capitales. Cette rencontre était unique. Unique à ce moment-là et unique dans ma vie et dans celle de la femme. Peut-être était-ce tout simplement LA rencontre que je dev(r)ais faire — et que donc je ne ferai jamais. 

Qui es-tu ? Qui êtes-vous ? Qui était cette femme ? Pourquoi est-elle venue me rendre visite cette nuit ? Pourquoi moi ? Pourquoi suis-je allé la chercher ? Pourquoi ai-je eu besoin d'elle ? Pourquoi ce bonheur ? Pourquoi rêve-t-on ? Je n'aurai sans doute jamais de réponse. J'ai tendance à penser, au moment où j'essaie d'écrire ce rêve, qu'il s'agit de cette porte fermée depuis l'origine, porte qui s'est entr'ouverte cette nuit, ce matin aux aurores, afin que je sache à côté de quoi j'étais passé, à côté de quoi ma vie m'avait fait passer en étant qui j'ai été. Mais je n'ai aucune certitude. Il est très possible que je ne comprenne rien à ce rêve. Il est très possible qu'il ne reste plus que cette phrase : « Je veux votre splendide sperme qui vienne me tartiner » dans quelques jours, phrase qui n'ouvrira aucune serrure, et ce sera comme une clef qu'on retrouve dans ses affaires, et dont on ne parvient pas à se rappeler quelle porte ou quel coffre ou quel tiroir elle pourrait ouvrir. C'est à désespérer : comme si nous n'avions pas assez de raisons comme cela ! Que cette femme ait eu l'idée (la volonté) de prononcer ces mots surprenants : « splendide sperme », c'est comme la révélation d'une vérité qui serait privée de toute contingence humaine, de toute racine. C'est beau, mais on ne sait pas pourquoi c'est beau. Vous me direz, les Kreisleriana que j'écoute en ce moment-même, joués par Radu Lupu, je serais bien en mal de vous dire en quoi c'est beau, pourquoi je m'accroche à cette musique comme un noyé à une planche de bois pourri, pourquoi j'ai la sensation qu'une fois la musique finie, dans une dizaine de minutes, je vais suffoquer, sauf si un rêve comme celui de cette nuit m'emporte vers une île où le désir et l'absence de noms (et d'impossible) créent à nouveau cette chose qui ressemble à un diamant noir, ce mystère parfait qui me révèle un monde auquel je n'aurai jamais accès, une figure et peut-être un être dont simultanément la puissance et l'absence mettent le feu à mes nerfs — ou plutôt à mon âme. 

***

Elle faisait quelque chose d'admirable avec sa vulve… Je sais bien ce que vous vous dites. La plupart des gens sont incapables de parler des organes sexuels des autres sans que leur discours ne sombre dans l'effroi ou le ridicule, la pitrerie ou l'angoisse. Il y a immédiatement une panique ou une grossièreté qui leur vient comme spontanément. Ça leur tort les phrases et la pensée et l'on en a tellement l'habitude que le contraire semble étrange. Le rêve est peut-être le seul territoire dans lequel on peut avoir avec la sexualité un rapport délivré de la bêtise. Il faut, pour avoir le droit d'en parler, empiler les certificats les uns sur les autres (je ne suis pas ceci, je ne suis pas cela), il faut commencer par se justifier, par se mettre à l'abri, dessiner un cadre inattaquable. Merde à la fin ! C'est leur regard qui est vicié. Nous n'avons pas à nous mettre à leur place, qui n'est ni enviable ni intéressant. Le miracle de la sexualité est qu'elle nous amène à nous consumer sur place, qu'elle nous déporte, qu'elle nous brutalise. Ce n'est plus tout à fait nous qui sommes là, à nous débattre avec notre corps, et toute notre parlotte (celle à l'abri de laquelle nous nous présentons à autrui) est à chaque fois défaite, c'est ce que j'aime. Il y a un savoir qui vient de la sexualité comme il y a un savoir qui vient de la phrase en train de s'écrire, et je me demande si, dans les deux cas, ce n'est pas en contrariant le sens (donc le sens commun), que ce savoir nous est délivré. Le sexe est une des dernières maladies de la liberté, il est la forme que prend cette bête féroce qui en nous échappe au regard que l'autre implante en notre surmoi comme une caméra indébranchable. 

Il n'y a plus de particularité, dans le monde d'aujourd'hui. Tout doit être soumis au regard général, au regard commun, et comme la sexualité ne pourra jamais être commune ni générale, elle garde quoi qu'on en pense quelque chose d'irrattrapable et d'inexcusable. Je devrais convoquer toutes les femmes que j'ai connues dans mon existence, du moins toutes celles dont j'ai frôlé la chair, et leur demander de témoigner contre moi. Il y aurait forcément des choses à raconter, je vous jure, des choses qui me cloueraient définitivement au pilori. Les fanatiques se serrent tellement les coudes qu'ils en ont des inflammations purulentes ; quant aux autres, ils passent leur temps à s'excuser — les chemins sont pavés de leurs rotules ensanglantées. Le désir d'égalité emportant tout, la sexualité, la littérature et la musique sont lessivées, réduites à des osselets inoffensifs que tout le monde peut emporter avec lui partout où il va, c'est de la monnaie propre — c'est l'idéal arthritique qui s'est abattu sur nous depuis quinze ans. 

Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais d'égalité sexuelle. « Cette sauvagerie ne se négocie pas de manière quantifiable. On n'est pas dans le fifty-fifty d'une transaction commerciale, on plonge dans le chaos de l'éros et la déstabilisation radicale qui le rend si excitant. La domination change de camp en permanence, on vit en porte-à-faux. Tu vas voir à quoi mène la domination, tu vas voir à quoi mène la capitulation. » C'est Philip Roth qui écrit ça, et je pense que son discours est dorénavant inaudible. Il n'y a plus que dans un rêve qu'on peut être pleinement investi dans l'éros en même temps que satisfait du chaos qui nous emporte.