vendredi 15 août 2025

L'Enfer nécessaire

 

« Je n'ai jamais vu aussi peu de liberté intellectuelle qu'à notre époque. L'opinion dominante n'a plus d'ennemis. » dit Pierre Manent. C'est bien mon sentiment, et c'est vrai de toutes les couches de la société, de tous les bords politiques et générationnels. Que notre président de la République soit à demi-fou, personne n'en doute plus, mais il n'est pas seul à l'être, loin de là, et cette folie, je la vois un peu partout, même si elle prend des formes moins exorbitantes, plus discrètes ou plus banales. Il faut écouter les discours des uns et des autres, il faut lire ce qui s'écrit ici ou là, il faut prendre un peu de recul et entendre autre chose que le sens direct, pour percevoir physiquement cette folie sourde qui bout continuellement au creux des phrases, qui les défigure et les met souvent cul par-dessus tête sans que personne n'ait l'air de s'en émouvoir. Cette folie est ce qui anéantit toute liberté intellectuelle, car elle domine, pas par le plus, mais par le moins ; elle est omniprésente et surtout chronique. C'est une forme d'hypotension mentale qui passe inaperçue car elle se dilue dans toutes les strates de la société. Il y a une étrangeté aimable et il y a une étrangeté diabolique. Entre la poésie et ce discours fou dont je parle, il y a un gouffre. Depuis 2020 et la farce sanitaire mondiale, on a vu de quoi ce discours et ses ajusteurs étaient capables. Et ce n'est pas l'Intelligence Artificielle qui va arranger les choses.

Chaque époque se croit supérieure à la précédente, certes, mais notre temps a ceci de particulier qu'il est sorti du régime de la comparaison, qu'il a fait du présent un absolu, un horizon indépassable et intangible qui a dissous toute autre manière de penser, d'aimer et de vivre dans l'acide du mépris, qui les a reléguées à l'état de délires ou de borborygmes préhistoriques. Parler d'anachronisme systématique et d'arrogance est encore trop peu dire. Notre époque a arrêté le temps : c'est un arrêt-sur-imagination, dont il s'agit (je suspecte qu'il y ait un lien avec la Vitesse qui réduit toute chose, à commencer par la Distance). Ce ne sont plus seulement les siècles passés, qui ont été engloutis, c'est l'année précédente et tout ce qui a le toupet de ne pas penser comme le Contemporain absolu. C'est très frappant dans le domaine de la morale et de l'esthétique. Essayez donc de parler d'une attitude ou d'une pratique qui était encore parfaitement admise et même aimée ou admirée il y a trente ou quarante ans comme de quelque chose de seulement admissible, et on vous prendra pour un fou, un pervers ou un provocateur. C'est impossible ! Ça n'a pas pu exister, vous racontez n'importe quoi, et d'ailleurs c'était moche, sale, immoral, abject, impensable, intolérable. Essayez de leur dire que les hommes de ces temps-là avaient autant de raison et de justifications (et de morale) qu'eux, qu'ils n'étaient peut-être pas si idiots que cela, et vous les verrez s'étrangler de rage et de rire, les deux se confondant. Non, non, ça n'existe pas, seul le présent peut avoir raison : ainsi en décide le présent. Qu'il puisse se dédire dans six mois ne leur vient pas à l'esprit… En dernier ressort, ils convoqueront La-Science pour vous éjecter du cercle de La-Raison, et la messe sera dite, sans qu'ils aient entraperçu la contradiction dans laquelle ils sont pris, puisque la science n'a jamais cessé d'évoluer et donc de se contredire et presque de se nier. Malraux avait raison, ce siècle est bien un siècle religieux. Anti-spirituel mais archi-religieux. 

La vie est étrange. Comment se fait-il que ce soit toujours les êtres les plus dépourvus d'humour qui vous reprochent d'en manquer ? Comment se fait-il que soit les plus bêtes qui vous donnent des conseils en intelligence ? Comment se fait-il que ce soit les plus radins qui tordent la bouche quand ils voient que vous êtes dans l'incapacité de faire telle dépense, ou que vous refusez une invitation à dîner ? Comment se fait-il que ce soit les moins informés sur une question (ou de la manière la plus partiale) qui vous expliquent que les choses sont très-claires ? Comment se fait-il que ceux qui n'ont pas lu tel écrivain aient toujours l'opinion la plus catégorique à son sujet ? Comment se fait-il que ceux qui ne connaissent à peu près rien à la musique et qui n'ont pas écouté le centième de ce que vous connaissez vous reprochent superbement de manquer de curiosité et d'avoir l'esprit étroit ? Comment se fait-il que ce soit toujours les hommes dont les femmes sont quelconques qui trouvent facilement très-moches les femmes des autres ? 

Des questions comme celles-là, j'en ai des centaines. Mais on va me répondre qu'il n'y en qu'une, de question, bien sûr, ou que je fais semblant de poser des questions pour pouvoir apporter mes propres réponses. Ce n'est pas complètement faux, mais pas complètement vrai non plus. 

Alors posons une vraie question, une question à laquelle nous n'avons pas de réponse. Comment se fait-il que les Japonais n'en veuillent pas aux Américains de ce que ceux-là leur ont fait les 6 et 9 août 1945 ? On me répond, au choix :

a. Ce n'est pas vrai qu'ils ne leur en veulent pas.

b. Ils ont raison de ne pas leur vouloir.

a : Ce n'est pas vrai qu'ils ne leur en veulent pas. Ils leur en veulent à leur manière, mais comme ce sont des Japonais, et que les Japonais sont très polis, ou très retors, ça ne se voit pas. Qu'ils ne l'expriment pas ne signifie pas que le ressentiment n'existe pas. 

b : Ils ont raison de ne pas leur en vouloir, ça ne sert à rien, et puis les coupables ne sont plus là, les Américains d'aujourd'hui ne sont pas ceux qui ont largué deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. D'ailleurs les Français de 2025 n'ont aucune rancœur vis à vis des Allemands. 

Aucune de ces réponses ne me satisfait. Enfin, pour la première, il est assez difficile d'être affirmatif, naturellement, puisqu'on se base toujours sur des impressions et des extrapolations faites à partir des quelques exemples qu'on connaît. Les Japonais qu'il m'est arrivé de fréquenter ne m'ont pas donné la sensation d'éprouver un quelconque ressentiment, une quelconque haine, envers les Américains, et je ne vois jamais ces sentiments exprimés nulle part. Il est possible que je sois seulement mal informé, bien sûr, mais c'est mon impression. Peut-être n'ai-je pas assez d'imagination pour comprendre ou percevoir ce ressentiment.

Mais si l'on part de ce postulat, qu'on admet qu'il n'existe pas de ressentiment envers les Américains de la part des Japonais d'aujourd'hui, comment est-ce qu'on peut expliquer ce qui, pour moi, est un grand mystère ? Autant le dire tout de suite,  je ne comprends absolument pas que les Japonais n'en veuillent pas aux Américains. C'est pour moi totalement incompréhensible. Mais laissons la question personnelle de côté pour l'instant. Donc ils ne leur en veulent pas parce que ça ne sert à rien. Comme si les choses qui ne servent à rien n'existaient pas, comme si les sentiments étaient du côté de la rationalité, comme si les sentiments n'étaient pas précisément ce qui interrompt l'enchaînement des causes et des effets… Je crois qu'on peut abandonner très vite cette explication qui n'en est pas une. Les Japonais n'en veulent pas aux Américains parce que les Japonais d'aujourd'hui ne sont pas les Japonais de 1945 et que les Américains d'aujourd'hui ne sont pas les Américains de la dernière guerre. C'est déjà plus plausible. Mais on pourrait répondre que les Japonais d'aujourd'hui n'en veulent peut-être pas aux Américains d'aujourd'hui incarnés, en chair et en os, les vrais, ceux qu'ils croisent dans un café à Paris ou aux Jeux Olympiques de Londres, d'accord, mais qu'ils pourraient très bien en vouloir « aux Américains » quand-même, même si ceux qu'ils rencontrent dans la rue leur sont sympathiques et qu'ils ne voient pas de raison de les rendre responsables de ce qu'ont vécu leurs parents. Parce que les Japonais sont comme tous les peuples du monde, ils ne sont pas seulement de leur temps (et heureusement !), ils ont une mémoire qui leur vient de leurs pères, une mémoire qui se transmet, ils portent en eux autre chose qu'eux-mêmes (et heureusement !), comme tous les humains ; les générations ne sont pas des entités fermées sur elles-mêmes, elles sont poreuses, à leurs deux extrémités, elles glissent les unes sur les autres, sans solutions de continuité clairement identifiables. Et même s'ils n'en veulent pas « aux Américains », ils peuvent en vouloir à l'Amérique. Ils ont sacrément de quoi lui en vouloir, à l'Amérique, selon moi. Je connais les justifications qui ont été données à l'utilisation de La Bombe (comme on disait jadis) ; elles ne m'ont jamais convaincu. Jamais convaincu du point de vue des Japonais. Du point de vue des Américains et peut-être, mais c'est déjà beaucoup plus discutable, du point de vue des Européens — peut-être… Mais quand-même ! La chose est vite expédiée et l'on sent bien que personne n'a vraiment envie d'y aller voir de près. Un ami me disait il y a peu : « La plupart des gens méconnaissent leur désir, ses ressorts et ses coins dissimulés. » Et même : « Les gens ne savent pas qui ils sont. » Je l'approuve ! C'est une chose qui me frappe de plus en plus, avec les années. Ici, je dirais que la plupart des gens méconnaissent radicalement les désirs, les peurs et les douleurs des autres, que ça ne les intéresse pas (la séparation radicale des sexes, et leur négation, depuis quelques années, est à cet égard révélatrice de la méconnaissance de celui qui est en face). On côtoie des gens qui ne se connaissent pas, que ce sujet (se connaître) n'intéresse même pas, qui enchaînent les contresens sur eux-mêmes avec une virtuosité déconcertante, et l'on est toujours en train de se demander s'ils plaisantent, quand ils nous parlent « à cœur ouvert ». Comment pourrait-on imaginer qu'ils aient un commencement d'empathie réelle avec autrui, c'est-à-dire qu'ils aient suffisamment d'imagination (on y revient toujours) pour aller faire un tour ailleurs qu'en eux-mêmes, qu'ils sortent de leur périmètre, qu'ils lâchent la rampe et s'aventurent un instant dans l'étrange et l'étranger d'un corps qui n'est pas le leur, d'une patrie qui n'est pas la leur, d'une culture et d'une mémoire autres ? On se demande souvent, aujourd'hui, comment il se fait que la « sauvagerie » fait un retour en force parmi nous, mais la sauvagerie (si mal nommée) n'est possible que parce que le périmètre mental des humains s'est rétréci d'une manière stupéfiante, en quelques décennies. Quand on n'imagine pas la souffrance de l'autre, il est beaucoup plus facile d'être cruel. On nuit facilement à l'autre parce qu'on est incapable d'imaginer ce que l'on cause en lui — en lui c'est-à-dire en nous, par écho et par réverbération. 

La Bombe est tellement loin de nous, de notre réalité mentale et sensible, et pour l'instant de nos frontières, c'est une chose tellement inconcevable, au sens propre, qu'il devient facile de déléguer à un homme seul le pouvoir de l'utiliser. C'est une chose abstraite, qui ne nous atteint pas. Tout va en ce sens, depuis un siècle. Les attaques par drones interposés sont du même ordre, de ce point de vue. Le soldat qui appuie sur le bouton n'est plus en contact avec sa victime, et surtout, il ne risque rien, lui, il n'existe aucune réciprocité dans le geste et dans l'instant. Ce n'est donc plus d'un soldat qu'il s'agit. Il y a une pornographie de la guerre moderne qui me saute aux yeux. Les tueurs sont derrière des écrans, comme les effeuilleuses modernes. La chaîne de délégation est si longue, depuis le président dans son bureau ovale ou triangulaire jusqu'au pauvre type qui allait faire ses courses et dont le corps a fondu en une demi-seconde qu'on ne peut même plus parler de guerre, en tout cas de combat et de combattants. Personne n'est concerné — jusqu'au moment où le feu entre en tout le monde et le vaporise. Et si personne n'est concerné, la catastrophe devient autant envisageable qu'imprévisible. 

Je me rappelle très bien l'espèce de terreur sacrée qui nous habitait quand le père nous parlait d'Hiroshima et de La Bombe. C'était l'Événement par excellence, c'était la catastrophe des catastrophes. Il n'y avait guère que l'horreur des camps qui pouvait rivaliser avec ça. Bien sûr que l'utilisation de cette bombe a été une rupture radicale avec le monde d'avant ! Il faut être complètement aveugle pour ne pas le voir, pour ne pas le sentir. La guerre est horrible, les guerres sont atroces, elles l'ont toujours été, mais là, tout d'un coup, on ne jouait plus du tout avec les même règles (même si les règles… il suffit de lire Sun Tzu pour savoir que la guerre les ignore même quand elle les promeut et les définit méticuleusement), et personne n'avait été prévenu. Je dis qu'il n'y avait que l'horreur des camps qui pouvait rivaliser avec l'effroi qui nous prenait à l'évocation d'Hiroshima, mais ce n'est même pas vrai. Les camps, c'était encore des hommes qui s'en prenaient à d'autres hommes, certes avec des moyens ignobles, indéfendables, à une échelle impensable alors, mais enfin dont l'essence et la forme pouvaient encore entrer dans notre esprit : le feu, la torture, les tueries, l'empoisonnement, les vexations, le mépris, la cruauté, la brutalité, le cynisme et l'indifférence, tout cela était connu depuis toujours, et c'était bien des corps qui martyrisaient d'autres corps. La Bombe, c'est autre chose. C'est un claquement de doigt qui peut faire disparaître une ville, un pays, et aujourd'hui peut-être un continent, sans même qu'on puisse s'y préparer ; et d'ailleurs il n'existe aucune manière de se préparer à une telle réalité. Aucun précédent, aucun moyen d'imaginer ce que cela signifie avant de l'avoir vécu (ayez la curiosité d'écouter quelques minutes les survivants d'Hiroshima, pour sentir passer sur vous ce souffle de terreur…). La Bombe, il faut de l'imagination, pour en ressentir les effets, mais l'imagination sera toujours en deçà de la réalité. Hiroshima, ce n'est pas vraiment des hommes qui s'en prennent à d'autres hommes. La disproportion est trop grande entre les moyens utilisés et ceux qui en sont la cible, entre une technique et les corps qu'elle va anéantir comme par magie ; il y a du divin, là-dedans. On ne peut pas mourir en une demi-seconde, pas à l'échelle d'une ville ou d'un pays. Dans le documentaire qu'on peut voir en ce moment sur le sujet, à la télévision, le navigateur américain de l'avion surnommé The Necessary Evil (sic), le lieutenant Russel Gackenbach, dit, face à la caméra : « C'était génial ! ». C'était donc, aussi, un spectacle. Et surtout, ils sont, ils étaient absolument persuadés d'œuvrer pour le Bien, ceux qui participaient à ces bombardements. C'est bien la seule chose qui ne change jamais : les hommes les plus destructeurs et les plus impitoyables sont toujours convaincus de le faire pour un Bien supérieur qui ne tergiverse pas avec les pauvres scrupules de quelques âmes sensibles qui ne comprennent pas comment on en est arrivé à cette nécessité. Ceux qui doutent manquent de testostérone…

Le 8 août 1945, Albert Camus écrivait dans Combat : « Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d’information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes que n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. » 

La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie… Bien sûr, ce ne serait pas le dernier, nous le savons, maintenant, mais c'est tout de même le dernier en un sens qu'Albert Camus avait très bien pressenti : c'est le dernier en ce qu'il permet, pour la première fois, d'anéantir toute vie humaine sur Terre. Je n'appellerais pas ça de la sauvagerie, mais c'est uniquement parce que nous avons du monde sauvage une tout autre vision que les hommes de ce temps-là. Il n'est jamais question d'éradication, dans le monde sauvage, seulement de se défendre, de persister à être et de protéger sa lignée. 

Sur le fond, les choses n'ont pas beaucoup évolué depuis 1945. Même si l'arsenal atomique a été multiplié par 1200 depuis (avec un pic bien supérieur en 1985), la forme de destruction est toujours la même : elle a seulement gagné en précision et en puissance. Un sous-marin français lanceur d'engin possède 16 missiles M51 équipés chacun de 4 à 6 ogives nucléaires, ce qui fait un total moyen (par sous-marin) de 80 ogives. Chaque ogive nucléaire est d'une puissance 7 à 10 fois supérieure à la bombe larguée sur Hiroshima. Si les 80 ogives d'un sous-marin français étaient lancées sur des zones à forte densité de population, elles pourraient causer la mort de 40 millions de personnes (dans l'immédiat, la projection dans l'avenir même proche étant par définition très difficile à réaliser). Je dis 40 millions, mais mon calcul doit être un peu petit-bras, puisque le général Bernard Norlain, lui, dit 200 millions. Dans un seul sous-marin français, la puissance de feu est équivalente à 1000 Hiroshima. Notons en outre que les armes atomiques françaises ne sont ni les plus puissantes ni les plus nombreuses. La capacité de destruction s'est donc considérablement accrue, mais la manière et l'essence de cette destruction sont les mêmes. 

Nous sommes anesthésiés et rendus intellectuellement paresseux par trois quarts de siècle de « dissuasion atomique ». Nous voyons les choses depuis cette unique clef, qui est censée nous rassurer et tout justifier. Sur la doctrine de la dissuasion nucléaire, il y aurait beaucoup à dire. Le moins qu'on puisse penser quand on se penche sur la question est qu'elle est généralement acceptée sans le moindre examen sérieux. On se contente d'énoncer une série d'assertions définitives qui ont été remises eu cause depuis belle lurette par beaucoup de gens sérieux, sans que jamais cela n'ait aucun effet sur l'opinion publique (controverse d'experts, croit-on…). Mais c'est surtout « la foule des commentaires enthousiastes » dont parle Camus, qui fait penser, et qui fait penser d'autant plus aujourd'hui où les affamés de la Technique sont devenus la seule majorité incontestable. Günther Anders avait une formule magnifique, « le courage d'avoir peur ». Je crains que ce courage-là n'ait été complètement éradiqué, c'est l'un des premiers effets de la Bombe. D'autres peurs ont envahi l'espace public, certes, mais la peur de ce que peut produire la civilisation technique, elle, a disparu. C'est tellement vertigineux qu'on préfère ne pas y penser. Le plus grave, dans tout ça, est l'infinie délégation qu'implique nécessairement une telle arme. Les citoyens ne peuvent pas faire autrement que s'en remettre à des experts en cascade et in fine à UN homme (qui lui-même…), alors qu'ils sont les premiers concernés et que ce sont eux qui financent tout cela. La Bombe ne devrait pas être un sujet technique, mais un sujet politique. La Technique n'est jamais un sujet technique. « La stratégie nucléaire de la France vise fondamentalement à empêcher la guerre. » (dixit Emmanuel Macron) J'aimerais beaucoup développer tout cela, et notamment la question de la prise de décision (celle de déclencher ce qu'ils aiment appeler avec gourmandise « le feu nucléaire »), question très intéressante, et qui, si elle était véritablement connue, ferait réfléchir beaucoup de gens qui acceptent la Doctrine (elle porte bien son nom) comme parole d'évangile — nous sommes anesthésiés et rendus paresseux par la Doctrine, par les doctrines. Mais mon ministre de la Propagande me dit que j'ai déjà perdu 529 473 lecteurs depuis 13 minutes, donc je vais m'abstenir… Pour cette fois. 

Je me suis considérablement éloigné de ma question initiale, comme d'habitude, et il faut que j'y revienne. Mais qu'on me permette un dernier aparté, car j'ai écouté ce qu'elle avait à nous dire, la vieille Exorbitante. La Bombe s'ennuie. C'est une vieille dame et elle s'épuise, à rester blottie dans ses silos ou dans ses tubes. Elle a des rhumatismes et du vague à l'âme, la Vieille à Champignon qui écoute Bob Dylan pour se désennuyer de son inaction. La retraite à quatre-vingts ans, c'est trop tôt pour elle ! Ce n'est jamais le bon moment, paraît-il… Elle sera encore là dans un siècle au moins. Elle nous enterrera tous, vous verrez. 

Le monde est ce qu'il est, c'est-à-dire peu de chose. C'est bien vu, je trouve. Et quand on pense à la Bombe, c'est ce qui nous frappe en premier lieu. Le monde, qu'on croyait immense, d'une folle diversité, et par cela-même impérissable, quelque chose dont personne ne viendrait jamais à bout, plongeant ses racines à l'infini du passé et étendant ses bras dans l'infini du futur, ce monde se révèle soudain d'une vulnérabilité extrême, il est à la merci d'une crise de nerfs, d'une erreur, d'une scène de ménage, d'un dérapage de l'Intelligence Artificielle… C'en devient grotesque. Qui sont ces gens qui pensent détenir ce pouvoir, et qui le détiennent effectivement ? C'est la question qu'il faudrait se poser.

Dans un discours d'Emmanuel Macron, je crois que celui-ci (ou était-ce l'un de ses généraux ?) expliquait que si demain quelqu'un en venait à essayer d'envahir notre territoire, alors, après une défense de type conventionnel, s'il (le Président) considère que la protection du territoire entre dans le cadre des « intérêt vitaux » (sic) (ici, il faut noter que c'est au président de la République et à lui seul d'en juger), alors il pourrait être fait usage de la force nucléaire. Il est amusant de remarquer que l'envahissement du territoire national a bien eu lieu, qu'il est presque achevé, d'ailleurs, mais par des moyens « non conventionnels », je veux dire par là non militaires (un détail). Ce petit exemple montre que la plupart du temps, les armes et les armées sont inadaptées au monde dans lequel elles ont acquis leur puissance maximale, elles sont presque par nature intempestives et anachroniques. Car il ne suffit pas d'être puissant, pour être efficace, ou seulement utile, il faut avant tout savoir de quelle manière répondre à l'agression réelle, et non pas à l'Agression théorisée dans les livres de stratégie ou d'Histoire. Et pour répondre à une agression réelle, il faut avant tout savoir l'identifier et ne pas avoir peur de la nommer. Les militaires sont toujours en retard sur l'événement, ou d'un événement, puisqu'ils se basent sur ce qui a déjà été vécu et théorisé pour l'évaluer et combattre l'adversaire. Est-ce que je suis sorti de mon sujet ? Oui et non. 

À propos des Français qui n'en voudraient pas du tout aux Allemands de 2025, c'est bien possible, mais moi je suis encore d'une génération qui a couramment entendu parler des « Boches ». Vu du présent, on a l'impression que les Français, durant l'Occupation, n'en avaient qu'après les Nazis, mais c'est complètement faux. On mettait tous les Allemands dans le même sac, c'était « les Chleuhs », qui occupaient le pays. Prenez par exemple un Vladimir Jankélivitch. Voilà quelqu'un qu'on ne peut pas soupçonner d'être un crétin. Il s’était juré de ne plus jamais lire les philosophes allemands, de ne plus écouter de musique allemande, de ne plus jamais mettre un pied sur le sol allemand. Ça vous paraît fou ? Il n'était pas le seul, loin de là. Ça ne veut pas dire que ces « préjugés » sont destinés à durer, la preuve, mais il ne faut pas se raconter d'histoires, c'est comme ça que les choses étaient perçues par nos parents. Et j'en reviens donc à ma question : comment se fait-il que « les Japonais » n'en veuillent pas « aux Américains », les-Américains étant une idée plus qu'une réalité, mais une idée personnifiée par Harry S. Truman, idée qui a tout de même causé des douleurs invraisemblables à tout un peuple qui n'était pas en sa totalité ni en son essence un ramassis de diables fanatiques ou de kamikazes hystériques, on le sait aujourd'hui. On voit bien que ce n'est pas aussi simple, de séparer un peuple de l'image qu'il donne de lui-même, de ses dirigeants et des décisions qu'ils prennent parfois dans la solitude de leur pouvoir exorbitant. Les exorbitances se rencontrent parfois. 

La vie est étrange. Comment se fait-il que les autres ne se posent pas les mêmes questions que moi ? Comment se fait-il qu'ils adoptent sans barguigner des idées et des récits qui me semblent aussi étrangers à leur métabolisme qu'une pipe l'est à une pie. Comment se fait-il qu'ils rient de bon cœur à des blagues éculées et rances, qui ont traîné partout et emportent avec elles toute la boue séchée de l'époque ? Comment se fait-il que pas un instant ils ne se posent sur leur cul et se regardent dans le miroir pour écouter le bruit infernal de la répétition qui les traverse, qui nous traverse tous ?

La montée aux extrêmes est proscrite, en régime de dissuasion nucléaire. C'est amusant, parce qu'au même moment, cette montée aux extrêmes est bien ce que l'on constate tous les jours dans la rue, en France. Dès le moindre conflit, aussi dérisoire soit-il, dès la moindre contrariété, les protagonistes montent aux extrêmes avec une sauvagerie qui laisse pantois. On n'en revient pas, au propre et au figuré. L'un de mes étudiants, au conservatoire, était d'origine salvadorienne, et me racontait que son pays, depuis quelques années, était devenu un pays très sûr, ou du moins très policé, contrairement à l'image que nous nous en faisions depuis nos contrées tempérées et pas encore ravagées par la drogue et ses inévitables prolongements de tous ordres. C'était dû, selon lui, à la violence extrême qui régnait jusqu'alors et qui avait conduit tout un chacun à ne se déplacer qu'armé et prêt à défendre chèrement sa vie. Comme cette violence était toujours sur le point d'éclater, et que chacun savait l'autre armé, les gens étaient dorénavant d'une politesse exquise. Le moins qu'on puisse dire est que la doctrine de la Dissuasion n'a pas produit les mêmes effets entre les différents peuples qui se partagent l'hexagone. La vie quotidienne au temps des Macron est bien une bombe H toujours sur le point d'exploser, les Français le savent, le sentent, même sans le comprendre vraiment ni avoir les mots pour le dire.

La Bombe a en une fraction de seconde rendu le monde mortel. On va me répondre qu'il est mortel de bien d'autres façons, le climat et ses modifications étant une des manières dont l'homme a imaginé nous le signifier, ou nous le faire craindre, mais cette mortalité-là s'accompagnerait d'une mort très différente, une mort lente, qui ressemblerait plus à une maladie qu'à un accident : et la maladie, on peut essayer de la traiter, à la différence de l'accident. Les hommes sont mortels, ce qui non seulement ne change rien au monde, mais qui, au contraire, lui permet de se perpétuer plus harmonieusement, puisque les hommes, toujours neufs, sont par définition adaptés à leur présent, génération après génération. Ils passent, dans un monde qui, lui, ne passe pas. Les hommes sont toujours mortels, mais désormais le monde l'est aussi, depuis l'été 1945. Cette situation nouvelle crée inévitablement une angoisse nouvelle, puisqu'à celle de notre propre disparition s'ajoute celle de la disparition de l'espèce. J'imagine que ceux qui ont des enfants comprennent mieux que moi ce dont je parle, mais il est possible de ressentir cet effroi terrible même sans avoir de descendance. 

Il y a un conformisme de la Bombe comme il y a la bombe du conformisme. Très rares sont ceux qui se questionnent encore à ce propos. Le problème est tellement énorme, à la fois technique et moral, politique et philosophique, qu'il nous écrase littéralement et anéantit en nous toute velléité de réflexion : pourquoi y penser alors que des gens souffrent et meurent par milliers chaque jour aux quatre coins du globe ? C'est une vieille histoire qu'il faut laisser aux historiens et aux stratèges, donc aux experts, ou aux vieux cons comme moi qui se souviennent de leur effroi d'enfant. Je ne sais même pas pourquoi j'ai pensé à l'hypothétique ressentiment des Japonais, 80 ans après un événement que je n'ai même pas connu directement. Quelle est donc cette curieuse forme de compassion pour un peuple dont on ignore presque tout, pour un pays dans lequel on n'a jamais mis les pieds ? Aurais-je éprouvé le même sentiment pour un autre peuple ? Je l'ignore, mais Hiroshima et Nagasaki resteront pour moi des noms inoubliables et douloureux, des questions sans réponse. Günther Anders a mis des années à être capable de seulement écrire sur le sujet, à sortir de sa stupeur. Il parle de ses premiers écrits (Hiroshima est partout) sur cet objet comme de « la confession de [son] incapacité, de notre incapacité à seulement nous représenter ce que nous avions mis en place ou produit ». L'exorbitance est le propre de cette affaire. Elle nous sort les yeux des orbites, à condition que nous faisions intervenir notre imagination. 

Quant à l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques, je crois bien que le sujet est renvoyé aux calendes grecques. Ça n'existe pas, l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. Elle n'est du moins pas de taille à compenser la manière folle, c'est ce qu'il faut comprendre. L'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques, c'est la partie émergée de l'iceberg. L'exorbitance n'est plus un dépassement pathologique de la norme, c'est la norme nouvelle. Hiroshima est partoutLe ressentiment aussi.

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