samedi 23 août 2025

À ce moment-là

 

Avec elle j'étudiais l'harmonie. Du moins était-ce l'intitulé du cours, mais il arrivait que nous débordions un peu sur d'autres disciplines annexes. A. possédait un accent hispanique prononcé, elle était blonde, assez sèche, elle avait des cheveux mi-longs, c'était la femme de C. et je crois pouvoir affirmer qu'elle m'aimait bien. Elle me demandait parfois de lui jouer des œuvres que je travaillais avec son mari. Ce jour-là, c'était au commencement de l'après-midi, je ne sais plus sur quoi nous travaillions, elle m'a demandé de lui interpréter quelques unes des Scènes d'enfant de Schumann. Je n'aimais pas énormément jouer du piano devant elle, je ne sais trop pourquoi, mais il m'était impossible de refuser. À un moment donné, elle m'a repris sur un phrasé, et m'a dit que je ne respirais pas — ou pas bien. Comme je peinais un peu à comprendre où elle voulait en venir, elle a parlé d'un état de suspension ; je me rappelle très bien ce mot de « suspension », dit avec l'accent espagnol. Elle avait une voix assez aiguë, pas très jolie. 

J'ai rejoué plusieurs fois un passage qui ne lui plaisait pas, mais plus je recommençais moins ça lui plaisait. Elle s'est même mise au piano, pour essayer de se faire comprendre mieux qu'avec des paroles. Je sentais bien que je n'y arriverai pas : quelque chose en moi se braquait complètement, je n'y pouvais rien. Je n'avais qu'une envie, c'était de lui demander de revenir à l'étude de cet enchaînement harmonique de Händel, oui, je crois qu'il s'agissait de Händel, après tout, j'étais là pour ça, mais je n'ai pas osé. Elle était assise à ma droite, je ne la regardais pas. Je commençais à en avoir marre, de ce Schumann, qui n'était même pas l'un de mes préférés, quand j'ai senti très nettement sa main sur ma bite. « Là, c'est là, tu comprends ? » Il m'est impossible de me rappeler ce que j'ai répondu. J'imagine que j'ai bredouillé que je comprenais, ou un truc du genre. Elle n'a pas laissé sa main. Elle l'a même retirée tout naturellement, sans précipitation, comme si ce geste était parfaitement à sa place, qu'il avait rempli sa fonction, très bien, on pouvait maintenant passer à autre chose, et moi j'ai continué à jouer comme si de rien n'était. 

Plus tard je me suis demandé si je n'avais pas rêvé. Sa main était peut-être sur mon ventre, sur le bas de mon ventre, d'accord, mais pas sur mon sexe ! Elle avait simplement voulu vérifier que je savais bien respirer avec le ventre, c'est tout. Non, je n'ai pas rêvé. Et elle n'était pas suffisamment myope pour avoir pris mon entre-jambes pour mon ventre. C'est là, tu comprends… Peut-être avait-elle jugé bon de me rappeler où se trouvait mon sexe, peut-être trouvait-elle que mon jeu manquait de testostérone, peut-être pensait-elle que les grands interprètes romantiques pensent d'abord avec leur phallus, et que j'avais tendance à l'oublier, que j'étais trop intellectuel, trop timoré, peut-être trouvait-elle mon jeu efféminé ou fade ? Peut-être avait-elle tout simplement envie que je sorte ma queue, là, devant le Steinway, sans faire de manières, et que je la baise à même la moquette ? Peut-être avait-elle envie de se venger de son mari qui la trompait sans trop de discrétion, nous étions tous au courant ? Je ne sais pas ce qui lui a passé par la tête et je ne le saurai jamais. J'ai été lâche, j'ai fait celui qui ne comprenait pas, celui qui pense que son bras a fourché. Je regrette. Non pas que j'aie eu la moindre envie d'A., ce jour-là, mais je regrette ma petite lâcheté. Peut-être que ce moment aurait été un tournant, dans ma vie, si j'avais réagi autrement. 

Aucun commentaire: