dimanche 28 novembre 2021

D'un journal l'autre

Il ne [nous] arrive pas grand-chose (nous avons mangé [de la salade et des betteraves]), de sorte qu’on n’a rien de bien saillant à raconter, si tant est que [notre] vie soit beaucoup plus passionnante le reste du temps. Il n’y a guère que [l'angoisse et le désespoir], pour ne se relâcher point.

Ah si, tout de même. Emmanuel me raconte qu'à l'Oncle Jérôme il avait avoué avoir raté son baccalauréat, ce qui lui a valu une verte réprimande de Tante Glyne, et même une gifle, dans la rue. Heureux homme qui appartient à une époque où il était encore possible de ne pas réussir son bac.

Ce sont de ces petites manies dont sont faites les grandes folies, et les œuvres abondantes.

L'expérience extérieure est réduite à presque rien, mais l'expérience intérieure, elle, est presque indicible. Nous voilà dans de beaux draps, comme disait Céline. 

La peur et l'angoisse, dont ordinairement on ne parle jamais (ou trop littérairement), en ont eu assez d'être les laissées-pour-compte du récit désarticulé qui serpente en ces pages. Car c'est bien d'un récit, qu'il s'agit, contrairement aux apparences. On l'ignorait au commencement, mais les morceaux, tels qu'ils se sont arrangés, à notre insu, dans la trame d'ensemble, ont fini par trouver une place qu'ils n'auraient pu échanger avec aucun autre. Il fallait être patient et écouter le chant des organes. 

Au fond je comprends ceux qui renoncent, ou qui d’emblée sont tout renoncement. 

Que ne donnerait-on pas pour renoncer — car le prix à payer est exorbitant, c'est un fait ? (Je me demande ce que ce serait, exactement, que de renoncer.) Ne sommes-nous pas trompés sur la marchandise ? Comment savoir ? Les publicitaires du renoncement sont très habiles, j'en suis convaincu, et surtout, ils ne se lassent jamais. Pourquoi désirent-ils si fort que nous renoncions ? Eux aussi pourraient se décourager, après tout ! Mais non, il semble bien qu'ils ne se résignent jamais à nous voir poursuivre. Ceux qui ont renoncé ne supportent pas qu'on ne soit pas comme eux.

Une femme marche rapidement dans la rue, en manteau rouge. Elle a les mains dans les poches. Elle voit un couple qui s'embrasse. Ça la remue, dirait-on. Elle n'a pas l'air d'aimer ça. Il faudrait la consoler. Mais arrête de pleurer, voyons ! Dans quel état tu te mets ! C'est ridicule mais elle ne veut pas renoncer. Elle veut aimer et être aimée, la folle. On la prend dans les bras, on la secoue un peu, on lui remonte le moral comme on peut, on la rabroue un peu, aussi, c'est pas sérieux, quand-même, hein. Quoi, qu'est-ce qu'il a de plus que nous, ce gars-là, hein ? Mais rien du tout ma Poulette, rien du tout ! Il a même pas son bac. Et on voit tout de suite qu'il est fauché. Un indigent, comme qui dirait… On laisse choir le mot comme un mégot mouillé et éteint qui nous tomberait du bec. Allez, embrasse-moi et puis c'est fini ! Elle se laisse faire, bien sûr. Allez, viens, on va danser, viens, je te dis. Musique !

Tu vois, il n'y a pas beaucoup d'angoisse, dans mon récit. Ça peut aller, de ce côté-là, non ? Je fais attention au lecteur, moi. Faut pas trop l'effrayer non plus. La femme en manteau rouge dans la nuit parisienne mouillée de pluie, c'était bien. Bonne séquence. Émotion. Mystère. Images. « Ça te plaît, cette musique-là, hein ? Tu peux remuer ton cul… »

Il a l'air jaloux. « C'est pas ça qui vous arrête, vous les bonnes-femmes. Vous êtes de vrais égouts à pattes. » Paf, il lui colle une beigne. Un peu d'action quand-même. Allez, viens danser, qu'une autre lui dit pour le calmer. Ça danse. Musique, toujours !

Ça ne vous donne pas envie de renoncer ? Danser, ç'a toujours été le pire, pour moi. Le comble du comble. À l'époque, je ne connaissais pas le Lysanxia, j'avais le nez collé à la vitre en permanence, et derrière la vitre, les bonnes-femmes se trémoussaient, quelle horreur ! Musique, qu'ils disent. Danse, musique, concert, light-shows, mains au cul, sueur, honte, odeur de chiottes. « J'en ai marre, de ce mec. »

Tu vois qu'il s'en passe, des choses ! Il y avait même des bagarres, le samedi soir, souvent. Je ne rêve pas, Isabelle Huppert a du poil sous les bras. C'était le bon temps. Ils baisent joyeusement ; ils cassent le lit. « Ben quoi, j'ai dormi chez Annie ! » [Fracas]

Une fois qu'elle a bien pleuré et reniflé, il s'attendrit et la pousse doucement vers le lit, la chatte morveuse. Elle va rester quand-même cette nuit, elle partira demain. Il la déshabille doucement, il lui parle gentiment. Elle a les yeux rouges. « Tu vas te reposer. » Retour de la femme en manteau rouge avec des tomates farcies préparées par sa grand-mère. Lacrimosa la reine des douleurs. Ça sent la mort. Alors tu viens pas ? Elle va retrouver l'autre, bien sûr, l'indigent ! Elle est plus blonde que rousse. Ils s'embrassent sans un mot. Il va s'acheter des Gitanes. Se reposer, c'est un truc que les hommes disent aux femmes, ça, tu vas te reposer, quand ils veulent les tenir tranquilles, à leur main. C'est ce que je disais à Isabelle quand elle venait me voir ici le week-end. Repose-toi. Dors. Elle restait couchée, longtemps, pendant que moi je faisais la cuisine ou le ménage ou les courses ou d'autres choses qu'on fait quand les femmes sont couchées là-haut à dormir. Moi aussi j'aime bien dormir. Elle était fatiguée, la pauvre, fatiguée par son travail, par sa vie, et peut-être aussi par elle-même. J'allais la voir, après, elle avait les yeux gonflés, elle était belle, comme ça, encore toute tiède et toute molle, toute parfumée de nuit concentrée. J'aurais pu faire ça mille ans, bien sûr — en compagnie de l'adagio de la neuvième symphonie d'Egon Wellesz ou d'une blanquette de veau, je ne m'ennuyais pas. 

Retour de la femme en manteau rouge. « Tu ne me feras plus jamais l'amour ? » Il ne sait pas. 

 Ils se disent que mieux vaut tenter de vivre à peu près tranquille, et que de toute façon se révolter ne servirait à rien. À en juger par les résultats d’un grand refus, ils n’ont probablement pas tort. 

« Sois pas malheureux ! » Qu'est-ce qu'il peut répondre à ça ? Il se démet. Il repart seul, les mains dans les poches. 

Il n'y a que les morts qui écoutent. C'est très sensible dans les réunions familiales, mais c'est vrai toujours. Il enfonce la porte, elle est étendue sur le sol, près d'une cheminée. Il se penche sur elle, soulève son bras droit qui gît dans une mare de sang. Il la prend dans ses bras, il a beaucoup de force. La tête de la jeune femme pend en arrière, elle a les yeux ouverts. Il regarde son visage, puis il descend l'escalier en la portant. Elle est maintenant allongée sur le marbre de l'autel. On le voit au-dessus d'elle, sa figure tout proche de la sienne (elle a toujours les yeux ouverts), puis il pose son visage sur la poitrine de la morte et l'on entend un cri strident. « Je voulais la rendre à Dieu. »

La musique veut nous rendre à Dieu, les pères veulent nous rendre à Dieu, le soleil veut nous rendre à Dieu, mais la pesanteur de la vie est si forte, si poisseuse, elle nous tire en arrière, elle nous arrime à la terre et à la femme, elle met en nos tripes toute la densité du désir qui s'écoule de nos yeux comme du plomb fondu. Le sang est une colle puissante et brûlante qui nous dicte les pauvres phrases que nous croyons inventer. Nous ne renonçons jamais à nous enfoncer jusqu'au délire dans ses ornières : dans nos draps l'ordure et la grâce se contorsionnent amoureusement. Cela crée beaucoup de jalousie. 

« De tels excès sont d'un autre âge. » La sagesse est le vice des vieillards, lui répond l'abbé. Ils ne s'écoutent pas, c'est impossible. Chacun s'adresse à son abîme propre et la vie des hommes suit son cours. Il ne nous arrive pas grand-chose, hormis les petites manies qui nous arrachent au linceul de l'existence somnambulique. Tu vas te reposer. N'aies pas peur, je suis là, il ne peut rien t'arriver. Je l'entends ronronner dans le Grand Refus de la mort.