mercredi 3 novembre 2021

Avant le demi-tour


« Je fais encore un kilomètre et puis je fais demi-tour. »

Elle m'avait dit : « J'espère que son avion va tomber ». L'avion de son mari. 

Dans l'Ombre du soupçon, avec Harrison Ford et Kristin Scott Thomas, celui-là dit à celle-ci : « Je vais te poser une question brutale. Es-tu heureuse que l'avion soit tombé ? » Est-ce qu'il a vraiment parlé ainsi ? Je ne suis pas sûr. Il faudrait que je regarde à nouveau. Est-ce qu'elle a vraiment dit « J'espère que son avion va tomber » ? Oui, elle a vraiment dit ça. Et moi, couillon, je l'ai engueulée de parler comme ça. Ça ne se fait pas, j'ai dû dire, ou un truc comme ça, ou alors, peut-être, tu vas regretter de m'avoir dit ça. 

Est-ce qu'elle s'est dit  « je fais encore un kilomètre et puis je fais demi-tour », le premier soir, quand elle a fait deux cent cinquante kilomètres en voiture pour venir me voir, le 14 septembre ? Non, non, sûrement pas, je ne crois pas qu'elle se soit dit ça. Sa détermination était entière. Le père de Kristin Scott Thomas était pilote de la Navy, comme celui d'Isabelle était pilote de chasse — ce père dont elle était si fière, et dont, un jour (elle était en train de conduire, seule sur l'autoroute, elle revenait d'une escapade en Normandie — encore une fois, elle était allée rejoindre un homme, loin de chez elle), elle m'a dit que pas un des hommes qu'elle a connus ne pouvaient rivaliser avec lui. Moi non plus, donc…

Qu'elle est belle, Kristin Scott Thomas, quand elle dit : « Personne ne sait plus qui je suis, maintenant », quand elle rejoint Harrison Ford dans sa retraite. Elle ajoute : « Non, personne ne sait à quel point il m'est facile de faire ça. » Et lui répond : « Moi je sais qui tu es. »

Quand Harrison Ford demande à Kristin Scott Thomas si elle est heureuse que l'avion soit tombé, elle réagit mal à la question. La question, je l'ai récoutée, c'est : « Est-ce que tu regrettes que l'avion soit tombé ? » Elle répond : « Qu'est-ce que tu fais ? » Et lui : « Réfléchis un peu. Tout peut redevenir comme c'était avant… Mais il faut prendre tout le paquet. » Merveilleux, cet « il faut prendre tout le paquet »… Tu viens à moi avec la mort de celui que tu aimais et dont tu pensais qu'il t'aimait. Isabelle venait à moi avec un désir de mort. Sur le coup, bien sûr, j'ai fait comme si cela me choquait, mais je savais bien, au fond de moi, qu'il en va toujours ainsi. Nous voulons toujours être débarrassés du regard de l'autre, de celui qui reste en arrière, de celui qui nous retient captif, de celui qui garde notre parole, de celui qui nous a crus. Kristin Scott Thomas dit à Harrison Ford : « J'en ai fini avec eux ». Lui n'en a pas fini. Il n'en aura jamais fini, car les hommes, eux, croient ce qu'on leur dit. Ils ne peuvent pas admettre qu'une parole soit vraie un jour et fausse le lendemain. Peut-être parce qu'on leur a mis dans le crâne qu'ils avaient une responsabilité, qu'ils se devaient d'être fiables. Mais fiable et faible, c'est presque la même chose. Se fier est se lier. Les hommes ne sont pas libres. Ils ne sont pas libres, puisqu'ils dépendent d'une femme qui peut dire : « Personne ne sait à quel point il m'est facile de faire ça. » Les femmes ne regrettent pas d'être ce qu'elles sont. Elles sont, c'est tout. Elles ne connaissent pas ce regard qui pèse sur nous, de là-haut, et qui nous juge en permanence. Il n'y a pas à regretter d'être ce qu'on est, puisqu'on ne peut pas être autre que soi-même. « Personne ne sait plus qui je suis, maintenant », personne, non, pas même elle, ne le sait. Elle est dans une dimension qui échappe à tout regard, à toute morale. Et quand Harrison Ford lui répond qu'il sait qu'il elle est, il dit la vérité. Il sait parfaitement qui elle est, comme on sait que le soleil est le soleil, mais ce n'est pas pour cela qu'on peut regarder le soleil en face. Ce « Moi je sais qui tu es » est admirable, vraiment, car à ce moment précis ils savent tous les deux ce que cela signifie, et tous les deux ils font comme s'ils entendaient le contraire de ce qu'ils sont en train de dire. La vérité et le mensonge se mêlent inextricablement, échangent leurs apparences, se retournent, et s'annulent, en définitive, pour permettre aux sentiments de prendre toute la place. À ce moment-là, chacun se dit : « Je fais encore un kilomètre et puis je fais demi-tour », mais on sait bien que personne ne fera demi-tour. Ce n'est pas le moment. La route du sentiment est en pente. 

« Peut-être que tu n'as pas tellement perdu » dit l'homme qui vient de perdre sa femme à la femme qui vient de perdre son mari, au moment où celle-là est en train de le trouver, lui, celui qui dit qu'il sait qui elle est. « Le soleil se couche. Il faut que je m'en aille. »

J'aime pas l'avion. 
J'ai des soupçons, 
Quant à la mousson. 
J'aime pas l'avion, 
Je préfère le saucisson.

Elle n'avait sans doute pas dit : « J'espère que son avion va tomber », mais plutôt « J'espère que son avion va se crasher ». Tomber, c'est trop beau, c'est trop biblique, on ne voit pas assez la boîte noire, les secours, les flashs d'information, les photos, les anxiolytiques. Personne ne sait plus qui elle est ? Non, c'est vrai, personne ne sait qui elle est, et je ne suis pas certain qu'ait existé une seule personne qui ait eu ce savoir, dans le passé. Pourtant, moi aussi, comme Harrison Ford, je peux lui dire : « Moi je sais qui tu es ». Ce n'est pas de la prétention, non, c'est seulement que j'ai voulu regarder le soleil en face, et que j'y ai perdu la vue. C'était facile, pour toi, de faire ce que tu as fait : tu ne pouvais pas faire autrement. Tu n'as pas pu être une autre que toi-même. Comme moi, tu es née dans l'insue stupeur d'être toi-même.