dimanche 7 novembre 2021

Divisi


Encore une nuit affreuse. Combien de nuits affreuses comme celle-ci serai-je capable de supporter ? À chaque fois la pensée me vient que c'est la dernière. Il n'est pas possible d'endurer ça deux fois de suite. L'étouffement est ma crainte suprême, depuis que je me suis noyé, en Corse, quand j'avais une vingtaine d'années. Je ne conçois pas de mort plus atroce que celle d'être privé d'air pour respirer. Mais l'étouffement se conjugue, de manière extrêmement vicieuse, avec la privation de sommeil. En réalité, celui-là ne survient que lorsque je tombe dans le sommeil, et m'en tire avec une sensation de suffocation terrifiante. Les tuyaux sont bouchés. Ça ne passe pas. La mort est là, qui dit : STOP. Ensuite, éveillé, épouvanté, on ne sait que faire. La seule idée qui vienne est de se jeter par la fenêtre et l'on se maudit de vivre dans une maison qui n'a qu'un étage. Je comprends pourquoi Houellebecq habite dans une tour du XIIIe arrondissement. Il est si simple d'en finir, alors. Cela ne demande que d'ouvrir une fenêtre. Boulez aussi habitait très haut dans le ciel, à Paris. Dans des moments tels que ceux-là, il faut que la mort arrive très vite. Le suicide aux barbituriques est impraticable, car il doit être programmé

Il y a quinze ans que je ne compose plus. Mes dernières compositions étaient électroacoustiques, mais la seule musique qui me donne encore envie de m'asseoir à une table est celle qu'on couche sur du papier rayé. Depuis plus de dix ans, j'ai en tête une partition d'orchestre que je n'ai jamais commencée, à cause de la certitude que la musique ne fait plus partie de ma vie — plus sous une force active, en tout cas. J'ai laissé la musique envahir ma vie d'une autre manière, plus insidieuse, plus effrayante et plus définitive. Et c'est comme si la musique, sous cette forme-là, avait jeté sur la musique (concrète, instrumentale, en actes) un grand manteau noir qui rend celle-là impossible. La partition dont je parle s'intitulerait "Écran" ou "Masque" ou "Paravent", ou encore "Seuils". Il s'agit d'une musique qui fait apparaître ou disparaitre des harmonies, à travers un tissu extrêmement serré et opaque, qui, peu à peu, se déchire, ou au contraire se reforme. L'écriture des cordes est en divisi, ce qui signifie que chaque instrumentiste parmi les violons, les altos, les violoncelles et les contrebasses, a une partie en propre. De cette manière on peut obtenir plus de soixante sons simultanés différents dans la masse des cordes d'un orchestre symphonique, et encore plus dans un orchestre philharmonique. Ce phénomène du divisi, de l'écriture divisée, me terrifie, et c'est cette terreur liée à la musique, que cette partition chercherait à provoquer, ou à reproduire. Dans toute musique, il y a l'apparent et le caché, et les compositeurs jouent sans cesse de ce qui sépare ou réunit ces deux ordres. Plus l'on multiplie les sons, plus il est simple de masquer les phénomènes sonores, que ceux-là soient du domaine de la mélodie, de l'harmonie, ou du rythme, de les rendre si difficiles à distinguer que l'auditeur a la sensation de passer à côté. Il sent que quelque chose est là, mais il n'y a pas accès. C'est une manière de faire apparaître le négatif, de montrer qu'on cache, un peu à la manière de ces rêves dont on sent bien qu'on n'atteint jamais à leur vérité. Tout, alors, est dans la transition, dans le passage de l'apparent au secret, du voilé au révélé, du clair à l'obscur, du su à l'insu. Ce sont les moments où l'on passe d'un état à l'autre qui deviennent des révélations ou au contraire des offuscations. À quoi tient l'angoisse de vivre, sinon à ces moments où le soleil cesse de nous éclairer… Savoir que la vie est là (simple et tranquille), mais que, tout à coup, on cesse de pouvoir y participer, que notre corps a rompu ses liens avec elle, que l'air ne remplit plus nos poumons, que nous sommes divisés (retirés) de la masse chantante (et harmonique) des vivants. Passer à côté de la vie… 

J'ai été profondément marqué, quand je l'ai découverte, il y a près de quarante ans, par une œuvre de Richard Strauss intitulée les Métamorphoses. Cette œuvre est écrite pour 23 cordes solistes (5 quatuors à cordes et trois contrebasses). Strauss a composé cette pièce au soir de sa vie, alors qu'il était déjà octogénaire. Elle fut créée le 25 janvier 1946 sous la direction de Paul Sacher, à la tête du Collegium Musicum de Zurich. La destruction d'une partie de son pays l'avait bouleversé, et l'un des thèmes de l'œuvre est une citation de la marche funèbre de l'Héroïque de Beethoven, la symphonie des symphonies. Je crois bien qu'aucune musique ne me bouleverse à ce point. Le désespoir de Strauss pénètre en moi en 23 points différents simultanément : l'effet est prodigieux. Aucune issue ! Il faut absolument citer les vers de Goethe que le compositeur connaissaient bien, puisqu'ils les avaient mis en musique dans une œuvre, un chœur mixte, commencée au même moment :

Personne ne se connaîtra soi-même,
ne se séparera de son moi propre ;
Qu'il essaie chaque jour,
De savoir enfin clairement,
Ce qu'il est et ce qu'il était,
Ce qu'il peut et ce qu'il désire.

Personne ne se connaîtra soi-même… Il faut entendre ce que cela peut signifier, charnellement, dans une vie qui se termine ! Ne pas pouvoir « se [séparer] de son moi propre », ne pas être en mesure de se voir véritablement du dehors, rester prisonnier de soi-même, c'est la Défaite ultime, c'est l'enfouissement dans les ténèbres, après qu'on a cru connaître la lumière de la vie. Quoi qu'on fasse, on en viendra là, à l'étouffement de la raison. La clarté n'est que transitoire. L'homme vit non pas dans la clandestinité, mais dans la furtivité. Tous autant que nous sommes nous passons sous le radar de l'autre, impuissant à nous trouver, dans la nuit de l'être. Personne ne se connaîtra soi-même parce que personne ne connaît autrui. Les corps se frôlent mais ne se touchent pas. C'est la raison pour laquelle la sexualité est à la fois si émouvante et si décevante : elle nous donne l'illusion, un instant, d'être à l'intérieur de l'autre, et que l'autre est à l'intérieur de nous, et cette sensation, si enivrante et toujours déçue, nous fait un instant entrevoir le paradis, ce lieu du monde qui se referme dès qu'on l'approche. Quand Orphée se retourne sur Eurydice, il la perd définitivement. Se retourner sur celle qu'on aime, c'est pourtant la définition de l'amour. Qui n'est pas happé par le séjour des morts ? Pourquoi ai-je aimé ? Pourquoi ai-je cru être en mesure de connaître celle que j'aimais ? 

À côté — ou en face — de la partition des Métamorphoses, il y a les Atmosphères, de György Ligeti (1961). Il y a deux manières d'abolir la consonance : par la raréfaction ou par la surabondance. À l'inverse d'un Webern, Ligeti fait le choix de la pléthore. Là encore, un divisi extrême. C'est une couleur sans trait qui se répand dans l'être et le dissout, le suffoque. Ce n'est pas pour rien que Stanley Kubrick a utilisé cette musique, en 1968, dans son film 2001: Une odyssée de l'espace. Dans l'espace il n'y a ni atmosphère ni gravité, et si des hommes peuvent malgré tout y respirer et s'y tenir debout, c'est grâce à des aménagements artificiels. Rien ici n'est prévu pour eux. Il n'y a ni haut ni bas, ni temps ni direction, le sens est alors radicalement autre, inhumain, au sens propre. Il n'y a que des couleurs qui se croisent dans le vide, et la vie, au sens où nous l'entendons, semble absente. Difficile pour moi d'écouter cette musique sans ressentir un profond malaise. Ce que montre cette œuvre, c'est qu'une texture sonore extrêmement dense (trop) plonge l'auditeur dans un sentiment de panique absolue, car la densité de la texture produit paradoxalement l'effet du vide. Plus rien à quoi se raccrocher. Tout vacille en permanence. C'est inhabitable : le contraire d'une demeure. Les hommes ont besoin de gravité, sinon ils sont perdus. C'est Dieu qui leur a donné le sentiment de la gravité, qui les a reliés à la Terre, qui les a mis debout. De gisants, il en a fait des dressés — mais aussi des séparés. Si l'amour existe, c'est parce que nous sommes distincts les uns des autres. L'amour n'a plus aucun sens, dans un monde indistinct, où tous les corps seraient non plus contigus mais fondus les uns dans les autres. Pour aimer il faut désirer rejoindre celui dont nous sommes séparés, c'est un mouvement. Dieu a créé l'amour et la gravité pour la même raison : pour que le monde tienne debout et pour qu'une force relie les hommes entre eux sans les confondre. Nous aurons bien assez de temps, dans l'infini, pour rester allongés et indistincts, confondus dans le temps aboli. Je serai toi, tu seras moi, plus personne ne pourra dire "je", et même le souvenir du moi sera effacé : nous aurons cessé d'être divisés. Nous serons immobiles et insensés, comme la musique de Ligeti.