samedi 6 novembre 2021

Savoie

Tous ils trouvent ça normal : avancer parmi la foule d'une exposition, se tenir droit sur leurs jambes, dans leurs costumes, dans leurs manteaux. On les voit saluer des amis, serrer des mains, en continuant d'avancer. Ils ont des amis, ils connaissent ces gens qu'ils saluent, qu'ils embrassent, parfois, ils sont connus d'eux, et ils avancent toujours, ils marchent tranquillement, comme si marcher dans une exposition était la chose la plus naturelle du monde, comme si se tenir sur ses jambes, debout, était une chose naturelle, dont il n'y avait rien à dire. 

J'ai mis un scotch en forme de croix sur mes lèvres et je regarde un film sur l'ordinateur. 

Ils sont debout. Ils ne perdent pas l'équilibre, ils ne tombent pas sur le flanc, ni dans les bras de leurs amis, ils ne s'affaissent pas soudainement contre un mur, rien de tout cela n'arrive, tout va bien, la manifestation se déroule normalement, sans incident. 

Je regarde la scène qui m'étonne et me trouble. Je m'étonne que personne ne s'étonne, que tout le monde fasse comme si tout cela était naturel, indiscutable, irréfutable, comme si les choses ne pouvaient pas se dérouler autrement, comme si le dénouement d'une telle scène était compris dans chaque geste, dans chaque moment de la soirée, comme si rien ne pouvait troubler l'ordre tranquille des choses, comme si l'événement n'existait pas — et le temps, finalement, si peu. 

Le mari pose la main à plat sur le dos de la femme qui avance d'un pas mesuré, ample, vers un des tableaux ; il accompagne ainsi le mouvement du corps de sa femme, il va du même pas, à la même allure, ils avancent au même rythme, comme s'ils n'en connaissaient pas d'autres. Ils ne sont pas pressés. Ils ne vont pas mourir ; ils ne mourront jamais. Ils sont debout, à la différence des morts. Ils vont. Ils sont. Ils vont parler, manger, serrer des mains, se laver les mains, ils vont aller aux toilettes, ils vont se dire des choses, agréables ou désagréables, ils vont aimer et mépriser, ils vont mentir, ils vont rentrer chez eux, se déshabiller, prendre un bain, enfiler un pyjama, lire un livre, ou regarder un film à la télé avant de s'endormir. Même couchés, ils sont debout dans leur vie. Ils ont trouvé un équilibre. Ils savent où ils vont. Ils savent à quoi s'attendre, le plan de leur vie sous leurs yeux. Leur appartement ne les surprend pas, ni la salle de bains, ni la table de la cuisine, ni les odeurs, dans la chambre. Même couchés, la plante de leurs pieds est bien agrippée au monde et leurs mains ne font pas de mouvements désordonnés, ils ne se précipitent pas soudainement sur le balcon (car ils ont un balcon) à moitié nus comme des déments. 

J'aurais dû me raser, avant de coller ce sparadrap sur ma bouche. Hier-soir, couché, j'ai parlé longuement au téléphone avec une jeune femme. Elle avait une jolie voix, aiguë, fine, et douce. Elle parlait un peu vite, quand elle parlait, mais elle écoutait avec attention, avec beaucoup d'attention, m'a-t-il semblé, et j'en avais les larmes aux yeux. À deux reprises, il y eut un silence, un très long silence. J'ai cru que la communication était coupée, mais non, elle ne l'était pas. Je ne sais pas ce qu'elle a pensé, silencieuse. Peut-être ne pensait-elle à rien. Mais elle était là, à l'autre bout du fil, qui n'est plus un fil, et elle écoutait toujours. J'aurais voulu que ce moment dure longtemps. Était-elle debout, assise, couchée ? Je l'ignore. Je n'ai pas posé ce genre de questions. Je crois que j'ai beaucoup parlé. Trop, peut-être. Cela m'arrive si rarement, de parler, d'être écouté. Si rarement.

J'entends le pays qui se tait, le pays d'où je viens, la Savoie. Sa voix s'est tue. Je suis resté trop longtemps seul avec cette voix silencieuse. J'écoute, et c'est le temps que j'entends, le temps solidifié, le temps figé. Les fibres de mon passé, je les sens encore dans mes entrailles, elles me tirent vers l'abîme. Il y a longtemps que je ne suis plus debout. Obliquement, je flotte entre la vie et la mort, parmi les lâches. Mon équilibre est précaire, c'est le moins qu'on puisse dire. Le rêve me gouverne.