lundi 30 mars 2015

L'emplâtre sur la clochée (1)


Gérard arrive le premier, en imperméable et casquette. Je lui offre du café, il se réchauffe en caressant mon chat. J'aime bien Gérard. Il a toujours l'air un peu bourré, même à dix heures du matin, mais bien qu'il ne soit pas le meilleur clarinettiste du monde, il est musicien. On discute un peu, je lui fais visiter l'appartement. Il commence à monter sa clarinette, je le laisse un moment pour aller pisser. On sonne à la porte, je l'entends qui pose sa clarinette et me lance : « Je vais ouvrir. » J'entends des voix dans l'entrée, je tire la chasse. C'est Nicole, toujours à la bourre, toujours transpirante, comme si elle venait de courir un cent mètres. On s'embrasse, elle me demande si elle peut avoir un thé. Pendant que je lui prépare son thé, Gérard se chauffe et elle va aux toilettes. On se jette un coup d'œil, Gérard et moi, quand elle revient, les joues rouges, visiblement pas très réveillée. Elle porte un foulard épais autour de sa gorge, un pull et un pantalon moulants. Elle s'asseoit sur le canapé et boit son thé. Je remarque qu'elle n'est pas coiffée et je me demande si elle a eu le temps de prendre une douche. Me demande du miel. 

Je lui monte son pupitre puis je m'installe au piano, on a déjà une demi-heure de retard. Gérard s'accorde et je la vois qui fouille dans un sac énorme d'où elle extirpe une dizaine de partitions toutes plus chiffonnées et sales les unes que les autres, puis un minuscule crayon à papier qu'elle pose sur le bord de son pupitre. Je lui propose une gomme. Gérard nous raconte une blague, elle dit quelque chose comme : « Oh là là ! »

Le chat est monté se coucher sur la mezzanine. J'attaque les premiers accords, Gérard me suit… La chanteuse a presque deux minutes avant de commencer, deux minutes où la clarinette est seule avec le piano. On profite au maximum de cette longue introduction pour se donner l'illusion que tout va bien, qu'il n'y a qu'à jouer les notes, sans se poser de questions. Mais il faut bien arriver sur le long si bémol de la clarinette qui va introduire la voix. Elle a trois notes à faire : Ré, mi-fa, suivies d'un triolet descendant. Et là, c'est tout bonnement le cataclysme, c'est le 11 mars 2011 au Japon, le 11 mars 2004 à Madrid, le 11 septembre 2001 à Manhattan, c'est la première fois qu'on se fait plaquer au rugby, la première fois qu'on se fait larguer par une gonzesse, c'est une gueulante affreuse, c'est le Manitoba qui répond à tort et à travers, c'est un coup de pied dans les tibias, c'est comme si on s'était fait écraser les pieds par la femme la plus grosse du monde, c'est un étron fumant dans votre bol au petit déjeuner, c'est l'injustice, c'est la guerre, c'est la catastrophe, c'est la maison qui s'effondre alors que vous êtes en train de tirer un coup, c'est votre femme qui vous trompe devant tout le monde, enfin, c'est la grosse grosse merde dégueulasse qui vous tombe sur le crâne alors que vous sortez faire une balade au printemps avec votre fiancée ; bref : je n'arrive pas à continuer. Et là, l'autre allumée me dit froidement, avec sa voix d'embolie pulmonaire : « Ben qu'est-ce qui t'arrive ? » Ne croyez surtout pas que j'aie envie de rire, non, pas du tout, je ne trouve pas ça drôle du tout. Nicole, c'est un peu le Docteur Petiot dans votre salon ; on comprend immédiatement qu'on est très mal barré. Tous les pianistes savent bien qu'un jour ou l'autre ils seront confrontés à l'épreuve redoutable qui consiste à accompagner une Castafiore mais ils finissent par croire que ça n'arrive qu'aux autres, qu'ils vont miraculeusement passer à travers les gouttes, bref que le doigt de la Fortune veille sur eux. Je suis tétanisé, révolté, scandalisé, révulsé, désespéré, mais un sixième sens m'avertit aussitôt qu'il ne sert à rien de se morfondre et d'agonir Dieu d'injures, il va falloir trouver une solution, il va bien falloir aller jusqu'au bout de ce calvaire, et si possible ne pas trop se ridiculiser. Entrons dans le tunnel…

(…)