jeudi 22 octobre 2015

Au suicide nul n'est tenu


La vie est si surprenante, surtout quand elle ne l'est pas, quand elle semble se conformer à des vues bien établies et déjà anciennes que nous avons sur elle. On dirait que, justement dans ces cas-là, elle est d'une ingéniosité qui surprend même les plus blasés d'entre les mois qui nous habitent. Comment le concerto (le deuxième) de Chopin pourrait-il encore nous surprendre, par exemple ? Et pourtant, il suffit d'un jeune pianiste polonais pour nous redonner l'illusion, trop vraie hélas, que nous ne connaissons rien ni à la vie ni à la musique (mais cela nous le savions déjà un peu). 

Je notais hier sur Facebook qu'il ne fallait négliger aucune occasion de se brouiller avec ses contemporains. Je le crois vraiment. Il n'y a finalement que dans les brouilles qu'un peu de vérité affleure, et que nous parvient (comme) un écho d'écho de la réalité qui fait de plus en plus défaut, effrayée qu'elle est elle-même par l'absence d'attention dont elle semble l'objet. Parlons de ce blog, par exemple. C'est après tout un sujet d'étude comme un autre, et je ne suis pas le plus mal placé pour en parler.

Il y a quelques mois, j'ai décidé de le rendre "privé", ce qui était une autre manière de le fermer, mais cela je ne le savais pas encore. Le côté amusant de la chose est qu'il suffit que vous rendiez un blog "privé" pour qu'aussitôt tous vos lecteurs (c'est-à-dire quatre ou cinq personnes) se récrient en chœur. Pour les uns, c'est une idiotie (et en effet…). Pour les autres, il est scandaleux que vous n'ayez pas songé à les "inviter", c'est d'une grossièreté impardonnable. Nous aurions naïvement pensé quant à nous qu'il leur revenait après tout de faire le minuscule effort de vous demander à être invités comme lecteurs, demande à laquelle nous donnons très volontiers une réponse positive — après tout, quand on veut lire quelqu'un, on bouge au moins le petit doigt, sinon la main en entier. Non, il faudrait, en plus d'écrire gratuitement, aller tirer les lecteurs par la manche, les supplier de bien vouloir venir lire les fadaises qui vous passent par la tête. Toujours est-il que quelques uns se sont manifestés, à qui nous avons très simplement donné la combinaison de la porte blindée. Et c'est là que ça devient intéressant, puisque nous avons pu constater que ces mêmes lecteurs, à deux ou trois exceptions près, un peu froissés d'avoir dû demander la permission d'entrer, peut-être, ne venaient jamais, ou quasiment jamais, sur le blog en question. Tout doit être disponible, ouvert, gratuit, offert, depuis qu'Internet existe. Si vous avez la plus petite prétention à garder un tant soit peu de pouvoir (tu parles !) sur ce que vous produisez, vous êtes aussitôt ignoré, banni, laissé pour compte. Vous devenez invisible. Vous ne jouez pas le jeu. Vous ne parlez pas à l'époque avec sa langue, avec ses codes, avec ses réflexes de publicitaire, vous êtes out, à l'ouest de l'ouest. 

Bon, de toute manière, me direz-vous, pourquoi parler de ce blog qui n'intéresse personne et dont même l'auteur se désintéresse très souvent durant de longues semaines, ce qui, là aussi, constitue une entorse aux règlements édictés par le nouveau clergé ? En effet, la question se pose. C'est peut-être, allez savoir, parce que, comme me l'a fait remarquer récemment un correspondant sur Facebook, il m'arrive plus souvent qu'à mon tour de « tergiverser des plombes durant, à la Finkielkraut [sic], de valses-hésitations en valses-hésitations pour ne rien dire du tout ou presque ». Rien dire du tout, certes, mais il faut tout de même des mots, pour ne rien dire du tout… Ce n'est pas si simple, de ne rien dire du tout, c'est un idéal difficile à atteindre, et il faut parfois des montagnes de lettres ou de phrases pour y parvenir. D'ailleurs, on peut facilement soutenir, en ce domaine comme en bien d'autres, que je suis un débutant, ce qui devrait m'autoriser à accumuler les essais manqués et les silences tohu-bohuïques.

Je disais en commençant que les occasions de se fâcher avec nos contemporains et amis ne manquent pas, à commencer par la musique. Il y a quelques années déjà, j'ai décidé de ne plus toucher un piano, de ne plus le toucher professionnellement, je veux dire, ou sérieusement. Les raisons de cette décision me regardent, et surtout elles seraient trop longues (ou trop difficiles) à expliquer ici, même si je le voulais. Je croyais naïvement que j'avais le droit de la prendre, cette décision, et plus encore de m'y tenir, mais je m'aperçois qu'au contraire de ce que j'aurais pu penser, plus le temps passe et plus il est difficile de faire comprendre autour de moi mon "refus" de jouer (en réalité, je n'ai rien à refuser, mais les autres se chargent par leurs demandes parfois très insistantes de me mettre en situation de le faire). Je sens monter un reproche, souvent implicite, et parfois même très explicite. En réalité, il aurait fallu que je cache le fait de savoir (un peu) jouer du piano, car personne ne veut comprendre qu'on le puisse et qu'en même temps on décide de NE PAS LE FAIRE. C'est suspect. Il y a peu, j'ai vécu un moment très désagréable, où quelqu'un s'est cru autorisé, m'a-t-il semblé, à me faire passer une sorte d'examen. Oh, c'était bien sûr fait sur le ton de la plaisanterie, mais on sait bien que les plaisanteries servent le plus souvent à débusquer la vérité. J'en suis donc arrivé à un point où, pour avoir la paix, il faudrait que je mente, que je prétende ne jamais avoir fait de piano. Ce serait assez compliqué, car d'une part ce serait occulter toute une part relativement importante de ma vie, et, d'autre part, parce que, pour survivre, je donne des cours de piano, tout de même, et que je peux difficilement le cacher, cela. Mais c'est sans doute de ma faute : je manque certainement d'imagination, et n'ai pas réussi à trouver la langue qui convient pour parler de musique (car cette passion-là j'y tiens fort) sans parler de piano. La chose est difficile, certes, car l'instrument, comme son nom l'indique, est le meilleur moyen d'entrer dans la musique (je n'ai peut-être pas la forme d'esprit qui convient, car tout ce que j'ai appris, dans ma vie, je l'ai plus appris avec les doigts et avec les oreilles qu'avec mon cerveau bien déficient), mais elle ne doit pas être impossible. Ce qui rend les choses si difficiles, on l'aura compris, c'est que tout est lié, tout est relié, la musique, la littérature, la politique, la vie en société, les mœurs, la langue, les amours, les amitiés, les inimitiés, les désamours, le ressentiment, la jalousie, les principes, l'éducation, la mémoire, l'enfance, la dette, et même le désespoir. Ce qui rend le monde passionnant le rend détestable et effroyable. On n'a pas le choix : si l'on veut comprendre, ou à tout le moins essayer, il faut en passer par l'horreur, le malentendu et la trahison. Là où le sens se dresse croît la malédiction

Je suis bien placé pour le savoir. Entre ce qu'on écrit et ce qui est écrit, quel est l'écart, le jeu, l'articulation ? Une amie américaine souffre beaucoup de ce qu'elle a lu dans le journal de son amant. Elle n'aurait jamais dû le lire, ce journal, me direz-vous. Je l'avais prévenue, aussi, mais ça ne change rien. Le journaux intimes sont comme des nuages fantasques et élégants, vus de loin ; ils passent dans le ciel, au-dessus de notre tête, nous les trouvons beaux, majestueux et d'une imagination débordante, mais la pluie qu'ils délivrent est parfois glacée, acide, voire mortelle, quand c'est sur nous qu'elle tombe. Peut-on aimer en toute connaissance de cause ? C'est la question des questions. J'ai voulu croire que oui, et ça ne m'a pas réussi. Il m'est arrivé d'écrire des choses terribles sur celle que j'aimais. Ce qu'on écrit, pour soi, ou ce qu'on écrit pour tenter avec des mots d'y voir plus clair, n'est presque jamais lisible, compréhensible, pour la personne dont il est question. J'avais beau le savoir, je m'acharnais, je m'agrippais à ce désir de faire advenir un amour délivré du mensonge, un amour sachant, un amour volonté, un amour les yeux ouverts, un amour qui devrait tout à une forme de lucidité créatrice, mais ce jeu-là demande une intrépidité et une foi gigantesque, qui manque à tout le monde, ou presque. Qui déclenche les orages, qui crève les nuages, qui prend véritablement l'initiative de tirer sur le fil du visage qui immanquablement se défait alors — et c'est tout le désir qui vient avec lui, qui a tôt fait de se transformer en dégoût ? On ne sait jamais. Il y a toujours un antécédent, quelque chose qui a entamé le cycle maudit, qui l'a mis en train, et c'est toujours avant, en-deçà du geste qui paraît fatal, et plus on remonte dans l'enchaînement des gestes de la défaite plus on s'aperçoit que le commencement était le début même de l'amour. Ne jamais commencer ? Mais l'amour est précisément un commencement éternel. 

Dès qu'on écrit on écrit plus que ce qu'on pense, sinon ce n'est pas la peine d'écrire. On n'écrit pas pour les procureurs du réel, et pourtant, c'est bien la vérité qu'on cherche. On sait que cette vérité est au-delà des mots, sans doute, mais ce sont pourtant les mots seuls qui peuvent la faire sortir du bois et nous observer un instant de son masque grimaçant — parce que ce n'est pas nous qui observons la vérité, c'est elle qui nous contemple.

Peut-être qu'il s'agit d'une manie qui m'est propre, c'est possible, mais la brouille et la trahison sont pour moi parmi les instruments les plus efficaces de l'affection active. Je ne sais pas me contenter d'avoir des sentiments ou des affections, qui sont des choses qui nous arrivent, qu'on subit, comme des maladies, comme des états, je veux que ces affects aient une forme, une vie, qu'ils soient des créatures dont l'intelligence et l'imagination nous permettent de jouer comme on le fait avec des instruments de musique, pour aller plus loin dans la connaissance de l'autre, pour parvenir à une fidélité plus haute, plus exigeante, plus spirituelle, mieux accordée. C'est en ce sens que j'ai toujours compris la fameuse formule de Paul Morand : « L'amour n'est pas un sentiment, l'amour est un art. » Tristan et Isolde qui boivent le philtre de l'amour et Ève qui croque dans la pomme ne sont pas pour moi des gestes contradictoires mais les deux figures d'une même structure active : la connaissance. Il y a une sagesse de l'amour, mais elle semble réservée à bien peu. On peut la voir, l'entendre, et presque la toucher, dans la musique, et c'est ce qui rend cet art si précieux entre tous, et Chopin indispensable. 

Qu'est-ce donc qu'un blog, et celui-ci en particulier ? Un journal, un journal intime, un cahier de brouillons, une réserve d'amorces, une boîte à fiches électronique, une encyclopédie d'humeurs, un tiroir profond comme le néant, la chronique désespérée de la vie qui fuit par tous les bouts, des phrases sans queue ni tête, des paragraphes recomposés comme des familles post-modernes, la dénonciation de soi-même d'après l'ère du soupçon, un pense-bête intelligent, une escroquerie banale, un masque, une lettre d'amour qui ne sera jamais lue, et si par extraordinaire lue, jamais comprise, l'alibi qu'on se donne à ne pas faire ce qu'on a à faire, un écran posé sur le regard vide d'un squelette numérique, la preuve de notre bêtise, un crime sans cadavre et sans mobile, une déclaration de guerre, l'illusion qu'on se donne gentiment d'avoir la possibilité de parler de choses qui n'intéressent personne à des gens qu'on n'intéresse pas ? Peut-être dans le fond que c'est seulement la preuve en mots qu'on a tout raté et qu'on entend bien le faire savoir, mais ça c'est l'hypothèse optimiste.

Les histoires d'argent ont ceci d'intéressant qu'elles sont immédiatement éducatrices et permettent de partager facilement l'humanité sensible : d'un côté les généreux, de l'autre les pingres, qui trouvent toujours mille excellentes raisons à leur pingrerie. C'est une histoire vieille comme le monde dont nous aurions tous cent exemples à donner. Mes parents étaient des gens extrêmement généreux, trop sans doute, et qui, comme tous ceux-là, en ont été bien mal récompensés. Cette configuration familiale a sans doute joué un grand rôle dans ma vie. Puisque j'ai commencé ce petit texte en parlant de brouille, je ne peux pas, rouvrant ce blog, ne pas parler de l'expérience formidable qu'aura été pour moi mon "appel à l'aide" d'il y a quelques mois. Je m'étais réveillé un matin avec le coup de sonnette de mon propriétaire qui s'était déplacé (ce qu'il ne fait jamais, heureusement) car il devait avoir senti l'odeur du sang. En effet, la banque avait refusé d'honorer deux de mes chèques pour le loyer, et le brave homme devait commencer à s'inquiéter. Ce coup de sonnette, ou plutôt ces coups de sonnettes, car j'ai bien cru qu'il allait passer là toute la journée à attendre que je veuille bien lui ouvrir la porte, m'ont traumatisé, je le reconnais, d'autant qu'évidemment ils n'ont été que le prélude à un concert assourdissant de mauvaises nouvelles sur le front de la pécune. Ce n'était pas l'Or du Rhin, mais l'or du Rien, qui me faisait son grand prologue tonitruant. Comme l'amour (et ils sont presque toujours liés), l'argent est un instrument de connaissance, j'ai trop tardé à le comprendre. Il a fallu, devant le constat que les caisses n'allaient pas se remplir en claquant des doigts, ni même du bec, se résoudre à demander l'aumône, ce qui fut très pénible. Mais dans mon malheur est entré beaucoup de satisfactions, comme souvent. J'ai donc écrit à une quinzaine de personnes que je connaissais un peu ou beaucoup selon les cas, à certaines que je n'avais jamais rencontrées mais qui m'avaient montré de la sympathie et même de l'amitié en diverses occurrences. J'ai été soufflé de la grande générosité de certains qui me connaissaient très peu mais qui n'ont pas hésité à me prêter ou même à me donner de l'argent, comme ça, sur ma bonne gueule. Je ne m'y attendais pas et ce fut une très bonne surprise. La revers de la médaille, ce fut la réaction de trois personnes, dont deux que je connaissais assez bien. (Il va sans dire que parmi mes correspondants, beaucoup m'ont opposé une fin de non recevoir (si l'on peut dire), assortie ou non d'explications, et que l'affaire s'est arrêtée là, que nous sommes restés en très bons termes et que je ne leur en veux pas le moins du monde. D'autres n'ont pas répondu, ce qui est assez désagréable mais qui, étant prévisible et prévu, n'a donné lieu chez moi à aucune acrimonie particulière.) Les trois personnes dont je fais mention plus haut m'ont répondu, elles, et ce sont ces réponses, ou plutôt ces parodies de réponses, qui m'ont révulsé. Deux d'entre eux ont eu cette réplique que je trouve admirable : « Mais enfin, qu'est-ce qui te fait croire que je suis riche ? » Je dois préciser à ce point de mon récit que j'avais bien précisé dans mon appel au secours qu'on pouvait (évidemment !) me donner ou me prêter ce qu'on voulait (le contraire prouverait seulement que je suis fou), ce que tout le monde a parfaitement compris, sauf eux. Certains m'ont envoyé une petite somme, correspondant à ce qu'ils pouvaient, ou voulaient me donner, et j'ai trouvé ça très gentil. Une des deux personnes citées plus haut m'a en outre fait la morale comme à un vilain garnement qui passe son temps à se tourner les pouces, car il est bien entendu que faire de la peinture est un hobby pour rentier décadent qui ne sait pas comment tuer le temps… mais passons. Le cas de la troisième personne est encore plus intéressant. Dans un premier temps, il a répondu favorablement à ma demande, et m'a annoncé qu'il m'enverrait cent euros, ce dont je l'ai évidemment remercié. Puis, ne voyant rien venir, j'ai dû lui écrire pour lui demander s'il comptait toujours m'envoyer cette somme, car j'étais malheureusement dans l'obligation de prévoir un peu les choses, la banque ne me laissant pas beaucoup de temps pour réagir. C'est alors que cette personne m'a fait une véritable scène, m'accusant d'avoir voulu lui extorquer de l'argent (de, je le cite « l'avoir pris pour un tiroir-caisse »), et de l'avoir mis « dans une situation détestable » (sic) et l'obligeant par la même occasion à « se désinscrire de Facebook » (resic) ! Je n'ai évidemment rien répondu à ce délire, et j'ai tourné les talons. Furieux de voir que je ne répondais pas, sans doute, que je refusais d'entrer dans ses divagations, il s'est mis à faire dans le sarcasme moral et à insinuer que notre "amitié" n'avait « valu que cent euros ». Devant une telle preuve de saleté mentale, je l'ai supprimé de mes "amis" (c'était bien la moindre des choses), ce qu'il a bien sûr très mal pris et ce qui l'a autorisé à faire état, à sa façon, de ma démarche, dans des cercles d'où une réponse de l'intéressé était tout à fait exclue, bien entendu, puisque sans certains amis je ne l'aurais même pas su. Finalement, après réflexion, je me suis dit que cette aventure, ou mésaventure, m'avait apporté beaucoup : d'une part, elle m'a permis de rencontrer des gens généreux, et qui, sans cette "démarche", comme dit l'autre, seraient restés pour moi plus ou moins anonymes, et d'autre part elle m'a permis de mettre fin à des relations qui, et cela je l'avais deviné depuis un certain temps déjà, faisaient partie de ces relations que nous traînons comme des boulets. Le pire est sans doute ces gens qui, quand vous avez la tête sous l'eau, vous disent, en maîtres d'école soudain très sûrs de leur belle et bonne morale, que vous sortir la tête de l'eau « ne réglera rien sur le fond ». Comme si nous les avions attendus pour savoir que recevoir un peu d'argent de la part de bienfaiteurs ne règle jamais "le problème sur le fond", mais permet seulement d'espérer durer encore un peu, envers et contre toute raison. Comme toujours, ou comme 98 fois sur 100, nous savons toujours à quoi nous en tenir dès le début d'une relation sur celui ou celle qui se trouve en face de nous, mais, comme 98 fois sur 100, nous pondérons notre jugement par des considérations intellectuelles qui ont finalement peu à voir avec la réalité tangible et efficiente. C'est la raison pour laquelle je ne comprendrai jamais ceux qui ne veulent pas qu'on "juge sur le physique". Cette expression, "juger sur le physique", ou "critiquer le physique", est trompeuse, car le "physique" n'est pas (seulement) le physique, il est, dans 98% des cas, l'être tout entier, car l'être ne peut pas se dissimuler, contrairement à ce que l'on dit souvent. Il suffit d'ouvrir les yeux pour le voir. On peut bien entendu amender l'être, le travailler, le perfectionner, le modeler, le redresser, mais il émet toujours les signes de ce qu'il est et du travail en cours, quoi qu'on fasse. Nous ne sommes pas autrui, et nous n'avons qu'un pouvoir restreint sur notre figure — encore une mauvaise nouvelle. D'ailleurs, pour quelle raison le visage aurait-il pris ce statut si particulier, si sacré, s'il n'était porteur d'autre chose qu'un masque pour l'être ?

Mon amie est bien malheureuse et je suis malheureux avec elle. Elle se sent prise dans une nasse ; j'ai connu ce sentiment terrible. Elle me demande si elle est vraiment moche. Nous sommes tous pris sous le regard des autres, moi comme elle, c'est un jeu terriblement cruel que d'avoir un visage et un corps, et j'en ai souffert plus souvent qu'à mon tour. "Pris sous le regard de l'autre" dit tout à fait ce dont il s'agit. Comprendre l'autre c'est justement faire échange de regards (et les regards peuvent être aussi des paroles, des écrits) pour le garder dans une proximité qui ait du sens. « Ne sommes-nous que cela ? » se désolent ceux qui n'ont qu'une image spéculaire à opposer à l'autre. C'est très curieux, tout de même, cette hantise de la mocheté. Je me suis trouvé moche toute mon enfance, et aujourd'hui que je regarde des photographies de ce temps-là, je me trouve plutôt joli garçon. On pourrait résumer la chose en disant qu'au présent on se trouve toujours moche, quand il s'agit de soi-même, mais il se pourrait bien que ce soit l'inverse en ce qui concerne les autres. J'ai pris l'habitude, depuis quelques années, de ne jamais voir une jolie fille sans l'imaginer avec dix ou vingt ans de plus. Il ne s'agit pas du tout de se consoler à bon prix de ne pas être en mesure "de l'avoir", non, cela m'est complètement égal et il s'agit de bien autre chose. J'ai enfin réalisé (il était temps !) que même le désir est pris dans une histoire, et qu'être amoureux consiste (aussi) à gérer, tant bien que mal, cette durée. J'ai d'autant moins d'excuses que la musique est par excellence un art du temps que l'on pourrait définir par la manière dont le son distribue le désir dans la durée. "Construit", plutôt que "distribue", car le désir n'est pas une chose donnée une fois pour toutes, justement. Je crois décidément de plus en plus que la musique et l'amour sont un seul et même phénomène qui a pris des formes différentes à cause de la surdité "naturelle" de la grande majorité des hommes. Comme l'amour, la musique m'aura brouillé avec tout le monde ou presque. Est-ce que je ne devrais pas plutôt parler du goût ? Ah non, ça suffit comme ça, on a fait assez de dégâts pour aujourd'hui. À chaque jour suffit sa brouille.


Tout le monde n'est pas Sarah. De retour à la maison, après une visite au médecin de ma mère, je l'avais trouvée confortablement installée dans mon bureau, en train de lire mon journal intime. Même si j'en ai eu envie, je n'ai pas réussi à me fâcher. Nous avons éclaté de rire tous les deux. Lire est toujours un risque, comme vivre. Elle avait (et a toujours, j'imagine) vingt ans de moins que moi, j'étais donc celui qui est exposé, du point de vue de l'âge, à la critique, au dégoût, à la moquerie. Je crois que cette habitude que j'ai prise d'imaginer une femme avec un ou deux cycles de vie en plus date de cette époque-là. Sarah a été un modèle irremplaçable, pour moi. La demande étant venue d'elle, je n'ai pas eu à exiger quoi que ce soit. Comme j'ai pu réaliser grâce à sa bonne volonté une grande quantité d'images d'elle, j'ai constaté qu'il était possible de faire sortir d'un corps d'autres corps, et parfois en très grand nombre. Tous ces corps sont déjà , bien sûr, on ne les invente pas, on ne fait que les amener au jour, et très souvent le modèle est le premier surpris, qui croyait être unique ou à peu près. Certaines personnes possèdent un ou deux corps de rechange, d'autres en ont des centaines. Et lorsqu'on met petit à petit en lumière ces corps, il devient assez simple d'imaginer les formes que prendront ces figures latentes, dans un avenir plus ou moins proche. Les femmes veulent très souvent, le plus souvent, que vous fassiez d'elles des portraits qui les rendent belles, ou plutôt qui les montrent belles, et l'expression "aimer ses modèles" (comme "aimer ses acteurs" pour un metteur en scène, ou "aimer ses personnages", pour un auteur) est devenu une des scies les plus pénibles : « On sent que vous aimez votre modèle, Brandon-Alphonse Bachardi ! » J'avoue que je ne vois pas très bien ce que ça peut vouloir dire, de montrer quelqu'un sous son meilleur jour. Comment quelqu'un qui se regarde dans la glace pourrait-il savoir quel est "son meilleur jour", puisqu'il ne voit qu'un reflet de l'image qu'il tente de faire coïncider avec ce qui en lui regarde cette image ? Un photographe, un peintre, un portraitiste serait censé lui aussi coïncider avec cette chimère ? Il ne peut au mieux que tenter de se conformer à ce qu'il croit comprendre du désir de celui qu'il représente. Est-ce vraiment le but d'un portrait ? Est-ce qu'un portrait peut aussi nous brouiller avec le sujet de celui-là ? « Tu n'aimes pas ton modèle, tu ne m'aimes pas ! C'est comme ça que tu me vois ? Alors je préfère que tu ne me regardes plus. » À chaque fois que j'ai tenté un portrait de Raphaële, elle l'a très mal pris. Pourtant je l'ai aimée, infiniment plus que j'ai aimé Sarah. Et je la trouvais belle, sur ces portraits qu'elle détestait, sur ces portraits où elle se détestait. Ce que les modèles détestent, je crois, c'est surtout un certain rapport à la vérité. Ils ont tellement peur que notre regard échappe à leur emprise, à leur regard, ou plutôt à ce non-regard dont ils veulent conserver précieusement le pouvoir, comme un trophée durement acquis, qu'ils prennent toujours très mal le fait qu'un autre s'autorise à montrer une figure qu'eux-mêmes ne voient pas. Les photographies sont très liées au journaux intimes, je l'ai souvent constaté, et pas seulement les photos de nu. On sait bien, même si c'est confusément, que se laisser photographier (ou portraiturer) c'est, qu'on le veuille ou non, une plongée dans notre intimité. Qu'est-ce qui est dehors, et qu'est-ce qui est dedans, on ne le sait jamais avant de voir le résultat. Ce qu'on croit cacher on le laisse voir et ce qu'on pense montrer on le dissimule, c'est précisément cela qu'on voit, sur un portrait réussi, cette image à front renversé, brouillée et surprenante qui n'appartient que très peu à celui qui est mis dans le cadre.

lundi 5 octobre 2015

Emballer fillette n°2



Je ne veux pas brosser un tableau général, fut-il très simplifié, de l'histoire du cœur de la pensée occidentale (…)

Ouf !

samedi 3 octobre 2015

1882 signes


Né le 10 janvier 1956 à Rumilly, en Haute-Savoie. Famille de la petite bourgeoisie. Père pharmacien (violoniste), mère au foyer. Six frères et sœur. Enfance heureuse. Piano. À seize ans, son père meurt, sa mère l'émancipe, il part de la maison. S'installe à Annecy avec sa petite amie. Gauchiste (au PCI), brièvement, puis musicien de jazz et d'improvisation. Déménage dans le Gard, dans un village près de Remoulins. Accompagne (même) des chanteurs. Part en Inde, au Népal, à Ceylan, durant trois mois, puis s'installe à Paris. Contrepoint – harmonie – filles. Classe de percussion au conservatoire de Pantin, avec Gaston Sylvestre, et de zarb, avec Jean-Pierre Drouet. Rencontre à cette occasion son maître, Carlos Roque Alsina (du New Phonic Art), avec qui il étudiera le piano durant sept années. S'installe dans un minuscule village bourguignon, de 1980 à 1985, seul avec son chat. Travaille énormément le piano et la musique. Retour à Paris. Commence à composer, et enseigne le piano et la musique de chambre au conservatoire, jusqu'en 2001, où il claque la porte et s'enfuit en Haute-Savoie, pour s'occuper de sa mère malade : deux années extraordinaires, merveilleuses et terribles. Brève mais très intense passion sexuelle, juste avant de partir de Paris, en 2000. Mort de la mère, en 2003. Il faut partir, car la maison familiale est vendue. En 2006, se réinstalle dans le Gard, près de Nîmes. Survit en donnant quelques cours de piano, et entame une carrière de peintre, tout en continuant la composition de musique acousmatique. Disque (très réussi, donc parfaitement inconnu) en 2009. Composition vidéographique. Écrit de plus en plus, mais non publié, ou pas sous son nom. Produit beaucoup de tableaux, par défi, écrit, arrête de composer. Vieillit. Je crois que c'est tout. Ah non, amoureux d'une comtesse folle dont il finit par se séparer, il ne sait plus pourquoi.

jeudi 17 septembre 2015

Cailloux

Faisant sur Internet une recherche sur une ex à moi, j'apprends qu'elle fabrique des cailloux attirants. On peut donc gagner sa vie à jeter ses cailloux chez les autres. C'est formidable, j'en apprends tous les jours. Cette jeune fille avait des dons éclatants, en peinture, et elle finit par faire des lampes et des cailloux. C'est là que je me rends compte que j'ai complètement foiré ma vie. Heureusement pour moi, je l'ai connue quand elle avait quinze ans et demie ; à cet âge-là, elle n'avait pas encore eu le temps de devenir elle-même

Il est à peu près constant que, nous retournant sur notre passé, bien des années après, nous nous félicitons d'avoir été largué par celles que nous aimions le plus. C'est à chaque fois un énorme soupir de soulagement. À quoi nous avons échappé, ô Dieu bienveillant qui veille sur nous !

vendredi 11 septembre 2015

Accélération et sidération


« Bon, ça va faire un peu mal, mais ça ne durera pas longtemps, essayez de vous détendre. »

Ce phénomène de l'invasion migratoire est la forêt qui cache l'arbre.  (Pour cacher un arbre disgracieux, multipliez-le par cent, par mille, et il deviendra une forêt "formidable". Pour faire disparaître un indigène, plongez-le dans un bain à forte concentration hétérogène.) Comment mieux faire accepter l'immigration massive de fond qu'en la redoublant de quelque chose qui a l'air d'être indépendant de la volonté des dirigeants occidentaux, qui se désigne à nous comme une sorte de "catastrophe", alors qu'elle n'est que l'acmé en trompe l'œil d'un phénomène qui a commencé il y a quarante ans ? Comment mieux la faire passer au second plan qu'en la noyant dans la même chose mais à la puissance dix ? Cette "migration" n'est pas un événement (d'ailleurs, ce n'est pas une migration). C'est un anti-événement, c'est une anti-migration (les espèces qui migrent le font chaque année, et chaque année reviennent à leur point de départ. Ici, tout nous démontre qu'il n'y aura pas de retour possible). Elle était déjà à l'œuvre depuis longtemps mais ceux qui l'appellent de leurs vœux n'avaient pas encore trouvé la bonne présentation, le nom adéquat, la forme ultime, qui la rendrait, non pas acceptable, mais inéluctable, impossible à refuser. Immigration est devenue migration, et de ce préfixe disparu dépend la disparition d'une espèce. Comment, en deux lettres coupées, disparues du sens, désarmer un peuple, des peuples ? La réponse a lieu ici et maintenant, en temps réel.

Ils avaient à peu près tout essayé, et malgré les succès indéniables de l'entreprise, elle rencontrait encore des résistances qu'on ne pouvait négliger tout à fait. Des critiques se faisaient entendre ici ou là qui, même si elles étaient immédiatement diabolisées et criminalisées, recueillaient tout de même inexplicablement l'assentiment sourd mais entêté d'une partie de la population. Comme souvent, le nombre et la vitesse allaient tout changer, la qualité serait créée par la quantité. Puisque les Rétifs résistaient encore à une dose forte, on allait leur administrer une dose létale, ce qui aurait pour avantage de les faire disparaître et de faire disparaître avec eux leur réticence ontologique, mystérieuse aux yeux des nouveaux Médecins de l'Espèce humaine. Puisque c'était par leur seule existence que les Rétifs opposaient une résistance à la Remplacibilité générale, la solution a consisté à les noyer dans la masse. Bien sûr, la chose était en train depuis longtemps, mais la lenteur même du processus constituait un risque qu'il se retourne contre ses promoteurs, à la faveur d'un de ces événements par nature imprévisibles et paradoxaux dont l'Histoire a le secret.

Longtemps, la doctrine avait été celle de la grenouille plongée dans une marmite dont on élève insensiblement la température. La grenouille finit toujours par être ébouillantée, mais elle ne songe pas à se révolter, puisqu'elle s'habitue à son bouillon. Ils ont fini par penser que même dans ces conditions, la chose allait s'ébruiter, et puis surtout, ce sont des impatients par nature, qui s'enivrent de leur propre puissance et qui, à mesure qu'ils deviennent différents de nous, oublient qu'il est encore possible de ne pas partager tout à fait leur enthousiasme essentiel. (Le délirant ne sait pas qu'il délire ; pour lui, il faut soigner celui qui ne délire pas en chœur.) Leur patience est à bout. La propagande était pourtant sophistiquée et efficace, mais l'appétit vient en mangeant, et ils ont les yeux plus gros que le ventre. Ils parviennent de moins en moins à masquer leur fuite en avant, on en a des signes manifestes tous les jours ; la photographie du petit Aylan n'en est qu'un exemple parmi des dizaines. 

mercredi 9 septembre 2015

Le Village (2)


Ils se sont installés discrètement, personne ne les a remarqués. Ils n'ont pas fait de bruit, ils n'ont pas invité leurs voisins à prendre l'apéro pour faire connaissance, ils ne se sont pas inscrits au club de rando, ni au concours de la meilleure photo du village. On ne connaissait pas leur nom, on ne les entendait pas, ils ne passaient pas la tondeuse, ils ne dansaient pas, nus sur de la techno, dans leur jardin, ils ne repeignaient pas leur portail sur du rap diffusé à fond la caisse, ils n'ont pas installé d'éclairage solaire dans leur jardin. Même leur chien, car ils avaient un chien, n'aboyait pas, ou très peu, quand on passait devant l'entrée. Bref, ils ne se faisaient pas remarquer, et c'est bien ce qui aurait dû nous alerter, ou nous inquiéter, ou nous interpeler. On aurait dû tout de suite aller les voir et leur demander des explications, peut-être des excuses, ou au moins leur demander de se justifier. Ils auraient pu avoir une vieille tante malade, être en dépression, ou être en situation de stress post-traumatique. Ce n'est pas interdit. On aurait compris. Nous sommes des gens tolérants. On peut très bien comprendre que tout le monde ne soit pas toujours au meilleur de sa forme, on sait être patient, attendre des jours meilleurs, et, surtout, on aurait pu leur donner un coup de main, les soutenir dans leur épreuve, être là, à leur côté, pour traverser avec eux ce mauvais moment. Le fait qu'ils ne demandent rien à personne était un signe que nous avons négligé bêtement, il faut bien le reconnaître. Tout le monde a besoin des autres, n'est-ce pas ? C'est la preuve irréfutable que nous sommes des êtres humains. L'être humain n'est véritablement humain que s'il se sent faire partie d'une famille, d'un clan, d'une société, s'il est lié aux autres et les autres liés à lui. C'est comme ça. Sinon, vous êtes quoi ? Un animal, un sauvage ? Un crypto-facho ? Une amibe ?

Le premier incident a été cette coupure d'électricité, en pleine nuit. (…)

mercredi 2 septembre 2015

Le Village (1)


Je m'étais installé dans un chamant village promis à un bel avenir, dans le Gard, un département plein de vie et de diversité, qui aspire à se développer, qui aspire à la croissance, aux animations, à l'événementiel, à la festivité revisitée par le ludique et le créatif. J'avais choisi avec soin mon implantation, en vue de démarrer une nouvelle vie, tonique, jeune, active, créatrice, conviviale. Je désirais investir mon présent et épouser mon futur dans la joie de l'instant.

Le maire du village m'avait assuré qu'ici ça bougeait, qu'on ne s'ennuyait pas une seconde, que la calendrier des fêtes était l'un des plus conséquents, tous départements confondus, des campagnes françaises, et qu'on pouvait compter sur lui pour booster la vie, pour donner du sens aux heures et du tonus au temps libre des seniors, pour ne laisser de répit à personne et pour chasser définitivement l'ennui, cette formidable plaie des temps modernes. Je m'étais laissé convaincre : on devait édifier un supermarché avec ses pompes à essence et un distributeur de billets dans la petite rue que j'habitais, les discothèques environnantes avaient reçu toutes les autorisations pour augmenter de manière importante la puissance de leurs sonorisations, et les horaires d'ouverture étaient désormais complètement libres, ce qui promettait des nuits qui durent jusqu'au petit matin. Les sens interdits qui réduisaient légèrement la circulation dans le quartier allaient être supprimés, les gendarmes couchés qui limitaient légèrement la vitesse des autos, on les supprimerait bientôt, et le maire avait également promis de ne plus faire mine d'ennuyer les conducteurs de pétrolettes qui avaient eu l'excellente idée d'ôter leurs pots d'échappement pour égayer un peu les rares nuits durant lesquelles un calme affreux s'abattait sur notre village momentanément assoupi. En outre, on avait demandé aux habitants de proposer eux-mêmes des fêtes, hors de celles qui existaient déjà, pour essayer de lutter contre l'envahissement préoccupant du silence, l'objectif déclaré étant d'arriver à un taux de 80% de journées festives ; le plus imaginatif recevrait un bon pour entrer à l'œil dans la discothèque de son choix durant une année. Bien sûr tout cela s'accompagnait de prévisions de repeuplement et de construction, un peu partout aux alentours de la commune — et l'on entendait déjà le bruit vivifiant des marteaux piqueurs, qui nous signalait dès huit heures du matin que la vie était de retour parmi nous. À cet effet, les terrains à construire avaient vu leur prix baisser considérablement et des subventions efficaces rendaient le prix des loyers extrêmement attrayant. En outre, dans mon quartier, l'éclairage nocturne était très efficace : de la tombée de la nuit jusqu'à l'aube, on y voyait comme en plein jour, et peut-être même mieux qu'en plein jour, ce qui permettait d'ailleurs à ceux qui avaient des insomnies de passer leur tondeuse la nuit et ainsi d'éviter les grosses chaleurs de l'été. Nous avions un feu d'artifice magnifique quatre fois par an qui attirait les habitants des alentours et aussi pas mal de touristes. Autant dire que notre commune était une commune pilote dont on ne pouvait qu'être très fier. Nous étions d'ailleurs passés plusieurs fois déjà à la télé lors de reportages très élogieux. La preuve de la réussite de notre bourgade ? Les fêtes de voisins se multipliaient de manière exponentielle, et il n'était pas rare d'y être invité jusqu'à trois fois dans une même semaine. 

Je n'avais donc qu'à me féliciter de mon choix judicieux, et la vie s'écoulait joyeusement, dans la commune de V., jusqu'à ce qu'un événement inexplicable remette notre paisible bonheur en question.

(…)

dimanche 30 août 2015

L'Émission !


Alors j'ai envie de dire que ça fait plaisir de vous voir sourire ! Chers auditeurs, j'ai en face de moi Adolf H, Mao T-T, Joseph S, et Pol P, eh oui, rien que ça, et je peux vous dire que ça va donner une émission de folie ! [Applaudissements] Comment allez-vous, Messieurs ? Tiens, si l'on commençait par Adolf (vous permettez que je vous appelle Adolf ?), j'ai envie de commencer par Adolf, parce qu'on peut dire que vous revenez de loin, vous ! Racontez-nous un peu, Adolf ! Vous n'êtes pas sans savoir qu'on a raconté énormément de choses sur vous ; pourriez-vous nous donner votre version des faits ? Où étiez-vous passé, depuis tout ce temps ? On a dit tellement de choses, tout et son contraire, à votre sujet, que vous étiez mort, suicidé, assassiné, enfui en Amérique du sud, que vous vous étiez fait refaire le portrait, etc. Allez-y, j'imagine que vous avez beaucoup de choses à nous raconter ! Nous sommes en direct, donc rien de ce que vous direz ne sera coupé au montage, et l'audience dépasse tout ce qu'on a connu jusqu'à présent, alors je n'aurai qu'un mot : lâchez-vous ! Qu'on apporte un verre d'eau à Adolf, s'il vous paît. Non, non, s'il vous plaît, Pol, attendez, attendez je vous prie, votre tour va venir très vite, je vous le promets. Oui, nous comprenons tous que vous avez beaucoup de choses à dire, que vous voulez rectifier les erreurs manifestes que les historiens ont commises à votre propos, mais je vous assure, nous allons prendre notre temps, et vous aurez tout le temps qu'il vous faut pour vous exprimer. Je vous en donne ma parole de journaliste. Prenez exemple sur Mao, regardez comme il est patient, calme, pondéré, allez, calmez-vous, tout va bien se passer. Pourtant, vous les Asiatiques, on dit que vous êtes sages, hein, mais ma parole, on dirait bien qu'il y a de sacrées différences entre le Cambodge et la Chine. Allez, Adolf est prêt, laissons-le s'exprimer, c'est tout de même le principal accusé, enfin, présumé coupable, ici, il faut bien commencer par quelqu'un, après tout. Non, Joseph, non, vous n'allez pas vous y mettre vous aussi, remettez votre oreillette je vous en prie, je ne comprends pas le russe. Apportez une vodka à Joseph, Mylène, s'il vous plaît. Allez, on écoute Adolf, un peu de discipline, Messieurs ! S'il vous plaît !

— …

— Prenez tout votre temps, je ne vous interromprai pas. Je vous laisse parler à votre guise. Vous êtes ici chez vous. 

(…)

vendredi 28 août 2015

Petit pouvoir


Petit pouvoir, petit pouvoir ! Il est là, mon petit pouvoir, entre mes jambes, comme un moineau déconfit en extase bénigne. Il n'a l'air de rien. Au repos comme un guerrier au chômage. Mais je vous assure qu'on l'a connu très vaillant et infatigable, indomptable, formidable ! Là, il reprend des forces. Il attend son heure, qui ne saurait tarder. C'est vrai, il y a déjà un moment qu'il attend son heure ; mais il est patient. Il ne s'en fait pas. Être à l'heure est sa devise. Pourquoi s'en faire ? Quand il n'y a pas de travail, on se repose, comme disait tante Mathilde à l'heure de la sieste. 

Oui mais tante Mathilde était une femme. Les femmes c'est pas pareil. Elles ne travaillent jamais, les femmes. Une femme, ça attend, ça se laisse faire. La joie d'une femme est dans la passivité. La joie d'une femme ne dure pas qu'un instant, la joie d'une femme, et son bon plaisir, sont infinis. Qu'elle respire, qu'elle dorme, qu'elle urine, qu'elle mange, la femme est comblée de jouissance, et même vide elle est pleine de cette joie liquide. Ça fait une sacrée différence, croyez-moi ! Je dis que la femme attend mais ce n'est pas vrai. Elle n'a rien à attendre, ou plutôt, l'attente est aussi sa jouissance et sa joie. Les femmes, c'est une chose assez compliquée, mais c'est aussi très simple, beaucoup plus simple qu'un homme. Ça fonctionne toujours. 

Notre pouvoir à nous, les hommes, bien qu'il soit très réel, est très limité dans le temps. Juste le temps d'une érection, et même si l'on met bout à bout toutes nos érections, ça ne fait pas grand-chose. Les hommes, on est du chronomètre, du rythme, on pense à tenir, à bander, toute notre vie se passe à vouloir tenir. Ça fatigue, ça, de tenir. Et d'ailleurs, souvent on tient pour des prunes. Ça ne suffit pas. La femme va encore trouver le moyen de se plaindre. 

La femme aime se plaindre, ça l'occupe, durant son éternité de joie. La femme est comme le ciel, on ne peut jamais la combler. C'est un trou sans fond, un panier sans anse, une pipe déculottée, un pruneau sans noyau, une figue sans figuier. On essaie de regarder dedans et on s'y voit comme dans un miroir, et ça l'amuse de nous renvoyer à nous-même, quand on voudrait comprendre où l'on dépose notre petit pouvoir de l'instant. Ça n'a pas de plan, une femme, puisque ça n'avance que pour aller nulle part et en revenir, et l'absence de plan nous chagrine beaucoup, nous les hommes. Quand on veut bander, il faut un plan. 

L'homme est là, la femme est ici. Ça ne coïncide jamais mais elle a appris à nous faire croire le contraire, et nous avons appris à faire semblant de la croire. Il faut en permanence se rappeler d'oublier que nous savons que nous ne pourrons pas tenir. Est-ce comique ? Oh oui, c'est comique ! Une des premières choses qu'on comprend, quand on commence à faire l'amour à des femmes, c'est qu'il faut s'abstenir absolument de rire durant l'acte. Il faut être d'accord avec l'acte pour être d'accord avec l'être, et, pour cela, il faut, au moins dans un premier temps, éliminer le comique extraordinaire de cette situation. Un acte que le monde entier a fait avant nous ne peut être que d'un comique ahurissant, surtout lorsqu'on le fait très sérieusement, en croyant très sérieusement qu'on est en train de l'inventer. 

Le petit pouvoir des hommes, le petit pouvoir dressé, qui veut tenir, les rend si ridicules qu'ils en sont transfigurés. Quand les femmes ne sont pas occupées à jouir, c'est-à-dire très rarement, elle s'agrippent à ce petit pouvoir comme à un rire qui aurait durci, le temps d'éclater à l'extérieur de l'homme, qui aurait gelé, à peine sorti de l'homme, et qu'elles vont faire fondre en elles, pour lui redonner un peu le sens des réalités. Entre "tenir" et "venir", il y a seulement le pouvoir de la femme. 

lundi 24 août 2015

(RIP)


Notre vie n'est qu'un obstacle entre nous et la mort. Elle fait tout ce qu'elle peut pour se mettre en travers, elle y croit, elle se prend vraiment pour un abri, même si l'on s'aperçoit, un peu tard, qu'elle n'est en réalité qu'un tremplin. Il en est qui sortent de la vie à grande vitesse, à la vitesse accumulée de l'élan qu'ils se sont donnés dans leur vie, et d'autres dont l'allure vitale peine à les amener jusqu'à la mort. On a l'impression que leur vie va s'arrêter avant la mort, juste avant, les laissant en plan dans une sorte de non-vie qui n'est pas la mort. On les plaint. Pour bien mourir, il faut avoir accumulé une certaine vitesse qui permet de franchir le seuil sans que celui-ci nous retienne. 

Imaginons un instant qu'il n'y ait pas de vie avant la mort. La naissance serait donc supprimée, effacée, oubliée, mais, sans naissance, plus de mort non plus. Les êtres que nous sommes passeraient donc directement du néant au néant, sans coup férir, sans accident, sans bévue ou autre maladresse. Il n'y aurait aucun à-coup, aucun risque de mortalité infantile ou d'enfantement difficile. Bien sûr, certains auraient un peu de mal à distinguer le néant premier du néant second, c'est inévitable, mais, hormis ce léger inconvénient, je pense que tout le monde y trouverait son compte. Plus de maladies, plus de chagrins d'amour, plus de guerres, plus de séparations déchirantes, plus de complexe d'Œdipe, finie la hantise du Front national, une Terre qui pourrait enfin souffler, des bêtes qui en reviendraient à une vie saine et sauvage, un niveau de bruit et de pollution bien inférieur à ce qu'il est actuellement, et enfin, le sempiternel problème de la surpopulation réglé définitivement. 

Même s'il parait difficile d'imaginer clairement ce qu'il en serait de l'être, dans ces conditions nouvelles, il paraît évident que les avantages de cette nouvelle organisation ontologique sont bien plus nombreux que ses inconvénients. Le désir fondamental de l'homme n'a-t-il pas toujours été de minimiser les obstacles qui se dressaient devant lui, sinon de les faire disparaître tout à fait ? Toutes les théories généreuses qu'il a élaborées durant son histoire nous paraissent en comparaison bien timorées, bien limitées, si on les oppose à notre projet grandiose et révolutionnaire. Toutes les utopies politiques connues n'avaient pas osé s'attaquer à cette épine gigantesque dans le pied de l'humanité. Quelle loi, quel impératif, quel dieu égoïste et insensible pourrait bien vouloir que cet état perdure pour l'éternité, qu'il soit interdit à l'homme d'échapper enfin à la malédiction qui l'a depuis les origines enchaîné au vivant ?

Qui a décrété que le vif était supérieur à l'inanimé ? Quels sont les critères qui ont permis de décider de cette soi-disant supériorité ? Si l'on creuse un peu la question, on voit qu'il n'existe aucune raison sérieuse de préférer la vie à la mort. C'est seulement l'habitude qui nous a amenés à penser de la sorte, et  un vague sentiment religieux ; sûrement pas la raison. Lorsque qu'un humain décède, on parle du "repos" éternel. On lui souhaite ce repos et cette paix également éternels. C'est bien la preuve que cet état de repos est hautement souhaitable. Pourquoi ne pas désirer faire précéder cet éternel repos d'un autre repos, qui pourrait tout aussi bien être éternel, lui aussi ? Je ne vois pas au nom de quoi s'opposer à ce légitime besoin de repos. Contrairement à une idée très répandue, le repos n'est pas seulement destiné à redonner des forces, à réparer la machine vivante, il est aussi et avant tout le lieu et le moment du seul plaisir humain qui ne demande rien à personne, qui se suffit à lui-même, et, surtout, qui ne nuit à personne. Que chacun se repose et les vaches seront bien gardées.

Mais j'en vois qui vont venir nous parler des grandioses réalisations du génie humain, de l'art, de la philosophie, de la technique, de la pensée. À ceux-là, je répondrais tout d'abord que ce qui existe déjà est très suffisant, qu'il n'y a nul besoin véritable d'ajouter encore à ce dont l'homme a doté le monde. Tout ce qu'on pourrait produire serait désormais superfétatoire et ne ferait que démontrer la prétention inouïe de l'espèce humaine à laisser une trace derrière elle. Mais ce n'est pas encore la véritable raison. Le vrai est que rien n'est comparable au repos, ni le génie, ni l'ambition, ni l'amour, ni la sexualité, ni le pouvoir, ni l'argent, ni les royaumes, ni l'or, ni les jardins suspendus de Babylone, ni l'Art de la fugue, ni le dernier aphorisme de Paulo Coelho, le vrai est que la vie n'est en rien une nécessité pour l'homme, et qu'à courir après celle-là, celui-ci a perdu un temps infini en une activité vaine qui l'a mené où l'on sait. Il n'est pas trop tard pour renoncer définitivement à ce passage court et chaotique entre deux éternités bienfaisantes, et pour redonner à l'être sa vocation profonde, qui est de rester allongé sans bruit, sans paroles et sans mouvement dans son non-être premier.

Plutôt que la vie éternelle espérée de tout temps, la non-vie éternelle. On peut penser que cela reviendrait au même, mais seule l'expérience nous le dira, et le plus tôt sera le mieux. 

vendredi 21 août 2015

Les Nouveaux Agélastes


« Mais nous savons que le monde où l'individu est respecté (le monde imaginaire du roman, et celui, réel, de l'Europe) est fragile et périssable. On voit à l'horizon des armées d'agélastes qui nous guettent. »
Si Kundera écrivait son texte aujourd'hui, il nous dirait que les agélastes sont là, parmi nous, par milliers, et qu'ils ont remporté la partie. C'est à Jérusalem qu'il a prononcé ces paroles, dans ce petit pays européen au cœur du monde arabe, et je vois dans ce fait un signe prémonitoire incroyablement lumineux. 
L'Europe littéraire a vécu. Une autre Europe l'a remplacée. Et cette autre Europe met la nouvelle Europe en conformité avec les idées qui l'ont portée jusqu'ici. La nouvelle Europe ne plaisante pas, la nouvelle Europe n'a pas le sens de l'humour, et comme la nouvelle Europe a trouvé sur le sol dont elle porte le nom des Européens qui avaient encore un peu le sens de l'humour et qui donc lisaient encore un peu, elle a décidé de remplacer ces vieux peuples récalcitrants par de nouveaux peuples pour qui l'Europe n'est qu'un territoire, des règlements et des services. 
En Europe, le roman a été remplacé par le rap, Rabelais par Christine Angot, la galanterie par la burqua, la gastronomie par les Mc Donald's, et les Européens par des agélastes à la fois hurlants et pleurnichards. 
Heureusement que nous avons encore un peu d'humour, parce qu'il y aurait de quoi pleurer.

mercredi 19 août 2015

Les Synonymes


« Le moindre service qu'un auteur peut rendre à ses œuvres : balayer autour d'elles. »

Cette phrase de Kundera pose aux moins deux problèmes. Le premier problème est d'ordre linguistique. Kundera écrit : « Le moindre service » en pensant évidemment à l'expression « la moindre des choses ». Lorsqu'on dit ou écrit « c'est la moindre des choses » [de faire ceci ou cela], ça signifie que ce n'est rien du tout, qu'"on peut bien le faire !", que cela ne nous donnera pas beaucoup de travail, et qu'en somme on est tenu de le faire. Kundera veut à l'évidence signifier qu'il est du devoir de l'auteur de « balayer autour de [ses œuvres] ». Mais ce n'est pas ce qu'il dit, me semble-t-il. Écrire : « Le moindre service qu'un auteur (…) » signifie plutôt : « Le plus petit service [le plus négligeable] qu'un auteur puisse rendre à ses œuvres… » ce qui sous-entend qu'il pourrait rendre des services plus importants, plus utiles, plus essentiels, à ses œuvres. On pourrait essayer de continuer la phrase : « Le moindre service qu'un auteur peut rendre à ses œuvres : les remettre à temps à son éditeur. Le service le plus important qu'il peut leur rendre : balayer autour d'elles. » Bref, peu importe, me répondra-t-on, puisque tout le monde comprend ce qu'a voulu dire Milan Kundera. C'est vrai, tout le monde comprend. Mais ce petit détail m'invite néanmoins à me poser une question : Milan Kundera a-t-il eu raison d'écrire en français à partir des années 80 ? Il écrit très bien, son français, bien meilleur il va sans dire que celui de la plupart de nos compatriotes, lui permet bien entendu d'écrire le type de romans qu'il écrit. Il est même possible que sur le point précis soulevé plus haut, ce soit lui qui ait raison contre moi. Tout de même, il me semble qu'on ne peut pas ne pas se poser la question des écrivains qui écrivent dans une langue qui n'est pas leur langue maternelle. Même s'ils maîtrisent parfaitement la syntaxe, la grammaire et le lexique de ces langues, il me paraît évident qu'ils ne peuvent pas sentir toute l'épaisseur historique et sociale qui en fait la profondeur sémantique et le feuilleté poétique. On sait bien qu'un mot est toujours beaucoup plus qu'un mot, qu'il charrie avec lui non seulement son étymologie mais encore tous les différents sens par lesquels sa signification et son emploi sont passés au cours des siècles, toutes les résonances sémantiques et poétiques, sociales et politiques, dont il s'est chargé durant sa traversée de la littérature et de son usage commun. Tout ne se trouve pas dans les dictionnaires, et si même tout s'y trouvait, encore faudrait-il pouvoir le déchiffrer, ce qui est loin d'aller de soi.

À ce stade, un autre problème se pose, dont Kundera est très douloureusement conscient, le problème de la traduction. Kundera vit en France, depuis 1975, il parle et pense en français, et l'on imagine volontiers que la langue française, pour lui, est extrêmement importante. Elle a de plus une aura littéraire et politique bien supérieure à la langue tchèque. S'il avait continué d'écrire dans sa langue maternelle, il lui aurait fallu faire traduire ses livres en français (comme ce fut le cas de ses premiers romans) ou les traduire lui-même. Quand on lit ce qu'il écrit sur les traductions de ses romans, on comprend qu'il ait voulu éviter cela à tout prix. Et s'il avait traduit lui-même ses romans, d'autres problèmes se seraient posés. Est-il possible d'écrire dans une langue sans penser déjà à la traduction qu'on en fera dans l'autre langue ? Et, si l'on répond non à cette question, qu'en est-il, littérairement parlant, d'une langue qui ne serait finalement que le brouillon d'une autre langue ? Et puis, cette traduction en français, ne poserait-elle pas de toute façon le problème de la familiarité avec cette langue ? On comprend qu'il ait fait le choix d'écrire directement en français.

Kundera cite Jan Skacel : « Les poètes n'inventent pas les poèmes / Le poème est quelque part là-derrière / Depuis très très longtemps il est là / Le poète ne fait que le découvrir » La traduction est un acte poétique autant que la poésie est une traduction, elle ne doit pas inventer, elle doit "découvrir" ce qui se tient là, "quelque part là-derrière", qui n'est plus dans la langue originelle et pas encore dans la langue cible, quelque chose qui se trouve entre les deux et qui existe déjà, avant que le traducteur s'engage dans son travail. Réussir à découvrir ce qui se tient "là-derrière" en dégageant ce qui fait écran, fait du traducteur une sorte de poète transparent. Il doit trouver de la permanence derrière le rideau mouvant des mots, de la phrase, de la langue, quelque chose qui va résister à la transmutation, au passage, à cette sorte de rabot (ou de râpe) qui va passer sur le texte et peut-être en ôter le meilleur. Trop fin, et la langue originelle disparaît, trop épais, et les morceaux ne se laissent pas assimiler par le texte, le réglage du filtre est très difficile et relève de l'inspiration plus que de la technique. « Une traduction ne doit pas couler », sinon le style est perdu, mais une traduction ne doit pas non plus buter sur les mots, sur les expressions, sur les phrases. On voit qu'il s'agit un équilibre toujours instable, et d'une sorte de miracle.

« Les traducteurs sont fous des synonymes » écrit Kundera, et c'est sans doute sa critique la plus acerbe à l'endroit des traducteurs. Imagine-t-on un compositeur qui s'ingénierait à remplacer un accord à chaque fois qu'il revient dans la partition, par autre chose d'équivalent ? Éloge de la litanie, de la répétition (Vivant Denon), mais surtout de l'irremplaçable. Kundera note que le mot "maison" revient huit fois en six phrases dans le texte originel du commencement d'Anna Karénine, alors que dans la traduction française il n'apparaît qu'une seule fois.
 « Je récuse la notion même de synonyme. » Voilà sans doute la déclaration liminaire et fondatrice de tout vrai écrivain. Synonyme ? Que voulez-vous dire par là ? Si les synonymes existaient dans la langue littéraire, tout le monde ou presque saurait écrire, et les mots en question n'adhéreraient pas au papier sur lequel ils sont imprimés. Ils tomberaient à chaque fois qu'on ouvre un livre et seraient remplacés sans qu'on s'en rende compte par d'autres mots. Les synonymes, c'est un peu comme les peuples, aujourd'hui, qu'on déplace et qu'on remplace, à volonté, en fonction d'impératifs extrinsèques à leur histoire. Le synonyme est une invention de boutiquier, de marchand ou de professeur, ou encore de communiquant. Les synonymes, c'est la croyance que plusieurs signifiants renvoient à un même signifié, ce qui est peut-être vrai dans une langue appauvrie (administrative, quotidienne, utilitaire, machinale) mais certainement pas dans la langue enrichie de la littérature. Et ce qui enrichit la langue, c'est précisément le fait que les vocables ne soient pas interchangeables, qu'on ne puisse pas les déplacer sans déchirer l'étoffe fragile du sens. 

« L'artiste doit faire croire qu'il n'a pas vécu. », disait Flaubert. Kundera, et Musil, et Joyce, et Faulkner, et Hemingway, ne veulent pas de leur biographie. Ils font le ménage autour de leurs œuvres et de leur vie déconstruite utilisent les matériaux pour en faire le socle de leur œuvre. Il n'y a rien de plus exaspérant pour moi que ces gens qui veulent des "renseignements" sur ce que je fais. Et comment, et pourquoi, et quand, et là, vous avez utilisé de la résine, et un pinceau de putois ou de blaireau ? Et ce triangle, là, c'est bien ce que je crois, n'est-ce pas ? Il faudrait toujours mentir. Mais sans doute que la meilleure façon de mentir est encore de dire la vérité, comme la meilleure manière de se cacher est de se montrer sous toutes les coutures. Dès qu'on se montre, les gens détournent le regard. Quelqu'un qui regarde ce qu'on lui montre est une exception, quelqu'un qui écoute ce qu'on lui dit est encore plus rare. Les gens préfèrent traduire ce que vous leur dites. Ils préfèrent mettre leurs mots à la place des vôtres. Ils préfèrent les synonymes. De vos réponses, ils ne retiennent que celles qui leur conviennent. Ils sont dans le faux et dès qu'un peu de vrai montre le bout de son nez, ils trouvent que ça détonne (et c'est vrai !), que ça sent mauvais, que c'est déplacé, incongru, "provocant". Ils sont sérieux comme des enfants. Ils sont comme Michel Onfray : Ah, si vous avez dit ça, peint ça, composé ça, c'est parce que, dans votre vie, avec votre petite amie, avec votre banquier, avec François Hollande… Je comprends ! Tout s'explique ! (Ils aiment les inférences, les donc.) C'est la raison pour laquelle "faire le ménage autour de ses œuvres" est très mal vu. Comment ? Vous auriez la prétention de vous appartenir ? L'artiste appartient à son public, à la société qui le tolère, c'est bien connu, il n'a pas à faire le tri, à jeter, à cacher, il nous DOIT une transparence totale, elle fait partie du contrat. Il est un producteur parmi les autres, et, comme tel, n'a à se charger ni de la distribution, ni du jugement sur son travail. L'artiste, selon ce nouveau pouvoir, ne saurait séparer son geste de ceux qui sont censés le reconnaître, l'évaluer, le justifier, et, par-dessus tout, l'authentifier.

Il ne faut jamais sous-estimer la misomusie du public, même et surtout du public qui se presse aux expositions et aux concerts. (« Il existe une misomusie populaire comme il existe un antisémitisme populaire. Les régimes fascistes et communistes savaient en profiter quand ils donnaient la chasse à l'art moderne. » Qui l'eût cru ? Cette misomusie-là refait surface aujourd'hui, mais elle a bien sûr évolué. Elle se croit plus intelligente que son aînée, et en cela elle est aussi moderne que ceux qu'elle pense combattre.) En réalité, ils viennent réclamer. Réclamer leur dû, et réclamer tout court. Une de ces misomusiennes sort d'ici. Elle m'a fait comprendre que "si elle voulait, elle pourrait faire la même chose que [moi]", que la place que j'occupe, je l'occupe en fait indûment, un peu par hasard (ce qui est la pure vérité), et qu'il ne faudrait pas que j'en abuse (je n'ai pas cette impression). Il existe plusieurs sortes de misomusiens, mais, parmi eux, une race très virulente est celle des pseudo-artistes, ces artistes qui seraient artistes s'ils-le-voulaient, et qui sont l'exact pendant de ceux qui se déclarent artistes sans l'être le moins du monde. Qu'est-ce qui les retient ? Je crois le savoir mais je préfère ne pas le dire ici. Ces deux catégories ont beaucoup en commun. Elles pensent toutes deux que l'art est une décision, qu'on veut faire œuvre d'art, et qu'il suffit ensuite d'y mettre les moyens adéquats. Les "artistes contemporains" en sont issus. D'ailleurs, dans les "écoles" d'art, aujourd'hui, on apprend plutôt à devenir artiste que des techniques, qu'un savoir ou des connaissances. L'art est devenu un métier comme un autre, à l'instar de la prostitution. On a désormais, à côté de "la filière porc", la filière porno, la filière art contemporain. À tous ces gens, on a envie de dire : « Mais, vous savez, l'art n'est en rien obligatoire. Vous pouvez parfaitement vivre heureux sans lui. Il ne vous en voudra pas de le laisser en paix. » Et en effet, on peut très bien vivre en paix sans Kafka, sans Proust, sans Beethoven, sans Manet et sans Musset. Il faut absolument arrêter de vouloir forcer les gens à fréquenter les salles de concert, les musées, les expositions, il faut arrêter de leur faire croire qu'on peut lire de la poésie dans le métro, qu'on peut écouter de la musique dans les ascenseurs, qu'on peut voir de la peinture sans un minimum de connaissances, il faut absolument faire payer, et payer cher !, les entrées des spectacles, des concerts, il faut bannir absolument la gratuité, qui a fait tant de mal à la culture en général et à l'art en particulier, il faut dissuader ceux qui veulent se lancer dans la carrière, il faut rendre les choses encore plus difficiles, et il faut surtout, mais je sais bien que je rêve, remettre l'élitisme au goût du jour ! Il est absolument normal que l'art soit réservé à une élite, une vraie élite. Kundera dit quelque part que l'Européen est celui qui a la nostalgie de l'Europe, eh bien je crois que l'artiste est celui qui a la nostalgie de l'art. Les nouvelles "élites" (c'est-à-dire les élites mass-médiatiques et financières (c'est-à-dire les élites petites-bourgeoises)) n'ont aucune nostalgie, elles se complaisent au contraire dans ce qui les fait tenir : la fuite en avant perpétuelle dans un présent éternel. Il faut absolument se rappeler que "l'élitisme" a une histoire (le terme apparaît en France en 1967) : c'est la première fois dans l'histoire que la langue jette un éclairage négatif sur cette notion. Il faut également se rappeler que les pays communistes, à la même époque, ont persécuté leurs élites culturelles. Nous payons aujourd'hui le prix de cinquante années de dénigrement systématique envers ce qui a permis à la culture de se développer, et je peux témoigner, personnellement, de la violence de cette chasse à l'élitisme. Comme Éric Zemmour, je crois que la révolution de 68 a réussi, contrairement à ce qu'on répète sans cesse. Nous avons changé de régime depuis lors, mais sans que nous en ayons conscience. C'est une révolution qui n'a pas pris la forme de la grande Révolution, certes, mais c'est une révolution tout de même. Celle de 1789 avait amené la bourgeoisie au pouvoir, celle de 68 a amené la petite-bourgeoisie au pouvoir, et les conséquences de ce changement sont aujourd'hui encore incalculables, car la petite-bourgeoisie a été sans doute plus intelligente que la classe qu'elle a remplacée, elle n'a exclu personne, elle a au contraire voulu inclure tout le monde. En cela, la société qu'elle a fabriquée est une société sans classes, donc une société communiste


Si Milan Kundera avait continué d'écrire en tchèque, en plus de toutes les difficultés déjà évoquées, il aurait eu beaucoup plus de mal à "faire le ménage autour de ses œuvres", du moins dans le pays qu'il avait élu comme sa nouvelle patrie, et, comme il le dit lui-même, cela lui aurait demandé beaucoup plus de travail encore. Nous autres Français nous avons donc la chance inouïe, parce qu'entre deux maux il a choisi le moindre, de pouvoir lire un auteur tchèque parfaitement traduit en français par celui-là même qui trouve tous les traducteurs mauvais.

À Madame Sophie Bastide-Foltz

lundi 17 août 2015

Le Pari


Et tout l'auditoire rit. Entre ciel et terre, la marée emporte les derniers vers. Obscures pensées de l'Amiral et notes aiguës du baryton, la farce tourne et le sang déborde. On hisse les voiles, on prie la sainte Vierge. La montagne accouche d'un sourire qui nettoie les dernières pensées de Joseph K. Aux fenêtres, les filles du baryton se dénudent gaiement pendant que l'incendie gagne. Les rires redoublent d'intensité. Le rideau retombe sur ses pieds et l'Amiral expire sur le sein de la soprano. 

— J'ai réussi mon pari. 

— Quel pari, Georges ?

— Si j'en parlais, je ne pourrais pas réussir mon pari.

jeudi 13 août 2015

Les Passants


L'été est une saison utile aux hommes virils. En se dénudant, ils peuvent exhiber leur virilité, plus ou moins cachée le reste de l'année. Bras nus, jambes nues, torses nus parfois, ils arborent leurs muscles, leurs tatouages, leurs poils, leur bronzage. Je les vois passer dans l'escalier avec leurs femmes, avec leurs enfants, et il est parfaitement clair que cet étalage de virilité décontractée les justifie pour les onze autres mois de l'année.  Les onze autres mois de l'année, leur virilité est en principe réservée à madame, dans le secret de la chambre à coucher. Il se peut aussi que cette virilité soit une ennemie pour l'épouse, que celle-ci redoute celle-là tout en la désirant. Mais en été on sent que les choses sont plus simples. La Légitime promène la virilité de son mari pour la faire admirer aux concurrentes, pour leur faire savoir quelle chance est la sienne, et qu'elle n'est pas là pour partager. Elle est la seule légitime propriétaire de la force du chef de famille, elle en a la jouissance et elle désire que cela se sache. La puissance du mari rejaillit sur elle. Ajoutée à la présence des enfants, elle concrétise la réussite de la famille, essentiellement due à la mère, à l'épouse, à la femelle, qui a su, par ses charmes, par sa fertilité, par sa puissance organisatrice, rendre possible et désirable la construction sociale et sexuelle qu'on appelle la famille et à laquelle on doit la survie de l'espèce. Mais la femme sait que cette construction est précaire, qu'il faut la protéger en permanence contre toutes sortes de dangers qui la menacent et la fragilisent. La femme ne peut jamais se reposer sur ses lauriers, elle doit constamment être vigilante, aux aguets, elle ne peut dormir que d'un œil, et ce qui-vive perpétuel l'épuise. 

Alors il arrive qu'elle craque et que, de Gardienne du temple familial, elle se transforme en déesse de la Destruction, que de ses mille bras soudain devenus fous elle broie et saccage l'édifice qu'elle avait patiemment construit et dont elle était la reine secrète. Elle va séduire un autre mâle, se rendre compte de la facilité déconcertante de l'entreprise, comparée au dur labeur d'une mère de famille, elle va comprendre à quel point il est aisé, grisant et gratifiant d'aller présenter ailleurs les charmes dont elle ne peut se servir chez elle qu'à bon escient et dans un cadre justifié par la nécessité, elle va monnayer son savoir d'épouse en science de la séduction, et réaliser qu'elle était riche sans le savoir. Ce qu'elle ne comprend pas immédiatement c'est qu'une fois que la séduction aura atteint son but, non seulement la famille sera détruite, mais tout sera à recommencer, exactement comme la première fois, alors que le temps aura déposé un poids supplémentaire sur ses épaules. Non, ce n'est pas tout à fait exact. Une chose a changé : elle sait désormais qu'elle ne peut rien contre les forces de destruction, et que la force de destruction contre laquelle elle est la plus impuissante, c'est elle-même. 

Alors elle va se mettre à haïr ces hommes qui passent dans les ruelles, l'été, en short et en débardeur, avec leurs poils obscènes, leurs muscles vulgaires, leurs tatouages ridicules, leurs lunettes de soleil de ploucs, avec leurs corps luisants de transpiration, bien en vue de tous et de toutes, à portée de main, à portée de bouche et de naseaux, et avec ces femelles idiotes qu'ils traînent après eux comme un résidu inutile, grotesque dans sa prétention à tenir les mâles à l'abri des tentatrices qui rôdent alentour, comme elle, désabusée aigrie et envieuse, qui veut faire payer à d'autres le mal qu'elle s'est fait à elle-même. 

Elle va se mettre à haïr ces hommes qui l'ont détournée de son rôle de mère et d'épouse et qui l'ont conduite à faire elle-même son propre malheur. Leur virilité, en exacerbant sa féminité, aura finalement contribué à détruire celle-ci, l'aura abîmée, lézardée, l'aura transformée en source maléfique, et, comme elle les hait, maintenant, elle n'en est que plus déterminée à les séduire, afin de détruire ce qu'ils ont et qu'elle n'a plus. Dans bien des cas, elle y réussira, mais cette réussite aura le goût amer d'un péché qui a perdu sa saveur, sa vigueur, sa pointe d'ivresse et sa gaieté, et qui se contente de mordre celui qui croit en faire sa chose alors qu'il n'est lui-même que la chose de la chose. 

L'été, souvent, est amer. La nudité des corps laisse voir bien autre chose que des corps nus ; elle dévoile aussi une fragilité qu'ils ne se connaissent pas. Si ceux qui se dénudent ainsi en avaient conscience, le feraient-ils encore ? Bien sûr que oui. Nus ou habillés, ils ne cessent de se raconter, de parler à leur insu, c'est plus fort qu'eux : plus ils tentent de mentir plus ils disent la vérité. L'homme est un être parlant, mais la parole n'est qu'une infime partie de sa propension à laisser venir à la surface ce qu'il a au fond de lui-même. Les deux ordres : Parlez ! ou Taisez-vous ! sont rigoureusement équivalents. Il y a un certain vertige à réaliser ceci : quoi qu'on fasse, rien ne nous dissimule au regard d'autrui, et nous ne pouvons pas non plus fermer les yeux sur lui. Les femmes nous le rappellent sans cesse. On les regarde passer, et l'on voit immédiatement que les observer ou les ignorer revient au même : de toute façon, elles seront malheureuses. C'est toujours en été que le désespoir atteint la tripe, quand on comprend qu'on n'est que le spectateur du monde.

mercredi 29 juillet 2015

Poubelle du monde


Dans mon village, près de l'endroit où j'habite, se trouve un "local à poubelles" comme il s'en trouve des centaines de milliers en France, une sorte d'enclos de pierre à l'intérieur duquel ont été déposés quatre "conteneurs". Les poubelles sont ramassées trois fois par semaine, donc pratiquement tous les deux jours, et, trois fois par semaine, je fais le même constat. Les deux conteneurs qui se trouvent près de l'entrée du local sont très rapidement pleins, et les deux poubelles qui se trouvent au fond sont vides. Une fois que les deux poubelles qui sont pleines débordent, on met ses détritus à même le sol, devant l'entrée du local, ce qui fait ressembler l'endroit à ces images qu'on voit à la télévision ou au cinéma des pires endroits du monde, là où les gens se nourrissent en allant fouiller dans ces tas d'immondices. Les deux poubelles "du fond" se trouvent à quelques centimètres des deux autres. Il suffit de deux pas de plus pour y avoir accès. Mais non, c'est encore trop fatigant, il est tellement plus simple de balancer ses ordures par-dessus le mur de l'enclos ou de les déposer devant la porte ! 

Si les quatre conteneurs étaient utilisés, les poubelles ne déborderaient pas, l'endroit serait relativement propre, mais cela obligerait les utilisateurs à faire quatre pas de plus, trois fois par semaine, ce qui, on en conviendra, est beaucoup demander aux Français du XXIe siècle. Il vaut beaucoup mieux vivre dans la crasse et imposer cette révoltante image de taudis à tout le monde, c'est beaucoup plus simple, amusant, et en accord avec les mœurs du temps, tout le monde le comprend. 

mardi 21 juillet 2015

C'est moi !


Autrefois les marins attrapaient le scorbut, mais ils n'étaient pas emmerdés par leurs femmes qui les appellent pour un rien sur leur portable et qui savent ce qu'ils ont dépensé à l'autre bout du monde. Quand ces femmes trompaient leurs marins de maris, ceux-là ne le savaient qu'au retour et n'avaient pas à vivre avec ça durant des mois. 

Quand je suis rentré à la maison ce soir-là il devait être près de minuit. J'avais roulé toute l'après-midi avec le camion, j'étais crevé mais tellement heureux de retrouver celle que j'aimais, pour les quelques jours d'interruption que nous avions au milieu de la tournée. J'avais un désir fou d'elle, et, durant le voyage, je me faisais une joie de tout ce que nous allions faire au lit dès que je serai rentré. Quand je suis arrivé devant la maison, j'ai tout de suite vu la voiture de Michel, et j'ai su aussitôt que ce n'était pas bon. Je n'ai pas raisonné, j'ai su tout de suite. J'ai garé le camion, j'ai frappé à la porte mais personne ne répondait. J'étais seul, dans le village, devant chez moi, les camions passaient en trombe sur la nationale 86. J'ai arrêté de frapper à la porte et j'ai eu terriblement mal. La douleur s'ajoutait à l'humiliation, ou l'inverse, et j'ai eu un bref moment d'abattement total. Je me suis assis sur le devant de la porte, je n'arrivais plus à penser à rien. Et puis j'ai pensé au balcon, au petit balcon adorable qui depuis la chambre donnait sur les champs d'asperges et de cerisiers. J'ai contourné la maison, je suis allé me mettre sous le balcon, et j'ai écouté. Comme nous étions en été, la fenêtre était ouverte, et Christine était du genre bruyante. Quand j'ai appelé, les bruits se sont arrêtés immédiatement. Il s'est fait un grand silence horrible. J'étais tétanisé. Ce silence était la chose la plus atroce que j'aie entendu de ma vie. Mais quoi, il fallait bien que je rentre chez moi. Au bout d'un moment qui m'a paru très long, Christine est venue sur le balcon, à poil, s'est penchée par dessus la balustrade, et a eu ces mots incroyables : « C'est toi ? »

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les femmes qui vous téléphonent commencent toujours la conversation par ces mots : « C'est moi ! » Bien sûr, la plupart du temps, on les reconnaît, mais on a tout de même envie, j'ai tout de même envie, toujours, de répondre : « Moi qui ? » Elles sont toujours uniques, les femmes. Aucun risque de les confondre. J'en ai eu tellement assez, un jour, que, pendant une semaine, j'ai fait croire à ma petite amie que je ne me souvenais plus d'elle, que je l'avais oubliée, mais alors vraiment, complètement, que je ne savais pas du tout qui elle pouvait bien être. Elle me téléphonait et je lui répondais : « Bonjour, vous dites que vous me connaissez ? Non, vous devez vous tromper. Vous me faites une blague, c'est ça ? » La pauvre raccrochait en larmes…

C'est toi ? Oui, c'est moi, tu m'ouvres ? Oui, je descends, j'arrive. Elle avait la voix enrouée. On s'est retrouvés tous les trois dans la cuisine. La cuisine qu'on avait repeinte en jaune récemment. Je crois que la chambre était noire, enfin, je ne suis pas sûr… Et la pièce juste à côté de la chambre, celle où je mettais mes instruments, était rouge, mais alors un rouge… un rouge sensuel, comme aurait dit Albert Cohen. Nous étions un peu dingues, maintenant je peux bien le dire. Michel était professeur de philosophie à Avignon. Il en pinçait sacrément pour Christine, ça se voyait. Ils étaient tous les deux plus âgés que moi. Je ne sais plus ce qu'on s'est dit, mais Michel n'est pas parti tout de suite, je veux dire qu'il n'est pas parti le pantalon sur les chevilles ; manière de me montrer qui était le dominant. « Alors tu m'as trompé ? » Oui, dit comme ça, la question paraît un peu idiote, je le reconnais. Christine avait une spécialité, dans la vie : elle était toujours amoureuse de deux hommes en même temps. Pour elle il n'y avait pas vraiment tromperie. D'ailleurs, si je n'étais pas rentré ce soir-là à l'improviste, elle me l'aurait annoncé elle-même, je le sais. On se disait tout. Quand je l'ai rencontrée, elle était avec un contrebassiste et elle restée amoureuse de lui un bon moment encore. Puis il y a eu Michel. Puis il y a eu Hans. Avec Michel, on s'est connu intimement. Il m'a cassé la gueule une fois, et deux fois au moins on a dormi dans le même lit, avec Christine au milieu. Il péchait des truites à la main, torse nu dans les torrents glacés, pour faire le mec qu'est pas seulement prof de philo, et il avait la passion des magnétophones, comme moi. On avait les cheveux longs, tous les deux, bouclés, tous les deux, mais il était beaucoup plus grand que moi. Je n'oublierai jamais cette nuit atroce à Châteauvallon, où nous avions pénétré dans une petite bicoque dans la garrigue, qui nous semblait inhabitée, et où nous avions fait l'amour à une Christine en transe. Au beau milieu de la nuit les "Musiciens du Nil", une quinzaine de nègres ont regagné leurs pénates, et ils ont constaté qu'ils n'étaient pas seuls, et que dans une des chambres se trouvait une femme, ce qui les a mis dans un état d'excitation indescriptible. Pendant une bonne heure ils ont essayé de pénétrer dans la chambre où nous nous étions barricadés et que nous défendions avec les moyens du bord. Ça crée des liens. On s'est carapaté à l'aube, sans demander notre reste. 


lundi 6 juillet 2015

À mon enterrement


J'ai bien réfléchi. À mon enterrement, je ne veux personne. Quand je dis personne, je veux dire personne d'humain. À mon enterrement, je veux des vaches. Je n'en veux pas des centaines, rassurez-vous, je me contenterai de onze vaches. Si j'ai le choix, plutôt des génisses que des bœufs, mais, dans le fond, ça n'a pas tellement d'importance. Si, finalement, si, je préfère les vaches femelles, tout bien réfléchi. Mettez-moi des vaches femelles avec leurs lourdes mamelles majestueuses. Mettez un peu d'herbe sur la tombe, qu'elles puissent brouter un moment, pendant que je prends mon envol pour le long voyage. Un peu d'eau aussi, qu'elles puissent se rafraîchir, mes vaches. Et surtout laissez-les déambuler un peu dans le cimetière, manger quelques fleurs par-ci par-là, se promener tranquilles, qu'elles voient un peu à quoi ça ressemble, un cimetière, et qu'on leur foute la paix. Ah oui, si elles pouvaient avoir des cloches, mes vaches, ce serait vraiment bien, je serais heureux. Des cloches de montagne, évidemment, des grosses, graves, que ça me fasse un dernier concert avant le grand silence. 


dimanche 5 juillet 2015

Papa