mercredi 19 août 2015

Les Synonymes


« Le moindre service qu'un auteur peut rendre à ses œuvres : balayer autour d'elles. »

Cette phrase de Kundera pose aux moins deux problèmes. Le premier problème est d'ordre linguistique. Kundera écrit : « Le moindre service » en pensant évidemment à l'expression « la moindre des choses ». Lorsqu'on dit ou écrit « c'est la moindre des choses » [de faire ceci ou cela], ça signifie que ce n'est rien du tout, qu'"on peut bien le faire !", que cela ne nous donnera pas beaucoup de travail, et qu'en somme on est tenu de le faire. Kundera veut à l'évidence signifier qu'il est du devoir de l'auteur de « balayer autour de [ses œuvres] ». Mais ce n'est pas ce qu'il dit, me semble-t-il. Écrire : « Le moindre service qu'un auteur (…) » signifie plutôt : « Le plus petit service [le plus négligeable] qu'un auteur puisse rendre à ses œuvres… » ce qui sous-entend qu'il pourrait rendre des services plus importants, plus utiles, plus essentiels, à ses œuvres. On pourrait essayer de continuer la phrase : « Le moindre service qu'un auteur peut rendre à ses œuvres : les remettre à temps à son éditeur. Le service le plus important qu'il peut leur rendre : balayer autour d'elles. » Bref, peu importe, me répondra-t-on, puisque tout le monde comprend ce qu'a voulu dire Milan Kundera. C'est vrai, tout le monde comprend. Mais ce petit détail m'invite néanmoins à me poser une question : Milan Kundera a-t-il eu raison d'écrire en français à partir des années 80 ? Il écrit très bien, son français, bien meilleur il va sans dire que celui de la plupart de nos compatriotes, lui permet bien entendu d'écrire le type de romans qu'il écrit. Il est même possible que sur le point précis soulevé plus haut, ce soit lui qui ait raison contre moi. Tout de même, il me semble qu'on ne peut pas ne pas se poser la question des écrivains qui écrivent dans une langue qui n'est pas leur langue maternelle. Même s'ils maîtrisent parfaitement la syntaxe, la grammaire et le lexique de ces langues, il me paraît évident qu'ils ne peuvent pas sentir toute l'épaisseur historique et sociale qui en fait la profondeur sémantique et le feuilleté poétique. On sait bien qu'un mot est toujours beaucoup plus qu'un mot, qu'il charrie avec lui non seulement son étymologie mais encore tous les différents sens par lesquels sa signification et son emploi sont passés au cours des siècles, toutes les résonances sémantiques et poétiques, sociales et politiques, dont il s'est chargé durant sa traversée de la littérature et de son usage commun. Tout ne se trouve pas dans les dictionnaires, et si même tout s'y trouvait, encore faudrait-il pouvoir le déchiffrer, ce qui est loin d'aller de soi.

À ce stade, un autre problème se pose, dont Kundera est très douloureusement conscient, le problème de la traduction. Kundera vit en France, depuis 1975, il parle et pense en français, et l'on imagine volontiers que la langue française, pour lui, est extrêmement importante. Elle a de plus une aura littéraire et politique bien supérieure à la langue tchèque. S'il avait continué d'écrire dans sa langue maternelle, il lui aurait fallu faire traduire ses livres en français (comme ce fut le cas de ses premiers romans) ou les traduire lui-même. Quand on lit ce qu'il écrit sur les traductions de ses romans, on comprend qu'il ait voulu éviter cela à tout prix. Et s'il avait traduit lui-même ses romans, d'autres problèmes se seraient posés. Est-il possible d'écrire dans une langue sans penser déjà à la traduction qu'on en fera dans l'autre langue ? Et, si l'on répond non à cette question, qu'en est-il, littérairement parlant, d'une langue qui ne serait finalement que le brouillon d'une autre langue ? Et puis, cette traduction en français, ne poserait-elle pas de toute façon le problème de la familiarité avec cette langue ? On comprend qu'il ait fait le choix d'écrire directement en français.

Kundera cite Jan Skacel : « Les poètes n'inventent pas les poèmes / Le poème est quelque part là-derrière / Depuis très très longtemps il est là / Le poète ne fait que le découvrir » La traduction est un acte poétique autant que la poésie est une traduction, elle ne doit pas inventer, elle doit "découvrir" ce qui se tient là, "quelque part là-derrière", qui n'est plus dans la langue originelle et pas encore dans la langue cible, quelque chose qui se trouve entre les deux et qui existe déjà, avant que le traducteur s'engage dans son travail. Réussir à découvrir ce qui se tient "là-derrière" en dégageant ce qui fait écran, fait du traducteur une sorte de poète transparent. Il doit trouver de la permanence derrière le rideau mouvant des mots, de la phrase, de la langue, quelque chose qui va résister à la transmutation, au passage, à cette sorte de rabot (ou de râpe) qui va passer sur le texte et peut-être en ôter le meilleur. Trop fin, et la langue originelle disparaît, trop épais, et les morceaux ne se laissent pas assimiler par le texte, le réglage du filtre est très difficile et relève de l'inspiration plus que de la technique. « Une traduction ne doit pas couler », sinon le style est perdu, mais une traduction ne doit pas non plus buter sur les mots, sur les expressions, sur les phrases. On voit qu'il s'agit un équilibre toujours instable, et d'une sorte de miracle.

« Les traducteurs sont fous des synonymes » écrit Kundera, et c'est sans doute sa critique la plus acerbe à l'endroit des traducteurs. Imagine-t-on un compositeur qui s'ingénierait à remplacer un accord à chaque fois qu'il revient dans la partition, par autre chose d'équivalent ? Éloge de la litanie, de la répétition (Vivant Denon), mais surtout de l'irremplaçable. Kundera note que le mot "maison" revient huit fois en six phrases dans le texte originel du commencement d'Anna Karénine, alors que dans la traduction française il n'apparaît qu'une seule fois.
 « Je récuse la notion même de synonyme. » Voilà sans doute la déclaration liminaire et fondatrice de tout vrai écrivain. Synonyme ? Que voulez-vous dire par là ? Si les synonymes existaient dans la langue littéraire, tout le monde ou presque saurait écrire, et les mots en question n'adhéreraient pas au papier sur lequel ils sont imprimés. Ils tomberaient à chaque fois qu'on ouvre un livre et seraient remplacés sans qu'on s'en rende compte par d'autres mots. Les synonymes, c'est un peu comme les peuples, aujourd'hui, qu'on déplace et qu'on remplace, à volonté, en fonction d'impératifs extrinsèques à leur histoire. Le synonyme est une invention de boutiquier, de marchand ou de professeur, ou encore de communiquant. Les synonymes, c'est la croyance que plusieurs signifiants renvoient à un même signifié, ce qui est peut-être vrai dans une langue appauvrie (administrative, quotidienne, utilitaire, machinale) mais certainement pas dans la langue enrichie de la littérature. Et ce qui enrichit la langue, c'est précisément le fait que les vocables ne soient pas interchangeables, qu'on ne puisse pas les déplacer sans déchirer l'étoffe fragile du sens. 

« L'artiste doit faire croire qu'il n'a pas vécu. », disait Flaubert. Kundera, et Musil, et Joyce, et Faulkner, et Hemingway, ne veulent pas de leur biographie. Ils font le ménage autour de leurs œuvres et de leur vie déconstruite utilisent les matériaux pour en faire le socle de leur œuvre. Il n'y a rien de plus exaspérant pour moi que ces gens qui veulent des "renseignements" sur ce que je fais. Et comment, et pourquoi, et quand, et là, vous avez utilisé de la résine, et un pinceau de putois ou de blaireau ? Et ce triangle, là, c'est bien ce que je crois, n'est-ce pas ? Il faudrait toujours mentir. Mais sans doute que la meilleure façon de mentir est encore de dire la vérité, comme la meilleure manière de se cacher est de se montrer sous toutes les coutures. Dès qu'on se montre, les gens détournent le regard. Quelqu'un qui regarde ce qu'on lui montre est une exception, quelqu'un qui écoute ce qu'on lui dit est encore plus rare. Les gens préfèrent traduire ce que vous leur dites. Ils préfèrent mettre leurs mots à la place des vôtres. Ils préfèrent les synonymes. De vos réponses, ils ne retiennent que celles qui leur conviennent. Ils sont dans le faux et dès qu'un peu de vrai montre le bout de son nez, ils trouvent que ça détonne (et c'est vrai !), que ça sent mauvais, que c'est déplacé, incongru, "provocant". Ils sont sérieux comme des enfants. Ils sont comme Michel Onfray : Ah, si vous avez dit ça, peint ça, composé ça, c'est parce que, dans votre vie, avec votre petite amie, avec votre banquier, avec François Hollande… Je comprends ! Tout s'explique ! (Ils aiment les inférences, les donc.) C'est la raison pour laquelle "faire le ménage autour de ses œuvres" est très mal vu. Comment ? Vous auriez la prétention de vous appartenir ? L'artiste appartient à son public, à la société qui le tolère, c'est bien connu, il n'a pas à faire le tri, à jeter, à cacher, il nous DOIT une transparence totale, elle fait partie du contrat. Il est un producteur parmi les autres, et, comme tel, n'a à se charger ni de la distribution, ni du jugement sur son travail. L'artiste, selon ce nouveau pouvoir, ne saurait séparer son geste de ceux qui sont censés le reconnaître, l'évaluer, le justifier, et, par-dessus tout, l'authentifier.

Il ne faut jamais sous-estimer la misomusie du public, même et surtout du public qui se presse aux expositions et aux concerts. (« Il existe une misomusie populaire comme il existe un antisémitisme populaire. Les régimes fascistes et communistes savaient en profiter quand ils donnaient la chasse à l'art moderne. » Qui l'eût cru ? Cette misomusie-là refait surface aujourd'hui, mais elle a bien sûr évolué. Elle se croit plus intelligente que son aînée, et en cela elle est aussi moderne que ceux qu'elle pense combattre.) En réalité, ils viennent réclamer. Réclamer leur dû, et réclamer tout court. Une de ces misomusiennes sort d'ici. Elle m'a fait comprendre que "si elle voulait, elle pourrait faire la même chose que [moi]", que la place que j'occupe, je l'occupe en fait indûment, un peu par hasard (ce qui est la pure vérité), et qu'il ne faudrait pas que j'en abuse (je n'ai pas cette impression). Il existe plusieurs sortes de misomusiens, mais, parmi eux, une race très virulente est celle des pseudo-artistes, ces artistes qui seraient artistes s'ils-le-voulaient, et qui sont l'exact pendant de ceux qui se déclarent artistes sans l'être le moins du monde. Qu'est-ce qui les retient ? Je crois le savoir mais je préfère ne pas le dire ici. Ces deux catégories ont beaucoup en commun. Elles pensent toutes deux que l'art est une décision, qu'on veut faire œuvre d'art, et qu'il suffit ensuite d'y mettre les moyens adéquats. Les "artistes contemporains" en sont issus. D'ailleurs, dans les "écoles" d'art, aujourd'hui, on apprend plutôt à devenir artiste que des techniques, qu'un savoir ou des connaissances. L'art est devenu un métier comme un autre, à l'instar de la prostitution. On a désormais, à côté de "la filière porc", la filière porno, la filière art contemporain. À tous ces gens, on a envie de dire : « Mais, vous savez, l'art n'est en rien obligatoire. Vous pouvez parfaitement vivre heureux sans lui. Il ne vous en voudra pas de le laisser en paix. » Et en effet, on peut très bien vivre en paix sans Kafka, sans Proust, sans Beethoven, sans Manet et sans Musset. Il faut absolument arrêter de vouloir forcer les gens à fréquenter les salles de concert, les musées, les expositions, il faut arrêter de leur faire croire qu'on peut lire de la poésie dans le métro, qu'on peut écouter de la musique dans les ascenseurs, qu'on peut voir de la peinture sans un minimum de connaissances, il faut absolument faire payer, et payer cher !, les entrées des spectacles, des concerts, il faut bannir absolument la gratuité, qui a fait tant de mal à la culture en général et à l'art en particulier, il faut dissuader ceux qui veulent se lancer dans la carrière, il faut rendre les choses encore plus difficiles, et il faut surtout, mais je sais bien que je rêve, remettre l'élitisme au goût du jour ! Il est absolument normal que l'art soit réservé à une élite, une vraie élite. Kundera dit quelque part que l'Européen est celui qui a la nostalgie de l'Europe, eh bien je crois que l'artiste est celui qui a la nostalgie de l'art. Les nouvelles "élites" (c'est-à-dire les élites mass-médiatiques et financières (c'est-à-dire les élites petites-bourgeoises)) n'ont aucune nostalgie, elles se complaisent au contraire dans ce qui les fait tenir : la fuite en avant perpétuelle dans un présent éternel. Il faut absolument se rappeler que "l'élitisme" a une histoire (le terme apparaît en France en 1967) : c'est la première fois dans l'histoire que la langue jette un éclairage négatif sur cette notion. Il faut également se rappeler que les pays communistes, à la même époque, ont persécuté leurs élites culturelles. Nous payons aujourd'hui le prix de cinquante années de dénigrement systématique envers ce qui a permis à la culture de se développer, et je peux témoigner, personnellement, de la violence de cette chasse à l'élitisme. Comme Éric Zemmour, je crois que la révolution de 68 a réussi, contrairement à ce qu'on répète sans cesse. Nous avons changé de régime depuis lors, mais sans que nous en ayons conscience. C'est une révolution qui n'a pas pris la forme de la grande Révolution, certes, mais c'est une révolution tout de même. Celle de 1789 avait amené la bourgeoisie au pouvoir, celle de 68 a amené la petite-bourgeoisie au pouvoir, et les conséquences de ce changement sont aujourd'hui encore incalculables, car la petite-bourgeoisie a été sans doute plus intelligente que la classe qu'elle a remplacée, elle n'a exclu personne, elle a au contraire voulu inclure tout le monde. En cela, la société qu'elle a fabriquée est une société sans classes, donc une société communiste


Si Milan Kundera avait continué d'écrire en tchèque, en plus de toutes les difficultés déjà évoquées, il aurait eu beaucoup plus de mal à "faire le ménage autour de ses œuvres", du moins dans le pays qu'il avait élu comme sa nouvelle patrie, et, comme il le dit lui-même, cela lui aurait demandé beaucoup plus de travail encore. Nous autres Français nous avons donc la chance inouïe, parce qu'entre deux maux il a choisi le moindre, de pouvoir lire un auteur tchèque parfaitement traduit en français par celui-là même qui trouve tous les traducteurs mauvais.

À Madame Sophie Bastide-Foltz