lundi 24 août 2015

(RIP)


Notre vie n'est qu'un obstacle entre nous et la mort. Elle fait tout ce qu'elle peut pour se mettre en travers, elle y croit, elle se prend vraiment pour un abri, même si l'on s'aperçoit, un peu tard, qu'elle n'est en réalité qu'un tremplin. Il en est qui sortent de la vie à grande vitesse, à la vitesse accumulée de l'élan qu'ils se sont donnés dans leur vie, et d'autres dont l'allure vitale peine à les amener jusqu'à la mort. On a l'impression que leur vie va s'arrêter avant la mort, juste avant, les laissant en plan dans une sorte de non-vie qui n'est pas la mort. On les plaint. Pour bien mourir, il faut avoir accumulé une certaine vitesse qui permet de franchir le seuil sans que celui-ci nous retienne. 

Imaginons un instant qu'il n'y ait pas de vie avant la mort. La naissance serait donc supprimée, effacée, oubliée, mais, sans naissance, plus de mort non plus. Les êtres que nous sommes passeraient donc directement du néant au néant, sans coup férir, sans accident, sans bévue ou autre maladresse. Il n'y aurait aucun à-coup, aucun risque de mortalité infantile ou d'enfantement difficile. Bien sûr, certains auraient un peu de mal à distinguer le néant premier du néant second, c'est inévitable, mais, hormis ce léger inconvénient, je pense que tout le monde y trouverait son compte. Plus de maladies, plus de chagrins d'amour, plus de guerres, plus de séparations déchirantes, plus de complexe d'Œdipe, finie la hantise du Front national, une Terre qui pourrait enfin souffler, des bêtes qui en reviendraient à une vie saine et sauvage, un niveau de bruit et de pollution bien inférieur à ce qu'il est actuellement, et enfin, le sempiternel problème de la surpopulation réglé définitivement. 

Même s'il parait difficile d'imaginer clairement ce qu'il en serait de l'être, dans ces conditions nouvelles, il paraît évident que les avantages de cette nouvelle organisation ontologique sont bien plus nombreux que ses inconvénients. Le désir fondamental de l'homme n'a-t-il pas toujours été de minimiser les obstacles qui se dressaient devant lui, sinon de les faire disparaître tout à fait ? Toutes les théories généreuses qu'il a élaborées durant son histoire nous paraissent en comparaison bien timorées, bien limitées, si on les oppose à notre projet grandiose et révolutionnaire. Toutes les utopies politiques connues n'avaient pas osé s'attaquer à cette épine gigantesque dans le pied de l'humanité. Quelle loi, quel impératif, quel dieu égoïste et insensible pourrait bien vouloir que cet état perdure pour l'éternité, qu'il soit interdit à l'homme d'échapper enfin à la malédiction qui l'a depuis les origines enchaîné au vivant ?

Qui a décrété que le vif était supérieur à l'inanimé ? Quels sont les critères qui ont permis de décider de cette soi-disant supériorité ? Si l'on creuse un peu la question, on voit qu'il n'existe aucune raison sérieuse de préférer la vie à la mort. C'est seulement l'habitude qui nous a amenés à penser de la sorte, et  un vague sentiment religieux ; sûrement pas la raison. Lorsque qu'un humain décède, on parle du "repos" éternel. On lui souhaite ce repos et cette paix également éternels. C'est bien la preuve que cet état de repos est hautement souhaitable. Pourquoi ne pas désirer faire précéder cet éternel repos d'un autre repos, qui pourrait tout aussi bien être éternel, lui aussi ? Je ne vois pas au nom de quoi s'opposer à ce légitime besoin de repos. Contrairement à une idée très répandue, le repos n'est pas seulement destiné à redonner des forces, à réparer la machine vivante, il est aussi et avant tout le lieu et le moment du seul plaisir humain qui ne demande rien à personne, qui se suffit à lui-même, et, surtout, qui ne nuit à personne. Que chacun se repose et les vaches seront bien gardées.

Mais j'en vois qui vont venir nous parler des grandioses réalisations du génie humain, de l'art, de la philosophie, de la technique, de la pensée. À ceux-là, je répondrais tout d'abord que ce qui existe déjà est très suffisant, qu'il n'y a nul besoin véritable d'ajouter encore à ce dont l'homme a doté le monde. Tout ce qu'on pourrait produire serait désormais superfétatoire et ne ferait que démontrer la prétention inouïe de l'espèce humaine à laisser une trace derrière elle. Mais ce n'est pas encore la véritable raison. Le vrai est que rien n'est comparable au repos, ni le génie, ni l'ambition, ni l'amour, ni la sexualité, ni le pouvoir, ni l'argent, ni les royaumes, ni l'or, ni les jardins suspendus de Babylone, ni l'Art de la fugue, ni le dernier aphorisme de Paulo Coelho, le vrai est que la vie n'est en rien une nécessité pour l'homme, et qu'à courir après celle-là, celui-ci a perdu un temps infini en une activité vaine qui l'a mené où l'on sait. Il n'est pas trop tard pour renoncer définitivement à ce passage court et chaotique entre deux éternités bienfaisantes, et pour redonner à l'être sa vocation profonde, qui est de rester allongé sans bruit, sans paroles et sans mouvement dans son non-être premier.

Plutôt que la vie éternelle espérée de tout temps, la non-vie éternelle. On peut penser que cela reviendrait au même, mais seule l'expérience nous le dira, et le plus tôt sera le mieux.