dimanche 24 mars 2024

Ils nous laissent seuls

 

Il y a quelques jours, j'ai passé trois nuits en compagnie de Glenn Gould. J'avais découvert sur Internet des reportages et des documents que je ne connaissais pas, et je les ai regardés tel un assoiffé à qui l'on offre un verre de vin. Ce fut comme si j'ouvrais les yeux au sortir d'un très long sommeil. Comment avais-je pu rester toutes ces années sans lui ? Mystère. 

Je l'ai découvert au début des années 80, lorsque j'habitais seul dans une grande maison sise en un minuscule village austère de quatre-vingts âmes, en Bourgogne. Je n'étais pas tout à fait seul, puisque j'avais avec moi mon chat et mon piano, et quelques livres. En ce temps-là, je n'avais pas de télévision, à peine un téléphone dont je me servais très peu, et c'est ma ravissante voisine Anne qui était venue me chercher pour me prévenir que quelque chose d'extraordinaire se donnait à voir. J'ai passé plusieurs soirées, tard dans la nuit, seul dans son salon, car tout le monde dans cette maison était allé se coucher, devant ce pianiste dont je n'avais jamais entendu parler. Ce que j'ai vu alors m'a littéralement retourné le cerveau. C'est que je croyais connaître un peu la musique et le piano, moi… Mon univers était bien balisé, je savais où je mettais les pieds. Le piano, pour moi, c'était Dinu Lipatti, Yves Nat, Sviatoslav Richter, Kempff, Gieseking, Cortot, Arthur Rubinstein, Horowitz, Czyffra, Samson François, et plus récemment, Claudio Arrau, Emil Gilels, Maurizio Pollini, Daniel Barenboim ou Maria Joao Pires. Tous ces pianistes prestigieux formaient le terreau musical dans lequel j'évoluais depuis l'enfance, et, malgré leurs différences, malgré les générations, ils appartenaient à un même pays. J'avais avec eux des liens quasi familiaux. 

Glenn Gould fit voler en éclats ce monde-là. Tout d'abord je ne compris pas ce que j'avais sous les yeux. Tout ce qu'on m'avait appris était remis en question, et combien radicalement ! Soit ce type était fou, soit c'était un génie d'un ordre inconnu de moi. Dans les semaines et les mois qui suivirent ces quelques émissions, j'ai acheté et lu tout ce que je pouvais trouver de et sur Glenn Gould (par chance, il avait beaucoup écrit, et l'on avait beaucoup écrit à son propos). Vivre à cette hauteur-là, je ne voyais pas d'autre solution. J'avais découvert un air plus pur et plus riche que tout ce que je connaissais alors, plus radical. Il y avait les films, il y avait les livres, les compositions (ah, ce quatuor opus 1 !), les émissions de radio (la Trilogie de la Solitude), les disques, ce n'est pas la matière qui manquait. J'ai avalé tout ça comme un boulimique et j'ai développé en ces années-là une sorte de schizophrénie : j'ai dû me nourrir de tout cela en secret, car mon maître était très hostile à Gould, et personne, autour de moi, ne s'y intéressait. Plus personne évidemment ne se rappelle cette époque où la plupart des critiques étaient impitoyables avec ce qu'ils considéraient comme un pitre ou un dément ; parmi tous ceux qui aujourd'hui l'encensent, et qui en parlent comme s'il en avait toujours été ainsi, je reconnais beaucoup de ceux qui à l'époque n'avaient pas de mots assez durs pour le condamner ou s'en moquer. J'avais toutefois la chance d'avoir une petite amie qui partageait mon amour de Gould, et cette dilection quasi clandestine nous donnait des airs de conspirateurs hallucinés, mais il y avait une réelle souffrance à constater que personne ou presque ne voyait ce que nous voyions. Je me rappelle encore mes nombreuses tentatives auprès de mes confrères musiciens pour leur faire découvrir cet ovni, et leurs réactions embarrassées ou ironiques plus ou moins explicites. Ce n'était pas sérieux, d'aimer Gould. On ne pouvait l'aimer que parce qu'on était séduit par ses excentricités ou parce qu'on voulait se singulariser à bon compte. Je n'ai jamais oublié ce jour où j'ai eu l'inconscience de me confier à ce sujet à l'épouse de mon maître, elle qui avait eu la chance extraordinaire de le voir en récital à New-York. Son air d'absolu mépris (elle parlait de « son cinéma »), alors, m'a conforté dans l'idée qu'il fallait absolument taire cette passion si je ne voulais pas perdre tout crédit auprès de mes proches. 

Gould est mort en octobre 1982. Je me revois descendre du train, à Montbard, alors que je venais d'apprendre la nouvelle de son décès. Il faisait très beau, ce jour-là, et j'ai pris ma vieille Opel Rekord pour rejoindre mon domicile, à vingt kilomètres de là. Je rentrais de Paris où j'étais allé donner des cours au conservatoire. Est-ce dans le journal, que j'ai appris la nouvelle, c'est probable, dans Le Monde, ou dans Libé, je ne sais plus. Toujours est-il que je suis rentré chez moi dans un état second. À peine avais-je eu le temps de découvrir ce génie qu'il nous quittait déjà. Je n'ai pas ressenti le chagrin qui m'a étreint hier à l'annonce de la mort de Pollini, non, mais je me suis senti bien seul, seul en compagnie de mon secret. Gould, je ne l'ai jamais rencontré, à la différence du pianiste italien dont j'ai été le voisin durant quelques années, et surtout, je n'ai jamais assisté à ses concerts. Pourtant, j'ai le sentiment de mieux le connaître que Maurizio Pollini. Il m'a été plus proche, par bien des aspects, et il a influencé ma manière de jouer du piano d'une façon extrêmement profonde et durable. Mais il y aurait tant à dire sur le sujet… Durant ces quelques heures passées en sa compagnie, la semaine dernière, j'ai regardé à nouveau ce film de Monsaingeon que je connaissais très bien mais que je n'avais pas vu depuis une éternité, film dans lequel on le voit interpréter la quatrième partita de Bach, et j'ai été comme foudroyé. Moi qui croyais le connaître, j'ai pris une leçon de piano et une leçon de musique d'une intensité à couper le souffle. Je place ces quelques instants de musique au plus haut dans l'art de toucher un piano. Il faudrait vraiment que je me décide un jour à parler de ça, parce que je n'ai jamais rien lu à ce sujet qui m'ait convaincu. Personne ne parle jamais de ce qui fait que Gould est un pianiste à nul autre pareil, du moins à ma connaissance. Heureusement qu'il existe les films de Monsaingeon, car je suis convaincu que sans les images, on ne peut pas comprendre Glenn Gould. L'entendre sur disque ne suffit pas, et Gould le savait très bien. Encore faut-il qu'il soit bien filmé, et les quelques films que Monsaingeon lui a consacrés sont à cet égard remarquables. Il fallait un musicien véritable pour filmer ainsi ; ma reconnaissance lui est éternelle. L'œil nous aide, dans ce cas précis, à entendre ce qu'on ne pourrait entendre sans lui, alors que, très souvent, l'œil nous empêche d'entendre. Filmer la musique est un art bien plus exigeant qu'on ne l'imagine. 

Tout ce que les imbéciles considèrent comme des tics ou des manies de qui voudrait se singulariser ne sont en réalité que les conditions nécessaires qui rendent possible de produire et de transmettre ce que ce génie a dans l'oreille, et sa relation à la musique et aux compositeurs. Sans cette position très basse devant le clavier, par exemple, il serait impossible à Glenn Gould de jouer ainsi. Sans ce lien indissoluble entre la voix, le corps, la main et l'esprit, ce jeu si singulier ne peut exister. Il y a les pianistes qui font monter le son depuis le clavier — et les autres. Je crois que cela provient de la pratique de l'orgue. Il faut voir combien les doigts de Gould sont actifs, actifs jusqu'à l'extinction du son. Quand Gould tient une note au piano, il la fait exister comme le violoniste fait exister le son avec l'archet. Malgré ce que tout le monde remarque, son staccato, c'est dans le legato qu'il est le plus génial. Pour lui, le piano n'est jamais un instrument à percussion dont le son meurt inexorablement après qu'on a enfoncé la touche. Non, le son est vivant jusqu'à ce qu'il lâche la touche. C'est ce que montre très bien ce petit film. Jamais je n'ai vu de ma vie des doigts pareils à ceux-là, des doigts qui sont actifs tout au long du processus de production (et d'entretien) du son : il est toujours au plus près de la corde, alors que bien souvent le piano est une machine qui nous en éloigne, par son mécanisme incroyablement sophistiqué, auquel on fait trop confiance. On ne peut pas jouer ainsi si l'on a le visage loin du clavier, c'est impossible. Quand Gould joue du piano, il se dirige lui-même en train de jouer d'un instrument à cordes, ou d'un instrument à vent, ou de chanter : ses mains sont à la fois les instruments et celles de celui qui les guide et celles du compositeur. C'est ce qui donne à son jeu cette densité et cette intensité presque irréelles. Qu'il ait joué de l'orgue à l'église presque chaque dimanche durant son enfance ne peut pas être étranger à cela, qu'il ait cet instinct viscéral pour la musique contrapuntique et pour Jean-Sébastien Bach (mais aussi pour Orlando Gibbons) ne doit rien au hasard, qu'il soit contraint de chanter en même temps qu'il joue, non plus. Je me rappelle cette anecdote à la fois drôlatique et désolante : George Szell, avec qui Gould était en train de répéter, qui lui avait reproché de trop utiliser la pédale una corda, insinuant que cela rendait son jeu trop féminin (entendez un peu tapette, quoi), remarque qui avait profondément blessé le puritain Glenn Gould. Cette remarque me semble à moi parfaitement idiote, car jamais je n'ai entendu un jeu plus viril que celui de Gould ; c'est même l'une de ses très grandes qualités, quels que soient par ailleurs ses raffinements presque névrotiques. Mais je pardonne à George Szell, car c'est lui aussi qui a dit : « Ce type est complètement fou, mais c'est un génie. » 

Il m'aura fallu plus de quarante ans pour admettre que Gould est au-dessus de tous, même de ceux qui me sont les plus chers. Ce niveau d'exigence est presque inhumain, appliqué au piano. Et c'est bien ce que beaucoup ont senti à travers le monde, même confusément, même parmi ceux qui connaissent mal la musique. Il fait partie de ces êtres rares qui sont capables de nous amener au contact de ce qui nous dépasse complètement, presque malgré nous. Nous ne pouvons en concevoir qu'une infinie gratitude et un peu de terreur. J'ai pleuré en apprenant la mort de Pollini, hier, et ces larmes m'ont surpris moi-même. Jusqu'alors je trouvais ridicule de s'apitoyer ainsi sur la mort de qui l'on a pas connu intimement. Mais malgré mon chagrin bien réel, je n'ai pas le sentiment d'une perte aussi importante que celle que j'ai ressentie en octobre 1982 — Dieu sait pourtant que je place Pollini très haut dans mon panthéon musical intime. Ce n'est tout simplement pas du même ordre. La radicalité de Glenn Gould m'a changé complètement il y a quarante ans, et pas seulement d'un point de vue musical. C'est ce sentiment que j'ai retrouvé, presque miraculeusement, il y a quelques jours, et c'est ce sentiment que je m'étonne d'avoir oublié durant de longues années. Sans doute ai-je jugé que je n'étais pas en mesure de vivre à cette altitude. Mais même si je n'en suis pas capable, cette exigence est plus précieuse que tout, et je refuse de vivre dans le monde qui m'en prive ou m'en détourne. Les noms qui nous parviennent sans cesse, toute la journée, les nouvelles, les sons, les productions artistiques, les récits qui les accompagnent, la bêtise, la vulgarité, la rumeur de mon époque me paraissent ignobles, dès que je me retrouve en compagnie de Gould, et je m'en veux terriblement de leur accorder une minute de mon temps et de mon attention. L'enfer, c'est exactement ça, c'est avoir cédé sur son désir et sur l'exigence qui l'accompagne nécessairement. 

Pollini et Gould ont au moins un point commun qui ne me paraît pas du tout secondaire : ils sont beaux tous les deux. Ils sont beaux quand ils sont jeunes, ils sont encore plus beaux quand ils sont vieux. Leur beauté doit tout à l'intelligence et à l'exigence, à l'esprit qui a façonné le corps. L'un comme l'autre n'auront pas fait beaucoup de concessions, c'est le moins qu'on puisse dire. Plus je vieillis plus j'aime la radicalité. Il n'y a qu'en ses terres qu'on se sent vivant. L'art sans radicalité, ça ne vaut pas tripette. Il ne s'agit pas de divertir, et encore moins de tuer le temps, il s'agit de transformer l'être humain, ou de le restituer à sa véritable ambition, qui est de rendre le temps vivant, de trouver la vie à travers le temps, de ne pas mourir avant d'être mort. C'est ça, la grande leçon de l'art, et ce qui le différencie radicalement du divertissement qui a littéralement pourri nos existences. Mais nous sommes tous responsables, et moi le premier. Qui m'oblige à m'intéresser aux féministes vociférantes, à Aya Nakamura, au cinéma, à l'actualité, à Emmanuel Macron, à la maire de Paris, aux ridicules écrivains qui publient à tour de bras, à ces éternelles histoires de consentement, aux articles publiés dans Blablateur ou ailleurs, aux polémiques hebdomadaires, aux angoisses de mes contemporains, aux femmes cheffes d'orchestre, à la mode vestimentaire ou culinaire, aux vedettes qui passent à la télé, et même aux misères des princesses ? Personne. Personne n'est responsable, sinon moi-même. 

La musique est plus que la musique, et cela je le sais depuis toujours. Il n'y a pas de morale plus haute que la musique ; l'exigence est au commencement de tout, au même titre que l'amour. Il est même possible que ce soit une seule et même chose. Le Christ était à la fois l'amour et l'exigence incarnés. 

C'est dans la Solitude que le divin éclôt, et les artistes de ce calibre nous y attendent.