jeudi 16 novembre 2023

En silence


« Le silence représente cet Être qui pénètre 
toutes choses et dans lequel toutes choses baignent. »

J'aime éprouver le sentiment d'inutilité à écrire ; pas seulement à écrire, mais plus fondamentalement à réagir. Depuis quelques semaines, passant sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter), je ne réagis pas à ce que je lis, à ce que je vois. J'éprouve physiquement la mort du clic et je m'étonne de la facilité et de la prodigalité avec lesquelles, naguère, je cliquais. C'était naturel et automatique. Je lisais, je voyais, et je réagissais immédiatement, ou presque immédiatement, systématiquement ou presque systématiquement. De la même manière, je me croyais obligé de publier au moins un texte par semaine, sur mon blog. C'était devenu une routine, une discipline. Une discipline, ou une routine ? Un suicide à la face du monde.

Je ne dois rien à personne, et surtout pas aux “internautes”, c'est l'évidence. Et ce d'autant moins que je m'aperçois que, disparaissant pour un temps des écrans des réseaux sociaux, personne, à une notable exception près, ne s'inquiète de cette disparition. J'ai fait une dizaine de crises cardiaques le mois dernier (c'est du moins l'hypothèse médicale la plus probable à ce jour), et si l'une d'elles m'avait emporté, cela n'aurait causé strictement aucun bruit dans le Landerneau social-numérique qui clignote en permanence à bas bruit dans la nuit affective. Une correspondante, sur Messenger, au courant de mes ennuis de santé, me demande comment je vais. Je lui réponds : « Je suis au fond de mon lit. Désespéré. » Tout ce qu'elle trouve à répondre, c'est : « Ça fait long. » SICLOL on va dire…

Depuis quelques jours, j'écris, ou plutôt je tente d'écrire, un texte sur l'année 1913. Je croyais le terminer dimanche (j'écris beaucoup le dimanche (je suis un écrivain du dimanche)), je voulais le terminer, et puis, là aussi, j'ai réalisé que je n'avais aucune obligation, que rien ne pressait, et que, de toute manière, je n'étais même pas certain de vouloir le “publier”, ce texte. Qui cela peut-il bien intéresser, de savoir ce que pense Georges de La Fuly de l'année 1913 ? Les marottes de La Fuly, ça nous en touche l'une sans faire bouger l'autre, aurait dit le Grand Jacques. Et même au cas très improbable où quelqu'un serait intéressé, est-ce que j'ai réellement envie de lui donner sa pâtée, à celui-là ? Pour quel bénéfice, pour quel résultat ? Quelle idiotie, de croire que les gens attendent de voir ce qu'on a écrit ! Ils s'en foutent pas mal et l'on ne peut que leur donner raison. Qu'ils s'occupent donc de leur résistance à l'insuline, c'est beaucoup plus urgent. Et même s'ils attendent de voir ce qu'on a écrit, pour quelles raisons veulent-ils savoir ? Pour les mêmes raisons déraisonnables qu'ils prennent connaissance des nouvelles de la journée ou du bulletin météo. Ça nourrit leur vide. Ils passent d'un article à l'autre, d'un texte à un autre, d'une nouvelle à une autre, d'une image à une autre image, sans que cela ne change quoi que ce soit à leur vie. C'est une vie parallèle qui se déploie à côté d'eux, c'est tout. 

J'ai passé plus de temps, finalement, à écrire une lettre à un ami. Ça me semblait plus urgent que d'écrire “un texte”. Un texte de plus… 

L'absence totale de réaction à ce que je lis sur les réseaux sociaux me fait un bien fou. Je me sens libre, tout à coup. Et j'ai besoin de me sentir libre. Et libre de ne pas publier. Écrire, c'est très bien, mais publier, c'est toujours un peu misérable, cacatoesque et turlupin. Le mauvais goût est inhérent à l'acte de publier. C'est comme ça. On peut tourner le problème dans tous les sens, on n'en sort pas. Je dis ça, mais si j'étais publié par un éditeur qui renflouait mon compte en banque, je publierais volontiers. Il y aurait enfin une bonne raison à publier. N'empêche, on a toujours envie de dire aux publiés, même aux meilleurs, même à ceux qu'on admire : « Vous n'avez pas honte ? » Dans publié, il y a public, comme dans « fille publique » et « publicité ». Je pense souvent à Proust, qui écrivait de faux articles de journal pour louer ses propres livres. J'en connais un, comme ça, qui fait le même genre de choses, de nos jours, et qui n'est pas du tout mais alors pas du tout Proust, faut-il le dire…

L'absence de clic, l'absence de like… Le premier jour, ça fait tout drôle. Le deuxième jour, j'ai encore quelques ratés. Je me surprends épisodiquement à déposer un like que je retire aussitôt, avant que quiconque se soit aperçu de ma présence. Mais très vite, dès le troisième jour, ma main a pris le pli, et le bon : elle reste aussi inerte que mon esprit. Un calme plat dans le cœur, qui m'étonne moi-même, je passe de page en page sans rien ressentir. C'était donc si peu de choses ? D'où venait ce qui ressemblait tant à une obligation, à un devoir, à une règle religieuse ?

À quoi sert le like ou le commentaire (désignons-les collectivement du terme “clic”, ce sera plus simple et plus drôle) sur un réseau social tel que Facebook ? À faire plaisir, à montrer son approbation ou sa désapprobation, à faire une encoche dans l'arbre des visages, à dire : j'existe, moi aussi, ne m'oubliez pas

À quoi sert de déposer un pouce levé sous une vidéo du troisième concerto de Rachmaninov joué par Vladimir Horowitz accompagné par le New York Philharmonic dirigé par Zubin Mehta, en 1978 ? J'aime ça. Oui, j'aime ça, et alors ? Est-ce une raison de le faire savoir ? (Ah oui, je veux montrer que moi j'ai bon goût, c'est vrai.) Pourquoi déposer un smiley furieux sous un commentaire que je trouve stupide à propos d'une manifestation contre l'antisémitisme à Toulouse ? Le commentaire m'énerve, certes, mais à quoi bon le faire savoir à celui qui l'a écrit ainsi qu'à ceux qui l'ont lu ? (Est-ce que je désire avoir une influence sur le cours des choses ? Est-ce que je le crois ?) Pourquoi déposer un like sous la vidéo d'une jolie fille non épilée en maillot de bain ? (Je voudrais encourager le fait qu'elle ne s'épile pas les aisselles ?) Je veux ajouter ma voix à celles de tous les autres, j'estime cela nécessaire. Ma minuscule unité ajoutée, ma trace cybernétique infime me serait comptée, dans l'éternité du monde numérique, comme les bonnes actions l'étaient dans le monde chrétien ? Ces millions et ces millions de voix qui se croisent, qui se superposent, qui se marchent les unes sur les autres, ce fourmillement froid de voix et de mots, d'images et de sons, de visages qu'on ne regarde pas, qu'on ne peut même pas désirer car il leur manque tant de dimensions, pourquoi donc voulons-nous nous y ajouter, comme s'il s'agissait d'équilibrer les comptes d'une entreprise qui menace à tout instant d'être déficitaire ? Dans le fond, nous agissons exactement comme le public qui applaudit (ou siffle) un pianiste qui vient de jouer un concerto. Nos propres applaudissements sont en eux-mêmes insignifiants, nous pourrions parfaitement rester inertes et silencieux… Oui mais si tout le monde faisait comme nous, hein ! (J'ai failli me laisser prendre à l'instant avec une vidéo de Sokolov qui joue une mazurka de Chopin, l'opus 63 n°3. C'est tellement beau ! Et alors, c'est moins beau si tu ne cliques pas ?)

Eh oui, fais un peu attention, mon petit monsieur ! Et si tes pauvres petits textes, tes petits tableaux, tes petites vidéos ne recueillaient plus aucun assentiment, plus aucune manifestation approbative, plus aucun commentaire, sur les réseaux sociaux, tu serais content ? Hein ? Si tout le monde raisonne comme toi, ça va pas être facile à vivre, tu le sais, ça ? 

L'homme qui ne dit rien, qui ne fait rien, qui ne va nulle part, qui n'est rien, voilà l'homme qu'il faut être. Andor, le chien aboie. Sa jambe, dans le cadre étroit, comme le battant de la pendule. Téléphone orange, des pilules. Elle boit à une canette. Dit : « Je suis désolé, Agnès, je ne peux pas le faire : je ne suis pas une actrice et je ne peux pas prendre des pilules. Ce n'est pas dans mon style. Je sais que j'avais promis mais je ne peux pas. Je ne m'attendais pas à ça. Je ne suis pas une actrice, je me sens idiote. » 

On nous demande à tous d'êtres des acteurs mais les acteurs finissent par croire à leurs propres rôles. Robert F. Kennedy, Andy Warhol, tous ils se font tirer dessus en juin 1968, et Shirley avale une boîte de somnifères. Muriel aussi, sur La Nuit transfigurée. « Tout le monde se meurt »… On se sent idiot, de se sentir mourir. « Tout le monde autour de nous se désintègre. À quand notre tour ? », dit la jolie blonde du film. Et elle ajoute : « Y a-t-il un lieu sûr pour nous ? » C'est la bonne question, à mon avis. La question du lieu sûr, où l'on se sent chez soi, à l'abri. Et si c'était la fin du domicile, de la demeure ?

« Réveille-toi ! Réveille-toi »… Sirènes, ambulance… Bouteilles d'oxygène… Pourquoi a-t-elle fait ça ? Pourquoi ? Mais parce qu'elle a cru à son rôle, pardi ! Le cœur tient. Leur chance est-elle chanceuse ? Il rencontre Ethel Skakel, aux sourcils ombragés. Tu ne prends rien au sérieux. Ils ont eu dix enfants, elle attend le onzième. Ils sont au lit, tous les trois, la blonde au milieu des garçons, ils prennent un petit déjeuner en regardant la télévision. Viva téléphone à l'hôpital Mont Sinaï pour prendre des nouvelles de Shirley puis à New York pour prendre des nouvelles d'Andy. Il va mieux, mais les coups de feu ont transpercé le poumon, la rate, l'estomac, le foie et l'œsophage. Valerie Solanas, militante féministe qui a vidé le chargeur de son pistolet, ne fera que trois ans de prison car Warhol refuse de témoigner contre elle. Viva dit : « Le passe-temps national, c'est la mort télévisée. » 

On se sent idiot, oh oui, ô combien, quand on signale sa présence sur les réseaux sociaux, mais lorsqu'on s'en abstient, on disparaît à une vitesse sidérante. Et puis surtout, il y a les amis. Les amis ne comprennent pas qu'on ne se signale pas sous leurs interventions, et on est bien placé pour les comprendre car lorsqu'ils ne le font pas, on est triste et déçu, et on leur en veut. 

On m'opposera sans doute que le silence du clic, c'est la mort de la conversation 2.0. C'est possible. C'est possible, mais il n'est pas certain que la seule conversation qu'on nous propose soit si désirable que ça. Peut-être, après tout, que nous préférons encore l'absence de dialogue à ce type de conversation. Le monde qui m'entoure m'est de plus en plus indésirable, inaimable, et pour dire les choses plus simplement, je le trouve infect. Est-ce dû aux forces qui m'abandonnent ? C'est possible. Je me sens en déficit chronique, à découvert, depuis un certain temps. Les forces qui me quittent ne sont plus du tout compensées par les forces que je peux développer ou conserver. Le fait de ne pas dormir est sans doute responsable de cela, au moins en grande partie. Je sens des morceaux entiers de moi qui me laissent tomber, jour après jour, qui se défont (c'est surtout sensible la nuit), et je dois dire que c'est terrifiant. Moi qui ai toujours adoré dormir, je vis la privation de sommeil comme le cauchemar des cauchemars. 

Ce siècle est une télé dont on a coupé le son qui marche continuellement, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous voyons défiler des images qui n'ont plus aucun sens, et ça ne s'arrête jamais. Toute la pensée du monde a été déportée dans les images, on l'y a congelée, et comme on pouvait s'y attendre, elle n'a pas survécu à ce grand refroidissement. Je crois qu'on peut dire la même chose de l'amour ou de la simple humanité. Les discours qui me parviennent me paraissent tous, à quelques très rares exceptions près, avoir perdu tout ce qui leur donnait consistance humaine. Il y a bien sûr beaucoup de causes à ce que je décris (et que tout le monde ressent plus ou moins confusément), mais si je devais n'en retenir qu'une, et la mettre en exergue, je désignerais à coup sûr l'invention du téléphone portable, qui me semble recueillir en elle et précipiter tout ce que ce monde a de plus noir, de plus dangereux et de plus pauvre. La vie numérique n'est pas, comme on l'a cru, une vie en plus, ou un agrandissement de la vie réelle, elle en est sa négation. Il ne peut pas exister d'imagination dans une réalité dont les images sont le fond et la substance, à l'exclusion de tout le reste. 

C'est amusant. En train d'écrire ce texte, au soleil, après une nuit d'insomnie, je reçois à l'instant un message d'une de mes lectrices qui s'impatiente et qui s'inquiète de mon silence. C'est évidemment réconfortant, et semble donner tort à ce que j'écris… Bien sûr, il n'en est rien, mais cela donne tout de même des raisons d'avoir mauvaise conscience de l'avoir écrit. Quoi qu'on écrive, on a toujours tort, il faut le savoir. Mais de quoi me parle cette lectrice ? Du silence ! Elle me dit être en train de lire un livre de Max Picard qui s'intitule Le monde du silence.

Librairie Larry Edmund. « Oui, André Malraux a visité Hollywood en 1936. Il fit une conférence pour la République espagnole. Les stars ont récolté assez pour financer deux ambulances. Avant son départ, les vedettes autographièrent les ambulances. Ernest Hemingway était ici au même moment. Je vous en prie, au revoir. » Viva, tu aurais adoré cette époque. Des fêtes tous les soirs. Mary Pickford et Douglas Fairbanks recevaient la reine de Roumanie et le prince de Galles. Maintenant, on entend que « Chaplin habitait ici » ou « c'était la maison de Marion Davies ». Rien que des maisons vides qu'on peut louer en attendant le tremblement de terre. 

Qu'est-ce qu'être divin ? C'est d'être libre. Nous sommes des tas de viande qui prennent plus ou moins bien la lumière. Si tu crois qu'en mordant la queue d'une femme tu la mets à sa place ! Viva fixe longuement la caméra. « Ça fait combien, Lynne ? — Deux minutes 24 secondes. » Elle soupire. Coupez !