« Que fait cet homme ainsi absorbé, retiré dans les profondeurs de sa conscience ? Vous le voyez bien : il s’expose. Mais que fait-il alors, ainsi exposé ? Vous le voyez bien : il se cache. »
Je passe beaucoup de temps penché sur des visages. Qu'il s'agisse de photographies que j'ai faites moi-même, de photographies de famille, de photographies d'amis ou d'amies, de photographies trouvées par hasard sur le Net, de photographies de presse, tous ces portraits me passionnent, et, souvent, il faut bien le dire, me dégoutent ou m'effraient. Les moments où je suis séduit sont très rares. Ce qui prédomine, c'est le sentiment qu'on voit, qu'on a accès à ce que les êtres dont les visages nous sont présentés aimeraient sans doute cacher. Dans la vie réelle, dans la vie animée, chacun se débrouille plus ou moins habilement pour masquer ces traits dont il sait obscurément qu'il vaut mieux les dissimuler ou les atténuer. Les mouvements d'un visage sont autant de stratégies pour enserrer ces traits, pour leur donner un contour acceptable, un contexte, pour les émousser, pour les rendre inoffensifs ou indolores, pour les noyer dans la masse. Le mouvement et la vie font passer un visage par des milliers et des milliers d'expressions qui n'ont pas le temps de laisser de traces pour l'observateur — qui n'ont pas le temps de prendre. Ce dernier n'en retient qu'une sur mille, aussitôt recouverte d'une autre, et d'une autre. Il faut la photographie pour arrêter l'écoulement infini de ces figures prises (ou plutôt non-prises) dans une fuite perpétuelle. En cela, la photographie est très différente de la peinture, car elle est neutre. Elle ne choisit pas. Elle montre, ou plutôt elle laisse voir. Le peintre, lui, consciemment ou inconsciemment, inclut dans le portrait qu'il fait ce qu'il a retenu, ce qu'il a vu dans le visage vivant, dans ses expressions, dans ses mouvements, ce qu'il sait, il met de la vie dans l'image qu'il produit, il la compose. La photographie, elle, met de la mort. La photographie exclut. C'est pourquoi elle ne ment pas. Ce peut-être le photographe, qui ment, qui triche, qui essaie de composer (de composer son cliché et de composer avec la réalité), mais quoi qu'il fasse, quel que soit son talent ou sa volonté, ou son désir, il ne peut pas faire que la photographie ne mette pas un point d'arrêt à la vie, il ne peut pas déroger au constat. Cela a été. Cela est, même si la disparition de ce qui est est inscrite dans l'être.
Dans tout portrait photographique, il y a un double mouvement contraire. Exposition et cache ; de la part du sujet et de la part du photographe. Chacun veut montrer et cacher, mais ce ne sont pas les mêmes traits, ou les mêmes expressions, bien entendu, qu'il s'agit de dissimuler ou de mettre en exergue. De ces contradictions naît une vérité visible que nul ne peut prévoir ni maîtriser. De là sans doute vient l'effroi qui sourd de tout portrait photographique.
J'ai toujours eu une sainte horreur des photographies, dès lors que j'en étais le sujet. Je préfère mille fois montrer ma bite que mon visage. C'est beaucoup moins obscène. Ceux qui se prêtent à ces portraits photographiques m'apparaissent toujours comme des fous inconscients. Comment ne pas penser ici à toutes ces femmes qui de nos jours reçoivent par messages privés des dick pics. J'ignore ce qui peut pousser un homme à s'adonner à ce genre de pratique (sauf bien entendu avec sa maîtresse, dans le cadre d'un jeu érotique finalement très innocent), mais je m'étonne toujours des réactions prétendument outrées de celles qui en sont les destinataires. Si les agressions sexuelles se limitaient à cela, le monde serait un havre de paix pour les femmes. Qu'elles n'en veuillent pas est bien sûr tout à fait légitime, mais il me semble qu'il suffit de le signifier au monstre. Quel besoin ont-elles de monter sur les grands chevaux de l'outrage ? Les plus ridicules ici ne sont pas ceux qu'on croit. L'indignation a été galvaudée et ridiculisée, comme beaucoup de choses nobles et nécessaires le sont aujourd'hui. Mesdames, il n'y a pas que Dadou qui envoie sa bite à tout Paris, laissez donc ce pauvre garçon tranquille. Il veut seulement qu'on l'admire pour autre chose que son intelligence.
Je suis tombé l'autre jour, tout à fait par hasard, sur un cliché de presse montrant un couple célèbre, PPDA et Claire Chazal, et ce que j'ai vu m'a littéralement épouvanté. J'ai eu de la peine pour eux, car ce que l'instantané laisse voir révèle tellement qu'on est étonné qu'ils n'aient pas cherché par tous les moyens à en interdire la diffusion. Mais peut-être n'en ont-ils même pas conscience, c'est tout à fait possible. Peut-être aussi ne l'ont-ils même pas vue, cette photo. Ni lui ni elle ne sont là. Leurs visages sont désertés, morts, ils n'ont pas d'âme. Ils s'affaissent au fond de leurs yeux, en essayant de retrouver celui ou celle qu'ils furent mais c'est impossible. Ils rient jaune. Ça craque de partout. Ils sont affolés, et même terrifiés d'être là, encore là. Ils essaient désespérément de coller au masque qu'ils portent, qu'ils ont porté, mais ils savent bien qu'on les voit jusqu'au fond des pupilles malgré qu'ils se cachent comme des enfants apeurés. Tout le pouvoir qu'ils ont incarné leur fait ici défaut, c'est ce que cette photographie montre avec une cruauté terrible. Regardez ces pauvres enfants, et dites-moi si vous ne les plaignez pas…
La voix trahit les femmes (et le vocabulaire), tous les maris jaloux le savent, mais les épouses ne se méfient pas assez de la photographie. Car Facebook porte bien son nom : le livre des visages. On y lit à livre ouvert les désirs et les secrets de ceux qui laissent ces traces sortir de sous l'écran, le crever. « À plein visage » signifiait autrefois « en face, ouvertement ». Les hommes d'une époque apprennent à lire les livres qu'ils ont à leur disposition, même quand ceux-ci n'ont plus de mots. On s'adapte tant bien que mal, avec plus ou moins d'adresse, aux indices disponibles. On dévisage ce qu'on a sous la main, ou sous le regard. Il sera toujours temps d'envisager, plus tard… Personne ne peut vivre sans les signes, sans les figures des autres, qui sont des théories de signes, des organisations, des compositions ou des improvisations. L'intuition géniale de Zuckerberg a été de sentir ce besoin et de croire qu'il suffirait à rendre désirables les solitudes juxtaposées. À l'heure où plus personne n'ose dévisager autrui dans la rue, il fallait transposer cela dans une dimension où l'on ne risque rien. Chacun est à sa fenêtre, qu'il ouvre, qu'il ferme, qu'il croit ouvrir ou fermer, et laisse voir ce qui se trouve derrière lui, dans la pénombre, et qu'il ignore lui-même. Il y a des souterrains, dans Facebook, mais ils sont éclairés comme en plein jour. C'est Fenêtre sur cour vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L'impénétrable existe-t-il encore ? C'est un coït permanent de figures, qui épuise les corps et les âmes. Ils ne savent plus s'exprimer, alors ils délèguent à leur visage, à leur image, le soin de le faire. Je suis né dans un monde dans lequel on aimait faire l'amour avec son corps, je mourrai dans un monde dans lequel on fait la mort par visages interposés.
À notre époque saturée d'images répond nécessairement un besoin accru de silence et de disparition. Parfois, ce silence et cette disparition sont présents au cœur d'un visage, et alors celui-là resplendit d'une beauté qui nous pétrifie, une beauté si rare et si oubliée qu'on a envie de la conserver à jamais — mais comment fait-on cela, dites-moi ! Cette innocence au second degré est plus précieuse que la beauté belle, en tout cas elle parle à mon cœur avec une puissance qui à chaque fois me bouleverse.
Les confessionnaux, qui demandaient une culture et une expression codifiées et adossées au langage, à la langue et à une culture commune, sont vides. Il a bien fallu trouver quelque chose qui les remplace, même si le sens du mot confession a nécessairement changé. L'impuissance de monter jusqu'à Dieu est acceptée tranquillement et sans remords : on laisse désormais parler l'indicible, faute de mieux. Et l'indicible se dit par écrans interposés, jusque dans la lassitude des regards.