dimanche 17 mars 2024

Contre la danse


J'ai en horreur les trémoussements qu'on appelle “danses”. Aussi loin que remonte ma mémoire, j'ai toujours trouvé ça honteux, et même déshonorant, de danser. Cela m'est arrivé plus d'une fois, pourtant. Ma seule excuse est qu'il s'agissait de “slows”, c'est-à-dire d'une non-danse qui n'existe que pour nous donner le droit durant quelques instants d'entrer en contact avec le corps de la fille convoitée. Le slow, c'était le Messenger de mes jeunes années. 

Il me semble impossible d'aimer à la fois la musique et la danse. Ces deux réalités se repoussent, elle sont radicalement incompatibles. La musique institue précisément dans l'être ce quelque chose que la danse révolte. La loyauté. 

Pourtant j'ai longtemps vécu avec une danseuse. J'ai aimé la voir et l'entendre faire ses exercices, le matin. J'ai aimé ses pieds meurtris, ses mollets musclés, ses collants, l'odeur de la sueur, dans la pièce où elle évoluait. J'ai aimé ce milieu : j'ai aimé fréquenté des danseuses. J'ai aimé désirer leurs corps, les observer, j'ai aimé les moiteurs des vestiaires, assister aux répétitions, m'agacer parfois aux ballets auxquels j'étais convié, mais qui ne me décevaient jamais complètement, fasciné que j'étais par ces corps que souvent je voyais nus, ou presque. 

J'ai dansé deux fois, hormis les slows mentionnés que je ne regrette pas. La première fois, c'était au mariage de l'un de mes frères, à Annecy. Je devais avoir quinze ans et je m'étais étonnamment décidé à inviter une jolie jeune fille à danser, car je ne voyais pas d'autre moyen d'entrer en contact avec elle. Je n'ai heureusement aucun souvenir de la danse elle-même, mais Sylvie est devenue une amie, une amie charmante, un peu plus âgée que moi, que j'ai fréquentée quelques années sans jamais coucher avec elle, à mon grand regret. Elle détenait des secrets que j'étais avide de découvrir. La deuxième fois que j'ai dansé, c'était peu de temps après, lors d'un bal costumé auquel j'avais été convié par la maîtresse de maison qui était amoureuse de moi. Plus déguisé que les autres, je n'étais pas costumé, je portais des bottes en caoutchouc bleu et blanc, ridicules, et je n'ai pas osé refuser lorsqu'elle m'a invité à danser la valse. Rarement dans ma vie j'ai été aussi humilié. 

Pour être tout à fait honnête, je dois convenir que j'aime le tango, que j'aime la valse, et que j'aime certains ballets classiques. J'ai aussi beaucoup aimé, dans les années 80, les ballets de Pina Bausch, et quelques autres compagnies de danse contemporaine. Je me rappelle avoir été très impressionné par un solo dansé de et par Susan Buirge sur le Jésus que ma joie demeure, de Bach, interprété par Lipatti, et j'ai revu récemment avec beaucoup de plaisir les chorégraphies de 1913 de Nijinsky. Il y a quelques jours, j'ai regardé le film de Cédric Klapisch intitulé En Corps. J'ai été troublé. Ce film qui m'a beaucoup intéressé a fait revenir beaucoup de souvenirs à la conscience, mais il m'a également mis très mal à l'aise. J'aimerais le revoir, pour essayer de comprendre la confusion qu'il a suscitée en moi. La danse classique et la danse contemporaine sont des mondes très différents, pour ne pas dire opposés. Quand j'avais dix-huit ans, je méprisais la danse classique, ce qui n'est plus du tout le cas aujourd'hui, où c'est au contraire la danse contemporaine qui soulève beaucoup d'interrogations en moi. Devant le film, je n'ai pas pu m'évader d'une sorte d'impasse tétanisante, d'un malaise profond. 

Je suis consterné par les trémoussements de mes amis, de mes amies. Je leur en veux de se déshonorer ainsi, de profaner ce qu'ils ont de plus précieux, leur corps. La danse devrait être réservée à des cérémonies où le sacré se donne à voir dans ses manifestations corporelles et érotiques. Voyant danser qui j'aime, je pense à ces larges pots, dans les cuisines, desquels dépassent toutes sortes d'ustensiles dressés bêtement, des louches, des cuillères, des spatules, des couteaux, en une forêt chaotique et grotesque : image caricaturale de nos sociétés modernes. Je n'ai rien contre la transe, à condition qu'elle s'accompagne d'une longue et solide tradition, qu'elle soit la manifestation en acte d'une gnose

Il est impossible d'aimer à la fois la musique et la danse, et les ballets, loin de me contredire, me donnent raison. C'est parce que la danse est quelque chose de honteux que l'homme a conçu des spectacles qui la codifient à l'extrême, qui gomment le plus possible tout ce qui en elle ressemble aux manifestations d'un animal dont l'âme est tout entière occupée à se disperser, à se montrer sans vergogne, à se laisser convoiter. À tout prendre, je préfère le strip-tease. 

J'ai passé deux jours à écouter les valses de Chopin. Dès que j'entends un pianiste qui semble prendre leur titre au sérieux, j'ai envie de vomir. Heureusement, il est impossible de danser sur une valse de Chopin. Un Dinu Lipatti, par exemple, ne fait aucune concession. De la danse ? Laissons cela aux sourds. Et Beethoven, alors, vous l'imaginez danser ? 

La danse, c'est pour rire — ou c'est pour conclure, comme dirait Jean-Claude Dusse. Sur un malentendu (et c'est bien le cas de le dire), ça peut marcher. D'ailleurs le malentendu qui aujourd'hui quotidiennement nous tue, c'est bien une espèce de jerk scabreux avec l'autre : mime saugrenu de la conversation. Posez donc votre cul sur un tabouret, ou allez marcher dans la forêt ! Et si c'est le corps de votre amie qui vous fait envie, touchez-le, avec des gestes ou avec des mots, épargnez-lui la honte du trémoussement, ne l'insultez pas avec vos dandinements de bête. Laissez-le dans son élégante torpeur. « Ils sont bavards parce qu'ils n'ont rien à dire », me disait un ami il y a quelques jours. La danse c'est le bavardage des membres, c'est la déroute des organes, c'est le temps saccagé, jeté en pâture, c'est le silence mortifié, c'est un temple transformé en supermarché. Plutôt la langueur que la frénésie ! C'est tellement beau, un corps : on ne peut pas le laisser se ridiculiser ainsi.

C'est parce qu'on aime les danseuses qu'on hait la danse. Elles se sacrifient pour nous, ces inconscientes déesses pâles. 

Le tango est quelque chose de très singulier. Bien sûr, c'est une danse, et l'une des plus suggestives qui soient, mais elle se tient sur un fil : elle met en scène le désir de l'homme pour la femme, mais l'exprime sous forme de litote. Le tango que j'aime est le plus sobre, celui où le mouvement est presque absent, presque invisible. C'est un couple qui marche, le torse droit, ce sont des paroles qui ne sont pas prononcées, alors qu'on les devine très crues. C'est la distance entre deux corps, qui est montrée, dont les infimes variations nous brûlent la rétine. C'est un instrument de précision à mesurer le désir, qui montre d'autant mieux qu'il cache. Le tango acrobatique qui se développe de plus en plus me dégoûte, c'est pour moi un contresens absolu. Il a autant de rapport avec le vrai tango que le patinage artistique avec le patinage de vitesse. Aussi bête, aussi laid que le rock. Mais c'est dans l'ordre des choses. Tout ce qui avait de la noblesse et de l'allure est désormais souillé. La caricature gagne partout, elle contamine tout. Le bavardage et le mauvais goût l'emportent sur le sens. Le contraire nous aurait étonné.