J'abdique. Mon texte est perdu pour toujours, sans doute, et j'ai écrit par-dessus lui un texte misérable, un texte aussi creux et nul que ceux que j'écris d'habitude. J'ai peut-être rêvé. J'ai sans doute rêvé. Ce texte n'a peut-être jamais existé que dans mon imagination. Jamais je n'aurais été capable d'écrire un texte aussi bon, je le sais bien. Ce n'était pas moi. J'étais ailleurs. Le moule est cassé. Ce ne sont pas mes mains. Je pourrais l'intituler ironiquement « dans ma mémoire », ce texte. Dans ma mémoire, on trouve de tout, comme dans les pharmacies de Charles Trenet, on y trouve de tout, sauf ce qu'on vient y chercher. Le jour se lève machinalement, sans y penser. Dans ma mémoire, on y trouve « C'est moi ! », on y trouve quelques odeurs, quelques thèmes en ut mineur, on y trouve aussi les jérémiades d'un type qui croyait avoir écrit un texte important, un clavier auquel il manque des touches, des sourires crispés, des dents qui grincent, des regards appuyés, des messages compatissants ou incompréhensibles, des phrases sans queues ni têtes, des paragraphes incomplets, dont le sens est tombé au champ de déshonneur, des lumières qui clignotent, des ombres, des trous, des massifs indéchiffrables, des paysages effacés, des sentiments creux, des aubes, des crépuscules, des motifs musicaux, des crevasses, des murs, des portes, des modulations, des visages, des chambres d'hôpital, des êtres perdus qui errent, des jardins et des douleurs, et beaucoup de mots, beaucoup de mots délivrés de leur sens — enfin. C'est bon, quoi ! Dans ma mémoire, on trouve tout sauf mes mémoires. Ou plutôt, c'est l'inverse qui est vrai : dans mes mémoires on trouve tout, sauf ma mémoire. Pauvre chose, cette mémoire.
« Le charme de la pluie qui danse au milieu des nuages ne pénètre plus mon regard. » J'avance en fixant les yeux sur mes pieds. J'ai écrit à C., ce matin à l'aube. J'ai beaucoup transpiré cette nuit. Très peu dormi. Je n'ouvre pas les volets. On se retourne sur ses pas et on ne reconnaît plus rien. À quoi bon l'écrire ? J'écoute Little Girl Blue (live), par le trio de Keith Jarrett, dans l'album Tribute, et je sais qu'à l'autre bout du monde, des bombes explosent, des fleuves débordent, des immeubles s'effondrent, des catastrophes privent les hommes de sommeil, des femmes accouchent en hurlant et d'autres se prélassent au soleil en lisant un mauvais livre. Je ne comprends plus la beauté. Quand je pense comme j'attendais le jour, jadis, et dans quelle transe il me mettait… Mon appel reste sans réponse, bien sûr. Mon soleil est un cheval fou et je reste dans le noir. La simultanéité des choses est le plus grand mystère. On se demande comment Dieu a pu avoir pareille idée. L'engloutissement des mémoires ou leur superposition infinie. C'est à devenir fou. Il faut être complètement inconscient, pour vivre, pour se sentir solidaire du monde réel, pour en faire partie. Mettons les choses à plat. Donnons-leur un cadre et retirons-nous sans faire de bruit. Do-Ré-Mi-Fa-La-Do… Elles ne répondent jamais, vous ne le saviez pas ? Ou elles le font à contretemps, quand plus rien ne permet de se comprendre. Le fond de la pièce reste invisible. « Il y a quelqu'un ? » Elle sort de l'ombre, ébouriffée, maussade. Je ne veux plus vivre que dans le tempo paisible d'une ballade de jazz. Sentimental ? Oui, oui, bien sûr. Je dérange ? Évidemment ! Où est donc passé l'aube, nom de dieu de bordel ? Le plaisir de bander ? Non pas tant de bander, mais de sentir qu'on bande, de le constater, de sentir que quelque chose en nous se dresse, et ça vient d'où, cette puissance douce, cette volonté qui ne nous appartient pas et qui nous traverse ? Une réserve de mots et de silence coule en moi, qui produit de la chaleur, par frottements. Ce n'était pas moi. Moi, moi de chair et de sang, moi de chaleur, moi de mouvement immobile et tenace, moi de mutisme. C'est pourtant moi. C'est moi ! Je suis en face de moi-même, quand je bande. « Un homme ne laisse pas plus de traces dans une femme qu'un oiseau dans le ciel. » Vous avez cru la remplir ? Applaudissons l'exploit. Mais l'essentiel est ailleurs, on le sent bien. Ne me coupe pas la parole, s'il te plaît ! Je t'en supplie. Laisse-moi finir au moins cette phrase. Elle ne va pas te tuer. Pas celle-là. Tu auras de toute façon le dernier mot. Les femmes ont le dernier mot, et seulement celui-là. Elles nous font débander, nous calment, finissent toujours par nous rendre à notre impuissance légale. On croit que leur sexe peut nous accueillir mais elles tiennent à nous détromper. Nous ne sommes que de passage. C'est autre chose, qui attend, là, derrière les muqueuses, ce n'est pas un mystère, tout de même ! Nous serons toujours perdants, et perdus. Pourquoi croyez-vous qu'elles aiment à nous voir jouir ? Nous aimons bander, nous les hommes, parce que l'espace d'un instant nous croyons en notre puissance et en notre liberté, nous croyons en détenir la preuve, mais ce n'est qu'un moment, un prélude, une permission de sortie. Nous venons de la Perte et nous y retournons à la nuit tombée — c'est inéluctable. C'est d'autant plus beau, c'est vrai, et d'autant plus exaltant que c'est éphémère. Nous sommes sans mémoire autre que celle du sang qui bat. Elles le savent sans le comprendre.
Ma vie est un nouveau roman. Ni auteur, ni héros, ni aventures, seulement le bruit négligeable des volets qui grincent doucement dans le vent. Les heures accumulées en vain. Après la nuit remuée dans la plaie, je suis sur le pont, je vois les deux rives, mais l'une et l'autre me sont désormais inaccessibles. Ah, qu'on ne me dise pas que je suis fou ! Je sens leurs peurs, leurs angoisses, j'entends leurs rires idiots, j'entends leurs os craquer, leurs nerfs se tendre, leurs estomacs gargouiller, et leurs pensées tourner à vide. J'avance en fixant les yeux sur mes pieds. Dans l'homme qui réfléchit, il y a aussi un homme qui pleure. Ou abdique.
Nous n'écrivons finalement que pour mesurer notre échec. À chaque fois que nous terminons une page, elle nous dit : « Tu as échoué à dire. » Et c'est ainsi que les choses finissent : en nous donnant envie de tout reprendre, tout en nous faisant comprendre que c'est inutile. Alors nous laissons la page se montrer dans sa débâcle, gonflée de vide après avoir été gorgée de sang, et c'est notre manière de dire ce qu'il n'est pas possible de cacher : je n'y suis plus. J'abdique. Vous ne me trouverez pas ici. Mon érection n'était qu'un songe vite oublié.